En définitive, le « temps suspendu » désigne avant tout, dans cet ouvrage, celui de la relation conjugale, que l’absence d’un des deux partenaires met entre parenthèses, en attendant un retour hypothétique. Les vingt-quatre contributions réunies autour de ce thème ont adopté le point de vue de celles qui restent : l’absence, de l’Antiquité à l’époque contemporaine, en Europe et en Amérique du Nord, demeure un fait essentiellement masculin.
À bien des égards, ces périodes de séparation s’avèrent douloureuses. Les couples, dont les partenaires témoignent d’un réel attachement à l’autre, se heurtent à un écueil : comment préserver le lien conjugal, à long terme, sans se voir, se toucher ou se parler ? Écrire constitue l’un des moyens utilisés pour le maintenir, aussi ténu soit-il. Écrire pour l’absent, tout d’abord, dans un dialogue à distance, marqué par de longues pauses causées par l’acheminement, parfois semé d’embûches, du courrier. Écrire pour soi également, dans un journal intime, en engageant un monologue, adressé à l’absent mais sans espoir de réponse. Encore faut-il en maîtriser le geste et savoir lire, ce qui reste l’apanage des élites, qui plus est masculines, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle1. Loin d’être un « acte social banal2 », l’écriture suppose d’avoir du temps pour soi et de pouvoir s’isoler tout en disposant de moyens financiers afin de se fournir en papier et en encre, sans compter les frais d’envoi ou de réception en cas de correspondance. Aussi, les égo-documents utilisés par de nombreux contributeurs de cet ouvrage concernent pour la plupart des épouses issues d’un milieu aisé : au-delà du geste et des conditions matérielles requises, il faut éprouver le besoin de mettre des mots sur ses émotions et de les porter à l’écrit. Toutes époques confondues, ce n’est pas une évidence pour ces femmes. Certes, quelques-unes ont recours à des tiers, alphabétisés, pour lire et écrire à leur place, sacrifiant le caractère privé de la correspondance. Mais comment les autres font-elles ? Les sources judiciaires et notariées laissent entrevoir ces « fantômes d’archives » pour reprendre les termes de Jean-René Thuot. Les historiens doivent bien souvent se contenter de traces fugitives, parfois difficiles à interpréter. Même les écrits personnels posent des problèmes d’interprétation : dans le meilleur des cas, la correspondance intègre les lettres échangées par les deux conjoints mais le fait est rare. Il faut donc interpréter les dires de l’un à la lumière des écrits de l’autre et au-delà, décoder les allusions à l’intime et au passé partagé, savoir déceler la part d’auto-censure, le poids de la retenue, cerner l’image de soi que chacun veut bien donner.
Lettres et journaux intimes montrent que l’absence génère des émotions. De la souffrance pour beaucoup en lien avec l’incertitude sur la durée de la séparation, l’endroit où se trouve le conjoint et les évènements auxquels il est confronté. L’angoisse atteint son paroxysme dans un contexte de guerre (J. Cantier). Blanche Lacoste-Landry devient littéralement « malade d’absence » (S. Doucet) après le départ de son époux en 1914. Lorsque le couple est fondé sur un lien conjugal solide, la souffrance se fait ressentir quel que soit l’âge des protagonistes, leur milieu social, leur époque et même leur habitude de l’absence ; une partie ne s’y fait jamais (J. de Préneuf et T. Vaisset). A contrario, elle n’est pas toujours synonyme de tristesse ou de nostalgie : en cas de mésentente conjugale, ce temps suspendu peut être heureux et devenir le symbole d’une liberté retrouvée, hors de la tutelle et de la vue du conjoint (C. Regina). Pour tous les autres, l’absence fait figure à chaque fois de mise à l’épreuve du couple. Elle participe à son évolution et retarde même sa construction pour Jeanne et Jacques dont l’union, récente, est perturbée par la guerre d’Algérie (R. Branche). Le fait n’est pas anodin à des époques où le mariage d’amour n’est pas toujours un idéal social. Aussi l’absence contribue-t-elle à la consolidation du couple ou à sa fragilisation, jusqu’à la rupture consommée. Chacun.e en est conscient.e et agit en conséquence. Lorsque les conjoints sont attachés l’un à l’autre, ils déploient des stratégies pour maintenir le lien conjugal en s’appuyant sans doute sur des « supports de mémoire » (N. Pellegrin) et sur des rituels, malheureusement peu perceptibles dans les écrits intimes. Telle Pénélope évoquée par Pauline Schmitt Pantel, les femmes qui écrivent tentent d’entretenir le souvenir de l’absent, rejettent l’éventualité du pire et au contraire envisagent les retrouvailles. La peur de l’infidélité et in fine, de l’abandon est sous-jacente. Il faut donc retenir le conjoint en lui rappelant ses parenthèses de vie sédentaire et en l’ancrant dans le quotidien : les enfants, les proches, le couple, en faisant référence à des épisodes connus de l’un et de l’autre. Ces écrits expriment également les sentiments, l’attachement voire l’amour et pour quelques-uns, le désir. La sexualité demeure un sujet délicat chez les femmes, évoquée avec pudeur (J. Cornut) tandis que les hommes expriment plus crûment leur frustration (R. Branche). Cette disparité en suggère d’autres : les hommes et les femmes soumis à de longues périodes de séparation les subissent-ils de la même manière ? Déploient-ils des stratégies similaires pour y faire face ? Ou faut-il simplement se placer à l’échelle de l’individu, sans prendre en compte les effets de genre ?
L’expérience de l’absence est à prendre en considération lorsqu’elle est inhérente à un métier, soldat ou marin par exemple, et/ou à une zone géographique caractérisée par des migrations saisonnières, la Galice (O. Rey Castelao), les Alpes (A. Montenach) ou la région de Charlevoix au Québec (M.-P. Bouchard) évoquées ici. Quelle est la part de l’homogamie sociale dans le mariage ? Le futur mari choisit-il son épouse parce qu’elle est une « fille de », habituée depuis son enfance aux absences du père et plus largement aux départs récurrents des hommes ? À l’inverse, ces femmes s’attendent-elles et sont-elles préparées, tel l’apprentissage d’un métier – celui de « femme de marin » par exemple (J. de Préneuf et T. Vaisset) – à celui de leur conjoint ? Intervient ici la question de la transmission entre mère et fille : est-elle verbalisée ou le mimétisme prévaut-il ? Dans ces « terres de femmes » (A. Montenach), les « femmes fortes » sont données en modèle pour les petites filles, autant de futures Pénélope, érigée en « gardienne du foyer » (C. Fortier) par les traducteurs du XIXe siècle (P. Schmitt Pantel). Ce mythe trouve un écho dans la littérature d’alors. Il se dédouble chez Alexandre Dumas qui oppose une Pénélope déchue, Mercédès, à une Pénélope exemplaire, Haydée (T. Martin) et inspire la figure de la « femme de marin, femme de chagrin, et pour espoir le voile noir » dans la littérature maritime3. Cette connaissance de l’absence et de ses effets sur la cellule familiale est-elle un facteur déterminant dans le refus d’épouser un homme susceptible de partir, lui aussi ? Sans doute. Des femmes de bûcherons, dans le Charlevoix, enjoignent leur conjoint à changer de métier, ne supportant plus les séparations, quand elles ne demandent pas le divorce (M.-P. Bouchard). Quelle est la part de la mère dans le refus de reproduire le même schéma d’une génération à l’autre ? Dans les Alpes suisses, les femmes des ouvriers participant à la construction des barrages poussent plutôt leur(s) fille(s) à poursuivre leurs études, vecteur d’ascension sociale et prélude à une nouvelle vie (M.-F. Vouilloz-Burnier).
La configuration du quotidien qui découle de l’absence oblige chacun à redéfinir son rôle au sein du couple et de la cellule familiale. Pour les femmes, cela se traduit par un surcroît de responsabilités et de travail puisque leur reviennent des tâches a priori dévolues aux hommes selon la répartition sexuée en vigueur et sa mise en œuvre, parfois plus souple, à l’intérieur du couple. Dans les exploitations agricoles, les travaux s’avèrent durs, en témoignent les belles photographies présentées par Marie-France Vouilloz-Burnier. La question du genre importe moins que l’absence d’une personne, dans la ferme, qui faisait sa part de travail en tant que membre de la famille. L’exercice du pouvoir, attribut masculin par excellence, est plus valorisant, qu’il s’agisse du pouvoir militaire et de la défense de leurs gens par les chevaleresses de la vallée du Pô (D. Salomoni), du pouvoir politique accordé à Blanche d’Anjou, reine d’Aragon nommée « lieutenante » par son époux (A. Beauchamp) ou du pouvoir économique engendré par la gestion d’une seigneurie, celle d’Escragnolle, pour Françoise de Blacas (C. Caparos). L’absence fait de celle qui reste le pivot de la famille, exerçant une autorité de substitution, temporaire, légitimée au besoin par une procuration, renouvelable. Ainsi, toutes les décisions leur échoient en dépit de la surveillance exercée parfois à distance par leur conjoint (S. Moret-Petrini) ou d’une anticipation via des discussions préalables. Elles ont désormais en charge l’entière responsabilité de leurs enfants ainsi que la gestion des biens et des affaires du ménage. Faute de moyens suffisants, de nombreuses épouses se voient dans l’obligation de se débrouiller afin de gagner leur vie, en exerçant une activité si ce n’était pas déjà le cas (A. Montenach et O. Rey Castelao). Ce rôle prépondérant dans la sphère familiale, malgré leur statut de mineure juridique, engendre des adaptations dans l’application du droit et des coutumes. Ainsi, dans le Dauphiné, au XVIIIe siècle, les modalités de succession pallient l’absence des hommes en désignant de plus en plus de femmes comme héritières de maison4. Les épouses abandonnées par leur conjoint, sans procuration, réussissent à obtenir des tribunaux des autorisations tant au Québec (J.-P. Garneau) qu’en Galice (O. Rey Castelao) ; elles les instaurent comme chef de famille provisoire. Quant au Parlement d’Aix, il reconnaît Françoise de Blacas en tant que détentrice de l’autorité seigneuriale, en lieu et place de son mari, face à la communauté de Mons, qui la lui contestait (C. Caparos).
Contre toute attente, ces femmes n’affrontent pas toujours l’absence seules. De jeunes mariées restent souvent chez leurs parents durant les premières séparations à l’image de Jeanne (R. Branche). Blanche Lacoste-Landry, à cause de sa maladie, est recueillie par les siens ; sa dépression mobilise une « armée de femmes » autour d’elle (S. Doucet). D’autres s’installent chez leur belle-famille. Si ces périodes transitoires atténuent la solitude en offrant un cadre rassurant, elles ne favorisent cependant pas de prise d’autonomie chez ces femmes. Quelle est d’ailleurs la part de l’entourage dans les décisions qu’elles sont amenées à prendre ? La plupart mettent aussi à contribution leur réseau social, amis ou simples relations, afin d’y trouver des appuis (J. Cantier, S. Mabo). Néanmoins, l’aide des proches n’est pas toujours acquise : la légitimité de Françoise de Blacas à gérer la seigneurie d’Escragnolle est contestée par son beau-père (C. Caparos). L’histoire d’Éléonore Pagé révèle une grande solitude (J.-R. Thuot). De nombreux travaux ont mis en lumière les solidarités établies parmi les migrants dans leurs déplacements effectués en groupe et une fois arrivés à destination, dans l’exercice de leur activité ou leur installation dans un même quartier5. Ces réflexes se retrouvent chez les marins qui privilégient « l’embarquer-ensemble », tout au moins dans la marine de commerce6. Des solidarités similaires se dessinent-elles chez les femmes qui partagent l’expérience de l’absence ? L’affronter crée des liens, avérés dans le cas des femmes de marins, officiers de marine (J. de Préneuf et T. Vaisset) ou pêcheurs (C. Fortier). Ils se traduisent par l’échange des dernières nouvelles, par la transmission de messages à l’occasion de l’envoi ou de la réception d’un courrier, par des discussions pour se rassurer, un tant soit peu. Ces liens gagnent en ampleur dans les zones de migration, tout au moins dans la région de Charlevoix ou dans les Alpes suisses (M.-P. Bouchard et M.-F. Vouilloz-Burnier). La prépondérance démographique des femmes dans ces espaces ruraux, faute d’hommes à temps complet, favorise sans doute ces solidarités. La prise de conscience d’un vécu partagé rompt l’isolement ; il en découle un soutien moral, source de réconfort, en particulier durant les moments importants de la vie familiale tels qu’un accouchement ou un décès. D’autres formes d’entraide féminine sont perceptibles à travers des tâches réalisées en commun, peut-être aussi des prêts d’argent ou des propositions de travail. Ces solidarités débouchent parfois sur une institutionnalisation : c’est ainsi qu’est née l’Association charentaise des Femmes de marins, créée en 1985 à La Rochelle par une dizaine de femmes. Ses statuts établissent l’entraide comme principe et au-delà, la défense des intérêts des familles de gens de mer. Elle s’est orientée depuis vers l’amélioration des conditions de sécurité à bord des navires de pêche, en transgressant une frontière, celle du bateau, univers masculin par excellence7. Néanmoins, ces solidarités s’accompagnent bien souvent d’un contrôle social accru, notamment dans les zones rurales, loin du relatif anonymat offert par les villes. Les femmes restées seules, le temps de l’absence, sont en effet susceptibles de commettre un adultère et de donner naissance à un enfant illégitime, autant d’atteintes à l’honneur et à la réputation du mari et de la famille entière, tout en étant source de scandale dans le village. La communauté se substitue au conjoint pour surveiller ces épouses qui se doivent de rester vertueuses, selon les modèles de comportement en vigueur. Cette surveillance revient traditionnellement aux autres femmes (C. Fortier) ainsi qu’aux quelques hommes restés sur place, incarnation de l’autorité et de la morale masculines, dans une société patriarcale. Dans les Alpes suisses, il s’agit du curé et des élus municipaux (M.-F. Vouilloz-Burnier).
Certes, le retour met fin à l’incertitude et à l’angoisse générées par l’absence, dans le cas de conjoints attachés l’un à l’autre. Une fois passés les premiers jours de liesse, des difficultés peuvent survenir rapidement. Revenir ne fait pas disparaître les tensions antérieures au départ qui resurgissent immanquablement : l’absence exacerbe l’intensité des sentiments et occulte les dissensions. Celles qui sont apparues pendant la séparation se prolongent parfois. Ainsi, Blanche Lacoste-Landry demeure dépressive après le retour de son mari, pourtant sain et sauf (S. Doucet). Par ailleurs, se pose la question du prochain départ, pour les activités impliquant une séparation ; le retour est alors considéré comme une parenthèse, plus ou moins courte, ou longue, selon les points de vue. D’autre part, le conjoint doit retrouver sa place dans son couple et au sein de la cellule familiale, habituée à faire sans lui8. Dans la famille Glayre, cela relève de l’évidence pour Pierre-Maurice qui récupère le peu d’autorité qu’il avait déléguée, contraint et forcé, à Marie-Bartholomée, avec l’assentiment de cette dernière (S. Moret-Petrini). Les bûcherons de Charlevoix ou les constructeurs de barrage dans les Alpes suisses ne paraissent pas se battre outre-mesure pour récupérer le pouvoir dans la famille : ils s’accommodent plus ou moins de la situation, avec peut-être quelques négociations à la clé (M.-P. Bouchard et M.-F. Vouilloz-Burnier). Il reste à savoir à qui reviennent les principales décisions avant et après la séparation, dans un cadre juridique qui longtemps privilégie l’autorité masculine. Pour les marins pêcheurs bretons d’aujourd’hui, la question ne se pose plus : le pouvoir a basculé du côté des femmes, renversement qu’ont permis les absences récurrentes des hommes dans une période d’émancipation féminine, peut-être même avant (C. Fortier). Dès le retour à terre, leur temps, leur parole, leur salaire, leurs relations sociales semblent contrôlés par leur épouse. L’inversion du rapport du genre aboutit ici à une infantilisation des hommes. Dans ces conditions, le retour définitif chez soi, à l’occasion d’un arrêt de l’activité ou de la retraite, ne peut que s’annoncer difficile. Le couple doit modifier son fonctionnement en profondeur en passant d’une vie conjugale intermittente à une vie conjugale en continu. Soit la mésentente s’accroît, soit l’un et l’autre apprennent à mieux se connaître, condition nécessaire pour une vie de couple caractérisée par la sédentarité (C. Fortier).
Les vingt-quatre contributions réunies dans ce volume démontrent la multiplicité des expériences féminines de l’absence, à travers des trajectoires individuelles dont on mesure tout l’intérêt dès qu’elles sont replacées dans des perspectives plus larges. Cet ouvrage est traversé par la notion d’agentivité dont il a contribué, nous l’espérons, à préciser les contours. Pour être un outil d’analyse opérant, cette dernière doit prendre en compte le contexte dans ses aspects juridiques (le statut réservé aux femmes, les régimes matrimoniaux et successoraux), politique, économique et social. Cette agentivité est ici activée par un évènement déclencheur : le départ, ordinaire dans le cadre d’une activité impliquant des absences répétées (marin, soldat, bûcheron, colporteur…) ou imprévu, voire contraint suite à un emprisonnement (P. Ferrier-Viaud et J. Cantier) ou à la guerre (R. Branche, D. Salomoni, A. Beauchamp, S. Mabo) qui interdisent toute anticipation du départ. Elle est favorisée par des facteurs propres à l’individu, ici, la conjointe. En premier lieu, son milieu social qui conditionne sa formation et sa culture mais aussi ses ressources personnelles (dot, héritage) ; à défaut, l’exercice d’une activité rémunératrice s’avère essentiel et parfois indispensable en cas de charge de famille, enfants en bas âge ou parent(s) âgé(s) dont il faut s’occuper. Le lien conjugal est tout aussi essentiel, du rapport de confiance établi entre des partenaires qui se considèrent égaux au déséquilibre le plus complet, en faveur de l’époux. D’où la nécessité d’étudier la vie conjugale dans toute sa durée, en tenant compte des périodes précédant et succédant aux temps d’absence. Au mieux, les relations entre époux alimentent l’estime de soi, au pire, elles maintiennent l’épouse dans une situation d’infériorité, en rapport avec le cadre juridique en vigueur, peu propice à une prise d’autonomie. Celle-ci est favorisée en outre par l’expérience familiale de l’absence, acquise durant l’enfance dans un cadre quotidien déserté par le chef de famille, voire par la plupart des hommes dans les terres soumises à une forte émigration masculine. Interviennent également les qualités intrinsèques à chaque individu : la débrouillardise, la capacité à saisir les opportunités (J.-R. Thuot, A. Montenach, O. Rey Castelao, A. Bessière) quitte à devenir mobile géographiquement, en s’appuyant sur un réseau de relations plus ou moins étoffé, antérieur ou non au mariage. Cette réactivité, face à l’adversité, peut se transformer en combativité voire en activisme, visible chez Mme Fouquet, devenue « veuve civile » après la disgrâce de son mari (P. Ferrier-Viaud), chez les femmes engagées dans les évènements révolutionnaires (S. Mabo) ou luttant contre l’occupant nazi (J. Cantier). L’ensemble de ces éléments, combinés les uns aux autres, pose des conditions favorables pour l’exercice d’une agentivité féminine dans le temps suspendu qu’est l’absence du conjoint. Néanmoins, toutes les femmes ne font pas preuve d’agentivité, en dépit de circonstances pourtant propices : bien qu’elles bénéficient d’une procuration, certaines ne l’utilisent pas (J. Fortin), d’autres acceptent le contrôle de leur conjoint à distance (S. Moret-Petrini). Elles restent « femme de ». À cet égard, l’exemple le plus édifiant est celui d’Euphrasie Piégard qui demeure sa vie durant la femme de Proudhon (O. Chaïbi). S’agit-il d’une peur de la transgression, d’une acceptation des normes imposées par la société, condamnant les épouses à vivre leur identité par délégation, en restant à leur place, modestes et pleines de retenue ? Faut-il y voir une forme d’autocensure ? Même dans cette configuration, des femmes déploient une forme d’agentivité, non dans leur propre intérêt mais dans celui de leur mari : en témoigne le « lobbying conjugal » mené par les femmes d’officiers de marine pour faire progresser la carrière de leur époux tout en se conformant à leur rôle d’épouse (J. de Préneuf et T. Vaisset) ou encore par les épouses des ministres de Louis XIV9. Exercer son agentivité, quelle qu’en soit la forme, va de pair avec la conscience des normes sociales, des possibilités offertes – des brèches – et des limites à ne pas franchir sous peine de marginalisation. Cette prise de conscience peut prendre du temps, selon les individus et les circonstances. La mise en œuvre de l’agentivité est graduelle à l’image de Françoise de Blacas qui en prend peu à peu la mesure (C. Caparos) ou brutale dans le cas d’un départ soudain ou suite à un choc (P. Ferrier-Viaud). Elle passe par l’affirmation de soi et par le refus de s’enfermer dans une position passive ou une posture de victime. Elle relève donc d’un choix, imposé par les circonstances – le départ du mari – et souvent par la nécessité, autant de bases posées pour une prise d’autonomie, prélude éventuel à un empowerment. Le temps suspendu, par-delà les silences et l’absence du conjoint, offre ainsi la possibilité de prendre sa vie en main et d’être « actrice de son destin », comme l’écrit si bien Pauline Schmitt Pantel.
Bibliographie
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- Ferrier-Viaud P., Épouses de ministres. Une histoire sociale du pouvoir féminin au temps de Louis XIV, Ceyzérieu, Champvallon, 2022.
- Fontaine L., « Droit et stratégies : la reproduction des systèmes familiaux dans le Haut-Dauphiné (XVIIe-XVIIIe siècles), Annales ESC, n° 6, 1992, p. 1259-1277.
- Fontaine L., Histoire du colportage en Europe (XVe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 1993.
- Guichard-Claudic Y., Éloignement conjugal et construction Identitaire. Le cas des femmes de marins, Paris, L’Harmattan, 1998.
- Hess A. et Hrodej P., « Les marins du Plessis Bertrand : les opportunités d’une base de données », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 126, n°1, 2019, p. 53-73.
- Mathieu J. et al., « Mobilité et sédentarité : stratégies familiales en Nouvelle-France », Recherches sociographiques, vol. 28, n° 2-3, 1987, p. 211-227.
- Moulin A., Les Maçons de la Haute-Marche au XVIIe siècle, Clermont-Ferrand, Institut d’Études du Massif Central, 1986.
- Poitrineau A., « Aspects de l’émigration temporaire et saisonnière en Auvergne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 1-9, 1962, p. 5-50.
- Poitrineau A., Remues d’hommes : essai sur les migrations montagnardes en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1983.
- Roby Y., Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre 1776-1930, Québec, Septentrion, 1990.
- Vidal-Naquet C., « Écrire ses émotions. Le lien conjugal dans la Grande Guerre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 47, 2018, p. 120 [en ligne] https://journals.openedition.org/clio/14095.
- Viennot E., L’Âge d’or de l’ordre masculin. La France, les femmes et le pouvoir, 1804-1860, Paris, CNRS éditions, 2020.
Notes
- Viennot E., L’Age d’or de l’ordre masculin. La France, les femmes et le pouvoir, 1804-1860, Paris, CNRS éditions, 2020.
- Vidal-Naquet C., « Écrire ses émotions. Le lien conjugal dans la Grande Guerre », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 47, 2018, p. 120 [en ligne] https://journals.openedition.org/clio/14095.
- Bruneau J.-B., « Femmes de marins, femmes de chagrin ? Les femmes de marins dans la littérature du XIXe siècle », dans Charpentier E. et Hrodej P., Les femmes et la mer à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 229-246.
- Fontaine L., « Droit et stratégies : la reproduction des systèmes familiaux dans le Haut-Dauphiné (XVIIe-XVIIIe siècles), Annales ESC, n° 6, 1992, p. 1259-1277.
- Voir pour l’époque moderne, Fontaine L., Histoire du colportage en Europe (XVe-XIXe siècle), Paris, Albin Michel, 1993 ; Poitrineau A., « Aspects de l’émigration temporaire et saisonnière en Auvergne à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 1-9, 1962, p. 5-50 et Id., Remues d’hommes : essai sur les migrations montagnardes en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1983 ; Moulin A., Les Maçons de la Haute-Marche au XVIIe siècle, Clermont-Ferrand, Institut d’Études du Massif Central, 1986 ; Mathieu J. et al., « Mobilité et sédentarité : stratégies familiales en Nouvelle-France », Recherches sociographiques, vol. 28, n° 2-3, 1987, p. 211-227. Voir aussi l’exemple éclairant des migrations canadiennes-françaises vers la Nouvelle-Angleterre : Roby Y., Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre 1776-1930, Québec, Septentrion, 1990.
- Hess A. et Hrodej P., « Les marins du Plessis Bertrand : les opportunités d’une base de données », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 126, n°1, 2019, p. 53-73.
- Communication présentée par Henri Moulinier, docteur en histoire contemporaine, dans le cadre du colloque à l’origine de cet ouvrage.
- Guichard-Claudic Y., Éloignement conjugal et construction Identitaire. Le cas des femmes de marins, Paris, L’Harmattan, 1998.
- Ferrier-Viaud P., Épouses de ministres. Une histoire sociale du pouvoir féminin au temps de Louis XIV, Ceyzérieu, Champvallon, 2022.