Paru dans : Bulletin de la société de Borda,
avec la collaboration de Jacques Poumarède, n° 372, 1978, 451-464.
Il ne fait aucun doute que le passage de la première version des coutumes, inspirée des privilèges de 1241, à celle qui fut présentée en 1361 au sire d’Albret ne se fit pas en une seule fois. L’examen des articles concernant le droit de perprise en fournit un premier témoignage. Mais, avant de se pencher sur la version étendue des coutumes pour en retrouver le processus d’élaboration, il convient de dater la lettre de confirmation du roi Édouard.
Or, en plus de l’absence de date ce document présente un certain nombre de caractères contradictoires ou aberrants. Le titre de roi d’Angleterre et duc de Guyenne qui accompagne la suscription du souverain situerait le document entre 1272, date de l’avènement d’Édouard Ier et le mois de janvier 1340, moment à partir duquel Édouard III prit le titre de roi de France. Notons tout d’abord que la lettre est nécessairement postérieure à 1276, puisque à cette date Édouard Ier établissait une foire à la Saint-Jean-Baptiste dont il n’est plus question dans les coutumes, où elle se trouve remplacée par quatre foires, aux fêtes de Saint-Vincent, Sainte-Croix, Saint-Pierre-ès-Liens et Saint-Luc1. D’autre part, dans les attendus de la confirmation, le roi-duc précise que, d’après ce que lui ont rapporté les habitants, les privilèges leur auraient été concédés par ses prédécesseurs, rois d’Angleterre et de France et ducs de Guyenne. Il est bien difficile d’interpréter une telle formule, aberrante avant 1340 et d’ailleurs absente de la suscription. On n’imagine guère non plus la chancellerie anglaise faisant allusion à la période de la guerre de Gascogne (1294-1304), durant laquelle on ne voit pas, en outre, comment le roi de France aurait pu s’intéresser plus particulièrement au sort des habitants du Brassenx. Il reste donc la possibilité d’une interpolation de la part du rédacteur du procès-verbal de 1361, après tout compréhensible dans le contexte de l’époque, à moins que nous ne nous trouvions en présence d’un faux.
Il faut bien convenir, en effet, que cette lettre de confirmation est pour le moins étrange, aussi bien par la langue utilisée, le gascon, qu’au niveau du discours diplomatique2. Qu’on en juge plutôt : dans la suscription, la mention de seigneur d’Irlande qui est de règle sous le règne des Édouard est absente, de même que le salut et il n’y a pas de protocole final. Si ces lacunes ont déjà de quoi surprendre, plus étonnante encore est la présence d’un formulaire qui n’est pas celui auquel on s’attendrait de la part de la chancellerie anglaise : adresse “a totz los presens et advenir”, au lieu de “a tous ceux qui les présentes lettres verront”, texte commençant par une notification alors que dans les lettres patentes anglaises l’exposé est directement introduit par une formule qui varie selon le contenu du dispositif, annonce des signes de validation curieusement liée au dispositif. On se doit, d’autre part, de souligner la discrétion avec laquelle le notaire chargé d’établir le procès-verbal de 1361 parle de la matière subjective de la lettre. On ignore, s’il s’agit d’un parchemin, même si cela est à priori évident et quel est le mode d’attache du sceau, alors que les lettres patentes présentées par le sire d’Albret sont, en revanche, minutieusement décrites. Mais le notaire n’était-il pas landais et assisté d’un collègue probablement landais, lui aussi ? Aussi peut-on se demander si cette discrétion fut vraiment accidentelle.
Il y a, enfin, dans les explications données en 1361 par les habitants du Brassenx au sire d’Albret, quelque chose de suspect ; en effet, alors que les circonstances de la disparition des lettres de concession sont déjà rapportées dans les attendus de la lettre de confirmation – il est vrai en termes bien généraux – les habitants se croient obligés d’expliquer à nouveau la chose au sire d’Albret. Selon eux, le texte originel des coutumes aurait été brûlé et, depuis, le roi d’Angleterre aurait bien voulu en donner une confirmation. Une telle insistance est pour le moins superflue, si bien qu’on en arrive à se demander si ce ne serait pas la lettre de confirmation qui aurait disparu, hypothèse qui rendrait compte des bizarreries diplomatiques du document, en particulier de l’absence de date ; sa composition serait ainsi l’œuvre d’un notaire du cru. Il faudrait donc considérer ce document au mieux comme un faux diplomatique.
Or, il n’est pas impossible que le document ait été non refait mais fabriqué de toutes pièces, postérieurement à la prise de possession du Brassenx par Bernard Aiz V, en 1341. Dans ce cas on se trouverait donc en présence d’un faux historique. Rien ne prouve, en effet, malgré les affirmations contenues dans le procès-verbal de 1361 que les coutumes furent présentées à Bernard Aiz V. Le fait qu’en 1361 les habitants du Brassenx aient accusé le défunt sire d’Albret de ne pas les avoir observées suggère plutôt le contraire. On peut même se demander dans quelle mesure cette mésaventure ne serait pas à l’origine de la confection du document présenté en 1361 : car, si du vivant de Bernard Aiz V, les habitants du Brassenx l’avaient eu en leur possession, pourquoi ne l’auraient-ils pas opposé aux prétentions du sire d’Albret ? On pourrait, certes, objecter que celui-ci n’ayant peut-être pas juré les coutumes n’était pas tenu de les observer, mais l’argument est faible puisque le Brassenx venait tout juste d’être concédé par le roi et on imagine mal Bernard Aiz V, à peine maître du Brassenx, contestant une charte de coutume octroyée par le roi-duc.
Même si la coutume orale exemptait les gens du Brassenx de tout service militaire, le mépris manifesté par Bernard Aiz V à leur endroit n’a pas de quoi étonner. Nous connaissons, en effet, plusieurs exemples de conflits, ayant opposé les Albret à leurs sujets, à propos du contenu de coutumes concernant des seigneuries qui leur étaient échues par héritage ou donation. Amanieu VII était ainsi entré en conflit avec les habitants de Nérac dès 1309, trois ans seulement après avoir acquis la juridiction sur la ville3. Un conflit plus violent éclata à Meilhan-sur-Garonne, où le sire d’Albret, probablement Amanieu VII ou Bernard Aiz V, suspendit les privilèges de la ville à la suite de ce qu’il considérait comme un abus de pouvoir de la part des consuls et n’accepta de les remettre en vigueur qu’après une révision. Arnaud Amanieu lui-même, lors de la prise de possession de la vicomté de Tartas et de celle de la Maremne, tenta aussi de s’opposer au maintien des coutumes de ces deux seigneuries.
Si le comportement de Bernard Aiz n’a donc pas de quoi surprendre, on peut, en revanche, s’étonner de l’attitude de son fils qui fait droit, sans aucune restriction, aux observations des gens du Brassenx et renonce à ce qui lui était présenté comme des innovations de son père. Nous pensons, quelle qu’ait été son opinion quant au contenu des coutumes, que s’il agit ainsi, ce fut en raison de l’apparence d’authenticité que présentait le document produit par les gens du Brassenx. Nous avons vu qu’à Tartas Arnaud Amanieu avait récusé les coutumes présentées par les habitants. Or, bien que le litige portât sur une question de fond, il avait pris prétexte du fait qu’elles n’étaient pas transcrites sous une forme authentique. Il avait tenté d’agir de même en Maremne où, semble-t-il, ses prédécesseurs avaient subtilisé le texte des coutumes ; mais, ici, les habitants gagnèrent la partie, en produisant une expédition consignée par un notaire dans le missel de l’église de Tosse, tandis que ceux de Tartas durent accepter la création d’une commission de révision. Finalement les gens du Brassenx, ayant fait une première expérience malheureuse avec le père, surent se montrer plus habiles avec son fils et, pour défendre leurs coutumes n’hésitèrent pas, c’est du moins ce que nous pensons, à parer une copie informe d’un vernis d’authenticité.
Pour mieux comprendre l’attachement des populations du Brassenx à leurs coutumes nous proposons, en conclusion de cette présentation, une analyse du texte sous l’angle du droit et des institutions.
Comme on l’a souvent remarqué le droit et le langage sont deux phénomènes essentiels de la vie sociale, et l’expression dans des domaines différents de l’identité et des particularismes de tout groupe humain4. De même que les philologues relèveront sans doute dans le texte que nous publions, malgré ses altérations, les traits caractéristiques du dialecte landais médiéval, de même sur le plan juridique il est possible de mettre en évidence, au delà d’un fond coutumier commun à toute la Gascogne, un certain nombre d’institutions originales qui répondent aux besoins spécifiques de ces populations landaises des XIIIe et XIVe siècles.
À première vue les coutumes du Brassenx ressemblent à de nombreuses autres chartes gasconnes rédigées entre le milieu du XIIIe et la fin du XIVe siècles. Elles se présentent comme une suite de 62 articles, consacrés à des matières fort diverses et disposées apparemment sans ordre logique. En y prêtant attention on peut discerner cependant, dans les deux premiers tiers du texte (articles 1 à 40), quelques grandes divisions qui paraissent faire bloc :
- art. 1 à 7 : franchises fondamentales de la communauté.
- art. 8 à 14 : institutions municipales et judiciaires.
- art. 15 à 25 : police municipale (marchés, boucheries, moulins, répression des délits ruraux, etc.)
- art. 31 à 40 : droit criminel et procédure.
Quelques dispositions particulières se sont glissées entre ces blocs (ex. réglementation du notariat, droit successoral, art. 28-30). En revanche le dernier tiers des coutumes est composé d’une vingtaine d’articles, dont la plupart ne font que reprendre et expliciter des dispositions antérieures (franchises des leudes, police des foires et marchés, droit de perprise, droit criminel, procédure civile, etc.), sans aucun souci de classement en rubriques cohérentes.
Par ailleurs, les matériaux qui forment les coutumes paraissent d’origines assez variées. À un ou plusieurs actes de franchises concédés par le seigneur sont venus s’adjoindre des établissements municipaux, un style sommaire de procédure et peut-être même quelques décisions de jurisprudence5.
Si l’on en croit la lettre de confirmation, l’ensemble a été compilé sur l’ordre des jurats, sans doute par des notaires ou des “sabis en dretz”, dont l’existence est attestée par l’article 35.
Est-il possible de déceler des étapes dans l’élaboration des coutumes ? Aucun élément ne paraît fournir de datation certaine, toutefois l’économie du texte suggère un schéma d’évolution en deux ou trois phases :
1. Comme on l’a démontré plus haut, les coutumes ont été élaborées à partir d’un noyau primitif qui remonte à la concession de 1241 et correspond aux quatre premiers articles en toute certitude et peut-être aussi aux trois suivants, qui explicitent les franchises fondamentales en ce qui concerne l’exemption des lods et ventes (art. 5), la liberté d’installation et de circulation (art. 6) et l’abolition des limitations de formariage (art. 7). Ces dispositions constituent au sens propre des privilèges, qui ont dû nécessairement faire l’objet d’une ou plusieurs concessions expresses du roi-duc.
La charte de franchises de 1241 et ses compléments contenaient-ils aussi l’institution d’une jurade, telle que la prévoit l’article 8 des coutumes ? Ou bien la création des quatre jurats est-elle une intiative spontanée des communautés peuplant le Brassenx, qui a peut-être fait l’objet d’une confirmation postérieure du roi-duc, aujourd’hui perdue ? La question est difficile à trancher dans l’état actuel des sources6 ; mais, quoi qu’il en soit, on peut supposer avec vraisemblance que les franchises de 1241 et l’existence d’une jurade constituent les “privileges, franquesses et libertatz” détruits, dont font état les habitants dans la lettre de confirmation.
2. Par la suite, la charte de franchises de 1241 et les compléments et l’institution de la Jurade sont passés en coutume, à l’occasion d’une première compilation, qui a pris également en compte un certain nombre de décisions rendues par ces institutions, établissements municipaux, sentences marquantes et style de la cour du bayle et des jurats (articles 15 à 40).
Si l’on admet que la lettre de confirmation constitue un faux diplomatique et historique, cette compilation ne devait avoir qu’un caractère officieux et son origine pourrait être localisée dans les milieux de prud’hommes et de “sabis en dretz”, qui gravitaient autour de la Jurade et de la cour du bayle. Comme nous le verrons un peu plus loin, les dispositions introduites à la faveur de cette première rédaction correspondent à un état de droit qui n’est pas antérieur au premier tiers du XIVe siècle.
3. En 1361, les habitants ont présenté au sire d’Albret la fausse lettre et la compilation officieuse de la coutume. Il est possible qu’à cette occasion ils aient complété le texte par les 22 derniers articles, dont certains précisent opportunément des points sur lesquels s’étaient élevés des conflits avec Bernard Aiz V7.
Ce schéma d’évolution ne repose certes pas sur des preuves formelles, mais il paraît vraisemblable parce que conforme à l’esprit coutumier. Le texte des coutumes du Brassenx nous renvoie l’image d’une lente émergence du droit, sous la pression des besoins d’une communauté8. Les usages se sont ainsi cristallisés et stratifiés sous le contrôle des juristes de la baronnie, jusqu’à former un véritable corps de coutumes reconnu par tous les habitants comme leur droit commun. La supercherie de 1361 prend sa place dans cette évolution9.
La présentation de la fausse lettre du roi Édouard n’avait d’autre but que d’obtenir du sire d’Albret le respect des coutumes, elle ne peut jeter le doute sur leur authenticité. Le texte publié ici correspond certainement à l’état de droit en vigueur dans le Brassenx dans la deuxième moitié du XIVe siècle.
Dès les premiers articles des coutumes, on est frappé par l’ampleur tout à fait remarquable des franchises et des libertés concédées aux habitants du Brassenx. L’article premier consacre l’exemption de toute taille personnelle, ainsi que des redevances dues pour l’hébergement des gens de guerre (aubergade). Le seigneur ne perçoit qu’une queste collective de dix livres par an, qui, malgré son nom, est un signe d’émancipation plus que de servitude. Les articles suivants (art. 3 à 5) exonèrent les ventes et transactions immobilières de tous, droits de mutation, “vendes, capssols, preparamens et lausismes”. Les habitants sont également libres d’aller et venir à travers toute la baronnie et d’en sortir avec leurs biens, sans payer les leudes et péages, et bénéficient même de privilèges à l’entrée dans Bordeaux (art. 6). Si l’on ajoute l’exemption plus courante du formariage et de la main-morte (art. 7 et 8), on constate que les habitants du Brassenx jouissaient déjà d’importantes franchises qui, sans être originales, étaient tout de même assez exceptionnelles en Aquitaine et réservées d’ordinaire aux bourgeois de quelques grandes cités.
Mais la singularité des coutumes réside surtout dans le droit de “perprise”, c’est-à-dire la liberté reconnue à tous, habitants comme nouveaux venus, de s’approprier une partie des biens vacants “terres hermes et vaquantes”, de les clore et de les mettre en culture, sans rien payer d’autre qu’une quote-part de la queste collective (art. 2). Vers la fin des coutumes quelques articles précisent le contenu du droit de “perprise” (art. 52 à 55) : chacun peut mettre en défens son bien, y édifier des moulins et des colombiers, établir des viviers et des garennes, etc., peut en disposer librement et notamment le sous-accenser “balhar a sobre feu”. Au droit de perprise, les coutumes assimilent également la liberté totale de chasse et de pêche, l’appropriation des res nullius, mines et trésors et l’usage sans limite de “nuitz et de journs” du droit de dépaissance sur les bois et les landes de la baronnie.
L’étendue de ces libertés est étonnante. Les droit d’usage des communautés méridionales ont toujours été plus ou moins étendus, mais ils restaient soumis à des redevances, à des limitations et surtout devaient s’exercer collectivement. Dans le Brassenx comme sans doute dans d’autres seigneuries landaises10, l’exercice du droit de perprise conduit en fait à une véritable appropriation individuelle, à un partage des terres vacantes. Les coutumes tracent avec plus de cinq siècles d’avance les contours d’un régime agro-pastoral de type moderne, dégagé de l’emprise féodale et des contraintes collectives, et nous forcent ainsi à réviser des schémas trop bien établis sur “la longue marche vers l’individualisme agraire”.
La gestion et la représentation des intérêts de la communauté sont confiés à une Jurade, dont les modalités de désignation sont conformes à une pratique courante : les nouveaux jurats sont choisis chaque année, le lendemain de Noël, par les représentants du seigneur sur une liste présentée par les anciens jurats sortis de charge. L’originalité du Brassenx réside, toutefois, dans le fait qu’à la différence du reste de la Gascogne où la jurade est une institution plus particulièrement urbaine, il s’agit ici d’une institution qui concerne tout le territoire d’une baronnie, situation qui s’apparente à celle de certaines vallées pyrénéennes11.
L’article 10 des coutumes attribue aux jurats de larges pouvoirs en matière réglementaire “ordonnar totes causes per lo bien publicq” et financière “lheu rar tailhes de deneys”. La référence expresse au bien public est à noter, car elle trahit, peut-être, l’influence de conceptions d’origine canonique, que l’on pourrait rapprocher de la taxation des denrées alimentaires au juste prix, prévue par les articles 20 et 21.
L’entretien des voies publiques, la police des marchés, des boucheries et des boulangeries, l’usage des fours et de moulins font l’objet d’un certain nombre de dispositions sans grande originalité par rapport aux pratiques courantes, si ce n’est une grande sévérité dans le montant des amendes infligées aux contrevenants : l’usage des fausses mesures ou la fraude des péages (art. 19 et 44) sont sanctionnés par l’amende majeure de 66 sous, par exemple. Enfin, pour faire exécuter leurs décisions les jurats nomment des officiers assermentés qui portent comme à Dax le nom de “messatges”12.
Les libertés accordées aux habitants du Brassenx se manifestent également en matière d’organisation judiciaire. Les jurats de la communauté partagent entièrement l’exercice de la justice avec les représentants du seigneur, le bayle et son lieutenant, ce qui est déjà assez exceptionnel dans la région13. La présence des jurats est nécessaire, non seulement dans tous les actes de procédure, mais aussi à l’audience de jugement et même à la déclaration d’appel devant la cour de Dax (art. 61). Le bayle et son lieutenant doivent être choisis par le seigneur parmi les habitants de la baronnie et leur serment est reçu par les jurats (art. 11).
À ces importantes franchises s’ajoute une disposition inhabituelle et d’interprétation plus délicate : bayle et jurats sont assistés en matière criminelle par les “nobles et autres gens de ladicte ville et baronye” (art. 13) ou encore par les “nobles et commun” (art. 35 et 37). L’article 56 qui parait plutôt concerner les causes civiles parle des “nobles et autres prod ‘homes”.
La présence de droit des nobles dans une cour de justice communale est déjà en soi une disposition assez rare. Les nobles du Brassenx n’ont pas, semble-t-il, de privilège de juridiction et paient même un “presonadge” majoré (art. 50). Quant aux termes “autres gens, commun, prod’homes”, ils prêtent à discussion. Suggèrent-ils la présence aux côtés des jurats d’un conseil composé de prud’hommes ? L’institution existait à Dax au XIVe siècle ; un collège de jurisconsultes “costumers”, assistait aux délibérations de la cour du maire. De la même manière, la pratique de garnir la cour avec des prud’hommes “cort bastida” était assez courante en Agenais, mais ils n’avaient jamais voix délibérative14. Enfin peut-on rapprocher “commune” de “comunitat” (art. 26) ? Dans ce cas, il faudrait considérer qu’au moins en matière criminelle l’ensemble des habitants de la communauté était appelé à participer au procès et exerçait ainsi une sorte de justice populaire, lointaine réminiscence des plaids carolingiens. Cette situation serait tout à fait exceptionnelle ; mais on peut, toutefois, la rapprocher d’une disposition des coutumes voisines de la vicomté de Maremne, selon laquelle le seigneur, haut et bas justicier, rendait ses sentences criminelles devant une “cour générale” composée “tant des gentilz hommes que commun peuple”15.
En définitive, on peut interpréter sur ce point les coutumes du Brassenx de la manière suivante : le bayle et les jurats exercent ensemble la justice, ils sont assistés de prud’hommes pour dire le droit, les sentences sont rendues devant une cour composée des nobles et de la communauté, pour leur donner une plus grande publicité, mais sans que cette cour participe véritablement à la délibération.
Le droit pénal et la procédure occupent une place importante dans la coutume ; 27 articles sur 62 leur sont consacrés.
La qualification des crimes et délits est assez sommaire : contre les personnes, les violences, les coups et blessures sont sanctionnés par des amendes qui varient selon leur gravité : depuis la simple menace proférée l’arme à la main (24 deniers) jusqu’à la plaie ouverte ou “plague de marque”, longue de plus d’une once (65 sous). Le meurtre est puni de mort et la fuite du meurtrier est une circonstance aggravante, qui entraîne la confiscation des biens. En revanche, la légitime défense est une excuse absolutoire (art. 35). L’homme et la femme pris en flagrant délit d’adultère sont soumis à la course conformément à une pratique très répandue dans tous les pays méridionaux. Il faut noter, cependant, que les coupables ont la possibilité de “racheter la course” en payant une amende de vingt sous, ce qui constitue certainement une atténuation de la rigueur primitive du châtiment. Quant au mari trompé, l’article 39 lui laisse la faculté de répudier sa femme en gardant sa dot, conformément aux prescriptions de la Glose sur l’authentique Sed hodie16.
En ce qui concerne les crimes et délits contre les biens, seules la violation de domicile et la divagation d’animaux sont réprimées par des amendes et la saisie du bétail (art. 15 et 16) ; le vol est simplement assimilé au meurtre et sanctionné comme tel (art. 37).
Dans l’ensemble, les coutumes du Brassenx expriment un état de droit tout à fait comparable à celui de beaucoup d’autres coutumes gasconnes, mais on peut déceler, sous l’apparente banalité des dispositions pénales, certaines préoccupations plus particulières, notamment en matière de responsabilité et d’imputabilité. Pour le meurtre, par exemple, l’intention criminelle doit être manifeste (art. 35 : “maliciosu”) ; la sanction est strictement personnelle, la confiscation des biens qui lèserait les héritiers est prohibée, sauf s’il y a fuite et, même dans ce cas, les intérêts de la famille du coupable doivent être sauvegardés. Les coutumes vont jusqu’à admettre l’erreur de droit au bénéfice des étrangers de bonne foi, en matière de délits ruraux (art. 16). De telles préoccupations trahissent sans aucun doute l’influence du droit savant, confirmée d’ailleurs par l’utilisation d’un vocabulaire inhabituel dans les textes coutumiers de cette époque (par ex. : “délit”, “délinquans” (art. 18-31), “pecat”, (art. 57).
On retrouve les mêmes apports d’origine romano-canonique dans la procédure criminelle. Certes les habitants bénéficient de franchises d’esprit coutumier : habeas corpus et droit de fournir caution “frem” pour éviter l’incarcération (art. 12), autorisation des jurats pour l’application de la question (art. 57), mais l’ensemble du procès se déroule sur le mode inquisitoire propre à la procédure romano-canonique.
La coutume connaît la distinction introduite au XIIIe siècle par le droit canonique entre la plainte, “clamor”, (art. 32) et la dénonciation jurée (art. 58). La vieille procédure accusatoire ne subsiste que pour le délit d’injures. Dans les autres cas, l’autorité judiciaire procède par voie d’enquête sur dénonciation ou même d’office, semble-t-il, en cas de meurtre. L’accusé peut se disculper en acceptant le serment purgatoire admis par le droit canonique. En revanche, le duel judiciaire n’est pas mentionné alors qu’il est encore pratiqué à la même époque à Dax et à Saint-Sever17. Enfin, les coutumes se préoccupent avec soin de l’indemnisation des victimes, confiée à l’arbitrage de prud’hommes.
En matière de droit privé, les dispositions de la coutume sont peu nombreuses et succinctes, mais elles témoignent aussi de l’influence romaine. La liberté testamentaire est respectée sous la réserve expresse de la légitime (art. 28) ; les successions en déshérence sont placées sous la garde des jurats. On ne relève aucune trace d’institutions coutumières comme l’aînesse, pratiquée pourtant en Maremne. Entre époux, le régime dotal romain est de règle, assorti, il est vrai de l’augment coutumier très courant en Gascogne18.
Comme on le voit, sans supplanter complètement certaines pratiques coutumières, l’influence des principes romano-canoniques est importante ; nous sommes en présence d’un droit en mutation. L’introduction des idées nouvelles est à mettre au compte, sans doute, de notaires ou de “sabis en dretz”, frottés au droit savant, mais compte tenu de l’éloignement des centres de diffusion méridionaux (Toulouse, Montpellier), on ne peut remonter au-delà du premier tiers du XIVe siècle pour dater les dispositions d’inspiration romano-canonique. Le Brassenx se situe dans cet extrême ouest aquitain qui a résisté longtemps à la renaissance du droit de Justinien et se trouve même enrtouré par des régions qui, tels le Bazadais ou les Pays de l’Adour, sont restées profondément coutumières jusqu’à la fin du Moyen Âge19.
L’originalité de ces coutumes n’en est que plus saisissante. Elles reflètent l’image d’un droit adapté aux besoins d’une population jouissant de grandes libertés et se développant dans un espace rural en voie de colonisation. Elles ignorent les contraintes collectives et l’esprit de solidarité pourtant encore très vivant dans les régions voisines. Elles mettent l’accent sur les valeurs de liberté et d’individualisme et l’on comprend mieux ainsi l’accueil réservé au droit romain. Les coutumes du Brassenx rendent enfin un son très moderne, par rapport à l’ensemble du droit coutumier du Sud-Ouest aux XIIIe et XIVe siècles.
Notes
- Il est, par ailleurs, difficile de retenir comme critère le fait que les bastides du Brassenx ne soient pas mentionnées dans les coutumes ; nous savons que s’il y a eu une bastide à Villenave, la paroisse était antérieure. De toute façon, toute fondation de bastide s’accompagne de la concession de coutumes particulières.
- M. P. Chaplais, un des meilleurs spécialistes de la diplomatique anglo-normande, auquel nous avons communiqué le texte du document en lui faisant part de nos doutes, a conclu à un faux. Trois points lui paraissent aberrants ou invraisemblables. Le fait que le roi parle de ses prédécesseurs, “rois d’Angleterre et de France”, la langue utilisée, enfin la diplomatique : titulature et type de notification qui lui font songer à un document émané de la chancellerie française. Qu’il veuille bien trouver ici l’expression de nos vifs remerciements.
- Pour tout ce qui suit, voir J.B. Marquette, ouvr. cité, 4e partie, Terres et Hommes d’Albret, p. 572-574.
- P. Ourliac, Coutumes et dialectes gascons, dans Mélanges Levy-Brühl, Paris, 1949, p. 47.
- Par exemple l’article 33, concernant le régime matrimonial, est sans doute la transposition d’un préjugé passé en coutume. La situation exposée dans cet article a l’allure d’un cas d’espèces, jugé par la cour du bayle et des jurats.
- Nos préférences iraient à la deuxième hypothèse. L’existence d’une jurade est souvent liée à la pratique du serment des habitants (voir P. Ourliac et M. Gilles, Les coutumes de l’Agenais, publications de la Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, Montpellier, 1976, p. 33). Dans le Brassenx, comme ailleurs, le renouvellement annuel du serment dû au seigneur a pu être confié à des notables qui ont pris en main par la même occasion les affaires communes. La pratique du serment collectif ne s’est maintenue qu’à l’occasion de l’avènement d’un nouveau seigneur (art. 26).
- Ils ont sans doute pratiqué aussi des interpolations, comme par exemple l’introduction du terme “aubergade” dans l’article 1 de la coutume.
- Sur les problèmes posés par l’émergence du droit, voir la pénétrante analyse de Jacques Ellul, dans les Annales de la Faculté de droit de l’Université de Bordeaux I, Centre d’études et de recherches d’histoire institutionnelle et régionale, n° 1, 1976, p. 5 à 15.
- On pourrait comparer l’habileté des habitants du Brassenx à celle dont firent preuve, dans des circonstances voisines, les bourgeois de Saint-Sever. En 1381, ces derniers obtinrent de Richard II la confirmation de nouvelles coutumes, en prétextant que les actes originaux avaient été détruits dans le siège de la ville par les troupes françaises. Mais, sur les protestations de l’abbé de Saint-Sever, co-seigneur de la ville, le roi-duc devait deux ans plus tard abroger sa confirmation. Voir Gouron, ouvr. cité, p. 695.
- Les statuts de la vicomté de Maremne (1300) accordent à tous les voisins le droit de “perprendre” (art. 19), G. d’Olce, ouvr. cité, p. 282.
- Voir par exemple sur la Jurade de la vallée de Campan en Bigorre, M. Lefebvre, La vallée de Campan, Paris, 1963.
- F. Abbadie, ouvr. cité, Introduction, p. LXIX.
- Dans tout le ressort d’appel de la cour de Dax, seuls les jurats du Brassenx et ceux de la Bastide de Roquefort-en-Marsan avaient le privilège d’être admis à rendre la justice aux côtés des officiers seigneuriaux (F. Abbadie, ouvr. cité, p. XCVII-CIV).
- P. Ourliac et M. Gilles, ouvr. cité, p. 40. Statuts de la vicomté de Maremne, art. 54.
- Statuts de la vicomté de Maremne, art. 54.
- J. Brissaud, Manuel d’ histoire du droit français, Paris, 1904, p. 1055-1056.
- Coutumier de Dax, art. 292, “de gadge de batalhe”. Voir aussi M. Maréchal et J. Poumarède, La coutume de Saint-Sever, dans Bull. Soc. Borda, 1977, p. 200.
- Art. 33, voir J. J. Rouède, L’augment de dot et le contre-augment en Gascogne, thèse de droit, Toulouse, 1961.
- P. Ourliac, L’esprit du droit méridional, dans Droit privé et institutions régionales, études historiques offertes à Jean Yver, Publications de l’Université de Rouen, Paris, 1976, p. 577.