L’évocation du règne de Tibère par Tacite s’achève, à la fin de la première hexade des Annales – hexade toute entière consacrée à ce prince – avec un survol de l’ensemble de sa vie (6.51). Ce passage, qu’on a pu assimiler à une sorte de notice nécrologique, a incontestablement une valeur synthétique et rétrospective, accréditant, comme a posteriori, la présentation qui a été faite de Tibère dans les livres qui ont précédé1. Toutefois, les Annales tacitéennes ne se résument pas à des biographies impériales ; la présentation des princes y prend sens sur fond d’une analyse des contextes politiques et plus précisément des évolutions qu’a apportées l’instauration du Principat. Or, dans une telle perspective, le regard dépasse forcément la personne du gouvernant et embrasse les divers acteurs du pouvoir et de la scène politique. Parmi ceux-ci certains sont des forces émergentes, tels les membres de la dynastie et de la cour impériale. D’autres, par contre, dont les prérogatives ont été amoindries à la suite du changement de régime, sont amenés à redéfinir leur rôle et leur place ; il s’agit, bien sûr, des membres de la classe sénatoriale auxquels Tacite accorde une attention particulière tout au long de ses ouvrages2. Dès lors, il y a à s’attendre que le regard rétrospectif qu’il porte en fin d’hexade sur le règne de Tibère inclue la prise en compte d’autres personnes que le prince. Si l’on va au-delà de la seule notice nécrologique qui clôture le livre, il est possible de l’observer au sein d’une séquence narrative plus large, en l’occurrence l’entité constituée par l’ultime année du principat tibérien, à savoir l’année 37, une section entièrement consacrée aux affaires intérieures (6.45.3-51)3. Si elle s’achève, comme nous l’avons dit, avec un bilan sur la carrière et les mœurs de Tibère (6.51), elle se développe selon une structure tripartite : d’abord, à Capri, et plus spécialement à la cour, où s’annonce la succession de Tibère (6.45.3-46) ; ensuite à Rome, avec divers événements concernant des membres de famille sénatoriales et sénateurs (6.47-49) ; enfin à Misène, où meurt l’empereur, sous-section à laquelle on rattachera sa notice nécrologique (6.50-51)4. Or chacune de ces trois sections met en avant, sans y négliger les autres toutefois, l’un des principaux acteurs du régime : membres de la cour, sénateurs, prince. Nous reviendrons dans un premier temps sur chacune afin de préciser comment, conformément à la valeur rétrospective accordée au passage, y sont validées a posteriori, et de manière plus ou moins explicite, les thématiques qui ont été développées dans l’ensemble de l’hexade. Ensuite, nous considérerons comment, à travers chacune des sections, se dégage un jugement de l’historien non pas tant précisément sur les acteurs que sur le régime lui-même. Enfin, tout diagnostic ayant force de pronostic, nous conclurons sur la fonction prospective du passage, sur ce qu’il laisse entendre de l’après-Tibère.
Une vision rétrospective
À Capri
C’est avec une intrigue de cour, sur fond d’adultère, que débute l’évocation de l’année. Macron aurait incité sa propre épouse à feindre l’amour pour Caligula afin de se rapprocher ainsi de ce candidat à l’empire et d’asseoir son emprise sur lui. Telle est du moins la version que retient, à l’instar de Cassius Dion (58.28.4), Tacite. Une autre version, connue par Suétone (Cal., 12.2), en donne l’initiative à Caligula5. Ce choix tacitéen est en tout cas en conformité avec le rôle majeur qu’il prête à Macron dans toute cette section6. Cette insistance sur Macron, dont est soulignée la puissance (6.45.3 : nimia iam Macronis potentia), ne peut manquer de rappeler au lecteur le précédent ministre puissant de Tibère, à savoir Séjan, exécuté quelques années auparavant. D’ailleurs, l’intrigue amoureuse nouée entre l’épouse de Macron et Caligula, fait songer à celle que Séjan lui-même avait nouée avec l’épouse de Drusus (II), fils et successeur alors le plus probable de Tibère (4.3)7. Le recours à des manœuvres détournées rapproche du reste les deux hommes (cf., à propos de Séjan, 4.1.2 : isdem artibus uictus est)8.
Mais Macron n’est pas seul à adopter ces pratiques ; Caligula, tout émotif qu’il fût par nature, avait appris, au contact de Tibère, la simulation et les mensonges (6.45.3 : simulationum tamen falsa in sinu aui perdidicerat), et il est très possible qu’il se soit prêté de lui-même par ambition au jeu de Macron. Cette idée d’une simulation de la part de Caligula est absente dans le passage correspondant de Cassius Dion (58.28.4) et on y verra le souci de Tacite de la souligner.
C’est donc à travers l’adoption par son entourage de la (dis)simulation, trait emblématique de Tibère dans l’historiographie impériale et en particulier chez Tacite9, que l’empereur est présent en 6.45.3. Le chapitre suivant (6.46) le fait apparaître plus directement à l’avant-plan du récit, reléguant Macron et Caligula, présents seulement au hasard de propos que leur tient le prince, à un rôle passif. Cette façon même de reproduire des répliques marquantes du prince ressortit pratiquement à un mode de narration biographique. Si, chez Cassius Dion, la phrase lancée à Macron figure, comme dans les Annales, dans le contexte de la dernière année du règne (C.D. 58.28.4), celle qui fut dite à Caligula y vient plus tôt, à propos de l’avancement de la carrière de celui-ci (C.D. 58.23.3). Il est dès lors possible que cette phrase au moins ait été une information flottante, introduite dans la tradition historiographique à partir d’un écrit dont la trame n’était pas chronologique ; elle était à ce titre susceptible d’être recontextualisée par les auteurs selon ce qui les arrangeait le mieux10. En l’occurrence, la mise en série des deux phrases peut faire sens. En effet, Plutarque (Pomp., 14)11 apprend que la phrase sur le soleil levant aurait été prononcée par Pompée à Sylla qui s’opposait à son triomphe. En ce cas, la phrase lancée à Macron met Tibère dans la position de Sylla (s’opposant alors à l’avènement de Caligula ?) ; or c’est précisément le fait de s’être moqué de Sylla qui vaut à Caligula la réplique qui suit, qui évoque l’assassinat de Gemellus. Quoi qu’il en soit, en présentant les deux phrases à la suite, Tacite attire clairement l’attention sur Tibère. Cela s’accompagne d’une nouvelle mise en évidence de certains des traits qui semblent les plus caractéristiques de la personnalité tyrannique du prince : sa simulation, bien sûr (6.46.5 : in patientia firmitudinem simulans), mais aussi son goût des plaisirs (6.46.5 : nihil e libidinibus omittebat), lequel est surtout présent dans les Annales à partir du départ à Capri (cf. spéc. 6.1.2).
Pour ce qui est de ce trait, d’ailleurs, une allusion pourrait souligner la bassesse des préoccupations du prince : à la fin du chap. 6.46, Tacite dit que celui-ci tournait en dérision les médecins et ceux qui recouraient à leurs conseils, hommes incapables selon lui “de distinguer par eux-mêmes ce qui était bénéfique ou nuisible à leur corps”, internoscenda corpori suo utilia uel noxia (6.46.5). On peut songer à ce qu’on appelle parfois “la seconde préface”12, passage du livre 4 où l’historien s’interroge sur sa matière ; il y justifie la légitimité de sa méthode dans la mesure où “rares sont ceux qui ont la clairvoyance de discerner l’honnête de ce qui est mal, le bénéfique de ce qui est nuisible”, pauci prudentia honesta ab deterioribus, utilia ab noxiis discernunt(4.33.2). Ainsi, l’historien, comme le médecin, est en mesure d’informer sur les utilia et les noxia ; mais alors que l’historien se place au niveau de la morale, c’est le physique que prend en compte Tibère. Même si en définitive il méprise aussi les avis des médecins, le fait que c’est l’opportunité de consulter ceux-ci qu’il discute – alors même qu’il était peut-être temps de tirer un bilan moral de son règne – suggère son absence de considération pour la question des mœurs.
D’autres traits sont à signaler. Ainsi l’allusion à la popularité de Caligula, et aux sentiments haineux qu’elle peut inspirer à Tibère (6.46.1 : uulgi studia, eaque apud auum odii causa), rappelle l’aversion dont Germanicus, père du même Caligula, fut l’objet de la part du prince (spéc. 1.7.6). Par ailleurs, la volonté du prince de ne pas se chercher un successeur en dehors de la dynastie est expliquée par le double souci de préserver sa réputation auprès de la postérité et de ne pas porter atteinte à la mémoire d’Auguste. Le premier aspect (6.46.2 : in posteros ambitio) a été souligné dans des propos qui lui sont prêtés en 4.38, à propos du refus d’un culte impérial en Espagne (4.38.1 : meminisse posteros uolo ; 38.2 : iudicium posterorum ; 38.3 : famam nominis mei)13 ; il se double ici de l’indifférence pour l’avis des contemporains, qui lui aussi est bien illustré dans les livres précédents14. Quant à la volonté de préserver l’œuvre d’Auguste, c’est là un thème récurrent dans toute l’hexade, à propos d’un grand nombre de débats et de mesures (1.14.3 ; 72.3 ; 77.3 : neque fas Tiberio infringere dicta ei ; 2.49.1 ; 59.2 ; 3.24.4 ; 54.2 ; 56.3-4 ; 71.2…)15, y compris (on vient de le citer) ce qui concerne un culte impérial en Espagne (4.37.3 : Augusti honor).
C’est en outre sur cette double dimension, dynastique et augustéenne, que s’ancre un autre rapprochement, celui qu’on peut faire entre ce passage et le début du livre 1, dans lequel c’est alors Auguste qui prépare sa succession. Il n’est pas question ici d’épuiser toutes les similitudes entre les deux sections (cf. aussi infra)16. L’une toutefois mérite que l’on s’y arrête ; Tibère craint la perspective d’une succession hors de sa domus (6.46.2), alors qu’Auguste, lui, se serait interrogé sur ceux qui, hors de sa famille, auraient pu être capaces imperii, c’est-à-dire en mesure d’assurer la charge de l’empire (1.13.2-3)17. Ainsi l’idée d’une succession hors-dynastie, qui pouvait sous Auguste encore être discutée, même de manière théorique, est pour Tibère un motif de crainte (metuebat). Inversement, Claude, un membre de la famille claudienne qui est totalement passé sous silence au moment de la succession d’Auguste, apparaît au moment de celle de Tibère (même si son nom est rapidement écarté, 6.46.1)18. Par ailleurs, Tibère écarte Claude qui est composita aetate, bonarum artium cupiens (6.46.1) ; lorsqu’Auguste avait choisi de privilégier Tibère, celui-ci avait été dit maturum annis, spectatum bello (1.4.3). Dans les deux cas, l’âge est un argument, mais l’un est versé dans la guerre, l’autre dans les lettres. Forcément, la connaissance de la guerre est un atout déterminant (sans compter la faiblesse d’esprit de Claude). Il demeure qu’on observe une certaine similitude de structure dans la manière dont l’un et l’autre sont introduits, un peu comme des “second choix” après que des candidats plus évidents ont été envisagés.
À Rome
Cette section peut être divisée en deux parties. Les chap. 6.47-48, d’abord, forment une unité qui commence et finit avec Laelius Balbus19. Y sont évoquées les accusations portées contre Acutia, puis contre Albucilla ainsi que contre plusieurs sénateurs éminents. Le sort des divers personnages impliqués dans ce qui est parfois vu comme une conspiration20 est détaillé par l’historien. Dès la première phrase du chap. 6.47 apparaît le mot caedibus ; il s’agit de suggérer l’élimination en masse de membres de la classe sénatoriale, dans la continuité de ce que Tacite a évoqué dans sa première hexade, spécialement depuis la mort de Séjan (cf. 6.29.1 : At Romae caede continua).
Le passage poursuit le thème de la puissance de Macron, dont le rôle dans l’enquête est souligné, de même qu’il est suggéré qu’il aurait forgé les accusations, ce qui confirme son goût pour les manœuvres frauduleuses. Pour ce qui est des grands moments du règne, la préfecture du prétoire de Séjan est remise à l’esprit à travers la mention de Satrius Secundus (6.47.2), qui avait été un de ses clients (cf. 4.34.1)21, tandis que la personnalité de Vibius Marsus, consul en 17, que ne cite pas Cassius Dion dans sa relation des mêmes faits (C.D. 58.27.2-5), peut évoquer Germanicus, qu’il avait accompagné en Orient (2.74.1 ; 79.1). Enfin, Domitius, consul en 32, avait reçu pour épouse Agrippine la Jeune et, par Octavie, était apparenté par le sang aux Césars (4.75 ; aussi 6.45.2) ; sa mention renvoie à la politique dynastique qu’avait entreprise Tibère, à travers notamment le mariage des filles de Germanicus. C’est d’ailleurs Domitius que semble mettre en avant Cassius Dion lorsqu’il rapporte les mêmes événements (C.D. 57.28.2-5).
Chez Tacite, L. Arruntius, consul en 6 de notre ère, est la figure qui reçoit le plus d’attention. Son seul nom rappelle le début du livre 1 dans la mesure où il était l’un de ces capaces imperii qu’aurait mentionnés Auguste22. Il avait ensuite été, dix années durant, empêché par Tibère de gagner l’Espagne, dont il avait été nommé gouverneur23. Il était ainsi très représentatif du milieu sénatorial et ses apparitions récurrentes dans l’hexade tibérienne sont de celles qui alimentent la réflexion de l’historien sur l’attitude que doivent adopter les sénateurs sous le Principat24. Tacite le met ici en évidence en lui prêtant un discours au style indirect dans lequel il justifie par la crainte de la tyrannie future de Caligula sa décision de se suicider. Cassius Dion lui fait seulement prononcer une courte réplique au style direct : οὐ δύναμαι ἐπὶ γήρως δεσπότῃ καινῷ καὶ τοιούτῳ δουλεῦσαι (C.D. 58.27.4 : “je ne peux en ma vieillesse vivre en esclave d’un nouveau tyran de cette sorte”). Les propos à des amis semblent être un topos des scènes de morts d’hommes illustres (Thrasea Paetus, Valerius Asiaticus, etc.). En l’occurrence, il est difficile de dire si Dion a réduit un discours plus étoffé trouvé dans sa source ou si Tacite a amplifié un simple trait prêté à Arruntius en vue de donner une plus grande signification politique à ses derniers moments25. Toujours est-il qu’à travers les propos du sénateur Arruntius Tacite revient sur un certain nombre de thèmes qu’il a précédemment développés. Certains ont déjà été mentionnés ci-dessus, spécialement la puissance des ministres, Macron et Séjan, qu’il rapproche explicitement (6.48.1 : diu Seiano, nunc Macroni ; 48.2 : Macrone duce, qui, ut deterior ad opprimendum Seianum delectus, plura per scelera rem publicam conflictauisset), faisant écho à des événements sans doute narrés dans le livre 5 perdu, spécialement à un procès intenté à Arruntius auquel il est fait allusion dans le livre 6 (6.7.1) et auquel se réfère aussi – sans citer Arruntius – Cassius Dion (C.D. 58.8.3). L’idée d’une détérioration du règne, telle qu’elle est exprimée par l’ensemble de la trame narrative de l’hexade tibérienne, est également reprise (6.48.2 : ui dominationis conuulsus et mutatus). On y ajoutera une allusion au fait, mentionné peu auparavant (6.45.3), que Caligula a appris l’art de la dissimulation auprès de Tibère (6.48.2 : pessimis innutritum). Quelques échos plus précis au début du livre 1 sont également possibles : iuuentam imminentis(6.48.2, imminens employé comme substantif pour Caligula), fait songer à imminentes dominos (1.4.2, à propos de Drus [II] et de Germanicus) : en soulignant l’expérience de Tibère (6.48.2 : tantam rerum experientiam), Arruntius mentionne aussi ce qui avait été le principal atout de celui-ci face à Agrippa Postumus.
D’autres traits, conformément à la position sociale d’Arruntius, paraissent plus caractéristiques de préoccupations sénatoriales. La recherche d’une mort digne (6.48.1 : non eadem omnibus decora) fait songer par exemple à Cocceius Nerva, lui aussi attaché à rencontrer une “fin honnête” (6.26.2 : honestum finem). Le thème des dangers encourus sous le régime (6.48.1 : inter ludibria ac pericula) est aussi nettement marqué dans l’ouvrage ; pour le règne néronien, les passages relatifs au sénateur Thrasea Paetus, par exemple, en donnent un exemple, et pour le règne de Tibère on l’aperçoit dans ce que l’historien écrit de Lepidus, à propos duquel il évoque un iter ambitione ac periculis uacuum (4.20.1)26. Enfin, et surtout, Arruntius redoute la perspective d’un acrius seruitium, expression très connotée, qui renvoie à celle qui, dans un contexte de prédiction de la dérive tyrannique de Tibère, clôt le livre 1 : ad infensius seruitium (1.81.2). À travers cette rhétorique, les propos d’Arruntius s’inscrivent clairement dans une problématique qui traverse l’ensemble des Annales, à savoir la libertas27.
Cette dimension sénatoriale est particulièrement présente lorsqu’il est question du sort de certains de ceux qui furent impliqués. Albucilla, ainsi que le dit aussi Cassius Dion (58.27.4), tente de se blesser et est emprisonnée ; ce type d’épisode est caractéristique de la violence de Tibère tel qu’en est rapporté le déchaînement dans les livres 4-6, et c’est dans la rubrique qu’il consacre à la saeuitia impériale que Suétone fait allusion à des événements de ce genre (Tib., 61.5). On songe aussi à 6.19.2, où Tibère fait exécuter en masse tous ceux qui étaient retenus en prison, coupables de complicité avec Séjan (6.19.2) L’exil également, auquel est condamné Carsidius Sacerdos, trouve de nombreux précédents sous le règne28. Enfin, le châtiment dont est frappé Laelius Balbus réjouit (laetantibus), écrit l’historien, ceux qui le prononcent en raison de l’éloquence agressive de celui-ci, qu’il exerçait contre des innocents. Un tel schéma, celui d’accusateurs dont la propre mise en accusation est agréable au Sénat, trouve des précédents dans le livre ; on peut à cet égard citer la réaction aux accusations portées contre Lucanius Latiaris (6.4.1 : accusator ac reus iuxta inuisi gratissimum spectaculum praebebantur) ou contre Vescularius Flaccus et Iulius Marinus (6.10.2 : quo laetius acceptum sua exempla in consultores recidisse). Du reste, la véhémence, voire la violence des échanges qui ont lieu entre sénateurs (cf. 6.48.4 : truci eloquentia) est volontiers notée par Tacite29.
Le chapitre 6.49 s’attarde sur une seule affaire, qui vint devant le Sénat, mais relève aussi de la chronique scandaleuse de la Ville : un jeune homme de la classe sénatoriale, Papinius, fils du consul de l’année précédente, se suicide après avoir été poussé à commettre un inceste par sa mère. C’est là le seul suicide du livre 6 qui ne semble pas lié, directement ou indirectement, à l’expression d’une volonté impériale30. Sa mention a été expliquée par le souci d’illustrer la corruption morale de la Ville31 ou par l’intérêt que porte Tacite aux habitants de Padoue, d’où est originaire Papinius32. La première explication assurément mérite qu’on s’y attarde, le suicide de Papinius, fusionnant pour ainsi dire deux autres affaires sénatoriales narrées par Tacite dans la seconde partie de l’hexade : d’une part, la défenestration d’une épouse par son époux sénateur (4.22)33, de l’autre une relation incestueuse entre un riche notable espagnol et sa fille (6.19)34. Une troisième possibilité existe : à travers Papinius, il y aurait allusion à Caligula qui, lui aussi, avait subi l’influence délétère d’un parent, Tibère, alors qu’il était à Capri35. Du reste, la mère de Papinius est gardée en exil afin qu’elle ne puisse corrompre son fils cadet, qui était encore à un âge critique. Le sous-entendu serait alors qu’il eût mieux valu que Caligula fût semblablement tenu hors de portée de Tibère.
À Misène
Le récit de la mort de Tibère s’orchestre en deux temps. Le premier souligne sa résistance à son inéluctable déchéance physique : résistance psychologique, essentiellement, et qui s’appuie donc sur les caractères les plus saillants de sa personnalité, en premier lieu sa dissimulation (6.50.1) : Iam Tiberium corpus, iam uires, nondum dissimulatio deserebat. Ce trait s’accompagne d’une forme de clairvoyance ; il n’est ainsi pas dupe du stratagème du médecin Chariclès pour lui prendre le pouls. Pourtant, et c’est le second temps, l’annonce par ce médecin de sa mort très proche déplace le centre d’intérêt et le porte sur l’effervescence de sa cour, sur les félicitations dont Caligula fait déjà l’objet. L’annonce d’un regain d’énergie du prince moribond et tenu déjà pour mort, produit cependant un flottement. On craint alors son rétablissement et le châtiment de ceux qui l’ont trop vite considéré comme décédé. Macron ne se laisse pas démonter ; il étouffe le prince et fait évacuer les lieux.
Outre sa dissimulation, le passage laisse entrevoir, et ce malgré son affaiblissement, les aspects violents du caractère de Tibère : sa colère rentrée face au stratagème utilisé par Chariclès (6.50.3 : incertum an […] iram premens), le fait que Caligula craint un sort funeste s’il se rétablit (6.50.5 : nouissima exspectabat). L’évocation d’une quaesita comitas ramène aux deux premiers livres, dans lesquels la comitas36 était reconnue à Germanicus (1.33.2), alors que l’empereur en apparaissait dépourvu (4.7.1)37. L’opposition entre les deux hommes sur ce plan est particulièrement nette en 1.33.2 : nam iuueni [= Germanicus] ciuile ingenium, mira comitas et diuersa a Tiberii sermone, uultu, adrogantibus et obscuris. Or ce passage comporte un autre point de rencontre avec 6.50.1, à savoir une allusion aux paroles et à l’expression en association avec les pratiques dissimulées du prince : d’une part, sermone, uultu […] obscuris (1.33.2) ; de l’autre, sermone ac uultu intentus (6.50.1). Enfin, Tacite est moins précis que Suétone (Tib., 72) sur les lieux par lesquels passa Tibère avant de se fixer à Misène. Comme le note A. J. Woodman, le motif en serait la volonté de renvoyer au livre 6, dans lequel est évoqué, sans que soient davantage nommés de lieux d’étape, un voyage que fit Tibère en Campanie, hésitant à rentrer à Rome, avant de finalement reprendre le chemin de Capri (6.1.1)38.
Pour le reste, le chapitre reprend des thèmes déjà abordés. Le principal est la puissance de Macron : c’est à lui que s’adresse Chariclès (la précision selon laquelle ce dernier n’est pas son médecin habituel pourrait suggérer que Macron le lui avait alors imposé), c’est lui aussi qui prend l’initiative d’étouffer Tibère. On y ajoutera un aperçu sur la personnalité de Caligula qui en l’occurrence paraît manquer de cran et semble avoir été réduit à un rôle plutôt passif (il n’avait du reste guère été cité dans l’hexade avant l’année 3739). Selon Cassius Dion, au contraire, c’est Caligula qui paraît avoir pris l’initiative d’étouffer son oncle, aidé seulement en cela par Macron (C.D. 58.28.3). Suétone, dans la Vie de Tibère (73.2), évoque, outre la mort naturelle, plusieurs scénarii (poison, refus de nourriture, étouffement), sans citer Macron et en retenant la possibilité que Caligula soit à l’origine d’un éventuel étouffement. Dans la Vie de Caligula, il ajoute la possibilité d’un étranglement et retranche celle de la privation de nourriture ; quoi qu’il en soit, Caligula est dans tous les cas clairement désigné comme le meurtrier et si Macron est cité, c’est uniquement dans la mesure où le fait d’avoir sa faveur pouvait faciliter le crime (Cal., 12.2-3)40.
Est aussi bien rendue l’ambiance à la cour : l’agitation, les conciliabules, les égards dont est entouré le successeur présumé… L’on en voit aussi le caractère impitoyable : certains ont à cet égard vu une analogie entre l’empereur qui est étouffé alors qu’il réclame à manger et Drusus (III), le fils de Germanicus, qui, quelques années plus tôt, avait lui aussi réclamé en vain d’être alimenté (6.50.4)41. Nous proposerons également une possible allusion au début du livre 1 : tout comme les courtisans qui prennent l’air triste ou feignent l’ignorance, les membres de l’aristocratie s’étaient, au moment du décès d’Auguste et de l’avènement de Tibère, composé une attitude (1.7.1 : uultu composito).
La notice nécrologique, pour terminer, a été abondamment traitée par les Modernes ; nous ne retiendrons que ce qui est le plus pertinent à notre propos. Elle comprend deux parties ; l’une sur l’avancement de la carrière de Tibère jusqu’à ce qu’il devienne empereur (6.51.1-2), l’autre sur l’évolution de son comportement jusqu’à sa mort (6.51.3). Le renvoi au début de l’hexade est manifeste : la partie qui concerne la carrière a globalement son correspondant en 1.3.1-3, celle qui concerne son comportement en 1.4.3-442. À noter aussi que, aux cinq personnages dont la disparition ouvre à Tibère la voie vers le pouvoir en 6.51.1 (Marcellus, Agrippa, Caius, Lucius, Drusus [I]), s’ajoute en 6.51.3 une autre liste de cinq personnages, dont la disparition jalonne sa dérive vers la tyrannie (6.50.3 : Auguste, Germanicus, Drusus [II], Séjan, Livie)43.
Pour ce qui est de la carrière, Tacite se borne pratiquement à énumérer ceux qui furent des rivaux pour succéder à Auguste, ce qui lui permet de souligner la composante dynastique du régime. Comme en 1.3.3, autre passage sur ses rivaux, il en ressort l’image d’un Tibère qui est alors pour l’essentiel le jouet des circonstances44. Toutefois, on note la présence de deux éléments, absents en 1.3.3: la plus grande popularité de son frère Drusus (I) (6.51.1 : etiam frater eius Drusus prosperiore ciuium amore erat) qui ferait écho à la faveur dont, au déplaisir de Tibère, jouissait Caligula (6.46.1), information livrée peut-être en écho au personnage de Germanicus ; l’impudicitia de Julie (6.51.1 : impudicitiam uxoris tolerans ; cf. spéc. 1.53 ; aussi 3.24.2), trait qui, pour ne rien dire de la relation entre Ennia et Caligula, peut être pertinent dans la mesure où la domus Iulia peut être suggérée comme modèle d’une sorte de délitement de la famille traditionnelle ; l’adultère de Caligula et d’Ennia et la mort de Papinius en donnent dans la section un exemple, l’un pour la dynastie, l’autre pour la classe sénatoriale. Par ailleurs, l’exil à Rhodes, qui, au début du livre 1, n’est pas cité en 1.3.3, mais un peu plus tard, à propos du développement du caractère de Tibère (1.4.4), est signalé ici dans le cadre des vicissitudes qu’a connues sa carrière ; c’est là un événement interne à ladomus Augusti que Tacite cite à plusieurs reprises dans sa narration (cf. 1.53.1 ; 2.42.2 ; 3.48.1-2 ; 4.15.1 ; 57.1)45. Enfin, Tacite s’attache davantage au père de Tibère, dont il signale l’exil, un intérêt pour les ascendants qui peut s’expliquer par le caractère biographique plus marqué de la notice.
Pour ce qui est des mores, partie qui a par ailleurs suscité le plus de discussions parmi les Modernes46, on comparera plus précisément le livre 6 avec le livre 1 :
1.4.3-4 : Tiberium Neronem maturum annis, spectatum bello, sed uetere atque insita Claudiae familiae superbia ; multaque indicia saeuitiae, quamquam premantur, erumpere. Hunc et prima ab infantia eductum in domo regnatrice ; congestos iuueni consulatus, triumphos ; ne iis quidem annis quibus Rhodi specie secessus exulem egerit aliquid quam iram, simulationem et secretas libidines meditatum.
6.51.3 : Morum quoque illi tempora diuersa : egregium uita famaque quoad priuatus uel in imperiis sub Augusto fuit ; occultum ac subdolum fingendis uirtutibus donec Germanicus ac Drusus superfuere ; idem inter bona malaque mixtus incolumi matre ; intestabilis saeuitia sed obiectis libidinibus dum Seianum dilexit timuitue ; postremo in scelera simul ac dedecora prorupit, postquam remoto pudore ac metu suo tantum ingenio utebantur.
À partir d’occultum ac subdolum…, Tacite reprend – et en fait accrédite a posteriori – une progression qui, pour l’essentiel, est compatible avec celle des livres 1-6 ; le processus de détérioration du règne y est détaillé en diverses phases qui sont associées à des soubresauts au sein de la dynastie et de la cour, conformément à l’impression que procure la lecture de l’hexade47. L’historien dresse un bilan autant moral (morum) que politique, inscrivant la psychologie du prince en fond de l’évolution de son principat. Sur ce plan, la simulation et les pratiques détournées sont la première caractéristique qu’il détache : occultum ac subdolum fingendis uirtutibus. Apparaissent ensuite la cruauté (intestabilis saeuitia) et le goût des plaisirs (obiectis libidinibus). Là aussi, il s’agit de caractéristiques qui parcourent le portrait de Tibère, figurant dès sa première présentation, sous forme de rumores, en 1.4.3-4. On retire ainsi le sentiment d’une complémentarité entre les deux passages : tandis que, avant que Tibère monte sur le trône, les Romains redoutent, de façon vague, une détérioration de son comportement, la notice finale qui lui est consacrée confirme le bien-fondé de ces appréhensions en précisant comment ce processus s’est, en diverses étapes, effectivement inscrit dans l’Histoire (c’est pourquoi aussi l’historien s’exprime alors sous son nom propre, et non plus, comme en 1.3.4-5, sous couvert de rumeurs). Une dernière remarque sur l’expression inter bona malaque mixtus (6.51.3) rappelle ce qui a été écrit à propos de Mucien dans les Histoires : bonis malisque artibus mixtus (Hist., 1.10.2), un portrait qui du reste pourrait être rapproché à d’autres égards de la représentation tacitéenne de Tibère et qui se termine avec l’idée que Mucien trouva préférable de donner l’empire plutôt que de s’en emparer (Hist., 1.10.2 : expeditius fuerit tradere imperium quam obtinere) ; et tel pourrait être le sens de l’écho : peut-être eût-il dès ce moment mieux valu que Tibère cessât d’être empereur48…
Au-delà de l’homme, un régime…
Le prince et son entourage
La mise en évidence du caractère de Tibère est une première préoccupation récurrente dans la section. Sur fond de détérioration du règne (6.48.2 ; 51.3), deux axes s’y détachent : la dissimulation et les plaisirs. Avec d’autres, qui, sans être absents du passage, y sont moins appuyés (saeuitia49, ira/uis50, superbia51), les plaisirs sont un des traits constitutifs de la représentation topique du tyran dans l’historiographie ancienne52 ; la (dis)simulatio s’y joint dans beaucoup de cas53. Caractérisé ainsi comme tyran, Tibère est associé à une dominatio. Le terme apparaît à deux reprises dans le récit de l’année 37. La première fois lorsqu’il est question de Caligula, prêt à tout pourvu qu’il obtînt la dominatio (6.45.3 : nihil abnuentem, dum dominationis apisceretur) ; dans ce cas, le terme s’applique aussi bien au pouvoir du prince tel qu’il est à la fin du règne de Tibère que tel qu’il sera lorsque Caligula l’exercera. La seconde fois, il s’applique à Tibère, ui dominationis54 conuulsus et mutatus (6.48.2) ; là encore, s’il est bien question du règne tibérien, on ne peut exclure une connotation généralisante (il s’agit dans une certaine mesure de “la nature de la tyrannie”, pas seulement de celle de Tibère). Au demeurant, dans la section précédente, le terme est apparu à deux reprises à propos des Parthes et de leur organisation politique (6.42.2 : paucorum dominatio regiae libidini propior est ; 43.2 : reddendae dominationi)55. Et, à côté de potentia (1.8.6 ; 3.28.1), il se trouve dès le début des Annalespour désigner le pouvoir absolu que s’est ménagé Auguste (1.3.1 ; 2.59.3 ; aussi 1.10.1)56.
Au vu de ces rapprochements, la dominatio de Tibère, assimilable à un pouvoir monarchique, trouve ses racines dans le régime qu’a instauré Auguste. La fidélité affichée de Tibère à ce dernier est du reste rappelée dans la section (6.46.2), de même que sont établis plusieurs liens avec les premiers chapitres du livre 1, ceux où il est le plus question d’Auguste, signe que c’est bien le bilan d’un régime qui est dressé en filigrane du jugement porté sur le Tibère. C’est aussi un des sens dont est investi le discours d’Arruntius, lequel utilise un vocabulaire politique, en référence notamment au seruitium (6.48.2)57. Les mots de Tibère lorsqu’il reproche à Macron de délaisser le soleil couchant et de se tourner vers le soleil levant traduisent aussi une conception dans laquelle un prince succède à un autre, dans une sorte de permanence du régime et d’indifférenciation des gouvernants (soleils couchant et levant sont finalement le même soleil)58.
Si les traits qui viennent d’être signalés sont directement en relation avec la personne du prince, d’autres concernent son entourage proche. C’est le cas de la dimension dynastique, sensible à travers tout ce qui regarde la succession impériale (celle de Tibère et, sous forme de rappel, celle d’Auguste). C’est aussi le cas de l’insistance sur la cour, à travers les mentions, dans chacune des trois sous-sections envisagées supra, de Macron, dont le rôle est fortement souligné dans tout le récit de l’année59, et, à travers lui, de la réactivation de la figure de Séjan ; les deux hommes sont explicitement rapprochés par Arruntius (6.48.1 et 2), mais ils le sont aussi implicitement par leur goût pour les intrigues et les manœuvres courtisanes (spéc. 6.45.3). On observe, à propos de Macron, l’emploi de l’expression nimia potentia, qui est cicéronienne60 ; peut-être faut-il y voir l’indice du déplacement vers les cercles de l’empereur d’abus de pouvoirs qui, sous la République, étaient, du moins dans la rhétorique de l’Arpinate, le fait d’hommes issus de l’aristocratie. Enfin, le pouvoir des ministres trouve également un écho dans la section précédente, sur les Parthes, une section dans laquelle figure deux fois le terme dominatio(supra)61. Le roi parthe Tiridatès apparaît soumis à son conseiller Abdagésès. On le lui reproche (6.43.3), et du reste, au moment de prendre une décision, l’avis de ce conseiller prévaut, parce que, écrit l’historien, “Abdagésès avait la plus grande autorité et Tiridatès était lâche face aux dangers” (6.44.4 : plurima auctoritas penes Abdagesen et Tiridates ignauus ad pericula erat)62. Il pourrait s’agit là d’un de ces traits qui, rapprochant Rome et les Parthes, soulignerait le caractère monarchique du pouvoir des princes63.
Au-delà de Macron, c’est tout une atmosphère de cour, avec ses rivalités, ses excitations… que met en scène Tacite. Cela est perceptible notamment en 6.50.4, lorsque règne un climat d’effervescence, rendu par l’expression cuncta […] festinabantur, que l’on trouve dans les Histoires à propos des partisans de Vespasien, lorsqu’ils se préparent à la guerre (Hist., 2.82.1 : eaque cuncta per idoneos ministros suis quaeque locis festinabantur).
Un dernier thème encore, qui traverse le passage tout en mettant en évidence la nature du pouvoir impérial, est celui de la connaissance, et même plus exactement de la connaissance comme signe du pouvoir. Dans ses opera maiora, en effet, Tacite applique la dialectique savoir/pouvoir (qui, dans ses operaminora, était opérante à travers le lien entre savoir géographique et conquête militaire64) à l’interprétation politique des relations de pouvoir entre l’empereur et les Romains65. Sous le nouveau régime, l’information tend en effet à se concentrer entre les mains du seul prince. C’est là un fait qui tient à la nature profonde du régime (cf. arcana imperii)66 et qui trouve son expression la plus explicite au début des Histoires, lorsque Tacite évoque “la méconnaissance des affaires publiques devenues pour ainsi dire étrangères” (Hist., 1.1.1 : inscitia rei publicae ut alienae), se vérifie davantage encore lorsque gouverne un empereur qui est porté à la dissimulation ou enclin à se confier à son seul cercle rapproché, comme Tibère. À ce titre, le récit de l’année 37 montre le combat que celui-ci livre pour garder la main sur la connaissance des affaires et pour le faire savoir. Deux épisodes reproduisent à cet égard un schéma identique. D’une part, Macron se livre, avec son épouse Ennia, à une manœuvre pour consolider son emprise sur Caligula, mais Tibère le sait (6.46.1 : gnarum hoc principi) et abandonnant les modes détournés d’expression qui lui sont habituels, fait savoir clairement (6.46.3 : non abdita ambage, à comparer avec 3.51.1 : solitis sibi ambagibus) à Macron qu’il a compris. D’autre part, le médecin Chariclès, peut-être à l’instigation de Macron, use d’un stratagème pour prendre le pouls de l’empereur, mais ce dernier ne se laisse pas tromper (6.50.3 : neque fefellit)67 et adopte aussitôt une attitude qui à nouveau à travers son caractère inhabibuel (ultra solitum) montre qu’il a compris. Malgré cela, il n’est pas sûr qu’il reste totalement maître de la situation ; les accusations contre Arruntius, en particulier, pourraient avoir été forgées à son insu (6.47.3 : fortasse ignaro ficta). Deux autres passages, au sein de la section, semblent pertinents à cette thématique de la connaissance. D’une part, l’un des arguments sur lesquels se fonde Arruntius pour se refuser à attendre une amélioration de la part de Caligula est précisément qu’il est ignaru[s] omnium ; l’absence de connaissance n’est pas une garantie de réussite pour qui s’apprête à exercer le pouvoir. D’autre part, lorsqu’est annoncé un regain de santé de Tibère, l’une des attitudes adoptées par les courtisans est de faire semblant de ne rien savoir (6.50.5 : se quisque maestum aut nescium fingere) ; le fait d’en savoir trop, sous un régime où le savoir figure parmi les prérogatives du prince, est dangereux.
Le prince et la société : appropriation et contagion
Les traits observés ci-dessus, s’ils peuvent être investis d’une portée générale, concernent au premier chef le prince et ses proches (dynastie, cour). Un autre aspect est la dynamique que l’empereur peut plus largement engager avec la société, étant acquis que, chez Tacite, celle-ci s’assimile pour l’essentiel à la classe sénatoriale. Cette dynamique peut être positive : le rappel indirect de Germanicus à travers la popularité de son fils (6.46.1), puis de son père (6.51.1), à travers aussi la mention de la comitas (6.50.1), renvoie à l’existence possible d’une forme de communion avec le prince.
Tibère, toutefois, n’en est pas l’exemple. Sous son principat, le processus d’interaction avec la société/la classe sénatoriale semble privilégier deux modes : l’appropriation, à savoir que le prince s’empare seul de prérogatives qui, sous la République, étaient partagées ; la contagion, à savoir que ses vices, du fait de son leadership, se communiquent à l’ensemble des Romains.
Pour ce qui est de ce second aspect, à savoir la contagion, il concerne les deux traits les plus caractéristiques du prince. La dissimulation se répand surtout dans son entourage : Macron recourt aux manœuvres, Caligula aussi, Chariclès tente de prendre son pouls à son insu, les courtisans feignent la tristesse ou l’ignorance, pour ne rien dire des allusions à Séjan, lequel, sur bien des points, constitue une projection de Tibère68… Sur ce point, les sénateurs sont, du moins pour l’année 37, peu concernés, si ce n’est Vibius Marsus qui prolonge son existence en feignant vouloir se laisser mourir de faim (6.48.1 : tamquam inediam destinauisset) ; on peut aussi penser que certains se firent les complices des fausses accusations portées notamment à l’encontre de Cn. Domitius et de L. Arruntius. Le reste de l’hexade fournit néanmoins des exemples d’une telle dissimulation sénatoriale (par exemple les accusateurs de Titius Sabinus qui se cachent dans un faux-plafond ; 4.68-69)69. Les plaisirs et la corruption des mœurs d’autre part paraissent se diffuser plus largement dans la classe sénatoriale : le suicide de Papinius en est l’illustration. Dans l’évocation du règne de Tibère qui vient deux chapitres après l’affaire Papinius, on note l’expression maxime in lubrico egit (6.51.2) à propos de la période durant laquelle, marié à Julia, Tibère eut à endurer l’impudicitiade celle-ci ; dans l’épisode relatif à Papinius figure l’expression lubricum aetatis au sujet du jeune frère du personnage. Le fait que Tacite use d’une image traduit peut-être qu’il voit – ou veut que le lecteur voie – une familiarité entre les deux types de familles, dont l’une est la famille impériale. Enfin, autre forme de contagion possible : les conflits au sein de la cour auraient leur correspondant dans le milieu des sénateurs. À cet égard, la formule futuris etiam post Tiberium caedibus semina iaciebantur (6.47.1) peut être rapprochée de Sénèque, Phoen., 276-278 : Magna praesagit mala / paternus animus. Iacta sunt semina / cladis futurae70 ; dans ces vers, Œdipe parle de ses fils, dans un contexte dynastique. L’écho pourrait renvoyer au meurtre annoncé par Tibère (= Œdipe ?) de Gemellus par Caligula (5.46.4). Mais on peut se demander si, en faisant cet écho précisément à propos de meurtres qui vont toucher les sénateurs, il n’établit pas quelque lien entre ces divers types d’assassinats. Dans le même sens, les odia entre Iunius Otho et Laelius Balbus (6.47.1) répondraient à l’odii causa de Tibère pour Caligula (6.46.2).
Quant à l’appropriation, la forme même de la notice nécrologique, rubrique annalistique traditionnelle ici consacrée à un empereur, en apporte un premier indice71. En 6.51.3, la personnalisation et la centralisation du régime sont suggérées par un écho littéraire ; au terme du passage (qui clôt aussi la première hexade des Annales), les mots postquam […] remoto metu rappellent Salluste, Hist., 1.12 : postquam remoto metu Punico (aussi Iug., 41.2). Chez Salluste, l’expression figure dans le contexte de la dégradation des mœurs à Rome ; que Tacite l’applique au caractère d’un seul homme suggère que cet homme incarne l’État et que le destin collectif ne dépend plus que de la santé morale d’un unique individu72. On y ajoutera un autre écho possible : en 6.46.2, signifiant que Tibère, incapable de choisir entre Gemellus et Caligula, s’en remet au destin, Tacite utilise l’expression fato permisit ; un modèle serait à chercher notamment dans le livre 7 de Lucain (7.333) : permittunt omnia fatis73. On se trouve là dans le contexte des événements qui précèdent la bataille de Pharsale, après le discours prononcé par César à ses troupes ; en reprenant pour la succession impériale une expression utilisée pour une guerre civile, Tacite assimilerait la seconde à la première, voyant dorénavant dans le choix du prince la raison des discordes entre citoyens (ce qu’illustreront amplement les événements de l’année 69). Enfin, on pourrait éventuellement considérer comme pertinent à cette problématique le fait que Tacite prend soin de préciser que Tibère vient mourir dans la villa de Lucullus ; il y aurait alors quelque lien entre le repas (d’adieu ?) qu’y fait donner Tibère (6.50.1) et la réputation de gourmand de Lucullus74.
Une dimension prospective
L’idée de contagion, associée à celle d’épidémie, sous-entend une extension du mal non seulement dans l’espace, mais aussi dans la durée. L’impact qu’ont les vices de Tibère sur son entourage et au-delà suppose que, dans une certaine mesure, ils lui survivront. Comme ces vices sont eux-mêmes constitutifs de la dominatio, on trouve là un indice impliquant la poursuite de cette dominatio ; à cet égard, il est, comme on l’a noté, difficile de préciser si la première occurrence du terme dans la section (6.45.3 : dum dominationis apisceretur) concerne le seul règne de Tibère ou entend également le principat à venir de Caligula. Dans cette mesure aussi, le bilan du régime qui est en filigrane du récit de l’année 37 a valeur prédictive. Cela s’exprime plus ou moins explicitement dans le passage.
En effet, le nombre élevé d’anticipations dans les derniers chapitres de la première hexade n’a pas manqué d’être signalé75. La mort de Tibère durant l’année est indiquée dès l’annonce des consuls : supremi Tiberio consules (6.45.3)76. Au début du chap. 6.47, Tacite laisse entendre qu’il va évoquer des affaires qui se concluront par des morts après même la disparition de Tibère (6.47.1 : futuris etiam post Tiberium caedibus) ; il y a là exagération par généralisation, puisque, parmi les hommes qui sont alors cités, seul le tribun Iunius Otho est connu pour avoir péri de mort non naturelle77. Simultanément, un intérêt pour ce que sera le principat de Caligula se manifeste de la part même des personnages78, en particulier Tibère et Arruntius, qui, l’un et l’autre, annoncent un sombre avenir. Leur capacité à prédire est pour ainsi dire surlignée, que ce soit pour Tibère (6.46.3 : prouidus futurorum ; 46.4 : praedixit)79 ou pour Arruntius (6.48.3 : uatis in modum). Chacun reste d’ailleurs prophète en son domaine : Tibère évoque un meurtre qui sera commis au sein de la dynastie (celui de Gemellus, 6.46.4), Arruntius la poursuite d’une tyrannie dont aura surtout à pâtir le Sénat. Dans ce dernier cas, Tacite prend soin de préciser la justesse de la prédiction (6.48.3) : Documento sequentia erunt bene Arruntium morte usum.
D’autres anticipations sont plus détournées. En présentant comme “déjà excessive” (45.3 : nimia iam potentia Macronis) la puissance de Macron, Tacite laisse certes entendre qu’elle grandira encore80. Pourtant, pour qui a en tête une sententia des Histoires, nec umquam satis fida potentia, ubi nimia est(Hist., 2.92.1 : “une puissance excessive n’est jamais assez sûre d’elle-même”)81, il peut s’y ajouter quelque accent funeste, suggérant l’instabilité de fait du pouvoir de Macron dont la chute aura lieu dès 3882. Au demeurant, l’association même de Macron avec Séjan est une association avec un paradigme de revers de fortune et ne donne pas à croire que sa puissance perdurera. Détournée aussi peut être la mention de Sex. Paconius, sachant qu’un Sex. Paconius, présenté comme fils d’un ancien consul par Sénèque (Ir., 3.18.3), d’Anicius Cerialis par Cassius Dion (59.25.5b), fut torturé sous Caligula83 ; il a parfois été pensé qu’il s’agissait du jeune frère de Papinius mentionné en 6.49.2, mais il serait étonnant que les deux frères se fussent prénommés pareillement. Quoi qu’il en soit, l’homonymie avec un homme qui eut à souffrir sous Caligula aurait suffi à Tacite pour créer un effet et établir un lien supplémentaire, quoiqu’implicite, entre l’année 37 et la tyrannie prochaine de Caligula84. Plus indirect encore, le recours à imminuta mens pour caractériser Claude (6.46.1) ; on songe à la description que fait Salluste de Gauda, mente paulum imminuta (Iug., 65.185) ; Gauda avait été alors écarté par Metellus comme prétendant possible au trône de Numidie ; pourtant, à la mort de Jugurtha, il obtint une partie de ce royaume86. L’allusion à Gauda est donc une allusion à un homme qui finit par obtenir le pouvoir et elle (sous-)entend qu’il en ira de même pour Claude.
Enfin, une forme sinon implicite, en tout cas différée, d’anticipation réside dans la validation a posteriori par d’autres règnes de la nature exemplaire, et donc vouée à se réitérer, des événements qui sont narrés. En poursuivant sa lecture, en effet, le lecteur sera confronté à des faits qui lui rappelleront l’année 37. Il sera alors conduit à investir le récit de celle-ci, pour autant qu’il en ait conservé le souvenir, d’une dimension prophétique, dans la mesure où il estimera que sa narration contenait des épisodes et des situations qui se reproduisirent sous d’autres principats – ce qu’il sera tenté d’expliquer par la nature du régime. Un exemple en est la réaction des courtisans à l’annonce d’un regain de santé de Tibère ; la scène est pour ainsi dire réactivée par la description de la réaction des convives lors de la mort de Britannicus :
– 6.50.4-5 : pauor hinc in omnes et ceteri passim dispergi, se quisque maestum aut nescium fingere ; Caesar in silentium fixus […] Macro intrepidus […]
– 13.16.3-4 : Trepidatur a circumsedentibus ; diffugiunt imprudentes ; at quibus altior intellectus resistunt defixi et Neronem intuentes. Ille ut erat reclinis et nescio similis […] At Agrippinae is pauor […]
On peut reprendre les points de rencontre :
On ne peut manquer d’être frappés par la récurrence de termes semblables et de sentiments identiques. Pourtant, ce ne sont pas les mêmes (types de) personnages qui les éprouvent ou les affichent. L’essentiel semble être la mise en avant d’une sorte de “psychologie” de la cour qui contribue assurément à fixer et à spécifier celle-ci, dans son ensemble, comme un acteur de la vie impériale.
On relève ainsi (hors succession impériale) quelques parallèles ou rapprochements entre des faits décrits en 6.47-48 (sous-section sénatoriale) et d’autres qui seront narrés dans le récit de règnes ultérieurs. En 6.47.1, l’initiative d’un tribun de la plèbe d’opposer droit de véto s’avère fatale ; sous Néron, Thrasea dissuade un de ses proches, tribun de la plèbe, d’opposer son droit de véto en raison des risques encourus (16.26.4-5)87. En 6.48.1-3, Arruntius préfère s’ouvrir les veines alors que ses amis lui recommandent le jeûne ; c’est aussi le cas de Valerius Asiaticus sous Claude (11.3.2)88. L’association entre les ludibria et les pericula (6.48.1 ; cf. 6.2.4) se retrouve pour le règne de Néron (14.59.4 ; 15.44.4 ; 16.11.3)89.
Ce dernier exemple, parmi d’autres, indique la nécessité d’insérer l’examen de ce récit de la dernière année de vie et de règne de Tibère dans une perspective large. Certes le passage a une dimension rétrospective évidente. Les choix faits par l’historien montrent toutefois qu’il ne se contente pas de dresser le bilan d’un règne qui s’achève, mais qu’il désire aussi s’interroger sur un régime qui est, lui, destiné à durer. Cette observation même engage à considérer aussi ces chapitres à la lumière des principats à venir90. Ces diverses dimensions cohabitent de la manière sans doute la plus notable dans le discours, qui occupe une place centrale dans le récit de l’année, de L. Arruntius. À travers le sénateur auquel l’approche de la mort procure la clairvoyance d’un uates, c’est aussi Tacite, sénateur, historien dont les récits s’ornent d’accents et de visions épiques91, qui se livre, en tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’analyste du Principat.
Traduction des Annales, 6.45.3-51
45.3. En effet, peu après, ce furent les derniers consuls pour Tibère : Cn. Acerronius et C. Pontius prirent leurs fonctions, alors que débordait déjà la puissance de Macron. Celui-ci, qui n’avait jamais négligé de se gagner la faveur de Caligula, la cultivait chaque jour avec plus d’ardeur. Il avait poussé, après la mort de Claudia dont j’ai signalé le mariage avec celui-ci, sa propre épouse, Ennia à feindre des sentiments pour séduire le jeune homme et le lier par une promesse de mariage. Et celui-là n’excluait rien pourvu qu’il en reçût le trône. En effet, bien qu’il fût émotif par nature, il n’en avait pas moins appris, au contact de son oncle, tromperies et faux-semblants.
46.1. Le prince savait cela et il en conçut des hésitations au moment de transmettre de l’État ; hésitations au premier chef entre ses petits-fils : l’enfant de Drusus lui était plus proche par le sang et l’affection, mais il n’avait pas atteint encore la puberté ; le fils de Germanicus avait pour lui la force de la jeunesse et les sympathies du peuple, ce qui était pour son grand-père motif à le haïr. Il en vint même à songer à Claude, parce qu’il avait la maturité de l’âge, le goût des arts libéraux, mais sa faiblesse mentale lui fut rédhibitoire. 2. Quant à chercher un successeur hors dynastie, il redoutait que la mémoire d’Auguste, que le nom des princes ne devinssent objets de risées et d’insultes ; c’est que le souci d’être populaire auprès de ses contemporains lui tenait moins à cœur que de briller devant la postérité. 3. Las, indécis dans sa tête, épuisé physiquement, il remit une telle décision, qui le dépassait, au destin, non sans avoir toutefois lâché des petites phrases destinées à faire comprendre qu’il avait la vision de ce qui allait advenir. 4. C’est ainsi qu’il reprocha à Macron, sans faire mystère de mots, d’abandonner le Couchant, de regarder l’Orient. À Caligula, alors qu’au hasard d’une conversation celui-ci plaisantait sur Sylla, il prédit qu’il aurait tous les vices de cet homme, et aucune de ses qualités. Dans le même temps, dans des transports de larmes, il étreignit le plus jeune de ses petits-fils ; face à l’expression agressive de l’autre, “Tu le tueras, dit-il, et un autre te tuera”. 5. Cependant, alors même que sa santé se détériorait, il ne s’abstenait d’aucun plaisir, feignant d’être ferme dans la souffrance et habitué à ne pas prendre au sérieux les savoirs médicaux aussi bien que ceux qui, passé trente ans, ont besoin d’un avis extérieur pour discerner ce qui est bénéfique ou nuisible à leur corps.
47.1. Entretemps à Rome. On semait les germes de meurtres qui devaient se produire après Tibère encore. Laelius Balbus avait poursuivi pour majesté Acutia, ex-épouse de P. Vitellius. Après sa condamnation, comme l’on votait une récompense pour son accusateur, le tribun de la plèbe Iunius Othon fit intercession ; ils en vinrent à se haïr, et bientôt, pour Othon, ce fut l’exil. 2. Ensuite, Albucilla, renommée pour le nombre de ses amants et qui avait été l’épouse de Satrius Secundus, le dénonciateur de la conjuration, est citée pour impiété envers le prince ; on lui adjoignait comme complices et adultères Cn. Domitius, Vibius Marsus, L. Arruntius. L’éclat de Domitius, j’en ai parlé plus haut ; Marsus devait d’être également illustre à d’anciens honneurs et à son goût des lettres. Des mémentos adressés au Sénat n’en faisaient pas moins état de ce que Macron avait présidé à l’interrogatoire des témoins, à la torture des esclaves et l’absence de missive impériale à leur encontre donnait à penser que, à l’avantage de la faiblesse du prince, peut-être même à son insu, cela avait été pour grande part inventé du fait de l’inimitié bien connue de Macron pour Arruntius.
48. De la sorte Domitius, occupé à préparer sa défense, Marsus en laissant croire qu’il avait pris le parti de ne plus s’alimenter prolongèrent leur existence. Arruntius, alors que ses amis lui disaient d’atermoyer et de gagner du temps, répondit que tout le monde n’avait pas le même sens de l’honneur ; pour sa part, il avait assez vécu et il n’avait d’autre regret que d’avoir eu à endurer une vieillesse inquiète entre humiliations et dangers, odieux longtemps à Séjan, aujourd’hui à Macron, toujours à l’un des puissants, non en raison d’une faute, mais pour son incapacité à supporter les scandales. Sans doute pouvait-on se mettre hors-jeu durant les quelques jours qui restaient au prince avant l’heure fatale ; mais comment échapper à la jeunesse de son successeur ? Tibère, fort d’une telle expérience, fut sinistré et changé de par la réalité du pouvoir tyrannique : Caligula, qui sortait à peine de l’enfance, ignorant de tout ou à l’école des pires maîtres, allait-il prendre une meilleure voie, sous la conduite de Macron, qui, au fait d’être pire que lui, devait d’avoir été choisi pour éliminer Séjan, et qui avait par plus de crimes abattu l’État ? Déjà se profilait une plus rude servitude : autant fuir à la fois un passé révolu et un pressant avenir. 3. Tout en disant cela à la manière d’un devin, il s’ouvrit les veines. La suite prouvera qu’Arruntius fit bien de mourir. 4. Albucilla, après s’être blessée en se portant elle-même un coup sans conséquence, est par ordre du Sénat portée en prison. Pour ceux qui l’avaient assistée dans ses débauches, voici ce qu’on décide : pour le prétorien Carsidius Sacerdos, déportation dans une île, pour Pontius Fregellanus perte du rang sénatorial et même peine à l’encontre de Laelius Balbus ; dans ce dernier cas en tout cas, les sénateurs agirent de gaieté de cœur, car Balbus était tenu pour posséder une éloquence agressive, qu’il était prompt à exercer contre des innocents.
49.1. Même période. Sex. Papinius, de famille consulaire, opta pour une mort brutale et affreuse : il se jeta dans le vide. On en attribuait la cause à sa mère : bien qu’il l’eût pendant tout un temps repoussée, elle aurait, en le faisant céder à son goût du luxe, poussé le jeune homme à des actes auxquels seule la mort lui donnait un échappatoire. 2. En conséquence, elle fut accusée au Sénat. Elle eut beau se rouler aux pieds des Pères92, invoquer le deuil qui leur était commun ainsi que la faiblesse des femmes en telle matière, alimenter longtemps leur même douleur par d’autres traits propres à inspirer tristesse et apitoiement : elle n’en fut pas moins bannie de la Ville pour dix ans, le temps que son plus jeune fils eût passé le cap de l’instable jeunesse.
50.1. Son corps, ses forces abandonnaient maintenant Tibère. Pas encore la dissimulation. Même inflexibilité d’esprit aussi. Faisant attention à ce qu’il disait, à ce que son visage exprimait, usant d’une affabilité de façade parfois, il s’efforçait de cacher qu’il était diminué, tout manifeste que cela fût. Après avoir plus d’une fois changé de résidence, il finit par s’installer près du promontoire de Misène, dans une villa qui jadis avait appartenu à Lucullus. 2. Là, il lui apparut de la manière suivante que sa dernière heure approchait. Il y avait un médecin réputé en son art du nom de Chariclès ; sans être habituellement en charge de la santé du prince, il lui donnait toutefois une consultation. Au moment de le quitter pour retrouver ses affaires, lui ayant serré la main sous couvert de l’honorer, il lui vérifia le pouls. Il ne l’abusa pas. Car Tibère, sans qu’on sût s’il en était offensé et n’en refoulait que davantage sa colère, fait se tenir un banquet ; il reste à table plus que de coutume, comme pour rendre honneur à un ami sur le départ. Chariclès, de son côté, affirma à Macron que son souffle déclinait et qu’il ne tiendrait pas plus de deux jours. 4. Dès ce moment, on réglait tout à la hâte, lors d’entretiens entre ceux qui étaient sur place, par des courriers aux légats et aux armées. Le 16 mars, sa respiration s’arrêta et on crut qu’il avait quitté les vivants. Au milieu de la cohorte fournie de ceux qui le félicitaient, Caligula déjà s’apprêtait à sortir pour inaugurer son règne. Voici que soudain l’on rapporte que Tibère a recouvré ses sens et qu’il appelle des gens pour lui rapporter de quoi manger afin de surmonter sa défaillance. 5. De là, l’effroi s’abat sur tous, il y a dispersion générale, chacun se pare du masque de la tristesse ou de l’ignorance. Caligula, confit dans le silence, loin des plus hautes espérances, s’attendait aux dernières rigueurs. Macron ne panique pas. Il fait étouffer le vieillard sous un amas de couvertures et fait vider les lieux. Ainsi périt Tibère, à l’âge de 86 ans.
51.1. Il avait pour père Néron et descendait des deux côtés de la gens Claudia, bien que sa mère fût passée par adoption dans la famille des Livii, puis des Iulii. Dès sa prime jeunesse, les incertitudes du sort. Il suivit en effet en exil son père proscrit ; lorsqu’il entra comme beau-fils dans la maison d’Auguste, il fut en butte à de nombreux rivaux, le temps où Marcellus et Agrippa, Caius et Lucius Caesar dans un second temps, furent à leur sommet. Même son frère Drusus jouissait d’une opinion plus favorable parmi les citoyens. 2. Mais il se trouva surtout en position instable après son mariage avec Iulia, ayant à supporter l’impudicité de son épouse ou à prendre ses distances avec elle. De retour de Rhodes, ensuite, il occupa pendant douze ans la place laissée vacante dans la maison du prince, et à la suite, pendant presque trente-trois ans, la souveraineté sur l’État romain. 3. Pour ce qui est de ses mœurs également, il passa par plusieurs phases : période sans reproches, et par son comportement et sa réputation, aussi longtemps qu’il fut un homme privé ou qu’il exerça des commandements sous Auguste ; temps du secret et de l’habileté à feindre les vertus tant que Germanicus et Drusus restèrent en vie ; il fut encore un mélange de bon et de mauvais du vivant de sa mère ; il fut exécrable par sa cruauté, mais cacha ses plaisirs, le temps où il fut l’ami de Séjan ou qu’il en eut peur ; finalement il se précipita conjointement dans les crimes et les débauches dès lors que, toute honte et toute crainte abolies, il en était livré à son seul talent.
Notes
- Par ex. Devillers 1994, 303-304.
- Sur Tacite comme historien sénatorial, spéc. Syme 1958b.
- Devillers 1994, 62-63.
- Sur cette structure, Martin 2001, 184 ; Woodman 2017, 269.
- Philon (Leg. ad Caium) en donne l’initiative à Ennia elle-même.
- Devillers 2003, 240.
- Cf. Sinclair 1990, 247 n. 23, qui note divers échos lexicaux.
- À propos de Macron, déjà 6.29.3 : easdem artes occultius exercebat.
- Sur la dissimulation comme thème des livres tibériens, spéc. Walker 1952, 17-22 ; Galtier, 2008, 318-321 ; en général chez Tacite, Strocchio 2001.
- Power 2014, 73 parle de “transferable motifs” ; Duchêne 2018, 248 d’“éléments flottants” (cf. aussi p. 252-255).
- Aussi Regum et imperatorum apophtegmata (Mor., 203e) ; Praecepta gerendae rei publicae (Mor., 804f) ; Champlin 2008, 412.
- Voir Hartog & Casevitz 1999, 215.
- Analyse de l’épisode par Pelling 2010.
- Woodman 2017, 273, avec références.
- Par ex. Cowan 2009, 469.
- Rapprochements qu’on pourrait aussi faire avec d’autres passages où il est question de succession impériale ; ainsi l’expression robur iuuentae (6.46.1) se retrouve dans le contexte de la succession de Claude à propos de Néron (12.25.1 ; 65.3).
- Par ex. Klaassen 2014, 236-242.
- Il est pour le reste globalement passé sous silence dans la première hexade, même si son accession au trône est évoquée par anticipation en 3.18.4 ; cf. Klaassen 2014, 234-236 et n. 842.
- Sur ce ring composition, Martin 2001, 188.
- Bauman 1974, 131. Cf. Forsyth 1969 qui estime qu’à tout le moins Macron aurait pu craindre qu’une coalition des hommes puissants qui sont alors cités pût menacer l’accession au trône de Caligula. Dans ce sens aussi Edwards 2003, 311-312. Aliter Levick 1976, 216-217, défend la thèse d’une accusation montée de toutes pièces par Macron.
- Dans ce passage Satrius est qualifié de coniurationis index, sans qu’on puisse déterminer s’il s’agit de la conjuration de Séjan ou de celle pour laquelle serait alors accusée Albucilla ; cf. Woodman 2017, ad 6.47.2.
- Dans ce sens Direz 2007, spéc. p. 56.
- Voir sur ce point Ozcáriz Gil 2016, 114-116.
- Devillers 2009, spéc. p. 164 ; aussi Galtier 2011, 82.
- L’historien-sénateur Servilius Nonianus a été proposé comme source au passage ; Syme 1958a, 276 n. 5.
- Sur Lepidus et Thrasea comme vecteurs de la pensée de Tacite sur l’attitude des sénateurs, Strunk 2010.
- Par ex. Ducos 1977 ; Morford 1991 ; Devillers 2003, 75-97 ; Cogitore 2011, 162-166. Sur le contraste entre seruitium et libertas comme étant au cœur des livres 1-6, Ginsburg 1981, 39 (à propos précisément de 1.81).
- Voir pour des exemples Stini 2011.
- Spéc. Hist., 4.2.2 : truci oratione, à propos toutefois d’un discours prononcé contre un accusateur.
- Cf. Galtier 2011, 269 n. 211.
- Paratore 1952, 672 n. 59.
- Syme 1958a, 543.
- Tac., A., 4.22.1 : coniugem in praeceps iecit ; cf. Tac., A., 6.49.1 : iacto in praeceps corpore.
- Ce second épisode est discuté par Champlin 2015, qui ne croit notamment pas à la réalité de l’accusation d’inceste.
- Devillers 1994, 192-193.
- Sur la connotation politique du mot chez Tacite, par ex. Cogitore 2014, 151-153.
- Woodman 2017, 284.
- Woodman 2017, 284.
- Klaassen 2014, 231.
- Sur les diverses versions proposées par Suétone, Gascou 1984, 380-381 (aussi p. 795).
- Sur ce rapprochement, Woodman 2017, 286.
- Sur cette structure, Woodman 2017, 287.
- Woodman 1989, 200-201 ; cf. Devillers 1994, 304.
- Woodman 2017, 288.
- Cf. aussi Weller 1958.
- Woodman 2017, 290-293 fait le point sur la question.
- Détérioration après la mort de Drusus (II), cf. 4.7.1 ; après celle de Livie, cf. 5.3.1. Par ex. Woodman 2017, 295 : “The periodisation which is outlined in the obituary notice corresponds exactly to the structuring of the hexad”.
- Ce mélange de bien et de mal se retrouve dans le livre 1 des Histoires à propos d’un autre homme qui ne fut pas empereur, à savoir T. Vinius ; 1.48.4 : prout animum intendisset, prauus aut industrius, eadem ui.
- Cf. 6.51.3 : intestabilis saeuitia.
- Cf. 6.50.3 : iram premens ; 51.3 : in scelera […] prorupit.
- Cf. 6.46.2 : in posteros ambitio.
- Dunkle 1971.
- Elle est associée à la tyrannie chez Platon (Rép., 566d-e) et Aristote (Pol. 1314a-b). Ainsi Galtier 2011, 183-191 intègre “la fausseté” (ainsi que l’avidité et l’impiété) parmi les traits du tyran qu’il passe en revue chez Tacite.
- L’expression reparaît en 15.69.1 ; sinon l’on trouve uis imperii, uis principatus.
- Benario 1975, 137-138 ; aussi Devillers 1994, 63.
- Aussi Ceausescu 1974, 189-190.
- Dans ce sens, Sinclair 1995, 115-116.
- Sinclair 1995, 115.
- Par ex. Koestermann 1965, 349.
- Woodman 2017, ad 6.45.3.
- Mac Culloch 1984, 60-61 ; aussi Devillers 1994, 246.
- Aussi 6.43.1 : inuidia in Abdagaesen qui tum aula et nouo rege potiebatur.
- Cf. Treuk Medeiros de Araujo 2018, 11 (qui songe toutefois plutôt à un rapprochement avec Tibère et Séjan/Macron).
- Spéc. à propos de l’Agricola, voir par ex. Rutledge 2000 (1ère partie) (“an inextricable nexus between discovery and conquest”) ; Clarke 2001 ; Gabrielli 2007, spéc. 172.
- Devillers 2014b, 23.
- Bérard 2006, 118.
- Cela est peut-être déjà préparé en 6.46.5 par la mention de la tendance du prince à ne pas prendre les médecins au sérieux.
- Par ex. Galtier 2011, 196. Spéc. lien entre (dis)simulation et uis (élimination de rivaux), 4.3.1-2 : quia ui tot simul corripere intutum, dolus interualla scelerum poscebat. Placuit tamen occultior uia ; On entre dissimulatio et superbia, 4.1.3 : sui obtegens, in alios criminator ; w. Aussi association de saeuitia et superbia, 4.68.3.
- Voir aussi 6.7.3 pour l’image de la contagion.
- Woodman 2017, ad 6.47.1.
- Sur la manière dont Tacite utilise les codes de l’histoire annalistique pour peindre l’histoire impériale, Ginsburg 1981.
- Cf. par ex. Mac Culloch 1984, 65-66 ; Noè 1984, 98 ; Martin 19892, 106, 226 ; 2001, 195 ; Devillers 1994, 304 ; 2017, 137 ; aussi Woodman 2017, 299.
- Martin 2001, ad loc. ; Woodman 2017, ad loc., qui signale aussi Luc. 426 : permissaque fatis.
- Suggestion de Woodman 2017, 284 (que nous ne reprenons pas à notre compte).
- Par ex. Martin 2001, 188.
- Aussi 6.48.2 : suprema principis ; 50.2 : supremis.
- Martin 2001, 186 et 187 ; Woodman 2017, 276.
- Walker 1952, 41 n. 2 ; Koestermann 1965, 349 ; Syme 1981, 201 ; Devillers 1994, 62, 114.
- Cf. déjà sa prédiction à Galba 6.20.2.
- Devillers 1994, 112.
- Sur le sens de la formule, Ash 2007, ad Hist., 2.92.1.
- Déjà en Hist., 2.10.2, à propos de Vibius Crispus, il y a l’idée qu’une nimia potestas n’est pas nécessairement un atout. C’est là aussi une nuance qu’on pourrait distinguer à propos d’un autre personnage proche de la cour à laquelle l’expression est appliquée, à savoir Urganilla, une proche de Livie (2.34.4).
- Tentative pour éclaircir le texte de Cassius Dion par Roberto 2016, 64.
- Ce lien aurait pu être réactivé par Tacite dans l’évocation qu’il aurait faite du sort de ce Sex. Paconius dans ses livres perdus sur le règne de Caligula.
- Même idée à propos de Gauda en Iug., 65.3 : hominem ob morbos animo parum ualido.
- Par ex. Briand-Ponsart 2011, 172 ; Lassère 2015, 92.
- Devillers 1994, 163.
- Devillers 1994, 146.
- Devillers 1994, 163.
- Cf. Galtier 2011, 282 : “Jamais les tragédies qui jalonnent les opera maiora n’apparaissent comme des morceaux de bravoure isolés du reste du récit. Les effets d’annonce permettent, bien évidemment, de ménager une transition entre chaque livre. Mais, par ce procédé, l’historien montre également combien chaque crise découle de la précédente et entraîne la suivante”.
- Cf. Joseph 2012 (à propos des Histoires).
- Ou, selon la leçon adoptée, “aux pieds de son père [= du jeune homme]” ; cf. Woodman 2017, ad loc.