Introduction
Les deux versets 23 et 24 du chapitre 19 de l’évangile de Jean sont riches d’un potentiel de réflexion métaphorologique sur le vêtement1. L’événement relaté par l’évangéliste intervient juste après la crucifixion et, pour être encore plus précis, dans cet instant que la tradition iconographique chrétienne et la théologie s’accordent à définir comme la Crucifixion. Dans ce contexte, les évangiles manifestent de l’intérêt envers les vêtements de Jésus. Il n’est pas ici question un instant d’opérer un retour sur image en s’arrêtant au mysterium crucis, ainsi que la théologie dénomme les trois jours où se déroulent la passion, la mort et la résurrection de l’homme Jésus appelé le Christ ; tenons-nous-en à une tentative pour tisser les fils de la métaphore – l’habit de Jésus et son lien à la théologie en tant que réflexion rationnelle à propos des données recueillies à la fois dans l’Écriture et dans la tradition.
La littérature scientifique est loin d’avoir dressé un état de la question, surtout en raison du peu d’intérêt, manifestement, qu’elle semble vouloir accorder aux contenus touchant aux vêtements, lesquels pourtant jalonnent les Écritures, particulièrement le Nouveau Testament2. Monographies et articles sur le sujet non seulement ne sont pas légion, mais encore, qualitativement parlant, demeurent des recherches parcellaires, voire à l’état encore embryonnaire. En français, la référence obligée, l’autorité en la matière, est l’ouvrage d’Edgar Haulotte, Symbolique du vêtement selon la Bible, encore remonte-t-il à 19663. Il représente une mine, par le contenu, certes, mais aussi par le projet de systématisation théologique que renferme la troisième partie, “Le vêtement, symbole des réalités spirituelles”. Or, comme l’écrira quelques années plus tard le jésuite M. Aubineau dans un article4 qui demeure jusqu’à aujourd’hui incontournable, l’étude minutieuse d’E. Haulotte ne s’attarde pas le moins du monde sur la tunique sans couture du Christ et encore moins, de manière générale, sur le verset Jn, 19.23. Oubli volontaire ou sentiment que le sujet méritait amplement d’occuper une place à part, quasi réservée en raison de ce que soulève ce verset “textile” johannique ? La question, somme toute d’importance relative puisqu’il s’agit d’un exégète ayant abondamment traité de la question du vêtement dans la Bible, reste ouverte, mais demeure l’hypothèse que ce verset, avec son riche contenu, est central dans la mise en place d’une théologie textile du Nouveau Testament et qu’on peut élaborer une théologie sans forcément en tresser les fils de manière explicite. En réalité, si, comme on l’a souligné plus haut, on compte peu de travaux, pour élargir le propos, sur le vêtement dans la Bible, on voit pourquoi : ici, comme dans l’histoire de l’art, le corps, quand il est pris pour objet d’étude par les sciences humaines, est toujours pensé comme désincarné5.
En effet, et c’est là le deuxième volet de la présente contribution, plus on se persuade de l’importance de l’élément textile dans la Bible, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, plus on y trouve matière à “tisser” une véritable théologie du vêtement et, par suite, de la mode, comme on peut le faire du vêtement du Christ, en prenant les deux sous l’angle de la théologie. Voilà qui rend indispensable la réflexion sur l’Incarnation, comme sens ultime pour la métaphore textile contenue tant dans le texte que dans l’idée même d’Incarnation.
Dans un premier temps, il sera question des éléments connus, le textuel et le textile, pour continuer par l’exploration de la portée théologique qu’engendre la métaphore – théologique elle aussi – contenue dans ce verset et plus précisément dans l’objet tunique sans couture. L’ensemble sera appréhendé par le prisme de la lecture des textes et la réflexion théologique, autant dire entre l’histoire des religions et la théologie.
Deux versets pour un métier à tisser
Les deux versets de l’évangile de Jean, les versets 19.23 et 19.24 constituants l’objet de la présente investigation, mettent sur le devant de la scène sans peur de se tromper les vêtements de Jésus. Cet évangile rapporte la scène avec une abondance de détails dont ne font pas preuve les synoptiques : ils la confirment, certes, mais de façon plus laconique et, surtout, ne font pas état de la différence entre sous-vêtements et tunique, autrement dit entre himation et chitôn. Au moment où Jésus est crucifié, les soldats s’acharnent sur son enveloppe textile, ses vêtements. Ce sont des soldats qui revêtent le corps de la chlamyde, rouge selon la tradition, au moment de porter la croix6, comme si l’évangile voulait signaler le rôle militaire d’une mise en scène vestimentaire, ce qui peut se comprendre aisément à l’époque de Jésus comme encore aujourd’hui, et qui demeure vrai sous beaucoup de latitudes et à bien des moments historiques7.
Voici comment la Bible de Jérusalem traduit ces deux versets, qui sont à considérer comme un métier à tisser pour toute une métaphore théologique de la tunique :
“Lorsque les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements et firent quatre parts, une part pour chaque soldat, et la tunique. Or, la tunique était sans couture, tissée d’une pièce à partir du haut : ils se dirent donc entre eux : ‘Ne la déchirons pas, mais tirons au sort qui l’aura’ : afin que l’Écriture fût accomplie : ‘Ils se sont partagé mes habits, et mon vêtement, ils l’ont tiré au sort’. Voilà ce que firent les soldats8.”
Les commentaires exégétiques n’écartent pas l’interprétation textile, mais elle semble rester en deçà de la portée historique de l’élément vestimentaire. R. E. Brown, l’un des plus importants commentateurs modernes de l’évangile de Jean, explicite la raison qui selon lui amène l’évangile de Jean à préciser qu’il s’agit de vêtements de dessus, l’himation, par opposition au chitôn, la tunique sans couture et tissée à partir du haut. En effet, si les exégètes ont trouvé une réponse partielle à la question que pose la tunique sans couture en rappelant qu’elle était réservée au Roi – dénomination qui convient à la prédication de Jésus lui-même et qui lui valut la condamnation à mort en croix –, la distinction que fait Jean renvoie aussi à une autre signification non moins importante. Si la tunique sans couture (araphos) et tissée à partir du haut est un chitôn pour ces versets alors que ceux-ci font référence au psaume 22.19, l’exégèse s’est demandé si Jean n’a pas voulu suivre simplement le psaume. Brown prend cette hypothèse en considération, mais en émet aussi une autre, qui est tout l’inverse : Jean, dit-il, ne se serait pas laissé indirectement influencer par ce psaume, bien qu’il ait fini par adapter son texte à partir des versets du psaume. Il déclare :
“Many scholars have proposed that the incident of the tunic is the product of the evangelist’s fanciful or erroneous interpretation of the psalm, a reference to which came to him in his tradition. However, it seems more likely that the interpretation of the psalm is stretched to cover an incident that the evangelist found in his tradition rather than vice versa.”9
Brown enchaîne sur l’idée que la tunique cousue de haut en bas est un indice fourni par Jean pour désigner Jésus comme le grand prêtre. Cette proposition, qu’admet l’exégète Ceslas Spicq, n’en est pas moins remise en question dès lors qu’on lui objecte que vouloir présenter le Christ comme grand prêtre est totalement étranger aux intentions de l’évangile de Jean. D’ailleurs, comme le dit Franco Mosetto :
“In realtà, l’enfasi posta dall’evangelista sul compimento della Scrittura e sul diverso destino toccato alle vesti di Gesù sarebbe difficilmente spiegabile se ciò non comportasse uno speciale significato.”10
Cependant, un autre type d’analyse exégétique conduit à une double conclusion : d’un côté, on aurait affaire, avec la tunique sans couture, à un indice de peu d’importance – ce qui constitue la thèse d’Ignace de La Potterie –, de l’autre les versets johanniques ne seraient pas le fruit aléatoire de la fantaisie des rédacteurs. La Potterie néanmoins ne réduit pas la portée de l’indice, comme il l’indique dans son article qui fait l’état des lieux remettant en question l’attribution symbolique de la tunique au manteau du grand prêtre et de là au sacerdoce du Christ, absent dans l’évangile de Jean :
“Rien n’autorise à assimiler la tunique de Jésus au manteau de pourpre du grand prêtre. Cette confusion entre les deux vêtements provient de l’ambiguïté du langage des auteurs anciens et sans doute aussi d’une faute de traduction de la Bible grecque11.”
Cependant, ce même exégète, après avoir congédié l’interprétation moderne, qui n’a vu le jour qu’au XVIIe siècle, et pour laquelle la tunique mentionnée en Jn 19.23 est signe de son sacerdoce, n’en souligne pas moins la portée symbolique de cet élément textile :
“Ce résultat négatif ne devrait pas pourtant nous faire conclure que l’épisode de la tunique de Jésus n’a aucune portée symbolique et théologique. S’il en était ainsi, on ne voit pas pourquoi Jean lui aurait donné une telle importance dans la section du Calvaire12.”
Il s’ensuit une double conclusion : d’une part, ces versets ne peuvent être tenus pour une rédaction aléatoire d’un auteur s’appuyant, même sans en être forcément conscient, sur des sources anciennes ; de l’autre, il n’est pas gratuit que l’épisode prenne place dans le récit des heures graves que traverse celui que l’auteur de l’évangile proclame comme le Christ Sauveur.
Ces deux versets johanniques sont le fond sur lequel se met en place une réflexion sur les vêtements du Christ, au moment même où dans sa kénose il montre sa gloire. Signalons au passage le paradoxe qui consiste à devoir justifier qu’il s’agit, avec cette tunique sans couture, d’un vêtement forcément et par définition riche et recherché, qu’endosse un Jésus qui n’a fait que prêcher la pauvreté, image lumineuse du paradoxe théologique chrétien issu de l’Incarnation.
Les exégètes, par manque de références directes, cherchent à aplanir les difficultés que soulève cette péricope de l’évangile en recourant à l’interprétation patristique, laquelle baigne davantage encore dans l’utilisation, sinon de la métaphore, du moins des symboles dont sont riches ces deux versets. Un va-et-vient se produit entre l’objet textile dans ses trois dimensions : réel, symbolique et enfin support par excellence d’une métaphore. Le premier enjeu porterait sur le dévoilement, à partir du témoignage des évangiles, de la manière exacte dont Jésus était habillé à ce moment crucial de sa trajectoire humaine. Cependant, les témoignages dont on dispose ne sont que littéraires, et les évangiles, qui ont beau, aux yeux des croyants, incarner la parole de Dieu, sont incapables de restituer les faits réels sinon par l’intermédiaire d’une transmission orale, d’une interprétation par la communauté et, en dernier lieu, d’une vision théologique qui change en fonction des auteurs ou des transmetteurs. Il faut donc aborder cette question comme faisant déjà partie intégrante d’un discours théologique que l’évangéliste souhaite transmettre. Les Pères de l’Église ne feront que ramener à la surface cette complexité en voulant dévoiler les implicites contenus dans ces versets.
À titre de mise en abyme méthodologique, une métaphore empruntée à l’univers textile convient parfaitement à ce propos : l’image du métier à tisser. Ces deux versets sont en effet comme ce dispositif : ils constituent le texte par lequel les navettes du fait historique et de l’interprétation théologique font des allers et retours dans l’histoire de l’herméneutique qui lui est liée.
Du texte tissé au fil rouge de l’interprétation
Les Pères de l’Église se sont intéressés à ce passage johannique, dont ils ont donné diverses interprétations, comme M. Aubineau l’a mis en lumière4. En effet, on pourrait les ranger selon quatre directions autour de la fameuse tunique sans couture, qui n’est pas dilacérée, mais tirée au sort. La première est celle qui, à la suite de Jean Chrysostome (m. 407) et de Théodore de Mopsueste (m. 428), “colle”, pour ainsi dire, à l’objet lui-même, la tunique. Ce serait, dans les mots d’aujourd’hui, chercher à comprendre théologiquement la mode à travers le sens du textile tel que l’époque le présente. M. Aubineau, du reste, en arrive à prendre ses distances avec cette méthode :
“Chaque exégète imagine cette tunique en la comparant ou en l’opposant aux vêtements de l’époque, ce qui plonge parfois le lecteur moderne dans plus d’obscurité encore4 !”
L’interprétation qui a pris le dessus par la suite est celle qui voit dans la tunique sans couture le symbole de l’unité de l’Église : s’il n’en est pas le père, Cyprien (m. 258) en répand l’idée en Occident, et Alexandre d’Alexandrie (m. 326) la développe en Orient, suivi par Athanase (m. 373), qui en fait état en particulier dans ses lettres dites festales. C’est cette interprétation qui traverse quasiment toute l’histoire de l’Église et continue, de nos jours, à figurer l’unité de l’Église, voire du genre humain. Encore à l’époque contemporaine, cette interprétation est en vigueur, à voir le pape François la mentionner, derrière le patriarche Bartholomée, qui y avait fait référence dans un discours et la hisse au rang de symbole de l’unité de toute la nature créée. Il suffit, sur ce point encore, de se rapporter à un récent livre d’exégèse qui s’intitule comme l’objet lui-même, La Tunique sans couture, et qui, sans s’attarder moindrement sur le vêtement proprement dit, s’en sert comme d’un prétexte à affirmer, après bien d’autres, que cet élément vestimentaire remplit une fonction symbolique13.
Une troisième ligne interprétative est christologique : c’est le cas lorsque la tunique du Christ désigne, dans sa personne, sa nature divine unie à son humanité. À ce stade on peut déjà voir comment la métaphore de la tunique sans couture est utilisée pour dire le mystère de l’Incarnation. Hippolyte de Rome (m. 236), dans le traité qui lui est attribué sur l’Antéchrist, développe une symbolique très précise :
“Le Verbe de Dieu, étranger à la chair, a revêtu comme un époux la chair très sainte qu’il a empruntée à la Sainte Vierge, en se tissant pour lui-même ce vêtement pour sa Passion sur la croix, afin qu’en mêlant notre corps mortel à sa puissance et en mélangeant la corruptibilité à l’incorruptibilité, la faiblesse à la force, il sauvât l’homme qui était perdu. Ainsi donc le métier à tisser du Seigneur, c’est la Passion sur la croix, la chaîne, la puissance de l’Esprit saint qui est en lui, la trame, la chair très sainte tissée par l’Esprit, le fil, la grâce qui, par la charité du Christ, relie et unit les deux en un, la navette, le Verbe, les ouvriers, les Patriarches et les Prophètes qui tissent la tunique du Christ, belle, parfaite, descendant jusqu’aux pieds : par leur intermédiaire, le Verbe, passant à la manière d’une navette, tisse ce que veut le Père14.”
Cette interprétation est sûrement celle qui se prête davantage à une réflexion de métaphorologie vestimentaire telle que l’engendre le récit de l’épisode qui nous occupe, même si ce va-et-vient entre l’interprétation embrassant à la fois les realia, la symbolique et la dimension métaphorique propose un autre terrain de confrontation entre texte évangélique, historique et littéraire d’une part, fonction symbolique et métaphorique de l’autre.
Au sein des commentaires patristiques, M. Aubineau fait aussi apparaître une thématique interprétative moralisante attendue : l’unité de l’Église trouve là son pendant, la tension qu’engendre la recherche de la concorde. D’ailleurs, il n’est pas étonnant qu’à partir de la tunique, d’un vêtement donc, on en vienne au volet moralisant, si l’on prend en compte les trois fonctions du vêtement étudiées par Flügel au début du XXe siècle, à savoir protection, pudeur, parure15. Une analyse des trois fonctions, traditionnellement bien reçue quand elles s’appliquent à la vêture, pourrait servir de point de départ à la tentative de réorganiser les interprétations qui ont vu le jour au cours des siècles de la tunique sans couture et, plus globalement, des vêtements de Jésus.
L’analyse de M. Aubineau s’arrête avec Augustin (m. 430) et pour cause : son objectif était une exégèse patristique des versets johanniques. La suite resterait à faire : comment les Pères et les commentateurs du Moyen Âge et de l’époque moderne se sont-ils emparés de cette péricope pour en dégager, le cas échéant, d’autres sens ? Pour le Moyen Âge, il est intéressant de rapporter l’interprétation de Thomas d’Aquin qui reprend quasiment les thèmes que les Pères avaient déjà inaugurés, à un ajout près, celui du commentaire scolastique et rationnel. Ainsi il affirme que :
“La tunique sans couture qui n’est pas divisée signifie la charité parce que les autres vertus ne sont pas unies en elles-mêmes, mais elles sont unies par autre chose, dans la mesure où toutes se rassemblent dans la fin ultime, à laquelle seule la charité unit16.”
Rien n’empêche d’étendre ultérieurement la recherche des commentaires, sinon que les citations rapportées comme les analyses mentionnées réunies jusqu’ici autorisent déjà à conclure sur l’importance des deux versets en cause, lesquels participent d’une dimension symbolique de la foi ou, sous un autre angle, d’une théologie de la métaphore de l’Incarnation.
Une tunique mystique : la métaphore de l’Incarnation
L’exégèse, d’abord, puis les commentaires patristiques, de ces versets, pourtant centraux dans l’évangile de Jean, semblent en fin de compte, si l’on excepte le discours sur l’unité de l’Église, souffrir d’un déficit d’interprétation. La raison est à rechercher dans le fait que la réflexion qui prend appui sur la tunique n’est pas forcément alignée sur la théologie biblique – entendre une théologie contenue dans l’Écriture – portant sur le sens même du vêtement. Si ce n’est pas ici le lieu de se livrer à un appel exhaustif à l’histoire biblique pour en suivre à la trace l’élément textile, il nous suffira de souligner comme il serait aisé de dépasser les apories ou les simples interrogations que soulèvent nos versets en élargissant le champ d’enquête au rôle du vêtement dans la Bible et dans les commentaires mystiques.
Dans une perspective autre que celle des Écritures anciennes, Moshé Idel, dont l’ouvrage sur les kabbalistes17 non seulement dérive, néanmoins, mais encore est assez proche, dresse, quand il traite de la doctrine du Sefer ha-Meshiv, chez les auteurs ésotériques dont il est question, un inventaire des passages où il est question du vêtement de la divine puissance descendant ici-bas. En contrepoint, il mentionne aussi le prophète Élie et son manteau de bénédiction, qui n’est pas sans avoir inspiré, en plus de la tradition juive, la musulmane et même la soufie, à travers la bénédiction (baraka) qui est la foi, l’élément spirituel et le manteau de transmission de ce même pouvoir.
Ainsi M. Idel d’expliquer :
“Dieu, caché dans Élie, descend au moyen d’un vêtement qui permet à la fois à Dieu et à l’ange d’opérer dans le monde matériel. Ce vêtement est un souvenir des théories et gnostiques de la descente du spirituel dans le matériel en acquérant en chemin des éléments corporels18.”
Et, un peu plus loin, le même auteur ajoute :
“Si les activités littéraires les plus importantes sont nocturnes, et induites afin d’avoir lieu dans le rêve, alors la plus grande partie du judaïsme canonique est représentée ici comme une révélation continue qui diminue parce que les maîtres ont oublié le secret du vêtement19.”
Le vêtement serait donc un élément essentiel de la Révélation, particulière – il faudrait préciser : en bonne théologie catholique – et qui se réalise de nuit, car le principe rationnel, étant diurne, est perturbateur. Cependant, la réflexion va encore plus loin, lorsque l’auteur affirme :
“Dieu descend dans un double vêtement ; Il est présent dans l’ange Élie, et habillé en lui, et l’ange à son tour revêt le vêtement afin d’être en mesure de descendre. Cependant, les ‘couvertures’ revêtues par la divinité afin de descendre ont pour fin d’un côté la révélation de Sa puissance et de l’autre le dévoilement des secrets de la Torah. Dieu ne se couvre que pour être en mesure de découvrir [Sa puissance et les secrets de la Torah]20.”
G. Scholem a aussi analysé ces doctrines dans ses nombreuses recherches, en montrant la portée unique du vêtement des jours, du vêtement de l’âme, constituant avec le tselem le principe d’individuation, derrière lequel on peut entrevoir la raison d’une tunique qui apparaît intempestivement dans le seul évangile de Jean. Certes, nous sommes à des époques différentes, mais tant le judaïsme que le Talmud et enfin le Zohar expriment l’importance du vêtement pour désigner certaines doctrines spirituelles. Les indices que G. Scholem donne de ces doctrines pourraient se recouper avec la métaphore qui nous retient :
“La conception que l’auteur se fait du tselem réunit ces deux idées. Le tselem est le vêtement des jours conçu comme principe de vie, mais il est en même temps l’habit provenant du monde supérieur et qui pénètre avec l’âme dans le corps grossier pour s’en dégager à nouveau avant la mort et s’en retourner, à l’évidence, dans le monde supérieur. C’est donc réellement un mélange du moi humain et de son corps astral21.”
G. Scholem, ailleurs dans ses écrits, explique jusqu’à quel point l’idée de vêtement peut se hisser jusqu’à être vêtement même de Dieu, autrement Dieu comme vêtement. Certes, il s’agit d’un vêtement qui permet à l’être humain de s’incarner, en langage chrétien, et à Dieu aussi de se dévoiler tout en demeurant voilé. C’est l’exceptionnel paradoxe de l’essence du vêtement : il couvre tout en dévoilant et en dévoilant, il cache. Il s’agit aussi de doctrines, comme Scholem l’affirme, qui sont d’origine néoplatonicienne, où Porphyre affirme que le corps est vêtement de l’âme et vice versa, idée reprise à son tour par Augustin22.
En remontant donc dans le temps et en faisant interagir les sources littéraires, de l’Ancien Testament au Zohar en passant par le Talmud, on peut voir que le vêtement occupe une place tout sauf négligeable, à l’égal de celle que lui confère la philosophie antique, devenant ainsi, comme vêtement, une véritable métaphore23.
Dans cette archéologie de la tunique du Christ, ces sources, extrabibliques ou tardives par rapport à la rédaction de l’évangile, corroborent l’idée que la métaphore textile, donc celle de la tunique, est adaptée à la doctrine de l’Incarnation. Elle permet d’en exprimer le principe au moment même où le Christ est suspendu à la Croix et où les soldats tirent au sort cette tunique qui couvre tout le corps de Jésus, comme si c’était une deuxième peau. En effet, la tunique du Christ, vêtement sans couture tissé d’en haut en bas, n’est pas sans évoquer les tuniques de peau que Dieu taille au moment où Adam et Ève reconnaissent leur nudité après le péché d’origine (Gn 3.21). Or cette reconnaissance suivie d’un recouvrement par des tuniques de peau constitue le parallèle scripturaire de la tunique sans couture. Jn 19.23-24 représente ainsi un texte fondateur de la métaphore de l’Incarnation.
Conclusion : de la métaphore textile à l’Incarnation
Cette tentative pour répondre à la question textuelle, herméneutique et enfin textile posée par la tunique du Christ défriche un terrain que l’exégèse a peu foulé, et pas davantage la théologie, qui se l’est approprié de manière symbolique. Le Dictionnaire Jésus, récemment publié par l’École biblique de Jérusalem, comporte un article “Tunique sans couture” où il est encore dit qu’il s’agit d’un indice évident du sacerdoce du Christ24. Or, si cette hypothèse, corroborée par l’exégète Ceslas Spicq, a du poids, Ignace de La Potterie a induit des résultats que l’on ne peut pas ignorer.
Jn 19.23-24 constitue une péricope on ne peut plus importante et au plus haut point intéressante pour approfondir non seulement la théologie biblique du textile, mais encore et surtout une métaphore de l’Incarnation. Si les textes ont fourni aux Pères de l’Église, comme on l’a vu à travers la fine analyse de M. Aubineau, l’occasion de dégager de la tunique sans couture une interprétation réaliste du vêtement, une autre plus orientée sur l’unité de l’Église et enfin une troisième, centrée sur la christologie, sans oublier la possibilité d’une interprétation moralisante, réfléchir sur une métaphore explicite de l’Incarnation a été une voie moins explorée. En effet, à reprendre le fil rouge des éléments textiles de la Bible, il est possible d’affirmer que cette tunique est le pendant des tuniques de peau de l’Éden et qu’elle est l’habit long d’Ap. 1.13. D’ailleurs, les mêmes versets semblent se faire écho entre le prologue de Jean et l’Apocalypse : “et le Verbe s’est fait chair et il est venu habiter parmi nous” (Jn 1.14) et sa réplique dans le tableau de l’Apocalypse, dont on notera l’élément textile venant compléter le “en chair et en os” :
“Et au milieu des chandeliers un être qui semblait un Fils d’homme, revêtu d’une longue tunique, une ceinture d’or à hauteur de poitrine ; sa tête et ses cheveux étaient blancs comme la laine blanche, comme la neige, et ses yeux comme une flamme ardente (Ap., 1.13-14).”
Au nombre de trois sont les dimensions ouvertes par les versets étudiés : d’abord le texte, qui est toujours une texture25 en lui-même avec un retour à l’habillement propre de Jésus. Mais cette tunique, ce chitôn, et c’est la deuxième dimension, a soulevé et continue de soulever des interrogations et surtout a produit des interprétations bel et bien symboliques, dont la plus importante demeure la tunique sans couture, comme unité du corps du Christ – ce qu’est l’Église. Or, au-delà même de ces deux fonctions, il y a celle de la métaphore, surplombant toute la péricope : la tunique sans couture est la métaphore de l’Incarnation. Si le corps est le vêtement de l’âme et vice versa, ainsi que les kabbalistes l’ont repris de la gnose, si la Shekhinah est aussi le voile de Dieu ou carrément le vêtement de Dieu, si Dieu, immédiatement après la chute, restaure par des tuniques de peau l’enveloppe du corps déchu du premier couple, nous ne pouvons pas ignorer cette hypothèse théologique, plus encore que textuelle ou herméneutique, à savoir que la tunique sans couture du Christ est la façon dont est métaphysiquement codée l’Incarnation : elle colle au corps du Christ et, comme la Shekhinah, qui est le vêtement de Dieu, la tunique devient la métaphore du Christ lui-même.
Bibliographie
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Notes
- Blumenberg [1960] 2006.
- À la notable exception de Peterson 1934 et Cras 2011.
- Haulotte 1966.
- Aubineau [1970] 1974.
- Font exception les travaux de Hollander [1978] 1993 et Hollander 2016.
- Sur ce geste, sa symbolique, et sa “mémoire”, voir le commentaire intéressant de Barnay 2008.
- Brown[1994] 2010.
- Οἱ οὖν στρατιῶται, ὅτε ἐσταύρωσαν τὸν Ἰησοῦν, ἔλαϐον τὰ ἱμάτια αὐτοῦ, καὶ ἐποίησαν τέσσαρα μέρη, ἑκάστῳ στρατιώτῃ μέρος, καὶ τὸν χιτῶνα. Ἦν δὲ ὁ χιτὼν ἄραφος, ἐκ τῶν ἄνωθεν ὑφαντὸς δι’ ὅλου. Εἶπον οὖν πρὸς ἀλλήλους, Μὴ σχίσωμεν αὐτόν, ἀλλὰ λάχωμεν περὶ αὐτοῦ, τίνος ἔσται : ἵνα ἡ γραφὴ πληρωθῇ ἡ λέγουσα, Διεμερίσαντο τὰ ἱμάτιά μου ἑαυτοῖς, καὶ ἐπὶ τὸν ἱματισμόν μου ἔβαλον κλῆρον. Οἱ μὲν οὖν στρατιῶται ταῦτα ἐποίησαν.
- Brown 2008. “L’évangéliste aurait-il interprété à sa façon le psaume, référence arrivée jusqu’à lui dans sa tradition, pour en faire l’épisode de la tunique, comme le proposent de nombreux auteurs ? Il semble plus probable, néanmoins, que l’interprétation du psaume ait été forcée afin de relater un événement que l’évangéliste a trouvé dans sa tradition plutôt que l’inverse”.
- Mosetto 2009, 153. “La vérité, c’est que, hors de la volonté expresse de signifier par là quelque chose de particulier, on aurait du mal à comprendre l’accent mis par l’évangéliste sur l’accomplissement de l’Écriture et sur le destin différent des vêtements de Jésus.”
- La Potterie (de) 1979, 266.
- La Potterie (de) 1979, 268.
- Aubineau [1970] 1974, 111.
- Aubineau [1970] 1974, 112.
- Flügel [1930] 1971, 19-90.
- Thomas d’Aquin 1988, 388.
- Idel 2003.
- Idel 2003, 51.
- Idel 2003, 53.
- Idel 2003, 55.
- Scholem [1977] 1985, 269.
- Pépin 1964.
- Voir aussi à ce propos la thèse particulièrement intéressante de Sultan 1990, qui fait l’édition critique d’un traité sur le “vêtement royal”.
- Silly 2021, 1181-1183.
- À remarquer aussi les travaux qui mettent en lumière jusqu’à quel point les textes étaient inscrits sur des tissus, cf. Boudalis 2018.