La grande tombe de Hochdorf est une mine inépuisable d’informations sur la société, la culture et les rituels politiques “celtiques” anciens. Après plusieurs collègues1, j’ai contribué à le montrer dans une étude précédente2. J’y ai poussé assez loin l’interprétation, sans toutefois oser la mener complètement à son terme, pour tenter d’éviter de franchir les bornes de la surinterprétation (sans y parvenir d’ailleurs, comme certains collègues ont pu le penser). Cette contribution aux mélanges offerts à Olivier Buchsenschutz est aujourd’hui pour moi l’occasion de revenir librement sur certains points de l’étude que j’avais laissés en suspens et qui peuvent être éclairés par de nouvelles suggestions (issues notamment de discussions avec Pierre-Yves Lambert, que je remercie), sans m’embarrasser de la prudence méthodologique la plus élémentaire, mais en lançant des suggestions qui ne valent que pour les perspectives qu’elles pourraient éventuellement ouvrir.
Comme on le sait, la tombe contenait près d’une trentaine d’ustensiles et de récipients pour la préparation, la présentation, le service et la consommation de la viande et de la boisson alcoolisée3. Le nécessaire pour la consommation de la viande se trouvait sur la caisse du char à quatre roues, le long de la paroi est de la chambre funéraire (fig. 1 et 3). Il se compose d’une hache, de deux pointes en bois de cerf et d’un grand couteau pour l’abattage et le partage des bêtes, de trois grands plats à anses et de neuf assiettes en bronze. Le service pour la boisson comprend (fig. 4) : un chaudron en bronze rempli aux deux tiers d’environ 360 litres de boisson à base de miel fortement concentré et sans doute fermenté, associé à une coupe hémisphérique en or, disposé dans l’angle nord-ouest de la chambre ; huit cornes à boire en corne, à anse de bronze, et une grande corne à boire en fer suspendues à la paroi sud et à l’extrémité sud de la paroi ouest.
Il a déjà été noté que l’ensemble des vases pour la consommation met en scène un groupe de huit ou neuf convives prenant part à un banquet au cours duquel on mange de la viande et on boit de l’hydromel. Or la quantité de viande produite par l’abattage d’un animal (bœuf, porc ou mouton) et de boisson contenue dans le chaudron excédait largement les capacités d’ingurgitation de ce petit groupe lors d’un seul repas. Ce sont notamment les quelque 360 litres d’hydromel – et la capacité totale du chaudron, qui atteint 550 litres – qui indiquent que le nombre total de convives prévus atteignait plusieurs centaines de personnes. La tombe contenait le service d’une partie seulement de cette communauté, sans doute le petit groupe de ses membres les plus éminents. Cela laisse supposer qu’il y avait moyen de distinguer à l’intérieur du banquet différents ensembles de convives réunis par rangs.
Partager la viande : classer les convives selon leur rang
Les détails de la décoration des vases de la consommation de la viande ainsi que leur disposition sur la caisse du char permettent de reconstituer un système complexe de préséance selon lequel on devait attribuer, dans un ordre précis, les différents morceaux de viande qui revenaient à chacun en fonction de son rang (fig. 1a). On a proposé de reconnaître, à l’intérieur d’un groupe de huit convives de même rang, trois personnages (qui utilisent un plat à deux anses et une assiette à décor géométrique sur le rebord) qui sont classés entre eux et qui se distinguent des cinq autres (qui n’ont qu’une assiette à décor de points). Un neuvième personnage est évoqué par une assiette sans décor4. Ce système, qui est particulièrement sophistiqué pour le groupe des neuf convives les plus éminents, devait être appliqué aussi aux autres convives de rang inférieur, même si cela pouvait être de manière plus simple.
Les principaux traits qui caractérisent l’organisation de la consommation de viande dans le banquet de Hochdorf – répartition des convives par groupes et attribution des morceaux de l’animal en fonction du rang, traduction spatiale et ornementale du système de préséance – évoquent précisément un autre banquet celtique : celui que l’on donnait dans la salle royale de Tara, tel que le présente le texte irlandais appelé Suidigud Tigi Midchúarta (L’arrangement de la salle de banquet de Tara) et dont l’organisation a été reconstituée par William Sayers5. D’après ce dernier, la salle comportait deux groupes de deux files de cellules dans lesquelles s’installaient les quelque 116 convives qui participaient au banquet : deux files externes de quatorze cellules pour trois personnes et deux files internes de neuf cellules pour deux personnes. Les convives se distribuaient par ordre décroissant dans ces 42 cellules en fonction de leur rang et les différents morceaux de viande étaient attribués selon cet ordre (fig. 2b). On divisait l’animal consommé en quatorze catégories de morceaux qui permettaient de distinguer autant de rangs au sein de la communauté (fig. 2a). Le premier groupe, auquel on attribuait l’extrémité du filet (Lónchrúachait) était réparti entre quatre cellules des deux rangs externes et comportait donc une douzaine d’individus. Il s’agissait du roi suprême (Rí ruirech) – auquel était attribué le premier morceau, le prímchrúachait – et des nobles de premier rang (aire forgill), mais aussi du docteur en Lettres (suí litre) et du chef des juges (ollam brithem).
La distinction de trois catégories de personnes au sein de ce premier groupe évoque la situation dans la grande tombe de Hochdorf, telle que l’illustrent les neuf assiettes déposées : au “roi suprême” correspondraient les trois premiers personnages à statut spécial utilisant les assiettes à décor géométrique, aux “nobles de premier rang” ceux qui ont des assiettes ornées de rangs de points et, si l’on poursuit la comparaison, le convive se servant de l’assiette sans décor pourrait être assimilé au “docteur en Lettres” ou au “chef des juges”, c’est-à-dire à un individu qui est présent dans le premier groupe, en raison de ses prérogatives intellectuelles, juridiques ou religieuses, tout en échappant à la logique des luttes pour l’honneur qui opposaient entre eux les nobles de premier rang6. Il est d’ailleurs intéressant de noter que, d’après la disposition de l’assiette sans décor, ce convive particulier occupait dans le système de préséance une place intermédiaire entre les trois premiers personnages et les cinq autres “nobles de premier rang”.
On peut d’ailleurs aller un peu plus loin dans l’analyse si l’on note un autre détail de la disposition et de l’ordre de dépôt des objets sur la caisse du char (fig. 3). On a d’abord placé la hache du sacrifice et du partage, sur l’axe longitudinal, à l’avant, avec la lame elle-même tournée vers l’avant7. Au-dessus de cette lame, on a déposé le plus grand des bassins à anses, avec à l’intérieur les trois assiettes à décor géométrique ; puis on a disposé le deuxième bassin, avec l’assiette sans décor, sur l’extrémité proximale du manche de la hache ; enfin le troisième bassin au-dessus de l’ensemble, avec les cinq autres assiettes à l’extérieur, vers l’arrière de la caisse du char. Les autres ustensiles du sacrifice et de la division de l’animal se trouvent regroupés près de la bordure avant du char, à proximité du premier bassin. Cette disposition particulière rend manifeste le rôle particulier des trois premiers convives, d’un côté, et du convive à assiette sans décor, de l’autre, dans l’exécution rituelle et dans le partage de l’animal : comme si les premiers en étaient les principaux bénéficiaires, le quatrième l’exécuteur et les cinq autres convives les spectateurs.
Si l’on voulait exploiter jusqu’au bout le rapprochement avec la description de la disposition des invités dans la salle royale de Tara pour reconstituer l’organisation du banquet de Hochdorf, on pourrait le faire de la manière suivante (fig. 1b). La tombe contient le service à viande des neuf convives occupant trois cellules à trois places de rang 1. Chacune d’elles est présidée par un des trois convives du plus haut rang auxquels correspondent un des bassins à anses du service et une assiette de consommation à décor géométrique et qui sont les principaux bénéficiaires du sacrifice. Les cellules sont classées entre elles en fonction du rang de ce premier convive au sein du groupe de trois : la première pour le convive au grand bassin à deux anneaux et à la première assiette (à décor de cercles) ; la deuxième pour le convive au bassin à un anneau et à la deuxième assiette (à losanges) ; la troisième pour le convive au bassin sans anneau et à la troisième assiette (à croix). Les six autres convives se répartissent ensuite dans ces cellules en fonction de leur rang : le convive à l’assiette sans décor et celui à l’assiette à trois rangs de points dans la première cellule et enfin les quatre convives à assiettes à deux rangs de points indistinctement dans les deux autres.
Quoi qu’il en soit de cette proposition indicative, on peut retenir que le service à viande de Hochdorf, comme la description de la salle royale de Tara, révèle un système très sophistiqué de classement des convives en fonction de leur statut, de leur rang et de leurs prérogatives rituelles. On peut définir de la manière suivante la série de groupes emboîtés les uns dans les autres qui composent la communauté évoquée par le service à viande de la grande tombe de Hochdorf : l’ensemble des personnes qui sont conviées à consommer l’animal sacrifié ; le groupe de rang 1 auquel on sert les premiers morceaux (ceux qui ont une assiette) ; les quatre acteurs du sacrifice (ceux dont les assiettes se trouvent au-dessus de la hache) ; les trois convives du plus haut rang (aux assiettes à décor géométrique), qui distribuent les premiers morceaux (avec les bassins à anses) ; peut-être le premier convive (avec l’assiette à décor de cercles) qui partageait la viande de son bassin avec le quatrième convive (à assiette sans décor) et le cinquième (à assiette à trois rangs de points).
Le devoir de l’organisateur du banquet, tel qu’il ressort de l’examen du service de Hochdorf, consiste certes avant tout à procurer la juste quantité de viande pour toute la communauté, mais aussi à attribuer correctement les morceaux à chacun de ses membres en fonction de son rang. On retrouve là un thème bien connu dans la littérature irlandaise médiévale. Ainsi en est-il par exemple du chaudron surnaturel de Cormac, qui contient toujours la bonne quantité de porc et de bœuf et attribue spontanément les parts adéquates : lorsqu’un convive y plonge au hasard sa fourchette à viande, il en retire automatiquement celle qui lui revient de droit8. Il y a là l’expression d’une immanence supposée de l’ordre social, dont le roi est l’interprète et qu’il doit rendre manifeste par le juste ordonnancement du banquet. C’est aussi ce qui rend les disputes autour d’une part d’honneur particulièrement violentes et ce qui explique les duels à mort qui peuvent s’engager en vue de leur résolution9. L’issue de ces luttes en vue d’une modification partielle de l’ordre des préséances est entre les mains des héros qui combattent et échappe donc au roi, qui n’est plus alors que le garant de la conformité du duel.
Distribuer l’hydromel : manifester rituellement
l’unité de la communauté
L’expression de la distribution et de la consommation de la boisson alcoolisée prend dans la grande tombe de Hochdorf une forme bien différente de celle que l’on a vue pour la viande. D’abord, l’hydromel lui-même est déposé, alors que l’animal ne l’est pas. Ensuite, les vases à boire des huit ou neuf principaux convives ne révèlent pas un ordre aussi précis et complexe que leurs vases à manger (fig. 4).
On distingue deux états dans les cornes à boire10. Cela est particulièrement clair pour la grande corne en fer, dont l’embouchure, d’abord ornée de trois filets de bronze en relief, a été recouverte dans un deuxième temps d’un bandeau en feuille d’or orné de rangs de cercles. Ce doit être également le cas pour les huit petites cornes : on suppose qu’elles étaient faites de corne d’aurochs, avec deux cerclages et une anse en bronze, puis qu’un bandeau en feuille d’or a été ajouté sur l’embouchure. Dans le deuxième état, les petites cornes se distinguent entre elles par les motifs des bandeaux, qui sont des cercles concentriques (identiques à ceux de la grande corne en fer) sur l’une et des croix et losanges pour les sept autres. La disposition des cornes donne les mêmes indications que le deuxième état des objets : elles sont suspendues en ligne le long de la paroi sud et de l’extrémité sud de la paroi est et seule la corne à décor de cercles concentriques, qui se trouve près de la tête du défunt, se distingue par le fait que, contrairement aux sept autres, son embouchure est tournée vers l’est (fig. 4a). Ainsi, dans un premier temps, il n’existe aucune différence entre les cornes des huit principaux convives et, dans un deuxième temps, on distingue seulement celle de l’un des convives – probablement le défunt.
Les services à manger et à boire donnent ainsi deux images très différentes de la consommation collective : le premier insiste sur l’abattage et le partage de l’animal et sur le caractère intrinsèquement inégalitaire de la distribution de la viande ; le second sur la quantité de boisson nécessaire pour l’ensemble de la communauté réunie au banquet et sur le caractère égalitaire de la distribution de la boisson entre les convives rassemblés. Distribuer la boisson, c’est reconnaître ceux qui y ont droit comme membres de la communauté ; distribuer la viande, c’est en même temps les classer en fonction de leur rang.
Reste la neuvième grande corne (fig. 4a) : la spécificité de sa décoration et la modification de celle-ci nous ont conduit à y voir un vase à boire d’usage collectif représentant l’ensemble de la communauté politique rassemblée – la tribu d’Asperg – et son ordonnancement interne en huit fractions parmi lesquelles trois à statut spécial classées entre elles11. Son utilisation aurait alors été réservée à des circonstances particulières, comme les serments, dans lesquelles il s’agissait de réaffirmer rituellement la cohésion d’une communauté de pairs qui puisaient à la même source de boisson alcoolisée. Le fait que cette grande corne soit la neuvième de la série et se distingue clairement de toutes les autres la rend assez semblable à l’assiette sans décor du service à manger. Son utilisation était peut-être réglée par un personnage qui ne faisait pas partie du groupe des “nobles de haut rang”, l’équivalent du “docteur en Lettres” ou du “chef des juges” qui accompagnait à Tara les convives des premières cellules.
La consommation de l’hydromel met l’accent sur l’unité de la communauté plus que sur l’inégalité de statut de ses membres. Les détails de la décoration des cornes et du chaudron qui contient la boisson mettent aussi l’accent sur une modification importante qui touche le rapport entre les principaux personnages de la communauté et la distribution de la boisson alcoolisée. Dans un premier temps, les vases de présentation et de consommation collective de l’hydromel sont associés symboliquement aux trois premiers personnages, présentés de la même manière, quoique classés entre eux : ce sont les trois lions du chaudron (fig. 4b), dont la pilosité est différente dans le détail12, et les trois filets en bronze de l’embouchure du premier état de la grande corne. Dans un deuxième temps, ces trois personnages laissent place à un seul, représenté par le nouveau lion “non grec”, par le bandeau en or à décor de cercles concentriques de la corne, mais aussi par la position de celle-ci, près de la tête du défunt et orientée avec l’embouchure vers l’est. Ce personnage unique, le défunt, se reconnaît alors par les rangs de cercles concentriques qui ornent les vases qu’il utilise au banquet : la première assiette, le grand bassin, la petite corne tournée vers l’est, la grande corne et enfin la coupe en or (fig. 4c) qui se trouve dans le chaudron.
Cette dernière a sans doute une fonction spécifique dans la distribution de la boisson alcoolisée. L’association du chaudron plein d’hydromel et de la coupe en or ornée du rang de cercles concentriques clôt le parcours “biographique” du défunt, le “cursus honorum tribal hors pair» que la tombe met en scène. Or, plusieurs auteurs ont montré que, dans la littérature irlandaise médiévale comme dans la langue gauloise, l’hydromel – la boisson alcoolisée de manière plus générale – et le pouvoir étaient souvent synonymes ou interchangeables. Comme le rappelle Pierre-Yves Lambert13, la proximité entre med- “commander” et medu- “hydromel” permettait toute une série de jeux de mots signifiants à travers les dérivés et composés de medu-. Ainsi, meduos signifie à la fois “ivre” et “celui qui commande”. Le nom personnel Medurix peut se comprendre comme le “roi de l’hydromel” aussi bien que suggérer le “roi de (grand) pouvoir”.
Le plus intéressant de ces jeux de mot est sans doute pour nous celui que Pierre-Yves Lambert relève à propos de l’inscription que porte une coupe en argent du IIe ou Ier s. a.C. mise au jour en 1632 à Vallauris en Provence14, qui est aujourd’hui perdue (fig. 5). Il en propose une nouvelle lecture possible : Ouenikommedou (au lieu de Ouenikoi medou), qui se prête à la double interprétation en weni-ko medu, “hydromel de la famille, de la communauté”, ou bien weni- *kommedu “pouvoir, commandement”15.
Un texte irlandais compilé sans doute au XIe s., Baile in Scáil, évoque quant à lui une vision dans laquelle apparaît au roi Conn une jeune femme assise sur un trône en cristal, coiffée d’une couronne en or. Face à elle se trouve une cuve en argent à angles d’or, à côté d’elle un vase en or et devant elle une coupe en or. Présentée comme la Souveraineté de l’Irlande, elle donne au roi un quartier de bœuf et un quartier de porc et lui tend la coupe pleine de bière, dergflaith, mot composé qui suscite là encore un jeu de mot entre flaith, la souveraineté, et laith, la bière16. Le même double sens se rencontre dans le nom de la princesse irlandaise Gorm-fhlaith17.
L’association de l’ivresse et de l’accession au pouvoir royal se manifeste de manière encore plus claire dans le nom de la déesse de la souveraineté Medb, dont le rôle est lié “à la conception de l’intronisation royale comme un mariage entre le futur roi et la terre royale, toujours fertile, personnifiée par une femme”, mais qui est aussi “celle qui confère l’ivresse”, c’est-à-dire qui procure au roi la boisson alcoolisée, synonyme de son nouveau pouvoir18.
À Hochdorf, le chaudron rempli d’hydromel associé à la coupe en or ornée de cercles concentriques pourrait évoquer l’ultime étape de la vie du défunt marquée par l’octroi simultané de la boisson alcoolisée et du pouvoir royal. Il faut encore se souvenir de deux particularités du mobilier qui était déposé le long de la paroi ouest de la chambre, autour du défunt. D’une part, celui-ci reposait sur un trône multiple en bronze supporté par huit statuettes féminines richement parées (fig. 6a), dans lesquelles nous avons proposé de reconnaître les ancêtres mythiques des huit fractions de tribu composant la communauté d’Asperg19. D’autre part, l’extrémité de la grande corne en fer d’usage collectif est ornée d’un pendentif complexe formé de pièces provenant d’une ou de plusieurs très riches parures féminines du Hallstatt D120 (fig. 6b). On pourrait avoir affaire ici à deux formes d’évocation d’une “incarnation de la souveraineté” – ancêtres mythiques ou divinité – comparables à la figure de Medb, à l’origine de l’intronisation royale représentée par le chaudron d’hydromel associé à la coupe en or. Le défunt est ainsi celui qui d’un côté reçoit l’hydromel / le pouvoir de la part d’une figure féminine divine ou divinisée et de l’autre le distribue au sein de la communauté qu’il dirige pour en manifester ou en réaffirmer la cohésion.
Il faut noter toutefois que ce n’est que dans un deuxième temps que ces “incarnations de la souveraineté” sont associées à un seul individu, le défunt. Avant la modification des vases de la boisson, ce sont bien les trois personnages les plus éminents qui sont en relation avec elles : aux trois lions du chaudron et aux trois filets de l’embouchure de la grande corne correspondent en fait trois des cariatides du trône multiple, qui seules ont la bouche marquée, comme pour manifester le statut spécial de la fraction de tribu qu’elles représentent. Le remplacement de ce groupe de trois par un personnage unique, qui intervient à l’occasion de l’intronisation de l’un des trois, qui acquiert alors un rang royal, pourrait correspondre au moment où certains objets sont modifiés (comme les cornes) et d’autres ajoutés (comme la coupe en or). Dans les deux cas, il s’agit de recouvrir d’or les parties des vases de la consommation de la boisson qui sont touchées par les lèvres. C’est peut-être également à ce moment que l’on recouvre de feuille d’or certains des objets personnels portés par le défunt (comme la ceinture, les chaussures et le poignard, auxquels s’ajoutent les fibules en or massif). Cela traduit une sorte de sacralisation du pouvoir, qui provient peut-être d’une nouvelle forme de relation entre le détenteur du pouvoir et l’ “incarnation féminine de la souveraineté”, équivalent de l’irlandaise Medb.
Partager la viande, distribuer la boisson, deux faces de la conception du pouvoir
Les services de la viande et de la boisson alcoolisée donnent deux images bien différentes de l’organisation de la communauté d’Asperg et des mécanismes de pouvoir qui la caractérisent. Le premier, qui intervient au début du parcours “biographique” du défunt, met l’accent sur le partage rituel de l’animal et sur la distribution inégale de la viande qui produit un système complexe de classement des principaux convives en fonction de leur rang, manifestation d’un ordre social supposé immanent et en constante redéfinition ; le second, qui est placé dans la deuxième partie et à l’issue du parcours, insiste sur la distribution équitable de l’hydromel, qui rend manifeste la cohésion de l’ensemble de la communauté participant au banquet, par un personnage dont les prérogatives royales sont supposées d’origine divine. Le service de la boisson porte également la trace d’une modification importante du fonctionnement de la communauté : le passage d’un pouvoir partagé par ses trois membres les plus éminents, représentant les trois fractions de tribu à statut spécial au sein d’une société segmentaire complexe, à un pouvoir individuel de type royal d’origine divine dont les caractéristiques ne sont pas sans évoquer celles de la royauté celtique d’époque historique.
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Notes
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- Verger 2006.
- Krauße 1996 ; Bieg 2002 ; Verger 2006, 12-22.
- Verger 2006, 14-16.
- Sayers 1990.
- Voir à ce propos Verger 2009, 72-74.
- Krauße 1996, 48-54 ; Koch 2006, 262-267, fig. 211, avec la fig. 211.5 à revoir pour la disposition des planches.
- Sayers 1990, 101.
- Athénée, Les Deipnosophistes, 4.154, e ; Sayers 1990, 103.
- Verger 2006, 16-19.
- Verger 2006, 17-19.
- Verger 2006, 19-21.
- Lambert 2006, 1521-1524.
- G-279 : Lejeune 1985, 414-418, fig. 335.
- Lambert 2006, 1523.
- Dillon 1946, 13 ; Mac Cana 1958-1959, 63.
- Lambert 2006, 1522.
- Pinault 2007, 293-294.
- Verger 2006, 25-26.
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