Historiographie des prisons médiévales
Dans l’historiographie française, les prisons médiévales ont longtemps été abordées sous le seul angle de l’histoire du droit et des institutions. Il s’agit là d’un héritage direct du XIXe s., lorsque se met en place un nouvel ordre socio-légal, en lien avec la promotion de la peine de prison dans le Code pénal de 1791. Ce nouvel ordre se traduit par le déploiement, en quelques décennies, d’un semis national de vastes prisons, en particulier après le virage répressif des années 1830-18401. Liant étroitement l’histoire des prisons anciennes au devenir de la pénalité contemporaine, les érudits proposent deux types de récit antagonistes : certains mettent en scène la rupture et le progrès judiciaire qu’aurait permis le Code pénal par rapport à la dureté et l’arbitraire du régime carcéral d’Ancien Régime2 ; d’autres insistent sur le progressif adoucissement du système pénal, bien avant la Révolution, dès le Moyen Âge central, grâce aux efforts conjugués de l’Église et de la monarchie3. Cette histoire des prisons anciennes, prise en charge par des serviteurs de l’État comme Constant Leber et Charles Desmaze, est d’emblée dominée par un certain juridisme et reste hégémonique durant une bonne partie du XXe s.4. Marquée par les jalons importants que sont les articles de Roger Grand et d’Annik Porteau-Bitker, elle s’articule autour de l’idée d’une distinction des “fonctions” juridiques de la prison (préventive, coercitive et pénale)5.
Les grandes synthèses sur l’histoire des prisons, publiées en France et en Angleterre à la fin du XXe s., en retiennent deux idées maîtresses6 : les prisons médiévales n’étaient pas essentiellement destinées à punir – c’est l’idée d’une subsidiarité de la prison dans l’arsenal pénal médiéval (dominé par l’amende et les atteintes au corps) –, le droit canonique constituait l’exception à la règle puisqu’il reconnaît un caractère pénal à l’emprisonnement7. Ces synthèses sont parues après les décennies 1970-1980, lors desquelles les historiens, et non plus seulement les juristes, s’emparent de l’objet “prisons” et étudient celles de l’époque médiévale.
C’est le temps de l’histoire de la criminalité et des marginaux8, quand les médiévistes développent une histoire sociale et une histoire des mentalités au sein desquelles exclus, déviants, criminels et délinquants trouvent, enfin, leur place. L’ouvrage Surveiller et punir de Michel Foucault, qui fait suite, en 1975, à l’un de ses cours du Collège de France, a des effets paradoxaux : s’il légitime l’histoire des prisons9, il remet en selle un schéma général d’évolution des systèmes pénaux qui méconnaît la place des prisons dans les justices médiévales. C’est de cette période d’efflorescence de travaux sur les prisons médiévales que datent les premières tentatives d’histoire matérielle de la prison. Ainsi, on notera le livre de Ralph B. Pugh sur les prisons anglaises (saisies à travers la pluralité des juridictions qui les gèrent)10 ou encore l’article de Jean-Claude Capelle sur le cas normand11. Dans la même séquence paraissent plusieurs études d’histoire littéraire consacrées au “cortège des poètes prisonniers” de la fin du Moyen Âge12. C’est aussi à cette période que certains historiens du monachisme, issus des ordres religieux et piqués au vif par l’analogie établie par Erving Goffman ou Michel Foucault entre les monastères et les prisons, proposent quelques études sur les prisons monastiques13.
Encore aujourd’hui, l’historiographie des prisons médiévales reste caractérisée par son émiettement : une seule synthèse nationale d’ampleur (Ralph B. Pugh), une synthèse française trop brève et désormais dépassée (Nicole Castan), une solide étude de cas sur les prisons de trois villes italiennes (Guy Geltner) auxquelles s’ajoutent de brefs paragraphes dans des ouvrages d’histoire du crime et de la justice ou dans des monographies d’histoire locale, de ponctuelles données archéologiques, quelques études littéraires et de rares travaux d’histoire de l’art14. Trop souvent les médiévistes eux-mêmes, soucieux de contrer le récit simpliste de la barbarie féodale, se contentent de répéter que l’emprisonnement était chose rare au Moyen Âge, que les prisons sont essentiellement un lieu de garde ou de coercition (pour les prévenus dans l’attente de jugement, pour les condamnés dans l’attente du châtiment et pour les débiteurs)15 et que les “oubliettes” et les “cachots” sont des inventions de l’imaginaire romantique16. Ils peinent à s’émanciper d’un schéma d’interprétation forgé au XIXe s. et ils négligent ce qui est pourtant manifeste dans beaucoup d’espaces européens à partir du XIIIe s. : la multiplication des lieux de détention, mis en place par des juridictions elles-mêmes multiples et recourant à des procédures nouvelles qui promeuvent et encadrent l’incarcération17.
Il faut souligner la difficulté de l’objet. Appréhender les prisons médiévales suppose tout d’abord de saisir la complexité des juridictions dont elles dépendent. Or cette étude reste difficile avant les années 2000 et l’essor des travaux sur les justices médiévales18, qui permettent, entre autres, de préciser leurs ressorts, leurs territoires enchevêtrés ainsi que les hommes et les femmes sur lesquels elles exercent leurs pouvoirs. Ainsi, les synthèses sur l’histoire de la justice et des prisons des années 1990, qui proposent une “archéologie” ou une “préhistoire”19 de la prison (comprise dans la forme qu’elle prend après 1791), confondent souvent les différentes prisons ecclésiastiques et les types de populations qui y sont enfermées, sachant qu’une même prison peut détenir des individus jugés par des juridictions distinctes et à des fins différentes20. Les renouvellements historiographiques intervenus depuis, sur les justices d’Église en particulier, permettent de mieux distinguer les prisons des justices monastiques, épiscopales ou encore inquisitoriales21.
Par ailleurs, les historiens concentrent souvent leurs efforts sur une vaine tentative pour faire coïncider le témoignage des sources au schéma d’interprétation trifonctionnel forgé par les juristes (prison punitive, préventive, coercitive), pour faire le constat de son caractère non opératoire, délaissant de ce fait l’approche des pratiques ou encore des espaces d’enfermement22.
Enfin, les informations sur les prisons médiévales sont le plus souvent disséminées dans une grande variété de sources23 : documents juridiques et judiciaires, comptables, littéraires, testamentaires, iconographiques ainsi que les diverses sources matérielles que l’archéologie permet d’étudier24. Les documents produits à partir du XIIIe s. par les prisons pour leur propre gestion ou en vue de les administrer – règlements, registres d’écrous, rapports de visite des prisons – n’ont été que rarement et mal conservés25. D’où la nécessité de rassembler les spécialistes de plusieurs disciplines, de croiser les approches et de multiplier les études de cas, avant d’espérer produire des synthèses plus solides26.
Approche spatiale des prisons médiévales
Entre le XIIIe et le XVe s., il est rare de construire des bâtiments spécialement conçus pour servir de prisons.
Sauf exceptions – comme les Stinche de Florence au début du XIVe s., avant les prisons de Venise au début du XVIe s. –, les espaces carcéraux sont installés et aménagés dans des bâtiments préexistants et multifonctionnels (châteaux, portes de ville, palais, institutions charitables, etc.)27 et deviennent des lieux de polarisation de l’espace par les pouvoirs souverains28. Les sources textuelles permettent ainsi de saisir le jeu politique d’implantation des geôles et des prisons dans l’espace, à plusieurs échelles. L’archéologie, quant à elle, s’intéresse non seulement à la matérialité des bâtiments (matériaux et techniques de construction, plan, destruction, etc.), mais propose aussi, sous l’impulsion de l’historiographie anglaise récente, une interprétation sociale et politique de ces constructions et les resitue dans des espaces géographiques vécus. Partant, elle permet de documenter la manière dont les prisons s’insèrent, au même titre que les lieux du jugement et de l’exécution, dans des espaces, des modes et des réseaux de gouvernement29.
Lieux d’expression allégorique du pouvoir et de l’autorité, les espaces carcéraux sont parfois la cible des émeutiers lors des révoltes urbaines des années 1378-1382 (Londres30, Paris31, Florence32, etc.) mais, a contrario, ils font également l’objet d’éloges33, voire d’une sorte de “tourisme” en des périodes plus calmes34. Ils focalisent les attentions d’acteurs divers comme, par exemple, les institutions en charge de porter assistance aux populations enfermées35. Ils apparaissent dans de très nombreux discours descriptifs, notamment de la part des prisonniers qui composent des livres de prison, un genre littéraire à part entière36. Enfermés entre quatre murs, les captifs s’expriment jusque dans la pierre, gravant des graffiti aujourd’hui étudiés par les archéologues37. À compter du XIIIe s., la prison devient donc un lieu visible, commenté et investi de significations, par les prisonniers, certes, mais aussi par l’ensemble des communautés et des groupes sociaux38.
Alors que les lieux d’exécution ont fait l’objet de recherches interdisciplinaires novatrices39, il reste encore beaucoup à faire pour comprendre l’organisation spatiale des prisons médiévales, leur répartition sur un territoire donné et éclairer les dynamiques socio-spatiales de leur implantation. Le programme de recherche Enfermements. Histoire comparée des enfermements monastiques et carcéraux (Ve-XIXe s.) a été l’occasion de relancer l’étude des prisons sur la longue durée, de préciser la chronologie de leur développement, d’examiner les significations associées à leurs usages et d’analyser les réagencements internes des espaces de réclusion entre le Moyen Âge et le début du XXe s.40. Mais il a laissé de côté la question de leur répartition spatiale à l’échelle locale et régionale.
Ce sont ces espaces carcéraux qui ont été proposés à la réflexion de médiévistes, historiens, archéologues et littéraires, et qui sont l’objet de ce livre. Par “espace carcéral”, nous entendons l’espace marqué, ou plus exactement produit, par un ou plusieurs lieux d’incarcération : non seulement les espaces intérieurs d’une prison, dans leur complexité, mais aussi l’espace extérieur, qu’il soit celui des arrestations, celui des exécutions judiciaires ou celui du voisinage immédiat de la geôle. En effet, si la “prison” reste au Moyen Âge un geste, celui de la capture (prisio)41, elle devient aussi, partout en Europe à partir du XIIIe s., un lieu concret destiné à la contention judiciaire, plus ou moins étroite. Ainsi, la prison “ouverte” (aussi dite “large”, “vive” ou “faible”) signifie que la personne incriminée doit de se tenir à la disposition de la justice dans un espace défini en fonction de la juridiction dont elle relève (par exemple, à l’intérieur des villes remparées, dans le cas des justices urbaines)42 ; la prison “fermée”, quant à elle, correspond à un enfermement dans un lieu précis (carcer, geola, prisio, chartre, geôle, prison)43.
Sa construction, sa possession et sa gestion se révèlent objet de réflexions, mais aussi de revendications et de compétition entre les pouvoirs. Au XIIIe s., l’emprisonnement devient un instrument sociopolitique pour les cités communales44, les monarchies de France et d’Angleterre45 et pour les justices d’Église (ordres religieux46, officialités47, Inquisition48). La prison manifeste la souveraineté comme l’indique le Grand coutumier de France de Jacques d’Ableiges au XIVe s. : en signifiance de sa noblesse et souveraineté […] a le roy prison49. C’est pourquoi, au même titre que les lieux d’exécution judiciaire, les lieux d’incarcération doivent être scrutés en articulation étroite avec les évolutions des justices médiévales et de leurs pratiques spatiales. De ce point de vue, des études peuvent être menées à l’échelle d’un bâtiment, d’un quartier, d’une ville, d’une ou de plusieurs régions. Les travaux ici réunis jouent ce jeu d’échelles, indispensable pour saisir les aires d’exercice des justices médiévales dans leur pluralité et leur hétérogénéité : justices seigneuriales (des laïcs, des évêques, des moines, des chanoines, etc.), justices ecclésiastiques, justices municipales, royales, princières, etc. Les sources mobilisées sont également d’une très grande diversité : documents judiciaires, suppliques et correspondances rédigées par les prisonniers, chartes, statuts urbains, réglementations, comptabilités, chroniques, iconographie, plans, ainsi que l’ensemble des données issues des fouilles et des études archéologiques du bâti.
Trois angles d’approche avaient été proposés. En premier lieu, il s’agissait de faire, dans un territoire délimité, un état des lieux, une sorte de phénoménologie des espaces carcéraux. Ceux-ci étaient de formes matérielles multiples, de tailles diverses et connaissaient des implantations multiscalaires dans un jeu d’emboîtement parfois complexe des juridictions : “tenir prison” pouvait ainsi se faire dans un quartier, une ville, la maison d’un particulier, un monastère, une “prison privée”, etc. Les opérations de rénovation, de transformation et d’entretien, plus rarement, de construction et d’aménagement de ces lieux peuvent apparaître comme des occasions d’appréhender ces phénomènes, notamment par le biais des comptabilités. La répartition spatiale des divers lieux carcéraux recèle vraisemblablement des significations historiques qui n’ont pas encore été explorées, au-delà de la problématique classique des conflits de juridictions. On sait que certaines juridictions empruntaient les prisons d’autres50 : peut-on aller jusqu’à parler de réseaux de prisons avec des collaborations entre justices à l’échelle d’un territoire urbain ?
En deuxième lieu, les auteurs étaient invités à regarder au-delà des murs et à prêter attention aux porosités des prisons médiévales. Les lieux carcéraux ne fonctionnaient qu’en interaction étroite avec un environnement économique et relationnel qui conditionnait leur existence et qui contribuait à leur insertion dans un territoire. Visiteuses et visiteurs des prisonniers, confréries d’assistance ou encore fournisseurs des prisons devaient d’une manière ou d’une autre pénétrer les enveloppes carcérales, ce qui supposait des arrangements matériels51. Certaines prisons posaient-elles des problèmes de voisinage et de mitoyenneté ? La visibilité, l’acceptation et l’accessibilité de ces lieux paraissent en effet essentielles pour interpréter leurs usages et leur intégration dans leur environnement.
Enfin, il s’agissait de considérer l’insertion des espaces carcéraux au sein des villes. En effet, les prisons n’étaient pas seulement utilisées pour enfermer des personnes, mais servaient aussi de lieux de référence pour certains rituels urbains, judiciaires (exécutions) ou non (visites, entrées, rituel de libération des prisonniers, etc.)52, que les médiévistes doivent prendre en compte s’ils veulent saisir les multiples facettes de ces lieux. De ce point de vue, leur emplacement – i.e. à proximité ou à l’intérieur d’un bâtiment, près d’une ou de plusieurs voies – avait peut-être une valence différenciée aux yeux de la population qu’il convient de prendre en considération.
Les contributions ici rassemblées apportent des éclairages particulièrement précis sur les deux premiers volets de ce questionnement, tandis que le troisième paraît le moins documenté dans les contextes étudiés. Géographiquement, elles privilégient le royaume de France, les États bourguignons et flamands et l’Italie. Des contextes aussi divers que la capitale française, les villes italiennes, la Savoie, le duché de Normandie, les principautés aquitaines, la haute Auvergne, l’Aragon et la Castille sont envisagés. Prisons royales (Schnerb, Claustre & Brochard), princières (Courroux), monastiques et canoniales (Fray, Bochaton) et municipales (Beaulant, Charageat, Jean-Courret, Mariage) sont prises en considération.
Plusieurs contributions prêtent une attention soutenue aux conditions d’incarcération dans leur hétérogénéité, qu’elles concernent les prisonniers de guerre (Schnerb), des princes (Courroux), des chevaliers (Devard), de simples artisans et paysans (Charageat, Hayez), voire de rares femmes (Jean-Courret). La modulation de ces conditions d’enfermement est parfois le résultat d’un choix : de la dureté d’une incarcération, le maître de la geôle attend un effet sur le détenu, en particulier quand il s’agit d’obtenir de lui une rançon (Schnerb, Devard) ou l’obéissance (Courroux). Si les habitants paraissent sensibles aux abus des geôliers et à la virulence des épidémies en prison (Beaulant), les juridictions concernées se soucient du bon fonctionnement des prisons et y réalisent des aménagements et des équipements (Jean-Courret, Guillot & Gottfrois). Jouant sur la porosité de l’espace carcéral, les détenus tentent d’influer sur ces conditions d’incarcération : ils recourent à la charité locale institutionnalisée (Jean-Courret) ou sollicitent par écrit des aides extérieures (Hayez) ; leurs actes prouvent que l’espace carcéral interne et l’espace carcéral externe fonctionnent en étroite symbiose.
Si l’on considère à présent la prison hors les murs et qu’on l’inscrit dans un territoire, les études de cas rassemblées dans cet ouvrage abordent pour la première fois et en profondeur la question complexe de l’implantation carcérale médiévale, et ce, à diverses échelles. Les logiques de contiguïté paraissent prégnantes dans beaucoup de villes d’Italie (Tonizzo Feligioni) et la prison voisine avec des lieux de pouvoir (Beaulant, Jean-Courret). Très souvent même, elle symbolise le lieu de pouvoir et l’habite. La tour ou le beffroi permettent en effet d’aménager des lieux de détention modulant sécurité et confort : fosses et salles basses humides, donnant sur les fossés, peuvent alors côtoyer des salles ventilées placées en hauteur. Mais la prison n’est pas toujours aménagée dans une tour pour des raisons de commodité. C’est parfois la volonté de détenir une prison qui suscite l’érection d’une tour, et non l’inverse : plus qu’une logique de contiguïté, on a alors affaire à une logique de métonymie (Fray, Bochaton). Dès lors, on saisit mieux pourquoi les prisons se multiplient dans le paysage urbain et rural à partir du milieu du XIIIe s. (Mariage, Claustre & Brochard) et comment elles deviennent l’objet de luttes entre les seigneurs détenteurs de pouvoirs de justice ou aspirant à les exercer. Avoir sa prison ou ses prisons devient pour certaines juridictions un enjeu vital (Claustre & Brochard, Beaulant, Mariage), leur localisation est âprement discutée, de même que le droit de procéder aux arrestations dans certaines aires (Fray). La lutte entre les juridictions au sujet des prisons prend la forme de tentatives d’empiètements lors des arrestations par les sergents, de poursuites réciproques, d’accords et de traités qui visent à réguler leur compétition, mais aussi parfois de violentes émeutes voire d’assauts, comme en 1442 à Dijon (Beaulant). Au fil des XIVe et XVe s., la possession d’une prison devient ainsi un objectif de plus en plus important et, localement, les relations politiques s’organisent notamment autour des espaces carcéraux : si les habitants des villes cherchent parfois à éviter d’être incarcérés par un seigneur, en d’autres occasions, leur objectif est, soit de l’être dans des maisons urbaines et non au château seigneurial, soit d’éviter d’être incarcérés trop loin de chez eux. À travers des luttes qui rebondissent de décennie en décennie entre municipalité et seigneur, c’est bien leur espace carcéral qu’ils s’efforcent de négocier et qu’ils contribuent ainsi à normaliser.
L’étude des espaces carcéraux s’intègre dans une réflexion sur les pratiques spatiales de la justice53 : ces espaces ne se réduisent pas à une logique d’enfermement à l’intérieur de murs ou de limites tangibles (quartier, murailles de la ville, etc.). Plusieurs contributions montrent ainsi que la prison ouverte est une réalité bien documentée et que les espaces d’incarcération ne font sens qu’en lien ou en interaction avec d’autres espaces, sens qu’il s’agit de décrypter au-delà d’une dichotomie entre un dehors et un dedans. Les pratiques spatiales de la justice recouvrent ainsi les territoires de l’arrestation (Claustre & Brochard), de l’élargissement (Charageat), les circuits de la correspondance (Hayez). Les articulations qui se jouent ici sont identifiées en amont, en aval ou pendant les temps de l’emprisonnement. Elles restent encore à explorer au regard de la temporalité des procédures judiciaires. Enfin, la mise à l’écart est parfois plus subtile et intègre des formes d’enfermement qui inversent les modalités traditionnelles de l’incarcération, par le rejet des criminels hors de périmètres définis comme des espaces de protection pour leurs victimes (Charageat). Le plan adopté par l’ouvrage rend compte de cette approche multiscalaire, en considérant d’abord la prison dans ses murs, c’est-à-dire la matérialité des espaces carcéraux (I) ainsi que les lieux, conditions et représentations de l’incarcération (II). Il envisage ensuite l’insertion des prisons dans l’espace urbain médiéval (III) et aborde, enfin, les logiques sociales et territoriale de l’incarcération par-delà les murs de la prison (IV).
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Notes •••
- Petit 1990, 224-225, 380, 420 ; Chauvaud 2006.
- Leber 1838.
- Desmaze 1866.
- Claustre 2015, 64-68 ; Heullant-Donat et al. 2017b.
- Grand 1940-1941 ; Porteau-Bitker 1968.
- Castan et al., dir. 1991 ; Morris & Rothman, dir. 1995.
- Porteau-Bitker 1968, sur ce point, voir Claustre 2012b.
- Vincent-Cassy 1979 ; Gonthier 1982, Merlin-Martegoutte 1984 ; Chiffoleau 1984 ; Gauvard 1991 ; Muchembled 1992.
- Claustre 2013.
- Pugh 1968.
- Capelle 1975.
- Pour reprendre une formule de Champion 1909. Voir Poirion 1965 ; Ménage 1978 ; Kasprzyk 1988.
- Pacho 1976 ; Leclercq 1976, dont le livre s’inscrit dans une réflexion sur la pastorale des marginaux et en particulier des prisonniers. Sur ce moment historiographique, Heullant-Donat et al., dir. 2011.
- Peters 1995 ; sur la littérature, Dunbabin 2002, Summers 2004, Babbi & Zanon 2007, Fritz & Menegaldo 2012 ; pour quelques exemples archéologiques récents, voir Troubleyn 2009, Catalo 2019 et, pour des exemples en histoire de l’art, voir Morel 2004 et 2007, Cassidy-Welch 2011a, Piccoli 2013, Voyer 2019.
- “Un espace mort, existant dans un temps juridiquement mort” pour reprendre la formule de Given 2011.
- Geltner 2006, Abdela 2018, Schweitz 2021, Lusset 2021.
- Chiffoleau, Gauvard, Zorzi 2007.
- Given 1997 ; Mathieu 2005 ; Geltner 2008a, 2008b et 2013 ; Claustre 2009 et 2012a ; Turning 2012, Rossi 2013 ; Toureille 2013 ; Lusset 2017. Sur l’incarcération extrajudiciaire, voir Seabourne 2011.
- Pour reprendre les termes employés dans les synthèses sur l’histoire de la prison, Castan et al., dir. 1991, Morris & Rothman dir. 1995.
- Par exemple, à Albi, les geôles du palais épiscopal de la Berbie renferment les justiciables de la justice temporelle de l’évêque et ceux de l’Inquisition, tandis que la prison rurale de Labastide-Épiscopale accueille les clercs condamnés à perpétuité par l’officialité, Biget 2014.
- Chiffoleau & Théry 2007 ; Fourniel 2014 ; Castagnetti et al., dir., à paraître.
- Ces aspects sont par exemple abordés par Lemesle 2012 ; Heullant-Donat et al. 2017b.
- Fritz & Menegaldo, dir. 2012, 5 : “La prison est d’une certaine manière partout, mais de manière trop périphérique, marginale et sporadique pour avoir suscité une enquête serrée”.
- Mariage 2021.
- Claustre 2012a et Claustre à paraître.
- Il reste ainsi beaucoup à faire sur les prisons monastiques, sur lesquelles les données archéologiques et textuelles sont dispersées et souvent difficiles à interpréter, empêchant pour l’heure de proposer une synthèse. Pour un exemple archéologique récent, voir Coomans 2000, et pour une approche à partir des sources normatives et disciplinaires, voir Cassidy-Welch 2001, Lusset 2017. On se reportera également aux contributions de Bochaton et Fray dans ce volume.
- Capelle 1975 ; Gazzini 2013.
- Heullant-Donat et al., dir. 2011.
- Jacob 1992 et surtout Reynolds, dir. 2014, Reynolds 2019.
- Fletcher 2017.
- Révolte des Maillotins le 1er mars 1382, Claustre 2013.
- Soulèvement des Ciompi, le 22 juin 1378, Stella 1993, 47.
- Claustre 2013 ; Geltner 2008a, 28-29.
- Les geôles du Châtelet sont ouvertes au roi du Portugal lors de son entrée à Paris en 1476. Claustre 2010, 91.
- Gazzini 2013 ; Zanetti Domingues 2021.
- Dunbabin 2002 ; Claustre 2011.
- Giovè Marchioli 2013 ou les travaux de V. Motte et N. Mélard sur les graffiti réalisés par des prisonniers et des soldats dans le château de Selles de Cambrai. Au-delà des investigations de terrain et en archives, l’étude s’est doublée d’une numérisation 3D des traces pariétales. Motte & Mélard 2017.
- Geltner 2008a.
- Charageat & Vivas, dir. 2016 ; Charageat et al., dir. 2019 ; Vivas, dir. 2019.
- Heullant-Donat et al., dir. 2011, dir. 2015, dir. 2017, 2017b et 2018. Sur les prisons médiévales, voir plus particulièrement Beaulande-Barraud 2011, Carbonnières 2011, Cassidy-Welch 2011b, Claustre 2011, Claustre 2015, Geltner 2011, Lusset 2011, Marmursztejn 2011, Telliez 2011.
- Prétou 2015 ; Voyer 2019.
- Il s’agit le plus souvent d’une assignation à résidence dans la zone définie par le juge, éventuellement sous caution.
- Porteau-Bitker 1968 ; Carbonnières 2011.
- Geltner 2008a.
- Claustre 2012a ; Pugh 1968.
- Cassidy-Welch 2001 ; Forey 2007 ; Toomaspoeg 2015 ; Lusset 2017 ; Hoyer 2018.
- Falzone 2009 ; Beaulande-Barraud 2011 ; Beaulande-Barraud & Charageat, dir. 2014.
- Given 1997 ; Given 2011.
- Laboulaye & Dareste 1868, 94.
- Lusset 2017, 266.
- Geltner 2008a ; Gazzini 2013.
- Zanetti Domingues 2021.
- Bretschneider 2017.