UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Être enseignant-chercheur en contexte de crise au Mali
La fabrication des angoissés du quotidien

Introduction

Être enseignant-chercheur se revendique dans un contexte de reconnaissance et d’accomplissement professionnel et scientifique. Les constats de Geneviève Lameul sur les mutations de l’enseignement supérieur et le développement professionnel des enseignants-chercheurs ont montré que ce contexte a des « conséquences sur la socialisation, l’apprentissage, les relations interpersonnelles et sur l’identité des personnes qui vivent un processus parfois violent de remise en cause, dans des environnements professionnels caractérisés par la réflexivité, l’incertitude et le relativisme » (Lameul, 2016 : 11). Ces mutations traduites entre autres par la démocratisation, la massification, la globalisation, les classements internationaux, le renforcement des inégalités, les avancées technologiques (Lameul 2016), etc. sont structurantes de la crise de l’enseignement supérieur. Crise qui, selon Bethuel Makosso correspond à « la situation des institutions universitaires dont les différentes fonctions sont réalisées de manière conflictuelle, traduisant les dysfonctionnements et les inefficacités qui les caractérisent » (Makosso, 2006 : 70).

Le contexte malien enracine cette question de crise scolaire dans une profonde crise d’identité de la société dans son ensemble (Diakité). Pour Drissa Diakité, la crise de l’école au Mali rime avec des années scolaires invalidées, facultatives ou blanches causées par des revendications « corporatistes »1 mais surtout étudiantes. Idrissa S. Traoré la considère comme « l’expression d’une crise sociale, d’une faillite des mœurs et des valeurs qui ont caractérisé notre humanisme atavique » (Traoré, 2010 : 256). Quant à Gérard Dumestre, la crise scolaire rime avec « des écoles en ruines, pédagogie sinistrée, établissements sans bibliothèques, bibliothèques sans livres, livres inadaptés, fossé profond entre connaissances scolaires et vie quotidienne, cohortes de chômeurs-diplômés, […] » (Dumestre, 2006 : 111).

L’objet de cet article n’est pas de refaire les recherches sur la crise scolaire et universitaire mais plutôt de donner à voir ses répercussions sur le métier d’enseignant-chercheur. Pour cela nous sommes partis d’une démarche d’entretien en interrogeant la pratique enseignante et le contexte environnemental au prisme des expériences quotidiennes des enseignants-chercheurs. Cette première phase d’enquête a été complétée par un questionnaire à l’intention des enseignants-chercheurs d’une université de Bamako dont l’articulation des résultats offre une nouvelle lecture du métier d’enseignant-chercheur.

Les résultats exposés s’appuient sur un corpus de dix-huit entretiens semi-directifs avec des enseignants-chercheurs dont six réalisés en exploratoire en mars 2019 et les douze autres en mars 2021. Ces entretiens ont été complétés par un questionnaire élaboré sur sphinx et adressé à une base de données de 129 enseignants-chercheurs avec un taux de réponse 42,46 %. Tout comme Cohen et al., il a été retenu pour cet article cinq dimensions du climat universitaire qui sont : l’environnement physique avec comme indicateurs la qualité du bâtiment, la nuisance sonore, l’emplacement géographique, etc. ; les relations interpersonnelles en partant de leurs natures (bonne ou mauvaise, agressive ou pas) ; la perception du climat universitaire à partir des actes de violences physiques, verbales et/ou symboliques subis ou constatés ; le sentiment de sécurité lié à l’environnement universitaire et les pressions sociales à partir de la mobilisation des relations sociales dans l’acte d’enseignement /apprentissage.

Cet article s’intéresse donc au climat universitaire en interrogeant plus particulièrement les dimensions environnementales et sociétales et le processus de transformation pédagogique. Il se positionne donc sur une perspective d’identification et d’explicitation des facteurs impliqués dans la définition du climat universitaire au Mali et s’inscrit dans le prolongement des travaux initiés par Éric Debarbieux depuis 30 ans. La littérature autour du « climat scolaire » existe depuis les années 1950 avec une accélération à partir des années 90 (Debarbieux et al., 2012). Que ce soit dans la littérature francophone (Debarbieux, 1996) ; (Janosz et al., 1998), hispanophone (Ortega et al., 2004) ou encore anglo-saxonne (Benbenisty et al.), on remarque que les auteurs parviennent difficilement à trouver un consensus conceptuel bien défini. Il est par ailleurs largement considéré comme « le résultat d’un processus complexe et mouvant » (Debarbieux et al., 2012 : 2). Pour appréhender ce sujet, il est question non seulement d’identifier les éléments factuels qui déterminent le climat universitaire mais aussi de ses effets sur la réappropriation du métier d’enseignant-chercheur au Mali.

Éléments contextuels du climat universitaire au Mali

Environnement physique universitaire

Il a été démontré que la qualité du bâtiment scolaire joue sur le moral des enseignants (Musset, 2012) ; que la nuisance sonore du bâtiment peut jouer sur l’augmentation du stress des enseignants (OCDE). Cependant, l’entrée sur le terrain a permis de constater une fragmentation des sites d’enseignements parfois non adaptés pour l’accueil des effectifs grandissants et ne pouvant contenir les nuisances sonores des grands axes routiers. Notre enquête a établi un certain nombre de faits pouvant nuire à la qualité de vie universitaire et par conséquent induire un sentiment de mal-être des enseignants-chercheurs. L’université d’enquête avait signé des contrats avec des bailleurs immobiliers pour mettre à disposition des salles de classe. Ces infrastructures semblent ne pas correspondre aux attentes des enseignants-chercheurs dans la mesure où celles-ci ne respectent pas selon eux, les normes minimales pour un travail de qualité et de l’efficacité du système d’enseignement. Ces normes minimales sont entre autres la disposition de salles d’eau, la fourniture continue en eau et électricité, l’emplacement sur des axes autoroutiers, etc. Cela amène les enseignants à dépenser beaucoup plus d’énergie en impactant ainsi sur la qualité d’enseignement mais aussi sur la qualité d’apprentissage.

L’existence de tel contexte d’enseignement est susceptible d’être source d’épuisement et de désintérêt latent pour le métier d’enseignant-chercheur. Les bruits provenant de certains étudiants dans les couloirs de l’établissement empêchent également la concentration des enseignants et leurs étudiants. Pour Issa,

« il est très difficile de parler d’infrastructure à proprement parlé. Quand je prends par exemple les lieux dans lesquels mes cours ont eu lieu, ce sont des maisons de particuliers transformées en salles de classe (rire) » (Issa, maitre-assistant avec 13 ans d’ancienneté, Mars 2021).

Les conditions matérielles sont elles aussi qualifiées de déplorables car « il n’y a pas de vidéo projecteurs et souvent il n’y a pas d’électricité, et pas d’eau également dans les toilettes. […] et aussi on n’a pas la possibilité de faire des polycopies pour tous les étudiants, il n’y a pas de e-campus. Il n’y a pas de bibliothèque et tout ceci rend difficile la transmission de la connaissance » (Modibo, 45 ans, assistant avec 6 ans d’ancienneté, Mars 2019). Issa rappelle que lorsqu’il entrait dans le métier d’enseignant-chercheur, il n’y avait même pas de micro dans un amphi de 2000 places. Il constate donc que les gens criaient et donc s’épuisaient rapidement. Il ajoute « qu’il y avait toujours des pannes techniques, des coupures d’électricité » (Issa, ibid.). Adama poursuit en disant qu’ils sont en location et que « les conditions ne sont pas réunies. Les salles de classe que nous utilisons n’ont pas d’électricité. Le bâtiment que l’on occupe, n’a même pas d’eau. C’est vraiment difficile. […]. Il va falloir qu’on arrête ce nomadisme. Qu’on ait des bâtiments pour nous-mêmes et des salles de classe en bonne et due forme ». (Adama, Maitre-assistant avec 8 ans d’ancienneté, Mars 2021).

En dehors de l’environnement physique, les relations interpersonnelles sont aussi susceptibles de nuire à la qualité du climat universitaire et du fonctionnement institutionnel.

Relations interpersonnelles

Tableau 1. Relatif aux relations interpersonnelles des enseignants-chercheurs.

Les enseignants-chercheurs disent entretenir de très bonnes relations avec l’administration universitaire à près de 84 % (cumul des modalités tout à fait bonne et bonne) de réponse mais paradoxalement admettent aussi à 54,76 % l’existence de tensions avec l’administration. Cette situation s’explique par le fait que les enseignants pris individuellement n’ont pas de problème avec l’administration universitaire mais lorsqu’il s’agit des revendications liées à la corporation, la relation devient tendue. 97,6 % des enseignants-chercheurs trouvent que leurs relations avec les collègues enseignants sont bonnes et tout à fait bonnes. Lorsqu’il s’agit de la relation avec les étudiants pris dans leur individualité, 54,8% des enseignants la trouve très négative. Mais lorsque nous leur interrogeons sur la qualité relationnelle avec les représentants des étudiants, les réponses sont positives à 79,5 % contre 20,5 % de relation négative. Quant à l’analyse de la variable de l’agressivité qui peut exister entre les enseignants et les étudiants en situation de classe, il semble que cette agressivité n’existe que rarement et donc ne contribue donc pas à l’alimentation d’un climat universitaire négatif. En revanche l’agressivité constatée entre les étudiants eux-mêmes est un risque de violence permanente au sein de l’institution universitaire. Cette variable des relations interpersonnelles associée à celle de l’environnement physique institutionnel amène à questionner la perception qu’ont les enseignants-chercheurs du climat de leur université.

Perception du climat universitaire

Dans le souci manifeste de juger de la perception du climat universitaire, il a été permis de composer d’un tableau cumulatif des indicateurs susceptibles de nous renseigner. Il figure dans ce tableau les taux correspondant à la modalité la plus citée pour chaque question posée aux enseignants. Les modalités dans ce tableau sont de deux ordres : Oui ou Non ; Jamais, Quelque fois ou Toujours. Ce choix a permis d’appréhender la perception sur le climat universitaire au Mali.

Au regard des données ci-dessus le contexte de l’enseignement supérieur du Mali est un lieu de manifestation de la violence scolaire d’autant plus que 97,62 % des enseignants-chercheurs trouvent que l’enseignement supérieur du Mali est caractérisé par des actes de violence physique, verbales et/ou symbolique. Il existe aussi dans l’espace universitaire malien des intimidations à l’endroit du personnel enseignant et d’autres corps professionnels institutionnels. Cette affirmation se trouve être confortée par un taux de 85,71 % d’enseignants-chercheurs qui connaissent un collègue ou un personnel de l’université ayant déjà fait l’objet de violence et/ou de harcèlement par un individu ou un groupe d’individus. Ils sont plus de 30% à avoir subi de violence et/ou de harcèlement dans l’exercice de leur fonction. Ces chiffres sur la violence universitaire ne favorisent pas un sentiment de sécurité au sein de l’enseignement supérieur.

En effet l’enquête a révélé que près de 74 % des enseignants-chercheurs ne se sentent pas en sécurité à l’université. L’un des points qui revient le plus souvent pour justifier ce sentiment d’insécurité est l’inexistence d’une police de proximité pour une intervention rapide à l’université. Les enseignants évoluent donc non seulement dans un environnement non sécurisé mais aussi aléatoire dans la mesure où ils témoignent d’un syndicat d’étudiants prêt à user de la force. Tous semblent converger vers une tolérance jugée « excessive » des autorités politiques qui entretiennent selon eux des rapports de connivence avec ce syndicat pour des fins politiques. Quant à la question en lien avec la crainte de se rendre à l’université pendant les deux dernières années, 40,48 % des enseignants-chercheurs ont répondu n’avoir jamais eu peur tandis que près de 60% (cumul des modalités Quelque fois et Toujours) ont eu peur d’y aller.

Les interrogeant sur les acteurs des violences dont ils sont généralement victimes dans leur pratique quotidienne, il s’avère que 79 % des enseignants pensent que le syndicat d’étudiants est le premier acteur de violence dans l’espace universitaire. Ce syndicat est suivi des étudiants pris dans leurs individualités avec 57 % et enfin l’institution universitaire participe elle-même à 47 % de violence universitaire. Ces représentations sur les acteurs potentiels de violence sont généralement sources de stress et d’angoisse dans le quotidien de l’enseignant-chercheur. Ces acteurs profèrent généralement diverses formes de violences illustrées dans la figure ci-dessous :

Figure 1. Relative à la nature des violences subies au quotidien.
Fig. 1. Relative à la nature des violences subies au quotidien.

Ces chiffres sur les formes de violence subie témoignent que l’enseignant-chercheur se trouve dans une posture psychologiquement fragile au quotidien. Cette fragilisation peut se mesurer par le degré de rapprochement ou d’éloignement du sentiment de sécurité lié à son environnement professionnel. Ce faisant, le climat universitaire participe à la construction du mal-être des enseignants-chercheurs.

Climat scolaire et mal-être des enseignants-chercheurs : syndicat d’étudiants, fixateur de tension universitaire ?

Depuis le début des années 2000, on constate une augmentation régulière du nombre de cas de violence dans l’espace universitaire. « Entre 2015 et 2019, on a noté 350 cas de coups et blessures portés à des étudiants dans l’espace universitaire dont 280 recensés sur un seul campus. De 2017 à 2020, on a également dénombré 7 étudiants morts sur ce même campus » (CGVSU 12). En effet, ces violences sont l’œuvre d’étudiants contre leurs pairs. Alors que ces derniers, initialement organisés en association depuis l’avènement de la démocratie et du multipartisme en 1991, sont sensés entreprendre des actions pour la défense des intérêts matériels et moraux de leurs pairs. Cependant, les actes de violence dans l’espace universitaire laissent transparaitre d’autres combats pour lesquels ils sont dévoués. Selon les enseignants, l’attrait pour l’argent facile et leur instrumentalisation politique semblent les dévier de la trajectoire originelle.

Il s’est avéré que la cible première de ces violences universitaires se trouve être les étudiants eux-mêmes représentant ainsi 81,48 % des victimes suivie des enseignants à 79,63 %. Ces actes violents se manifestent par l’usage de plus en plus croissant d’armes blanches contre les pairs qui s’opposent aux désordres générés par quelque étudiants « perturbateurs » (CGVSV). Près de 95 % des enseignants-chercheurs interrogés à ce sujet ne supportent pas l’idée de pouvoir vivre avec cette violence dans l’espace universitaire. Ils invitent l’État à agir rapidement pour apaiser le climat universitaire. C’est pour eux une situation qui n’a fait que durer. De surcroit, l’enquête révèle qu’ils sont plus de 55% d’enseignants affectés dans leur pratique au quotidien.

Nonobstant des arrêts fréquents de cours par suite des cris des étudiants, la cessation des activités d’enseignement décrétée souvent par les syndicats d’étudiants et d’enseignants, des retards dans l’exécution des programmes, des violences verbales courantes aux abords des salles de classes, les intimidations et les conditions de travail difficiles ; les enseignants disent à 70% ne pas développer d’autres alternatives pour exercer leur métier. Ce dernier élément n’est pas sans conséquence sur la pratique pédagogique et la performance des enseignants. L’association de ces éléments disparates constitutifs d’indicateurs de violence universitaire fait de l’espace universitaire malien un espace non rassurant. Il est d’une part, source d’angoisse et de stress pour les enseignants-chercheurs dans la mesure où l’institution en tant qu’autorité administrative et politique ne peut les protéger. Un enseignant souligne le fait qu’ils soient régulièrement interpellés par le syndicat d’étudiants, les obligeant à suspendre les activités pédagogiques. D’autre part, cet espace de manifestation de la violence est source d’épuisement des enseignants-chercheurs au quotidien. Il est aussi susceptible de contribuer à un désengagement professionnel des enseignants-chercheurs ou de le transformer en un lieu de bricolage pédagogique et/ou de débrouillardise.

Entre pressions sociales et débrouillardise : quelle construction pédagogique en découle ?

La mobilisation des relations sociales dans l’action pédagogique influence fortement le bon déroulement des enseignements au Mali. Les propos de Salif révèlent une dimension invisible ou sciemment invisibilisée de l’environnement institutionnel dans lequel s’organisent les enseignements.

« On ne peut pas nier nos relations familiales, sociales. On a tous un frère, un cousin ou une cousine dans la classe, dans la faculté et ou dans l’administration. Il est difficile de le dire mais même au moment de la correction, il est difficile de se détacher de ces relations sociales. Donc le social joue forcément sur la pratique de l’enseignant en classe et plus largement sur le fonctionnement de la faculté. Par exemple si on dit que personne ne doit venir en examen sans sa pièce d’identité, et bien si le frère de votre femme oublie sa pièce à la maison c’est difficile de le faire sortir de la salle d’examen. » (Salif, 40 ans, maitre de conférences avec 11 ans d’ancienneté, Mars 2021).

Partant de ce constat et en interrogeant les pratiques enseignantes, les relations sociales affectent le rapport au métier des enseignants-chercheurs. L’exercice du métier se fait sous l’égide d’un code de conduite sociale que Salif décrit comme « un monde de démagogue, de menteur, de tricherie acceptée comme légale ». Il dénonce par là une corruption basée sur le lignage ou l’amitié : « c’est mon frère, ma cousine, c’est mon ami, etc. » qui tend à bouleverser la réalité pédagogique et même le métier d’enseignant-chercheur. Cette situation s’illustre par l’intervention d’une tierce personne dans le travail pédagogique de l’enseignant comme : la correction des feuilles d’examens, la surveillance, la validation des notes finales ou même l’admission en classe supérieure. Il arrive parfois que les voisins du quartier mettre la pression sur l’enseignant afin de lui soutirer de bonnes notes en faveur de leurs enfants. Il arrive aussi que des enseignants protègent certains étudiants qui leur sont proches et avec qui une forme de sympathie s’est installée. Évoluer dans cette dynamique du « social » favorise ce que Giorgio Blundo et Olivier de Sardan appellent le « régime du devoir ou de la dette ». Pour eux,

« l’investissement en sociabilité est à la fois une ressource et une contrainte permanente, activée en de multiples circonstances […] et constitue une préoccupation incessante de la vie quotidienne, à travers les multiples obligations qu’impliquent l’entretien et la reproduction des réseaux relationnels de toutes natures » (Blundo et Olivier de Sardan, 2007 : 106).

Cette posture soutient l’idée selon laquelle la strucure sociale dans son fonctionnement, participe au renouvellement des conditions de dépendance à autrui par le biais du réseau.

Déroger à cette nouvelle norme de fonctionnement sociétal en milieu universitaire semble être une difficulté à surmonter dans la pratique enseignante. Alors par souci de conformisme, l’enseignant cherche à préserver son image ou à démontrer sa socialité en occultant sciemment les faiblesses de l’étudiant ou en donnant des notes de complaisance. Il s’avère aussi que l’objectivité des enseignants-chercheurs est parfois entachée par le sentiment de crainte de la violence. L’angoisse qui, au quotidien intervient dans le processus de formation et d’évaluation les fragilise. Face à cette fragilité enseignante la prise de décision devient donc problématique pour eux. Alou disait qu’il était paradoxal que les enseignants, malgré leur désaccord avec le niveau de leurs étudiants, les admettent en classe supérieure. Selon lui, le système universitaire favorise cela : « Nous faisons des soutenances alors même qu’il était impensable de les faire soutenir à notre temps. Pourtant on laisse passer ». (Alou, maitre-assistant avec 10 ans d’ancienneté, Mars 2019). Il se pose alors la question de légitimité de l’enseignant dans les évaluations et de l’objectivité dans le travail enseignant.

Dans ce contexte, le bricolage pédagogique et les arrangements sociaux prennent le pas sur les actions objectives. Un enseignant qualifie cette situation de « tout à fait humain ». Or cette humanité met en déroute le bon fonctionnement pédagogique. Pour Gueye, « le tissage des liens sociaux est ainsi tellement fin qu’il incite à des manières de vivre ou de savoir-vivre qui favorisent les relations au détriment des règles établies » (Gueye, 2007 : 67). Les enseignants participent donc de façon inconsciente à l’entretien d’une forme de pratique enseignante parce qu’ils auront intériorisé ce que Gueye appelle le « culte du relationnel ». De ce fait, ils rentrent dans une phase de négociation qui, selon Isabelle Baszanger « est un fait générique des relations et des arrangements humains » (Baszanger, 1992 : 245). Ce processus de négociation est en partie un facteur qui trouble le bon investissement des enseignants dans leur pratique pédagogique et les étudiants dans l’apprentissage. Leurs rapports au savoir et au fonctionnement institutionnel se traduisent en termes d’efficacité interne et externe du système universitaire.

En parlant de débrouillardise, un enseignant-chercheur admet qu’il est dépossédé de son pouvoir d’agir. Il reconnaît qu’aucune action de sa part ne pourra suffire à lever le voile sur les difficultés chroniques qu’il subit au quotidien. C’est ce que Pierre Bourdieu identifie comme la part symbolique de la violence. Symbolique dans le sens où tout semble être fait pour que l’enseignant accepte comme « normal et légitime » sa condition professionnelle ; pour qu’il croit n’avoir aucun pouvoir d’agir sur le fonctionnement institutionnel. Une lecture foucaldienne nous conduira à considérer cette situation comme relevant de la violence institutionnelle. D’autant plus que les enseignants se sentent lésés face à un État qui ne s’assume que partiellement. Ce qui fera dire à Idrissa S. Traoré que l’État « manque de fermeté dans la gestion de la crise » (Traoré, 2010 : 258). À cela, Abdoulaye, maitre de conférences avec 17 ans d’ancienneté ajoute que :

Le Malien est fort dans la débrouillardise (rire !). On sait aller puiser dans nos ressources pour faire le job. Voilà. On essaie de le faire… (Rire). Moi j’appelle ça la fatalité. Vu souvent la négligence de nos autorités en place, on nous fait comprendre qu’il y a d’autres priorités ailleurs et qu’on doit faire avec les moyens existants. Et je crois qu’au fil du temps les gens se sont dit que rien ne va s’améliorer.

Certains enseignants réorganisent leurs enseignements en mettant de côté les modalités d’organisation initialement prévues dans la maquette de formation. Au lieu des cours magistraux ce sont des exposés qui sont organisés par les étudiants. Il y a aussi ceux qui endossent la tenue d’assistance sociale lorsqu’ils décident de donner les frais de polycopie aux étudiants. S’inscrivant dans la résilience, ces enseignants pensent qu’il ne faut pas abandonner les étudiants sous prétexte que l’État n’a pas mis les moyens nécessaires dans leur formation. Issa ajoute être « parfaitement d’accord avec cette débrouillardise car il ne faut pas que ça s’arrête. Comme on a dit, l’État n’est pas à mesure de nous donner les moyens et on ne peut pas s’asseoir et attendre pour qu’on ait les moyens pour ensuite démarrer la chose ». (Issa, maitre-assistant avec 13 ans d’ancienneté, Mars 2021). Il y a donc un surinvestissement intellectuel et souvent financier de la part des enseignants-chercheurs. Par conséquent, travailler dans un tel climat ne présage pas un dynamisme pédagogique performant mais surtout structure des enseignements par tâtonnement et du bricolage dans la fonction d’enseignant-chercheur. Cela dit, la prise en compte du social ou le relationnel dans le processus d’enseignement/apprentissage concourt à polluer l’univers réflexif et la pratique de l’enseignant-chercheur qui agira par la suite contre l’éthique et l’intégrité de la fonction enseignante.

Conclusion

À l’issue des enquêtes auprès des enseignants-chercheurs, il s’avère que le métier d’enseignant-chercheur s’exerce dans un climat de risque de violence est permanent, où le sentiment de sécurité institutionnelle est faible. Ce type de climat universitaire structure les rapports des enseignants-chercheurs avec les étudiants (violences, intimidations), la structure familiale (pressions sociales), l’institution universitaire et leur propre objectivité scientifique. Une objectivité tâchée de peur et de restriction du pouvoir d’agir.

Ce climat est non seulement la source de souffrance pour les enseignants-chercheurs mais il participe aussi à une altération du bon déroulement pédagogique car il génère de nouvelles normes sociales et pédagogiques au sein de l’institution universitaire. Cette situation renvoie à ce que Marc-Henry Soulet appelle « vulnérabilité structurelle » (Soulet, 2007 : 11) et qui semble être illustrative de la crise de l’enseignement supérieur rapportée plus haut. Les institutions sociales et universitaires dans leurs actions placent ainsi les enseignants-chercheurs dans une situation de fragilité. Le climat universitaire joue donc un rôle dans la définition du bien-être des enseignants-chercheurs et de l’efficacité du système universitaire.

Bibliographie

  • Baszanger, Isabelle. 1992. « Négociation : Introduction à la question ». Strauss, Anselm. La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme. Paris : L’Harmattan, 245-268.
  • Benbenisty, Rami, Ron Avi Astor. 2005. School violence in context : culture, neighborhood, family, school and gender. New York : Oxford University Press.
  • Blundo, Giorgio, Jean-Pierre Olivier de Sardan. 2007. « La corruption quotidienne en Afrique de l’ouest. » dans Blundo, Giogio et Olivier de Sardan. État et corruption en Afrique : une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Benin, Niger, Sénégal). Paris : Karthala, 79-117.
  • C.G.V.S.U. Novembre 2000. Rapport du comité de gestion de la violence dans l’espace scolaire et universitaire. Bamako : Plateforme « Femme du Mali ».
  • Debarbieux, Éric. 1996. La violence en milieu scolaire : État des lieux. Paris : ESF.
  • Debarbieux, Éric, et al. 2012. Le Climat scolaire : définition, effets et conditions d’amélioration ; Rapport au comité scientifique de la direction de l’enseignement scolaire, Ministère de l’éducation nationale. Paris : MEN-DGESCO/Observatoire International de la Violence à l’École.
  • Diakité, Drissa. 2000. « La crise scolaire au Mali. » Nordic Journal of African Studies 9.3 : 6-28.
  • Dumestre, Gérard. 2006. « La classe école : Une proposition radicale poour l’éducation au Mali ». Mande Studies, Indiana University Press 8 : 111-144, [en ligne] http://www.jstor.org/stable/44080577
  • Gueye, Cheikh M’backé. 2007. « Les réalités sociologiques de l’Afrique : un terrain fertile pour la corruption ». Finance et bien commun : 65-69, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-finance-et-bien-commun-2007-3-page-65.htm
  • Janosz, Michel, Georges, Patrice, Sophie Parent. 1998. « L’environnement socio-éducatif à l’école secondaire : un modèle théorique pour guider l’évaluation du milieu ». Revue canadienne de psycho-éducation 25.2 : 285-306.
  • Lameul, Geneviève. 2016. Le développement professionnel des enseignants-chercheurs : entre recherche et enseignement, l’élaboration d’une posture d’expertise. Rennes : Université Bretagne Loire –Rennes 2.
  • Makosso, Bethuel. 2006. « La crise de l’enseignement supérieur en Afrique francophone : une analyse pour le cas du Burkina Faso, du Cameroun, du Congo et de la Côte d’ivoire ». Revue de l’enseignement supérieur en Afrique 4.1 : 69-86.
  • Musset, Marie. 2012. « De l’architecture scolaire aux espaces d’apprentissage : au bonheur d’apprendre ? » Dossier d’actualité, veille et analyse mai 2012 : 1-19. [en ligne].
  • OECD. 2009. «Creatin Effective Teaching and Learning Environment : First Results of TALIS ?».
  • Ortega, Ruiz Rosario, Del Rosario, Alamillo Rey. 2004. « Construir la convivencia : un modelo teórico para un objetivo práctico ». Barcelona : Edebé : 9-26.
  • Soulet, Marc-Henry. 2007. Souffrance sociale : nouveau malaise dans la civilisation. Fribourg, Suisse : éd. Saint Paul.
  • Traoré, Idrissa Soïba. 2010. « La crise scolaire : la fille de la crise des valeurs sociales ». Symposium Malien sur les Sciences Appliquées (SMSA) (1er-7 Août 2010). Actes de la conférence : 256-262.

Note

  1. Revendications des syndicats d’enseignants, du collectif des vacataires, des syndicats d’élèves et étudiants, le lobby des promoteurs d’écoles privées.
Rechercher
Posté le 20/06/2023
EAN html : 9791030008296
ISBN html : 979-10-300-0829-6
ISBN pdf : 979-10-300-0830-2
ISSN : 2823-8680
15 p.
Code CLIL : 3318

Comment citer

Diaby, Sambou, ”Être enseignant-chercheur 
en contexte de crise au Mali. La fabrication des angoissés du quotidien”, in : Bruneaud, Jean-François, Montoya, Yves, Ben Chaâbane, Zhaïra, Le bien-être au prisme des violences scolaires. Espaces, corps, valeurs, Pessac, PUB, collection S@nté en contextes 3, 2023, 101-116, [en ligne] https://una-editions.fr/etre-enseignant-chercheur-en-contexte-de-crise-au-mali [consulté le 19/06/2023].
10.46608/santencontextes3.9791030008296.6

Au téléchargement

Contenu(s) additionnel(s) :

Illustration de couverture • © borisz / iStock
Retour en haut
Aller au contenu principal