Interlude N° 8
Rachelle (67 ans) est suivie pour un cancer du sein depuis neuf mois. Entretien réalisé le 28 juin 2022, lors de son protocole deradiothérapie.
On a eu un ami qui a eu un cancer de l’estomac, il n’y a pas très longtemps. Enfin, l’année dernière ou il y a deux ans et… Ben je crois que tant qu’on vit pas un cancer, on n’imagine pas… Parce que c’est vrai que notre ami nous disait tout le temps je suis fatigué, « je suis fatigué », et même moi je disais qu’il en rajoute… On lui fait tout, il ne fait rien de la journée. Et il n’y a pas très longtemps, ben j’ai discuté avec mes amis : « Vous vous rappelez de G., quand il disait qu’il était fatigué ? Et ben je crois que tant qu’on n’a pas un cancer, on sait pas ce que veut dire le mot fatigue ». Alors, eux, quand ils me disent, alors aussi bien, on me propose de venir m’aider, aussi bien on me propose des activités, des soirées, des restos, des machins… Voilà, je leur dis simplement « non, pas ce soir, je suis trop fatiguée ». Bon, ça je pense que, du coup d’avoir eu cette discussion avec eux, ça leur change un peu leur vision. Parce que du coup, bah maintenant ils n’insistent plus à me dire « allez mais non, la fatigue c’est rien, au contraire, ça va te faire du bien de sortir »… Et je pense que d’avoir discuté de la fatigue de notre ami et de la mienne, je pense que ça leur a ouvert… enfin, ça leur a montré que ce n’est pas que du… c’est pas faux ce qu’on dit, quand on dit qu’on est fatigué, c’est pas en rajouter. Parce que je pense que tout le monde connaît la fatigue, mais la fatigue comme ça… Moi, perso je ne l’ai jamais vécu comme ça, hein. Je travaillais dans un bar, je travaillais jusqu’à 2/3 heures du matin, je n’ai jamais été fatiguée à ce point-là jamais. Jamais.
L’asthénie, plus communément appelée la fatigue, est le plus fréquent symptôme rencontré chez la personne porteuse de cancer, au cours et après la maladie (Berger et al., 2015). Selon le Référentiel sur la fatigue et cancer de l’Association Francophone des Soins Oncologiques de Support (AFSOS) de 2020, elle est rapportée par près de deux patients sur trois. La fatigue est définie comme une « sensation inhabituelle, pénible et persistante d’épuisement physique, cognitif et/ou émotionnel lié au cancer ou aux traitements anticancéreux qui interfère avec le fonctionnement habituel de la personne » (AFSOS, 2020)1. Cette fatigue a un caractère disproportionné par rapport à une activité réalisée. Elle n’est pas complètement soulagée par le repos ou le sommeil. Elle est subjective, souvent mal reconnue, mal diagnostiquée. Comme pour la douleur, il existe un décalage entre la perception de la personne touchée par la fatigue et la reconnaissance par l’entourage ou les soignants (Rochas, 2014).
La fatigue peut persister de nombreuses années après la fin des traitements : 49 % des patients concernés à 5 ans, 25 % à 10 ans, 10 % à 25 ans (Ebede et al., 2017). L’asthénie affecte de façon majeure la vie quotidienne et la qualité de vie. Elle peut être associée à une altération des capacités physiques (cardiorespiratoires et musculaires), cognitives (connue comme « chemobrain » ou brouillard cognitif), émotionnelles (anxiété, dépression), et sociales (dans les relations au travail, au cours des loisirs, avec l’entourage).
Il est reconnu que la pratique d’une activité physique (AP) régulière diminue la fatigue perçue pendant et après les traitements (Bower et al., 2014 ; Campbell et al., 2018) . Lorsqu’elle est volontaire, l’activité physique est la méthode la plus efficace pour combattre l’asthénie. Elle est également un facteur de diminution du risque de récidive du cancer, à condition d’être pratiquée avec une certaine intensité et régularité. Il existe un effet dose-réponse dans la plupart des cancers : plus l’AP est importante, plus la réduction des risques est élevée (Legrand & Heuze, 2007 ; Medysky et al., 2017). Ainsi, un programme d’APA (Activité Physique Adaptée) diminuerait la fatigue dès le début du traitement et améliorerait les capacités cardiorespiratoires. L’APA a un effet bénéfique sur la qualité du sommeil, prévient ou corrige un déconditionnement physique et réduit certaines douleurs liées aux cancers et aux traitements. Enfin, elle diminue l’anxiété et le risque de dépression.
Au-delà des données probantes mettant en balance l’existence d’une fatigue lancinante et d’une APA aidant à recouvrer le goût de vivre, donner la parole à des patients est un bon moyen pour comprendre les conséquences de ce fléau et les mécanismes de réparation, dépendant bien souvent du stade de la maladie, de l’état de santé pré-cancer du patient, de l’impact physique des traitements (effets indésirables) et de l’attitude devant la maladie. À ce sujet, les observations cliniques montrent que l’impact psychologique est largement influencé par les bagages culturel et spirituel, les croyances, le statut social, l’entourage, les possibilités médicales du système dans lequel se trouve la personne (Pédinielli, 1999 ; Loretti 2021).
Et c’est parce que la fatigue ne peut être comprise et saisissable que par l’écoute de la parole de ceux qui la vivent, qu’il nous a semblé que la restitution d’un dialogue entre le médecin et sa patiente pouvait être une occasion de mieux exprimer ce que la fatigue fait aux personnes atteintes d’un cancer. C’est précisément l’objet du dialogue et du témoignage suivant entre la patiente (Mme M) et son oncologue le Dr C.
Le nom de la patiente est fictif, son histoire est vraie.
Au-delà de la fatigue
Ces échanges se passent lors de leur deuxième rencontre. Le traitement instauré est efficace, les résultats du scanner sont rassurants.
Dr C : Bonjour Madame, comment ça va aujourd’hui ?
Mme M : Bonjour Docteur. Ça va bien, à part la fatigue. C’est vrai, elle est moins pénible
qu’au début de la maladie. Les symptômes, notamment la douleur, ont disparu et je
dors mieux.
Dr C : Vous avez vu depuis la dernière consultation l’équipe de support. Avez-vous
trouvé de l’aide ?
Mme M : Oui, effectivement. Ils ont pu répondre à ma crainte de perte de poids. J’ai
une amie qui a perdu énormément de poids et de muscles, elle peut à peine bouger.
Ils m’ont expliqué que cela dépend du stade de la maladie et des traitements administrés.
Au moins pour le moment, je suis épargnée de ce problème. Et je continue à marcher.
Le témoignage de Mme M, médecin et patiente à la fois, montre que le cancer n’épargne personne, il touche sans raison et sans cause apparente. Au cours des premiers mois suivant le diagnostic, elle a puisé dans toutes les ressources pour trouver la bonne conduite pour elle et pour sa famille, afin que la vie continue et qu’un nouveau rythme convenable soit trouvé.
D’abord, Mme M marche beaucoup. Elle marche pour son plaisir, pour se connecter à la nature mais également pour faire les courses. Au début, dans les premières semaines, comme un zombie, puis plus organisée. Ses copines ont adhéré au jeu. Un thé et une douceur avant ou après une marche rapide. Trouver l’équilibre entre l’impact de la maladie et du traitement sur son corps lui a coûté quelques expériences vexantes dans la mesure où « les jambes ne suivaient pas toujours ». Elle passait rapidement à autre chose, en haussant les épaules. Elle revenait quelques semaines ou jours sur le même exercice, se donnant les moyens de le réussir.
Mme M a rapidement appris à se laisser porter par les soignants rencontrés sur son chemin. Pour elle, le temps est désormais rythmé par les rendez-vous pour les bilans. Ces programmations font dorénavant partie intégrante de sa vie. Les préparatifs pour les prises de sang durent parfois plusieurs jours, ses jambes veulent la porter ailleurs. Vers la bibliothèque dans la plupart du temps.
Elle a finalement choisi quelques modèles, qui la suivent et lui servent de béquilles. Parmi ses personnages de lecture et ses connaissances, on peut compter : Marie, la professeure de maths, et sa patiente qui chantait si bien, qui lui avait offert un moment de musique chantée et au piano, quelques jours avant de partir… Elle, qui était aussi belle que solaire. Il y a aussi Mélanie, joyeuse et lumineuse, qui recevait les soignants, toujours souriante, dans sa chambre d’hôpital. Elle a réussi à organiser le mariage de son fils. Quel bonheur !
Un modèle constant dans sa vie était son père. Il lui parlait souvent pendant l’enfance de leur histoire de réfugiés. Sa grand-mère a appris le décès de son fils unique, écrasé par le train. Quel soulagement de se retrouver sains et saufs dans le centre d’accueil organisé par l’état voisin, quelques semaines plus tard ! Du jour au lendemain, ils ont tout laissé derrière eux. Après des années, leur maison est devenue l’école du village. Ils ont donné de leur savoir et de leur bienveillance d’abord dans la localité où une maison leur a été attribuée et puis dans la ville dans laquelle leur fils a fait sa vie. Le parcours de son père reste un modèle pour elle, visant l’excellence et l’innovation dans son domaine. Sa maman, quant à elle, a dû renoncer à son doctorat, le travail lui étant volé par celui qui devait être son directeur de thèse. Et le temps n’était pas à la rébellion, d’autant plus qu’ils n’étaient pas adhérents du régime au pouvoir dans leur pays. Elle a su partager son savoir dans les écoles éloignées, de village et puis de quartiers avant de pouvoir intégrer une meilleure école de la ville.
Mme M a donc puisé dans l’expérience de vie de ses parents et de ses patients pour « se bouger », ne pas se laisser aller. D’autres sont passés par des moments encore plus difficiles et, d’une façon ou d’une autre, ont su les surmonter.
L’idée de laisser ses enfants seuls aussi jeunes la pétrifie. L’insomnie lui rendait les jours pénibles, et lui procurait la sensation d’avoir du brouillard dans la tête. C’est notamment pour pallier ces sensations qu’elle se décide à avoir ponctuellement recours aux médicaments. Bon, c’est une canne temporaire comme les autres.
Le petit-déjeuner est devenu un moment plus important qu’avant. Nourrir sa famille était déjà une priorité de sa vie. Maintenant, ce moment rythmait sa journée, la faisait démarrer dans la douceur, dans le soin de soi-même et des autres. Ces moments partagés avec les convives qui se succèdent à la table, elle ne les avait pas avant… Elle a du temps pour tout maintenant. Sans pression. Et sans reproche. C’est le moment de s’approprier son sauveur, la molécule-médicament qui lui accorde encore du temps dans ce monde.
Le marché est un autre lieu privilégié. C’est la source de la base de ses recettes, piochées dans plusieurs coins du monde. C’est un voyage vers les senteurs et vers les humains. Il n’est pas rare qu’une recette de cuisine se glisse confidentiellement par un ami rencontré, lui aussi à la recherche d’une fraîcheur de dimanche. Tirer un caddie de course, cela met dans une catégorie. Comme les propriétaires d’un chien. On se sourit. Sourire à des inconnus ça fait du bien.
L’idée d’avoir un animal de compagnie lui est venue. Pour le moment, elle ne s’est pas concrétisée.
S’approprier un doudou, comme les enfants à l’hôpital, ce n’était pas son truc. Puis, elle a fait attention à l’apaisement des couleurs pastel, avec une préférence pour le rose. C’est le même rose que pour le cancer du sein. Depuis, quel bonheur de se retrouver sous la chaleur d’une écharpe ou d’un châle de bonne qualité. Avant, elle le considérait comme un signe de faiblesse. Maintenant, elle est plus prête à des compromis.
Les symptômes de la maladie sont remplacés par ceux en lien avec le traitement. Un échange. La maladie est là et on apprend à être patient et à composer avec. Des douleurs inexpliquées, même par son cancérologue, lui rappellent que ce ne sera jamais plus comme avant et qu’elle a désormais une nouvelle identité : « la patiente ». Avec la marche, la fatigue installée par cette douleur a été échangée par la bonne fatigue. Au revoir les talons, chaussés pour de courtes occasions. À vous la place, chaussures de sport ! Vous êtes maintenant responsables de la direction prise, en longeant les sentiers de la ville ou de la nature. La marche pour les courses est intercalée par la marche spirituelle (Le Breton, 2020), interrompue par un passage par la déchetterie.
La question qu’elle a eue combien de fois par ses patients : « Pourquoi moi ? », elle l’a posée à son tour. À un épidémiologiste qui lui a répondu : « L’origine est multi-causale ; les connaissances actuelles ne nous permettent pas de définir le point de départ. En cas de nouveauté, je vous tiendrai au courant. » Le généticien lui a également donné une réponse rassurante. Pour elle et pour les enfants. Une cause de stress de moins… Et puis, elle a répondu elle-même à cette question comme un enfant, à l’heure de l’insouciance : « C’est comme ça ».
Elle se dit que les choses seraient plus simples si elle était seule à gérer cette partie de la vie. Et laisser juste les bonheurs à partager. Mais, son transat est sur la même terrasse que son compagnon de vie. L’annonce n’a pas été la chose la plus simple. Il est rapidement devenu acteur d’une pièce dont il ne rêvait pas.
Maintenant, à l’âge de la raison, s’ajoute l’âge de la maladie. Une cinquantaine mouvementée, plus impactée par l’émotion que prévu. Un autre chapitre sera celui du retour au travail. Mais chaque chose en son temps.
Merci à Mme M et à tous les patients pour leur témoignage. Cela a permis de comprendre quelles sont les ressources les plus puissantes pour s’en sortir. En tout cas, de mieux faire face et plus sereinement à l’annonce de la maladie, à la fatigue liée aux traitements et à la maladie et aux croyances. De loin, continuer « à se bouger », seul ou accompagné, c’est la meilleure façon d’avancer, associé bien sûr à une alimentation correcte et un entourage bienveillant.
Conclusion
Le lecteur l’aura compris, la fatigue est le plus fréquent symptôme rapporté chez la personne porteuse de cancer. Les causes sont multifactorielles. En lien avec le traitement, la maladie ; elles sont de nature physique et psychologique ; elles persistent au-delà de l’arrêt des traitements, en cas de rémission. À l’heure actuelle, après les traitements, l’activité physique constitue une solution pour continuer à vivre… avec soi et les autres. Elle est volontaire et peut être effectuée en solitaire ou encadrée, par un éducateur en APA. La plus simple AP est la marche sous diverses formes : entre deux points, en remplaçant le trajet effectué habituellement en voiture ; la marche dans la nature permet un détour vers soi-même. Tout bien considéré, marcher pour cette femme s’apparente à bien plus qu’une simple activité physique. Cela constitue pour elle un acte de résilience et un acte qui donne (le) sens à la vie, à sa propre vie ; un geste de liberté et d’autodétermination en somme. Se tenir debout, marcher 1, 2, … 10 kilomètres seule ou accompagnée est, pour elle, synonyme d’espoir et témoigne d’une volonté de tenir le coup, de ne pas abandonner. Tout se passe comme si marcher, avancer un pas après l’autre, à son rythme, aller de l’avant, témoignait d’une capacité à surmonter l’épreuve de la maladie. Cette activité physique retrouvée lui permet de rester active, de rester vivante parmi les vivants.
Bibliographie
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