S’il est une teinture qui mérite une étude historique approfondie, c’est bien la pourpre d’origine animale, et c’est elle qui sera l’objet quasi exclusif de ce présent travail, extraite des coquillages nommés Hexaplex trunculus, Bolinus brandaris et Stramonita haemastoma. Exploités de manière excessive de la plus haute Antiquité au Moyen Âge, ces coquillages gardent, encore aujourd’hui, une part de mystère qui pique la curiosité de nombreux historiens, religieux, chimistes, biologistes et amateurs passionnés de cette teinture si particulière.
Nous devons les principaux indices sur la pêche et la fabrication de la pourpre à trois auteurs : Aristote, Vitruve et Pline l’Ancien. Dans l’Histoire des Animaux, Aristote décrit avec une précision étonnante le comportement des coquillages à pourpre dans leur milieu naturel et explique quelle technique de pêche était la mieux adaptée à ces mollusques. Vitruve donne de petits détails très précieux sur l’extraction et le broyage des glandes tinctoriales. Le naturaliste Pline l’Ancien, quant à lui, reprend quelques passages d’Aristote, mais, dans son livre 9 de l’Histoire Naturelle, il nous livre en outre la recette permettant de fabriquer la teinture d’une manière générale et indique les ingrédients entrant dans la composition de différentes pourpres. C’est plus qu’aucun chercheur contemporain n’aurait osé espérer de sources anciennes. Depuis le XVIe siècle, les érudits et les scientifiques n’eurent de cesse d’interpréter et de réinterpréter ces textes sans pour autant faire progresser nos connaissances en ce domaine. Certes, de nombreuses pistes de réflexion et de nouveaux éléments ont été découverts depuis, mais aucun chercheur ne s’est réellement intéressé à l’histoire de la pourpre en tant que teinture, hormis M. Besnier (Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, s.v. pupura) et K. Schneider (Realencyclopädie Pauly-Wissova, s.v. purpura). Il apparaît donc clairement qu’aucun travail n’a jamais été entrepris sur “l’exploitation et la commercialisation de la pourpre”. Cette problématique paraît avoir été délaissée au profit d’études sur la symbolique de la pourpre au nombre desquelles on compte la remarquable synthèse de M. Rheinhold (The History of Purple as a Status Symbol in Antiquity, 1970). C’est à l’occasion des recherches que nous avons effectuées dans le cadre de nos études, que nous nous sommes aperçue que rien n’avait été écrit sur la pêche aux murex, sur la fabrication de la teinture et sur la commercialisation de la pourpre alors que nous disposons, pour traiter ce sujet, de sources littéraires, épigraphiques et iconographiques.
De toutes les couleurs, c’est sans aucun doute la pourpre marine qui est la plus chargée d’histoire. En effet, des tablettes cunéiformes datées de 1300 a.C. ont révélé que la ville d’Ugarit produisait et faisait déjà commerce de cette teinture qui était même parfois envoyée en guise de présent aux souverains voisins1. Ce peuple n’a pas été le seul à posséder le secret de sa fabrication, puisqu’un fragment d’amphore recouvert d’une couche de pourpre et daté de l’âge du Bronze tardif IIB, a été retrouvé à Sarepta. Il semblerait que le secret de la pourpre ait été découvert simultanément en Crète, à Palaikastro où a été mis au jour également un site producteur daté de l’âge de Bronze2. Cependant, aux yeux de tous, la Phénicie reste le berceau de cette teinture qui fut exportée dans tout le bassin méditerranéen grâce à ses excellents marins. Puis, l’exploitation de la pourpre est attestée dès le VIIIe siècle a.C. à Carthage3. Le développement de la civilisation punique contribue ensuite à renforcer la production de la pourpre qui est alors fabriquée dans des comptoirs tels que Motya en Sicile4. En Grèce, Homère ouvre le chemin à la célébration de la pourpre qui est déjà considérée à cette époque comme un symbole de pouvoir5. étant l’expression du pouvoir monarchique, la pourpre est rejetée par la démocratie athénienne, mais elle réapparaît avec les rois de Macédoine qui font teindre leurs vêtements et même leur linceul de cette couleur6. À la mort d’Alexandre, la pourpre est donc déjà présente dans de multiples cités et les élites puniques et romaines tirent honneur et dignité de leurs vêtements de pourpre7.
Il est impossible de savoir précisément quand les Romains commencèrent à porter la pourpre. Selon Plutarque, Romulus était déjà paré d’un manteau de pourpre8, mais il est clair que cette indication doit être considérée avec précaution. Le premier témoignage digne de foi est celui de Cicéron (Leg., 2.23.59) mentionnant un article de la Loi des Douze Tables visant à limiter l’utilisation de la pourpre dans les tenues des défunts9. La pourpre, à cette époque, est probablement un privilège des patriciens. Entre 450 et 215 a.C. les usages évoluent beaucoup, puisqu’à cette date, une loi somptuaire, la lex Oppia, interdit le port des vêtements pourpres aux femmes10. Pendant cette longue période les élites brisent le carcan de l’austérité et se laissent tenter par l’éclat de cette teinture si coûteuse que leur fortune leur permet d’acquérir. Dès lors, la pourpre connaît un succès constant et l’enthousiasme qu’elle suscite provoque non seulement l’abrogation de la loi Oppia, mais aussi de toutes celles qui vont chercher à limiter son usage11.
C’est la chute de l’Empire romain d’Occident en 476 et la prise de la ville de Tyr, ville phare de l’industrie de la pourpre, par les Arabes en 640, qui marque le début du déclin de cette teinture. Dès lors, la production de celle-ci ne se fait plus qu’à Constantinople, en Grèce et en Égypte, où des témoignages sporadiques mentionnent encore l’activité de pêcheurs de pourpre dans le Péloponnèse sous le règne de Romanus Ier Lecapène (920-944), à Athènes en 1061 et à Alexandrie, en 1180. La pêche au murex se poursuit en Eubée et à Athènes après la conquête de la Grèce qui fait suite à la quatrième croisade et les empereurs byzantins produisent et portent encore de la pourpre jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Mais le déclin de la pourpre, déjà bien amorcé, se confirme avec le décret du Pape Paul II qui autorise, pour les tenues religieuses, le remplacement de la pourpre par le kermès. à partir de cette date, la pourpre marine tombe en désuétude et ses secrets de fabrication sombrent dans l’oubli.
Cinq siècles plus tard, nul ne sait plus quels coquillages étaient utilisés dans l’Antiquité pour fabriquer la célèbre teinture mentionnée chez la plupart des auteurs anciens. Des érudits se sont intéressés à la question depuis le XVIIe siècle, mais les recherches n’ont guère abouti12. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que le mystère soit quelque peu résolu grâce une rencontre inattendue entre le zoologiste H. de Lacaze-Duthiers et un pêcheur de Port-Mahon (1850). En effet, ce dernier est en train de frotter un coquillage sur ses vêtements afin de les marquer quand H. de Lacaze-Duthiers, qui observe alors la faune marine, le voit faire. Il lui demande de plus amples renseignements sur la couleur violette apparue sur le tissu et comprend qu’il est certainement en présence d’un des coquillages qui fournissaient la pourpre dans l’Antiquité. Cet événement marque le début de la redécouverte de la pourpre : H. de Lacaze-Duthiers13 y consacra désormais presque toutes ses recherches et des scientifiques tels que A. Letellier, W. Kobelt et surtout A. Dedekind poursuivront son œuvre14. Au début du XXe siècle, les trois principaux coquillages à pourpre décrits chez Pline sont identifiés et les archéologues prennent soin de signaler les sites jonchés de débris de coquilles en notant même parfois l’espèce à laquelle ils appartiennent. Ce sont ensuite les expériences pratiquées par les chimistes qui contribuent, peu à peu, à élucider le mystère de la fabrication de la pourpre grâce à leur analyse du suc tinctorial. Lors de notre première inscription en thèse (1999), la technique de fabrication de la pourpre, telle qu’elle était pratiquée dans l’Antiquité, venait juste d’être découverte et aucun article n’était encore publié sur le sujet.
Notre travail arrivait donc au moment propice : l’archéologie expérimentale a levé le voile sur un secret vieux de plusieurs siècles et nous avons poursuivi bien modestement ce chemin par nos propres expériences. C’est en tenant compte de ces nouvelles données que nous avons réexaminé et parfois réinterprété les vestiges archéologiques et les sources textuelles.
Cet ouvrage comprend deux parties : une étude synthétique et un corpus constitué de trois catalogues.
Le premier catalogue concerne les lieux de production. Il est le fruit de plusieurs années de collecte de sources archéologiques et littéraires. La première partie est consacrée à ce que nous avons décidé d’appeler les ateliers côtiers où étaient construits les aménagements spécifiques à l’élaboration de la pourpre. La grande majorité des vestiges archéologiques n’a pas résisté à l’érosion marine et la plupart se réduisent malheureusement à la présence de dépôts de coquilles de Hexaplex trunculus, de Bolinus brandaris ou de Stramonita haemastoma. La seconde partie recense, quant à elle, les lieux producteurs de pourpre attestés par les sources textuelles. Elle complète et parfois corrobore le catalogue des vestiges.
Le second catalogue concerne les hommes. Il réunit toutes les sources épigraphiques et juridiques qui évoquent les différents métiers ayant un rapport avec la pourpre, de la pêche des murex au commerce de la pourpre. Nous y avons ajouté deux sources iconographiques d’un grand intérêt pour la compréhension du métier de purpurarius.
Le troisième catalogue concerne les techniques. Il est constitué de sources textuelles classées par thèmes et il suit les chapitres qui composent notre synthèse.
Notre synthèse est divisée en quatre grandes parties. La première partie est consacrée à la chaîne de fabrication de la teinture : de l’étude de la pêche aux coquillages à pourpre et des traitements que devaient subir ces coquillages pour livrer leur précieux suc tinctorial à la technique de fabrication de la pourpre. Notre deuxième partie est beaucoup plus technique. Nous avons essayé de comprendre, en procédant à une réinterprétation des sources anciennes, pour quelle raison les couleurs fournies par les coquillages à pourpre différaient en fonction des ateliers. Cela nous a évidemment conduit à évoquer les différentes recettes de l’ars purpuraria et le travail des teinturiers en pourpre qui ont réussi à créer au moins vingt nuances. Notre troisième partie traite des ateliers producteurs côtiers. Malgré la pénurie des indices, nous avons essayé de les situer dans le temps et nous avons tenté d’en dresser une typologie à partir des vestiges in situ. Nous avons ensuite procédé à la reconstitution d’un atelier type à l’intérieur duquel nous avons replacé les différentes tâches et donc les ouvriers qui participaient directement ou indirectement à l’élaboration de la teinture. Dans notre quatrième partie, nous avons mis en évidence l’existence, à l’intérieur des terres, de teintureries complémentaires des ateliers côtiers et nous avons achevé notre travail par l’étude des commerçants.
Notes
- Pardee 1974 ; Thureau-Dangin 1934, 137-146.
- Reese 1987, 201-206.
- Zaouali, J., Apport des études malacologiques à la connaissance historique des activités halieutiques dans la région de Carthage, article non publié.
- Reese 2005, 107-114.
- Od., 2.3.126 ; 2.24.645 ; 4.298 ; 8.84 ; 13.108 ; 19.225.
- Deux fragments de tissu fait de pourpre et d’or ont été retrouvés dans l’antichambre du tombeau du roi Philippe II à Verginia. Ils entouraient les ossements de son épouse.
- Sil. 17.391 et 17.395.
- Plut., Rom., 14.5.
- Napoli 2004, 123.
- Liv. 34.1.1 ; 34.8.1.
- Napoli 2004, 123-125.
- Cole 1685, 1278-1286 ; Du Hamel 1736.
- De Lacaze Duthiers 1859, 303-380.
- Lettellier 1890, 361-403 ; Kobelt 1878 ; Dedekind 1898-1911.