Quand l’argent est extrait en 1425 sur le versant sud du mont Canigou (Pyrénées-Orientales), c’est une nouvelle phase de l’exploitation argentifère qui s’ouvre dans la couronne d’Aragon. Montbolo est, en effet, une des rares mines en activité au cours du XVe siècle, au moins de 1425 à 1460. Encore au XVIe, quand des autorisations de prospections sont accordées à Montbolo, le Mener real sert de référence. Certes, Montbolo ne répondra pas aux espoirs de ceux qui en ont entrepris l’exploitation. Cependant, en un temps de réduction drastique des extractions tant dans les Pyrénées que dans le Languedoc voisin et, plus largement, sur le pourtour nord méditerranéen ; en un temps qui est également celui de la politique expansionniste de la couronne d’Aragon en Méditerranée, la mine de Montbolo est un carrefour où se croisent les expériences minières méditerranéennes, de Falset (Catalogne) et d’Iglesias (Sardaigne), encouragées par une Couronne toujours à court d’argent.
Montbolo : une mine d’argent dans la couronne d’Aragon
Objet de convoitise tant des médiévaux que des historiens du temps présent, la flambée des mines languedociennes au XIIIe siècle est bien connue. Elle a fait l’objet de nombreux travaux. Je ne reviendrai pas sur une dynamique qui court sur l’ensemble du XIIIe siècle et semble se ralentir et parfois s’effondrer dans les années 13501. Épuisement des gisements, problèmes techniques liés à l’ennoiement des mines ; des hypothèses ont été formulées. Je me contenterai de rappeler la situation de l’extraction argentifère à la frontière du royaume de France et de la couronne d’Aragon, c’est-à-dire à proximité de Montbolo, au début du XVe siècle.
Dans les années 1300 en Languedoc et dans les Pyrénées, le temps du bouillonnement et de la dispersion est achevé. Beaucoup d’exploitations déclinent ou disparaissent. Deux situations nouvelles caractérisent la seconde moitié du XIVe siècle, d’une part des tentatives de reprises sur d’anciens lieux d’extraction où s’opère un retraitement des déchets, comme sur le site de Sahorre (Canigou) et, d’autre part, à côté de cette pratique encore exceptionnelle, une concentration de l’exploitation sur certains chantiers où l’activité est maintenue, parfois en plein cœur du XVe siècle. Ils sont rares. Ainsi, dans les Pyrénées, respectivement en France et en Aragon, l’extraction se poursuit sur deux sites. L’un est Aulus, en Couserans (Ariège), où l’enquête archéologique permet de suppléer la défaillance des archives et prouve que, accompagnant l’extraction, des investissements ont été consentis2. L’autre est Montbolo, dont les archives restituent une nouvelle mine, associée comme à Aulus à une fonderie, mais dont le temps d’exploitation se réduit, semble-t-il, à quarante ans, au plus.
L’étude de Montbolo nous entraine sur le territoire de la couronne d’Aragon auquel la Sardaigne est intégrée. Durant la première moitié du XVe siècle, il est incontestable que l’extraction est interrompue dans la grande mine d’Iglesias, les conjonctures tant sanitaire que politique s’étant conjuguées pour aboutir à l’arrêt de l’activité. Des tentatives de reprise ont lieu ; comme à Sahorre, mais à une autre échelle bien évidemment, une exploitation des déchets est autorisée. La Secca suspend les frappes ; les sources comptables disparaissent et les actes royaux entérinent une situation qui s’est amorcée dès les années 1390, dans le cadre de la guerre civile3. Est-ce à dire que Montbolo serait la seule mine d’argent en activité dans la couronne d’Aragon ? Non, car Falset (Catalogne, province de Tarragone) continue à produire. Comme pour Aulus, il s’agit d’une mine dont l’argent est exploité depuis au moins le milieu du XIVe siècle, sous le contrôle efficace de l’infant Pierre d’Aragon, comte des montagnes de Prades ; elle demeure en activité au cours du XVe siècle4. C’est cette situation originale qui permet, selon la volonté de la Couronne, une circulation des savoirs, en particulier juridiques, et des experts, qu’il s’agisse de mineurs ou d’officiers royaux de Falset et d’Iglesias, vers Montbolo. Falset semble bien être un relais où transitent hommes et compétences, vers la nouvelle mine qui prendra le nom de Mener real.
De la mine de Pere Comelles au Mener real
La découverte du gisement en 1425 résulte d’entreprises locales. La famille Comelles prospecte autour des biens dont elle dispose à Montbolo, c’est-à-dire à proximité d’Arles-sur-Tech, depuis au moins 1405. Elle n’est sans doute pas la seule à la lecture des nombreuses autorisations de prospections délivrées par la Procuration royale, en particulier dans le Vallespir, au début du XVe siècle, mais elle semble être une des rares à voir ses recherches aboutir. On rappellera que les premières extractions d’argent connues par une documentation écrite pour le comté de Roussillon datent du XIIe siècle et concernent justement les environs d’Arles. Je ne reviendrai pas sur les entrepreneurs que sont Pere Comelles et ses fils, auquel s’associe leur ami Urbà Aygabella5. Comme la procédure administrative l’oblige, Pere Comelles déclare auprès de la Procuration royale la découverte du gisement dans une de ses vignes, en décembre 1425. S’ensuit une série de faits qu’il convient de rappeler avant d’en analyser la portée.
Dès 1425, un contrat d’acapte, dont nous ignorons la teneur exacte, est conclu entre les Comelles, Urbà Aygabella et la Couronne ; il sera suivi par un autre contrat, celui-ci pérenne, en novembre 1426 selon lequel le roi reçoit un quart des revenus de la mine. Au cours des six premiers mois de 1426, des représentants de la Couronne, secrétaire, docteur en décret de la Procuration de Perpignan et maître de la Secca de Valence, se rendent sur place. Un an plus tard, le 4 février 1427, le maître de la Secca atteste auprès de la Procuration royale de la réception de marcs d’argent originaires de Montbolo. C’est au cours de ce même mois qu’un maitre de la fusina (four de traitement du minerai argentifère) est nommé et se rend aussitôt à Montbolo pour pratiquer des essais sur “la pierre et la terre extraites”. Il sera rejoint par deux maîtres mineurs, originaires d’Alaigne (Alanyano, Aude). La compagnie est de retour à Perpignan le 27 mars 1427. Le mois suivant, Alphonse le Magnanime envoie sur place Joan de Montalba, qui a été son procurateur en Sardaigne, pour faire appliquer le contrat conclu avec les Comelles en novembre 1426. La documentation s’interrompt entre 1427 et 1433. Quand elle reprend, il semble que les conditions imposées aux découvreurs et entrepreneurs miniers soient très lourdes. Certes, la Couronne réduit ses exigences, mais sans aucun doute les revenus miniers ne sont pas ceux escomptés au moment de la découverte du gisement et un essai sur le minerai confirme que la mine de Montbolo renferme une galène argentifère à la teneur moyenne, sans plus. La rapide mention d’un procès-verbal d’essai, consigné dans un registre de la Procuration royale en 1458, laisse apparaître, en effet, qu’à cette date, après plus de 30 ans d’exploitation et donc de recherche des meilleurs faciès, le minerai extrait à Montbolo contient 0,448 marc d’argent par quintal (plomb argentifère), soit selon la valeur du marc en usage à Perpignan, entre 105,17 et 107,05 grammes. En 1468, sans doute après l’abandon des entrepreneurs locaux, la mine est dans la main exclusive du roi et elle prend le nom de Mener real. Cette désignation et ce statut n’entrainent pourtant pas la poursuite franche de l’extraction : les concessionnaires se succèdent et cette situation, on le sait, est souvent le signe d’un abandon progressif.
Montbolo au carrefour des cultures minières
Même si les espoirs ont été déçus, le cas de Montbolo permet de saisir à l’échelle d’une mine finalement modeste les circulations d’hommes et de savoirs entre le Vallespir, la mine catalane de Falset et celle d’Iglesias, en Sardaigne. En fait, il semble bien que Falset en soit le cœur. Falset est encore en pleine activité durant la première moitié du XVe siècle et a multiplié les échanges avec Iglesias du fait de la politique volontariste du comte de Prades au milieu du XIVe siècle. Différents aspects peuvent être abordés sur le plan des circulations techniques. Le droit minier, et en particulier le droit du roi sur le produit de l’extraction, a préoccupé la Couronne, tout particulièrement au début du XVe siècle, un moment où elle déclare être démunie d’expert juridique. C’est sans doute cette situation qui l’encourage à faire procéder, dans le cadre de la Procuration royale de Perpignan, à la copie de tous les actes où la puissance royale est engagée dans l’extraction minière. Ainsi, entre les mois de mai et de décembre 1425, sont recopiés la donation-vente de la mine de Pug Alduc (1196), puis l’accord conclu à propos de la mine d’argent de la coume de Boxeda (1146). La rédaction d’une ordonnance minière en 1427, un texte de portée générale même s’il fait directement référence à Arles, est sans doute l’un des aboutissements de cette enquête. L’ordonnance n’est pas un code minier, elle est surtout attentive au droit du roi et, en particulier, au contrôle de la qualité du minerai et de sa teneur en argent par l’essai dont découle la ponction fiscale. En cela, elle s’inspire très directement des ordonnances du comté de Prades du milieu du XIVe siècle. Néanmoins, la comparaison entre l’ordonnance royale de 1427 et les ordonnances comtales de 1344 à 1352 dépassent la seule question de l’essai ; il m’est cependant impossible dans le cadre de ce court article d’en développer tous les aspects. Je limiterai donc l’étude comparative aux modalités de l’essai sur le minerai. En Vallespir, les essais sur le minerai sont, jusqu’en 1468, des essais “en grand” comme celui pratiqué sur deux quintaux de minerais en 1427, puis sur un quintal en 1458. Quand cette pratique est attestée, elle est, semble-t-il, partagée par d’autres territoires miniers, comme la Navarre. Pourtant, l’ordonnance de 1427 prévoit un essai sur deux livres de minerais. Celle de Falset en date de 1344 comme le Breve di villa di Chiesa (Iglesias, 1327) font référence à un essai à partir de quantités encore plus faibles, trois ou quatre onces de minerais (soit une centaine de grammes). Cette réglementation correspond, à Falset comme à Iglesias, à ce qui est réalisé sur le terrain. Il y a incontestablement une filiation entre ces trois mentions qui relèvent d’une même culture juridique et technique. En cela, l’ordonnance de 1427 enregistre les modèles dont elle dispose sans être en mesure, du moins en Vallespir, de les faire appliquer immédiatement. La référence est juridique et elle n’est pas encore suivie de compétences réelles.
Pourtant, la Couronne a été soucieuse d’aller chercher des experts là où elle pouvait les trouver, de les contraindre ou de les encourager à circuler vers Montbolo. L’homme qui encadre le contrat entre les Comelles et le roi, Joan de Montalba, a officié en Sardaigne au service de la Couronne. Dès l’année 1426, le roi fait venir de Falset des chevaux, mais il ordonne également que des mineurs accèdent à Montbolo. Dans les années 1420, la mine du comté de Prades est en activité et on sait que l’abattage au feu y est pratiqué. Cependant, on ne sait rien de plus de cette main-d’œuvre compétente. Rappelons qu’au XIVe siècle, c’est le comte de Prades qui avait fait venir à ses frais des mineurs d’Iglesias. De même, la mine de Falset avait profité de l’expérience de Joan de la Seda, qui en est l’administrateur de 1348 à 1350. Il est responsable de la répartition des concessions et du contrôle de la production et pratique l’essai sur le minerai. Avant son arrivée à Falset, il tenait l’office d’essayeur à la monnaie d’Iglesias6. On ne peut douter que l’expérience de l’essai monétaire (toujours pratiqué sur de petites quantités) ait participé à la miniaturisation de l’essai sur le minerai à Falset. Cependant, les sources écrites ne permettent pas d’établir de lien entre Falset et Montbolo dans le domaine des essais au-delà de leurs mentions respectives dans les ordonnances. Pour la fonte du minerai, c’est vers un orfèvre ayant travaillé sur les statues reliquaires d’Arles que la Couronne se tourne : Miquel Alerigues. Le four désigné comme fusina dès 1425 relève d’une culture métallurgique commune à bien des régions du pourtour de la Méditerranée occidentale. C’est ce type de four qui, à Falset, est l’objet de toute l’attention de l’infant Pierre au XIVe siècle ; on le retrouve dans l’ordonnance de 1427 et en activité à la même période à Montbolo7.
La mine de Montbolo permet de s’interroger sur la circulation des savoirs dans le domaine minier et métallurgique ; les textes nous informent, en effet, de la volonté royale d’établir des relations entre les mines de la couronne d’Aragon. Ils ne disent rien de ce qui a été effectivement fait à Montbolo après l’essai de 1427. L’autorisation d’exploiter accordée en 1468 et qui fait référence à un essai sur de petites quantités a-t-elle abouti ? On ne saura jamais si les mineurs de Falset ont atteint Montbolo. À l’échelle d’une mine modeste, l’historien repère de possibles circulations, mais peine à savoir si les projets ont abouti à une réalisation sur le terrain. Certes, Falset, et par son intermédiaire Iglesias, sont reliés à Montbolo. Le Languedoc y est également par l’intervention des mineurs d’Alaigne et la référence aux canes de Montpellier (unités de mesure) pour délimiter les périmètres d’exploitation dans l’ordonnance de 14278. Au-delà de Falset où elle est effectivement implantée, la fusina, quant à elle, se déploie sur un large espace qui, de la Vénétie, atteint les Pyrénées et Montbolo. Pour poursuivre l’enquête, il faut à présent passer des textes au terrain : un hommage aux travaux de Béatrice Cauuet.
Bibliographie
- Martinez i Elcacho, A. (2013-2014) : “El saber i l’experiencia dels Sards al servei de l’explotacio de les mines d’argent de Falset (1342-1358)”, in : Verna, C., Benito, P. éd. : Savoirs des campagnes (Catalogne, Languedoc, Provence XIIe-XVIIIe siècles), Études roussillonnaises, Revue d’histoire et d’archéologie méditerranéennes, t. XXVI, 153-161.
- Martinez i Elcacho, A. (2019) : Les argenteres de Falset : Gestió, control i registre de l’explotació minera i metal·lúrgica de la plata a la Catalunya medieval, Barcelone.
- Minvielle Larousse, N. (2023) : L’âge de l’argent. Mines, société et pouvoirs en Languedoc médiéval, Aix-en-Provence.
- Tangheroni, M. (1985) : La città dell’argento. Iglesias dalle origini alle fine del Medioevo con un’appendice di Claudia Giorgioni Mercuriali, Naples.
- Verna, C. (2017) : L’industrie au village (Arles-sur-Tech, XIVe et XVe siècles), Paris.
- Verna, C. (2018) : “Les affaires de l’entrepreneur Pere Comelles (Vallespir, XVe siècle)”, in : Dejoux, M., Chamboduc de Saint Pulgent, D. éd. : La fabrique des sociétés médiévales méditerranéennes. Les Moyen Âge de François Menant, Paris, 279-287.
Notes
- Les sources éditées et extraites d’une large bibliographie ont été rassemblées par Minvielle 2017. Pour un tableau d’ensemble en relation avec la mine de Montbolo : Verna 2017, 324-331.
- Consulter dans ce volume Téreygeol.
- Tangheroni 1985, 385-394.
- Martinez i Elcacho 2019.
- Verna 2018, 279-287.
- Martinez i Elcacho 2013-2014, 153-161.
- Pour une synthèse sur la fusina dans le domaine métallurgique, consulter Verna 2017, 365-368. Sur la fusinade Falset, voir Martinez i Elcacho 2019.
- Cette référence apparaît dès le XIIe siècle sur les versants du Canigou. Rappelons que de 1204 à 1349, Montpellier dépend de la couronne d’Aragon et que Paul Girardi, un Florentin, maître des mines de Navarre vers 1350, déclare ne pouvoir trouver de mineurs à la hauteur de ses attentes qu’à Montpellier.