S’interroger sur le genre de La Guerre du Péloponnèse peut sembler surprenant, sinon incongru, puisque son auteur a depuis longtemps été campé en modèle de l’historien, voire en “véritable père de l’histoire”1. Pourtant, cette question n’est pas si saugrenue pour peu qu’on la pose d’un double point de vue. D’une part, à l’époque même de Thucydide, le genre historique n’est pas encore constitué ; il est donc très peu probable que Thucydide se considère lui-même comme un historien. Plusieurs indices tendent même à montrer qu’il cherche à éviter toute assimilation avec les pratiques de ceux que la tradition a considérés comme ses prédécesseurs (Hérodote, Hécatée, Hellanikos). D’autre part, du point de vue de sa réception, Thucydide n’a pas toujours été lu comme un historien. Ce qui frappe au contraire, c’est la variété des lectures qui en ont été faites. Dès l’Antiquité, on le regarde à la fois comme un historien et comme un rhéteur, en séparant dans son texte le récit des discours2. Il semble même que sa première réception ait surtout eu lieu dans les cercles philosophiques3. À la période moderne et contemporaine, en plus de l’histoire, La Guerre du Péloponnèse a tour à tour été considérée comme un ouvrage de philosophie politique (L. Strauss) voire de sciences politiques (J. Ober), de stratégie (dans la théorie des relations internationales), de littérature même (une tragédie pour F.M. Cornford et W.R. Connor), voire d’anthropologie (M. Sahlins)4. Même au niveau institutionnel, Thucydide représente un cas particulier dans la littérature antique, puisque loin d’être cantonné aux spécialistes de l’Antiquité, il a quitté le domaine des classics pour être lu dans de grandes institutions militaires américaines : Thucydide ne figure ainsi au programme de West-Point et du Naval War College que depuis les années 1970, donc pas à titre de résidu d’éducation classique5. Il est aussi associé à l’œuvre des faucons de Washington du temps de la présidence de G.W. Bush, par l’intermédiaire de Donald Kagan, à la fois spécialiste de Thucydide et éminence grise des néo-conservateurs américains, et une citation lui étant attribuée ornait à cette époque le bureau de Colin Powell6.
La question du genre de La Guerre du Péloponnèse est donc une question légitime : elle recouvre le problème fondamental de l’usage du texte de Thucydide en particulier, et de l’historiographie en général. Mais cette question de l’usage de l’histoire, que nous posons à propos de l’œuvre de Thucydide, ne s’est-elle pas posée à Thucydide lui-même, à propos de son œuvre ? On est ainsi en droit de se demander si ce que nous appelons histoire est pour Thucydide une fin (ce qu’il veut produire), ou un moyen qu’il invente incidemment au service d’une autre fin qui reste alors à déterminer. Dans un livre récent, P. Goukowsky7 critique de manière virulente toute approche qui cherche dans le texte de Thucydide autre chose que de l’histoire. Il s’en prend en particulier à ceux qui y voient de la philosophie et condamne vertement la lecture de J. de Romilly8. Malgré son hostilité à la philosophie, sa critique est recevable si on interprète l’utilité philosophique de l’histoire dans les termes de leçons générales (ce que ne fait pas Romilly), ou dans une forme de goût vague pour l’abstraction. Il demeure néanmoins, n’en déplaise à P. Goukowski, que c’est bien Thucydide lui-même qui nous invite, dans sa fameuse formule de 1.22.4, à dépasser le positivisme de la pure reconstitution factuelle9.
Toutes ces questions convergent donc immanquablement vers le célèbre passage méthodologique de 1.20-22, et c’est à une relecture de ce passage, et à ses implications sur le genre de La Guerre du Péloponnèse, que je voudrai ici procéder. Rappelons-en donc d’abord brièvement la structure. Prenant la suite immédiate du récit dit de l’Archéologie – dans lequel Thucydide reconstitue l’histoire de la Grèce depuis ses origines jusqu’à la veille de la guerre du Péloponnèse (1.2-19) –, ces quelques paragraphes méthodologiques s’articulent autour de deux moments : de 1.20 à 1.21.1, Thucydide établit la supériorité de son récit pour ce qui est des faits anciens ; de 1.21.2 à 1.22.3, il traite de sa méthode concernant “la présente guerre”. Pour ce qui est des faits anciens, il commence par constater l’ignorance du grand nombre avant de montrer les insuffisances des “spécialistes” que prétendent être poètes et logographes, afin d’établir sa propre supériorité. Au sujet de la présente guerre, après avoir déduit son caractère exceptionnel, il indique la manière dont il a composé les passages de récit et les discours. Dans cette perspective, 1.22.4 doit alors être traité comme une conclusion de l’ensemble du passage méthodologique, visant à dégager la fonction de l’œuvre.
Les genres dans La Guerre du Péloponnèse
Thucydide ne prétend jamais écrire un livre d’histoire, ni dans ce passage, ni ailleurs dans l’ouvrage ; et il reste très flou sur le genre de texte qu’il compose, en grande partie parce que la division générique, pour les écrits en prose dont la pratique est récente, n’est pas encore constituée de son temps10. Il est notoire, par ailleurs, d’une part qu’il ne reprend pas le vocabulaire de l’enquête (historia, historein) utilisé par Hérodote et semble même mettre un soin tout particulier à l’éviter pour parler de son œuvre, et que, d’autre part, le terme de suggraphein par lequel il désigne son activité n’évoque pas encore spécifiquement le travail de l’historien que la tradition donnera par la suite au terme de suggrapheus. Pourtant, dans ce passage méthodologique, il situe bien, au moins négativement, son récit des événements passés parmi les autres discours de son temps qui traitent des événements anciens :
“Cependant, on ne saurait se tromper en se fondant sur les indices ci-dessus et en jugeant, en somme, de cette façon les faits que j’ai passés en revue : on croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits en les organisant en vue de les exagérer, ou les prosateurs, qui ont composé leur texte plus pour l’attrait des auditeurs que pour le vrai – car il s’agit de faits qui n’ont pas subi d’examen contradictoire, et qui ont gagné pour la plupart d’entre eux, du fait de leur ancienneté, un statut fabuleux les rendant incroyables, mais on tiendra que d’après les signes les plus manifestes, ils sont, pour des faits anciens, suffisamment établis11.”
ἐκ δὲ τῶν εἰρημένων τεκμηρίων ὅμως τοιαῦτα ἄν τις νομίζων μάλιστα ἃ διῆλθον οὐχ ἁμαρτάνοι, καὶ οὔτε ὡς ποιηταὶ ὑμνήκασι περὶ αὐτῶν ἐπὶ τὸ μεῖζον κοσμοῦντες μᾶλλον πιστεύων, οὔτε ὡς λογογράφοι ξυνέθεσαν ἐπὶ τὸ προσαγωγότερον τῇ ἀκροάσει ἢ ἀληθέστερον, ὄντα ἀνεξέλεγκτα καὶ τὰ πολλὰ ὑπὸ χρόνου αὐτῶν ἀπίστως ἐπὶ τὸ μυθῶδες ἐκνενικηκότα, ηὑρῆσθαι δὲ ἡγησάμενος ἐκ τῶν ἐπιφανεστάτων σημείων ὡς παλαιὰ εἶναι ἀποχρώντως. (1.21.1)
Deux problèmes se posent à la lecture de ce passage : à qui renvoient précisément les termes λογογράφοι et ποιηταὶ ? Et en quoi Thucydide singularise-t-il son propre discours sur ce passé ancien ? Thucydide restant vague et donnant très peu de noms propres, la première question a engendré une immense littérature. Pour les poètes, le nom d’Homère s’impose puisque la guerre de Troie est l’un des deux conflits qui font l’objet de l’Archéologie, mais on peut aussi penser à d’autres poètes du cycle troyen, ou encore aux textes poétiques sur les guerres médiques (les Perses d’Eschyle voire, peut-être, les Persica de Choirilos de Samos12). Bref, faute de références plus précises, nous pouvons considérer que le terme renvoie à toute la production poétique, tant épique que tragique, traitant de la guerre de Troie ou des guerres médiques. Il est plus délicat d’identifier les λογογράφοι. Moles et Grethlein13 ont bien montré qu’il ne s’agissait pas seulement d’Hérodote et des historiens, mais de tous les écrivains en prose liés, d’une manière ou d’une autre, à la rhétorique. Ainsi, il est probable que les sophistes aussi soient concernés, le terme σοφιστής, utilisé pour désigner ces professionnels itinérants du discours, apparaissant dans La Guerre du Péloponnèse(3.38.7). Mais plus généralement, le terme doit renvoyer à toute production rhétorique écrite qui recourt dans son argumentation à l’exemple des deux grands conflits qui sont mis en avant par Thucydide, et plus largement, qui prétend s’appuyer sur des événements passés. Là encore, on doit faire l’hypothèse que le terme désigne un spectre large d’écrivains en prose, à une époque où les divisions génériques sont balbutiantes, voire inexistantes.
Par rapport à ces deux types d’objet, Thucydide revendique sa singularité. Un même reproche est en effet adressé aux poètes et aux logographes : celui, repris par Platon, de la flatterie14. Les poètes placent en effet l’exagération au principe de la composition de leur discours (ἐπὶ τὸ μεῖζον κοσμοῦντες). D’une manière similaire, c’est bien le principe de composition des logographes qui est ici stigmatisé : eux aussi visent uniquement à séduire leurs lecteurs-auditeurs par des moyens qui ne sont pas spécifiés. La dénonciation des exhibitions mondaines que sont, pour ainsi dire, les epideixis des sophistes ou des logographes (on sait que l’œuvre d’Hérodote a été lue dans ces conditions) semble ainsi sous-jacente, tout comme l’est celle des performances des aèdes, ou des concours dramatiques. C’est donc parce qu’ils déterminent leur propos en fonction du seul critère du plaisir de leur public que poètes et logographes sont contraints à laisser de côté la vérité.
Si cette critique de la tradition poétique et rhétorique a fait l’objet de nombreuses études, il semble néanmoins qu’on ait jusqu’ici sous-estimé le fait que cette condamnation s’inscrit dans le cadre d’un reproche plus général, amorcé dès l’ouverture du passage méthodologique, contre les hommes du commun :
“Voilà donc ce que furent, d’après mes recherches, les temps anciens. En ce domaine, il est bien difficile de croire tous les indices comme ils viennent. Car les gens, s’agît-il même de leur pays, n’en acceptent pas moins sans les soumettre à la question les traditions que l’on se transmet sur le passé”15.
Τὰ μὲν οὖν παλαιὰ τοιαῦτα ηὗρον, χαλεπὰ ὄντα παντὶ ἑξῆς τεκμηρίῳ πιστεῦσαι. οἱ γὰρ ἄνθρωποι τὰς ἀκοὰς τῶν προγεγενημένων, καὶ ἢν ἐπιχώρια σφίσιν ᾖ, ὁμοίως ἀβασανίστως παρ’ ἀλλήλων δέχονται. (1.20.1)
C’est le grand nombre qui est critiqué : οἱ ἄνθρωποι est repris dans l’exemple qui suit par Ἀθηναίων γοῦν τὸ πλῆθος, puis par τοῖς πολλοῖς dans la conclusion de ce premier moment. Le sens politique de cette expression n’est d’ailleurs pas à exclure, comme nous aurons l’occasion de le voir, puisque la critique semble viser principalement, quoique de manière non exclusive, la démocratie athénienne.
La source de l’erreur du grand nombre est double : elle provient à la fois du manque de fiabilité dans les traditions reçues par ouï-dire (τὰς ἀκοὰς τῶν προγεγενημένων), et d’une attitude intellectuelle négligente vis-à-vis de ces traditions qui ne sont pas interrogées et critiquées (ἀβασανίστως). Les manifestations de cette erreur sont doubles également : l’imprécision et l’affabulation, comme en attestent les exemples choisis par Thucydide en 1.20.3 (le nombre de voix dont disposent les deux rois de Sparte, et l’existence chimérique du bataillon de Pitanè). Dès lors, l’auteur de La Guerre du Péloponnèse instaure une continuité entre les hommes du commun et les poètes et logographes pour mieux se détacher lui-même de toute une tradition qui s’ancre dans la négligence des faits et de leur analyse. Il revendique alors comme un caractère distinctif une attitude intellectuelle de recherche de la vérité
(ἡ ζήτησις τῆς ἀληθείας, ἀληθέστερον) qui se traduit par une méthode rationnelle de critique des croyances du commun comme des discours des poètes ou des logographes.
Or, la méthode revendiquée semble emprunter à plusieurs sources. Thucydide recourt en effet à trois types de terme pour la décrire :
1. d’abord, ceux qui renvoient à des pratiques de la rhétorique judiciaire (ἀβασανίστως, τεκμηρίῳ, ἀνεξέλεγκτα, ἐκ τῶν ἐπιφανεστάτων σημείων). C’est même toute l’Archéologie qui semble reconstruite à partir du procédé rhétorique du tekmèrion, de l’analyse des signes, comme en atteste la concentration de ce terme en 1.2-2116.
2. d’autres termes évoquent plutôt un type de recherche rationnelle qu’on trouve à la fois dans la médecine hippocratique et dans la philosophie “empiriste” ou dans certaines analyses de la sophistique : ainsi, le couple ζητῶ / εὐρίσκω, le verbe σκοπῶ et ses dérivés, les verbes πιστεύω ou δηλῶ.
3. enfin, on trouve des termes plus largement attestés, mais employés dans le même sens rhétorico-empiriste, pour insister sur une activité d’investigation critique : ἐπεξερχόμαι, διερχόμαι.
Pour conclure ce bref survol qui mériterait d’être approfondi dans le reste de l’Archéologie, soulignons que domine un usage de procédures démonstratives tirées principalement de la rhétorique et de la sophistique, mais à des fins clairement non rhétoriques, puisqu’il ne s’agit pas de séduire un public (1.22.4). Cela n’a rien d’exceptionnel en cette fin de ve siècle et on trouve une constitution de la méthode rationnelle similaire dans les cercles socratiques qui paraissent manifestement réinvestir d’une fin nouvelle la pratique éristique de l’elenchos, issue des milieux rhétoriques et sophistiques17.
Reste alors à déterminer un point essentiel : en quoi consiste cette vérité recherchée ? S’agit-il uniquement de l’établissement exact des faits, et, dans ce cas, aurait-on affaire à la fondation du récit historique (voire de la science historique), ou bien s’agit-il d’autre chose ? Répondre à cette question nécessite d’examiner ce que Thucydide nous dit de son traitement de la présente guerre (ὁ πόλεμος οὗτος).
La (ré)invention de l’histoire ?
En 1.22, Thucydide distingue clairement deux parties constitutives de son ouvrage : les discours (ὅσα μὲν λόγῳ εἶπον ἕκαστοι) et les faits (τὰ δ’ ἔργα), reprenant une opposition traditionnelle très présente dans La Guerre du Péloponnèse entre le plan des logoi et celui des erga. Chaque partie donne lieu à un traitement spécifique qui détaille la méthode adoptée par l’auteur.
C’est par sa rigueur dans l’établissement des faits que Thucydide passe depuis l’Antiquité, pour le modèle, sinon le père, de l’histoire. Lucien, en particulier, interprète très clairement la vérité que cherche Thucydide comme la vérité des faits18. Thucydide, il est vrai, insiste sur la difficulté qu’il a eu à les établir et sur le travail qu’il a dû fournir :
“D’autre part, en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de cette guerre, je n’ai pas cru devoir les écrire en me fiant aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel ; pour les événements auxquels j’ai assisté moi-même, comme pour ceux que j’ai appris auprès d’autrui, je les ai tous autant que possible analysés avec exactitude. Je les ai d’ailleurs établis avec peine, car ceux qui avaient assisté aux divers événements ne tenaient pas le même discours sur une même action, mais parlaient en fonction de leur mémoire ou de leur sympathie envers l’un ou l’autre”19.
τὰ δ’ ἔργα τῶν πραχθέντων ἐν τῷ πολέμῳ οὐκ ἐκ τοῦ παρατυχόντος πυνθανόμενος ἠξίωσα γράφειν, οὐδ’ ὡς ἐμοὶ ἐδόκει, ἀλλ’ οἷς τε αὐτὸς παρῆν καὶ παρὰ τῶν ἄλλων ὅσον δυνατὸν ἀκριβείᾳ περὶ ἑκάστου ἐπεξελθών. ἐπιπόνως δὲ ηὑρίσκετο, διότι οἱ παρόντες τοῖς ἔργοις ἑκάστοις οὐ ταὐτὰ περὶ τῶν αὐτῶν ἔλεγον, ἀλλ’ ὡς ἑκατέρων τις εὐνοίας ἢ μνήμης ἔχοι. (1.22.2)
Je ne reviens pas sur cette description très connue dont on a à la fois montré la modernité (l’identification des problèmes de distorsions) et les archaïsmes (l’escamotage des sources, le silence sur la méthode précise de reconstitution des faits). Thucydide insiste avant tout sur ses efforts pour se détacher des distorsions (fabulation ou exagération), mais aussi de toute attitude d’acceptation passive (la soumission aux “idées toutes faites”, τὰ ἑτοῖμα, 1.20.3, comme celles qu’engendre la sympathie ou l’antipathie). Son problème est double : remonter des paroles des témoins aux faits et échapper aux distorsions de la mémoire et des préjugés. C’est dans ce contexte que la précision apparaît comme la pierre angulaire de la recherche de la vérité. Mais il reste encore à savoir quelle est cette vérité, et pourquoi la précision lui est essentielle. La question que nous poserons est donc un peu différente de la question méthodologique traditionnelle : non pas qu’apporte la précision dans l’établissement des faits, mais bien plutôt pourquoi avoir besoin de faits précis et sûrs ? Autrement dit, pourquoi Thucydide insiste-t-il autant sur la qualité de cette reconstitution ? De quoi l’akribeia est-elle le remède ?
C’est alors, je crois, que l’exemple des tyrannicides de 1.20.2 prend son sens, en particulier quand il est mis en relation avec sa reprise en 6.54. Il apparaît en effet rétrospectivement qu’une simple imprécision dans les faits, qu’une erreur dans la transmission du passé est susceptible d’avoir des conséquences politiques majeures, en particulier quand cette erreur est celle du grand nombre, dans une démocratie où c’est le grand nombre qui prend les décisions. Ainsi, si Thucydide insiste, dans notre passage, sur l’ignorance entourant l’affaire du meurtre d’Hipparque par Harmodios et Aristogiton et sur ses conditions épistémologiques (à la fois anthropologiques et politiques), la reprise qui est donnée de cet épisode en 6.54 s’attache bien davantage à montrer les conséquences politiques majeures pour l’issue de la guerre d’une telle ignorance20. Par sa position même, au cœur des affaires d’Alcibiade, Thucydide souligne en effet non seulement l’effet délétère de la passion irrationnelle et des querelles privées dans la décision politique (c’est ce que met en valeur le récit proprement dit de l’assassinat raté du tyran Hippias), mais il trace surtout un parallèle et une continuité historique entre la situation qu’il raconte et celle d’Athènes à l’époque de l’enquête sur la parodie des Mystères. La falsification idéologique du récit des tyrannicides est l’origine lointaine mais directe selon Thucydide de la méfiance paranoïaque des Athéniens dans l’affaire des Hermès mutilés et de la parodie des Mystères (6.53.2-3 ; 6.60.1) qui conduit à la trahison d’Alcibiade. Thucydide dénonce donc les conséquences de l’imprécision dans la connaissance de la tradition historique sur ce que nous appellerions les représentations collectives de la démocratie athénienne, et in fine sur ses actes21.
Plus généralement, cette pratique nous renvoie à un fait connu, mais peut-être trop sous-estimé : comme le rappelle K. Raaflaub, la connaissance du passé n’a pas pour les Anciens la même valeur que pour nous22. Elle ne vaut pas par elle-même mais par son utilité, en particulier, politique. La fin, donc, qui oriente Thucydide dans sa reconstitution minutieuse des faits n’est pas tant à chercher dans l’idéal intellectuel d’une histoire vraie que dans la nécessité politique d’une compréhension pleine pour une action efficace. Il ne s’agit donc pas tant de construire un ouvrage d’histoire, que de donner un nouveau type de discours qui pourra être politiquement utile, c’est-à-dire de construire un nouveau type de savoir politique23. Pour cela, Thucydide découvre, dans l’expérience même de la guerre du Péloponnèse, qu’une des conditions essentielles de l’action politique efficace et éclairée, est la précision dans la connaissance de la situation actuelle, mais aussi des situations passées. L’histoire, comme méthode rigoureuse de reconstruction des faits à partir des témoignages sur les événements, naît donc en quelque sorte incidemment ; elle n’est qu’un moyen dans une recherche totalement différente qui vise à donner un cadre épistémologique à une action politique éclairée.
D’ailleurs, Thucydide ne présente pas uniquement son travail comme une reconstitution des faits, mais il donne des précisions essentielles sur le type de vérité qu’il cherche dans ce qu’il dit du second aspect de son activité, les discours :
“J’ajoute qu’en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile de rapporter de mémoire le verbatim même des propos tenus, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j’ai fait surtout comme il me semblait qu’ils auraient pu exprimer, pour ce qui est des conditions invariables, ce qui est nécessaire, tout en me tenant le plus près possible du sens global des paroles vraiment prononcées”24.
Καὶ ὅσα μὲν λόγῳ εἶπον ἕκαστοι ἢ μέλλοντες πολεμήσειν ἢ ἐν αὐτῷ ἤδη ὄντες, χαλεπὸν τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι ἦν ἐμοί τε ὧν αὐτὸς ἤκουσα καὶ τοῖς ἄλλοθέν ποθεν ἐμοὶ ἀπαγγέλλουσιν· ὡς δ’ ἂν ἐδόκουν ἐμοὶ ἕκαστοι περὶ τῶν αἰεὶ παρόντων τὰ δέοντα μάλιστ’ εἰπεῖν, ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων, οὕτως εἴρηται. (1.22.1)
Les difficultés d’interprétation de cette phrase cruciale sont notoires25. On doit tout d’abord souligner que c’est ce par quoi commence Thucydide quand il présente sa méthode pour le conflit dont il est le contemporain, ce qui atteste assez de l’importance à ses yeux des discours dans son projet26. Les deux problèmes principaux qu’on trouve dans la littérature critique concernent d’abord la question du degré de vérité historique des discours et ensuite celle du rapport entre les discours et la position de Thucydide. Ce qui m’intéresse ici est une question un peu différente : celle du type d’intervention à laquelle Thucydide se livre quand il reconstruit ces discours. Sur quoi intervient-il et dans quel sens se fait cette intervention ? Répondre à cette question est déterminant pour concevoir ce que doit être cette recherche de la vérité.
Si le début de la phrase ne pose pas vraiment de problème, Thucydide annonçant qu’il renonce à la fidélité littérale, les difficultés se multiplient dans la suite. On peut cependant distinguer trois éléments qui entrent en compte dans sa réécriture des discours : a) des arguments empruntés à des constantes : περὶ τῶν αἰεὶ παρόντων ; b) une nécessaire adaptation de ces arguments à la situation : τὰ δέοντα ; c) le sens général des paroles réellement prononcées : τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων.
Les deux premiers éléments relèvent clairement de l’invention de Thucydide (ἐδόκουν ἐμοὶ). Le troisième renvoie à une connaissance du discours donnée par ailleurs, même de manière incomplète. Or Thucydide hiérarchise : le troisième élément est moins important que les deux autres (μάλιστ’ εἰπεῖν). L’auteur de La Guerre du Péloponnèse reconnaît donc bien que les discours sont de lui : il a réécrit, mais “en disposant autant que possible du sens général des paroles effectivement prononcées” (l’apposition à ἐμοὶ). Il annonce donc qu’il va privilégier une argumentation qui est de son fait, tout en gardant à l’esprit ce qui a été effectivement dit. Je comprends que cela signifie d’abord qu’il a fait des recherches pour être le mieux possible renseigné sur ce qui a été réellement dit, mais ensuite que ce n’est pas ce contenu réel qui a dicté la composition de ses discours, au-delà de la position générale de l’orateur sur la question traitée (ce qu’il conseillait de faire). Les recherches sur les propos réels ne sont donc qu’un des matériaux de départ et même pas celui qui est privilégié dans l’écriture des discours.
Revenons alors sur les deux autres éléments mentionnés : Thucydide concentre son effort de réécriture d’abord autour de ce qu’il nomme περὶ τῶν αἰεὶ παρόντων. L’un des principaux problèmes de cette phrase difficile tient au sens de cette expression27. Il existe deux interprétations contradictoires : soit la formule renvoie à la particularité de chaque situation (c’est ainsi que traduit J. de Romilly, “qui répondît le mieux à la situation”, c’est-à-dire en mot à mot, quelque chose comme “ce qu’exige toujours la situation”), mais alors on doit convenir que l’adverbe a une place étrange ; soit il s’agit au contraire de désigner des éléments qui sont récurrents à travers chaque situation singulière. Dans ce cas, l’allusion peut être mise en parallèle avec les indications de 1.22.4 sur la condition humaine et les similitudes entre les époques28.
J’opte pour la seconde solution pour des raisons grammaticales (comme la place de l’adverbe), mais aussi parce que cela correspond mieux à la manière de Thucydide dans les discours, dont l’argumentation n’est généralement pas tant soumise aux détails de la situation (qui sont souvent expédiés à la fin29) que construite à partir d’analyses plus générales. De là provient en partie le fameux air de famille entre tous les discours de La Guerre du Péloponnèse : non seulement ils sont l’œuvre d’un même écrivain (mais cela ne suffit pas à expliquer leur proximité stylistique, un écrivain pouvant varier les manières d’écrire), mais surtout ils obéissent à une même manière d’argumenter, dans laquelle les particularités d’une situation ne sont jamais que le moyen de dégager une régularité générale.
Pour autant, chaque discours demeure singulier car lié à une situation d’énonciation précise, qui détermine une perspective particulière et limitée, toujours précisément indiquée par Thucydide en général lors de la présentation de l’orateur qui précède le discours (tel débat de l’assemblée, telle négociation, avec telle intention de l’orateur, etc.)30. Il demeure que les discours sont bien l’occasion de se livrer à une analyse politique, mais celle-ci ne peut être complète que par la diversité des points de vue. Le travail de Thucydide suppose donc de couler ces éléments généraux dans une argumentation particulière : c’est le sens, me semble-t-il, du τὰ δέοντα dans notre phrase. Là encore le terme peut faire difficulté31, mais il renvoie, je crois, à une exigence rationnelle en lien justement avec la situation particulière. Autrement dit, Thucydide construit des discours à partir d’éléments d’analyse rationnelle généraux, qu’il adapte à la situation particulière du discours et que la considération du mouvement des événements et des récurrences entre les situations lui a permis de dégager et de présenter de manière souvent problématique à son lecteur32. Les vérités particulières viennent alors s’inscrire dans le moule du paradigme général qu’elles servent à construire, non pas à l’échelle d’un seul discours, mais dans l’entrelacs des discours entre eux et avec le récit.
Attribuer à Thucydide le projet d’écrire un livre d’histoire suppose donc deux gestes qui sont loin d’être anodins au regard de ce passage de méthode : d’abord que l’on prenne comme fin (la reconstitution exacte des faits) ce qui n’est qu’un moyen ; ensuite que l’on interprète la recherche de la vérité comme la seule reconstruction exacte des erga, en négligeant ce qui est dit des logoi. On comprend mieux alors pourquoi c’est ce passage sur les discours qui a concentré tous les problèmes de l’historiographie, les discours, en effet, relevant plus de l’ordre de l’analyse politique que du témoignage historique. En leur centre, il y a donc ces éléments constants ou récurrents. Mais à quoi renvoient-ils exactement ?
À la recherche d’un nouveau savoir
En quoi ces constantes sont-elles une pièce essentielle dans la recherche de la vérité et en quoi nous disent-elles quelque chose sur la nature même de la vérité recherchée par Thucydide ? C’est à la célèbre déclaration de 1.22.4 qu’il nous faut désormais en venir :
“À l’audition, peut-être, l’absence d’affabulation à leur propos paraîtra en diminuer le charme ; mais tous ceux qui veulent examiner lucidement les événements passés ainsi que les événements qui un jour, à nouveau, en vertu de la condition humaine, devraient être similaires ou équivalents, il sera suffisant qu’ils les jugent utiles. Il s’agit d’un acquis pour toujours, plutôt que d’une pièce de concours destinée à une représentation éphémère”33.
καὶ ἐς μὲν ἀκρόασιν ἴσως τὸ μὴ μυθῶδες αὐτῶν ἀτερπέστερον φανεῖται· ὅσοι δὲ βουλήσονται τῶν τε γενομένων τὸ σαφὲς σκοπεῖν καὶ τῶν μελλόντων ποτὲ αὖθις κατὰ τὸ ἀνθρώπινον τοιούτων καὶ παραπλησίων ἔσεσθαι, ὠφέλιμα κρίνειν αὐτὰ ἀρκούντως ἕξει. κτῆμά τε ἐς αἰεὶ μᾶλλον ἢ ἀγώνισμα ἐς τὸ παραχρῆμα ἀκούειν ξύγκειται. (1.22.4)
Schématiquement, on peut dégager deux manières d’interpréter l’une des phrases de Thucydide qui a fait couler le plus d’encre34. Soit notre auteur décrit l’usage que l’on peut faire de l’histoire qu’il a composée ; telle est la manière traditionnelle la plus courante de lire ce passage. Elle suppose a) que Thucydide parle en historien ; b) qu’il poursuit comme fin la composition d’un livre d’histoire ; et c) qu’il s’agit alors seulement d’en indiquer l’usage et d’en justifier l’utilité. Mais on peut aussi, comme nous l’avons proposé, inverser cette perspective : Thucydide ne donne alors pas uniquement l’usage qu’on peut faire de son livre, mais la fin qui est poursuivie en lui. Dans ce cas, l’histoire, comme récit des événements ou comme construction des faits, n’est qu’un moyen pour arriver à une autre fin en laquelle consiste le livre. Restent alors à déterminer ce qui peut rendre raison d’une telle lecture ainsi que la nature et le nom d’un tel projet.
L’utilité de La Guerre du Péloponnèse est justifiée ici de deux manières : en affirmant que le livre offre une compréhension des phénomènes politiques passés ; et en insistant sur les récurrences possibles entre ce qui est décrit dans La Guerre du Péloponnèse et des situations à venir. La difficulté consiste alors à faire la part entre la singularité vers laquelle tend la précision dans l’établissement des faits et l’universalité qui est affirmée dans ce passage. J’ai tendance à penser que cette difficulté vient pour nous de ce que nous projetons la finalité de l’historien dans le projet de Thucydide. Or, les faits ne sont pas une fin, ils doivent simplement permettre une meilleure compréhension des régularités politiques, afin de rendre possible une action éclairée. Tel est en tout cas le sens qu’on peut donner à l’expression τὸ σαφὲς σκοπεῖν, qui renvoie à cet examen lucide assurant qu’on ne se laisse pas emporter par les idées toutes faites et les ouï-dire.
La difficulté est alors de déterminer le sens précis de ces termes vagues : τοιούτων καὶ παραπλησίων. Je les ai rendus par “similaires” et “équivalents”, afin de donner à entendre qu’il s’agit d’une proximité à la fois de genre et de structure. Mais à quoi Thucydide fait-il précisément allusion ? Les phénomènes de récurrence dans La Guerre du Péloponnèse affectent trois grands champs de réflexion : la nature humaine, les équilibres politiques globaux et les dynamiques structurelles. Le premier dessine la place pour une forme d’anthropologie politique (le calcul rationnel et les passions), le second pour une théorie des relations internationales (les règles de la puissance, la coexistence de la justice et de l’intérêt), et le troisième pour ce qu’on pourrait appeler une sorte de philosophie de l’histoire (l’analyse de la croissance et de la chute des empires). Or, il semble qu’envisager ces récurrences par le biais des notions de constantes et de dynamiques structurelles permet précisément de sortir d’une lecture qui ne verrait dans les leçons de l’histoire que de grandes platitudes ou des abstractions condamnables35. Ces notions permettent justement de construire, à partir des faits, des invariants souples et de les faire valoir au-delà de leur situation d’origine en les proposant comme modèle ou paradigme pour des réalités similaires et analogues36. En tout cas, dans la composition même de son œuvre, Thucydide tend à dégager des formes non pas de généralités abstraites mais d’analyses structurelles qui ont cette dimension paradigmatique. K. Raaflaub et d’autres ont bien montré comment La Guerre du Péloponnèse était construite autour de patterns (motifs) qui pouvaient servir de modèles pour comprendre des situations similaires37. La stasis de Corcyre peut être avancée comme un exemple canonique de ce fonctionnement où un cas particulier donne lieu à l’analyse paradigmatique d’un phénomène (ici la stasis), mais on pourrait dire que le double combat naval de Patras et Naupacte sert aussi de paradigme pour les combats navals sur de grands espaces (εὐρυχωρία). On a donc une pratique de composition par épisodes paradigmatiques permettant de dégager la structure profonde d’un certain type d’événement. Il est probable que, pour Thucydide, c’est parce que la guerre du Péloponnèse elle-même, comme événement exceptionnel, a une dimension paradigmatique (ce que vise à démontrer l’Archéologie) que son ouvrage peut prétendre dégager ces constantes structurelles. Thucydide considère qu’il tient là une séquence temporelle qui peut servir de modèle pour agir politiquement avec lucidité, ce qui ne veut pas dire avoir une maîtrise totale des événements.
Mais jusqu’ici, nous avons employé pour décrire ce projet des termes anachroniques tels que “philosophie de l’histoire” ou “anthropologie politique”. Or ne disposerait-on pas d’un nom pour décrire cette recherche du structurel à travers un traitement paradigmatique d’événements précis ? Mon hypothèse est qu’il s’agit du nom générique de l’activité dans laquelle s’insère le projet de Thucydide ; et ce nom, Thucydide lui-même l’évoque dans un autre passage célèbre : “car nous pratiquons le beau avec simplicité et nous philosophons sans mollesse” (Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ’ εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας, 2.40.1) dit Périclès dans le passage de l’oraison funèbre où il décrit le citoyen athénien idéal. Or, il est frappant de constater combien ce que prétend faire Thucydide correspond à ce que Périclès enjoint à ses concitoyens de faire : s’éclairer avant d’agir politiquement. C’est justement la fonction que Thucydide assigne à La Guerre du Péloponnèse en 1.22.4. En effet, développant sa formule, Périclès dit un peu après :
“Seuls, en effet, nous considérons l’homme qui n’y prend aucune part [aux affaire de la cité] comme un citoyen non pas tranquille, mais inutile, et, par nous-mêmes, nous jugeons ou raisonnons comme il faut sur les affaires politiques ; car les raisonnements ne sont pas un obstacle à l’action, c’en est un, au contraire, de ne pas s’être d’abord éclairé par le raisonnement avant d’aborder l’action à mener”38.
μόνοι γὰρ τόν τε μηδὲν τῶνδε μετέχοντα οὐκ ἀπράγμονα, ἀλλ’ ἀχρεῖον νομίζομεν, καὶ οἱ αὐτοὶ ἤτοι κρίνομέν γε ἢ ἐνθυμούμεθα ὀρθῶς τὰ πράγματα, οὐ τοὺς λόγους τοῖς ἔργοις βλάβην ἡγούμενοι, ἀλλὰ μὴ προδιδαχθῆναι μᾶλλον λόγῳ πρότερον ἢ ἐπὶ ἃ δεῖ ἔργῳ ἐλθεῖν. (2.40.2)
L’utilité que vise Thucydide peut ainsi être mise en relation avec ce que doit faire le citoyen utile dont parle Périclès (ὠφέλιμα κρίνειν, 1.22.4 ; χρεῖον νομίζομεν, 2.40.2) ; celui justement qui philosophe sans mollesse, c’est-à-dire sans viser le plaisir immédiat d’un auditoire oisif, comme Thucydide affirme le faire en 1.20-22. Dès lors, n’est-on pas habilité à mettre en parallèle la condamnation des poètes et des logographes et celle de tous ceux qui philosophent avec mollesse, et à voir dans l’utilité que vise Thucydide l’utilité la plus grande que revendique Périclès pour le citoyen de la démocratie39 : celle qui consiste à éclairer l’ergon par le logos (οὐ τοὺς λόγους τοῖς ἔργοις βλάβην ἡγούμενοι) et à traduire en actes des paroles éclairées (τὸ σαφὲς σκοπεῖν en 1.22.4 ; προδιδαχθῆναι, 2.40.2) ? Ne doit-on pas alors donner au projet de Thucydide le nom que Périclès donne à cette activité : φιλοσοφεῖν ?
Conclusion
Thucydide est manifestement à la recherche d’un nouveau savoir, et ce savoir ne correspond qu’imparfaitement à ce que nous appelons histoire, ou même à ce que les Anciens ont appelé, après Thucydide, histoire. Il n’est bien évidemment pas question d’en conclure qu’il n’y a qu’une seule bonne manière de lire Thucydide ; l’objet est plutôt de rappeler que faire de Thucydide un historien, c’est déjà proposer une interprétation du texte de Thucydide. J’ai ainsi essayé de montrer qu’il y a à l’œuvre chez lui une double invention : celle d’abord de l’histoire, qui s’impose vite (mais peut-être pas aussi vite qu’on le croit), et qui n’est pas ce que le penseur visait, mais seulement un effet collatéral, qui suppose qu’on prenne le moyen (la reconstitution exacte des faits) pour la fin (l’analyse politique) et qu’on désolidarise le traitement des discours de celui des faits en rapportant le premier à un autre genre (la rhétorique). Dans cette perspective, on doit reconnaître une part de serendipité dans l’invention de l’histoire : en cherchant à faire autre chose, Thucydide met au point le canon et l’idéal du récit historique.
L’autre invention est celle d’une voie philosophique originale. Elle correspond à la véritable fin exposée en 1.22.4 et suppose d’infléchir la philosophie dans le sens d’un outil politique plutôt que d’une recherche scientifique sur la nature, ce qui correspond à un mouvement profond à la fin du Ve siècle, tant dans la sophistique que dans les cercles socratiques. Peut-on pour autant dire de Thucydide qu’il est un philosophe ? Non, au sens de ce que deviendra la philosophie avec Platon. Mais il reste que, comme en atteste le débat entre Platon et Isocrate, la philosophie et le philosophein sont l’objet d’une intense discussion à la fin du Ve et au début du IVe siècle, une discussion de laquelle on a peut-être trop vite écarté la référence à Thucydide40.
Notes
- La formule est de Jean Bodin mais, dans sa traduction, J. Mesnard (Bodin 1941, 294) ne rend cependant pas le latin parfaitement, puisqu’il traduit Thucididi verissimo historiae parenti assentiamur, par “remettons-en nous à Thucydide, l’historien le plus véritable”, oubliant la charge polémique de la formule contre la figure d’Hérodote en père de l’histoire. Une traduction plus fidèle serait : “remettons-en nous à Thucydide, le père le plus véritable de l’histoire”.
- Fromentin & Gotteland 2015 et, plus généralement, voir Fromentin et al., éd. 2010.
- Hornblower 1995, 52-53 et 62.
- Ober 2006 ; Sahlins 2004 ; Sahlins 2009 ; Strauss 2005 ; Connor 2009 ; Dover 2009 ; Cornford 1965. Sur toutes ces lectures, voir la synthèse de Hesk 2015 et de Pires 2006.
- Stradis 2015.
- Lee & Morley 2015, 1-2.
- Goukowsky 2017, 176-177.
- Voir en particulier Romilly 1947. Le dernier chapitre de l’ouvrage (p. 261-285) est ainsi consacré à ce que l’auteure appelle les “lois” que dégage l’analyse de Thucydide. Elle en distingue trois : la “loi politique”, la “loi psychologique” et la “loi philosophique”. Pour l’animosité de P. Goukowsky à l’encontre de cette thèse, voir Goukowsky 2017, en particulier p. 6, p. 160 et p. 176 n. 507, où il s’en prend à son analyse trop “philosophique”. D’autres reproches lui sont adressés sur sa méconnaissance des Vies de Thucydide (p. 146-147) ou encore sur sa traduction (p. 110 n. 160).
- Goukowsky 2017, 191-192, où l’auteur condamne tout ce qui n’est pas les faits et va jusqu’à préconiser “une édition expurgée à l’usage des historiens, réduite à l’énoncé des faits”.
- Probablement ébauchée dans les traités de rhétorique, mais il faut attendre Platon (Phaedr., 257c-sqq sur la logographie ; 261c-d, sur l’antilogie et la harangue ; 266c sur la division entre rhétorique et dialectique ; 278e qui mentionne le λόγων συγγραφέυς) et surtout Aristote (Rhet., 1.3, Poet., 1.1447a28-b23).
- Traduction de J. de Romilly (Les Belles Lettres), remaniée par l’auteur.
- Sur ce texte qui semble avoir connu son heure de gloire à Athènes au milieu du Ve siècle, voir Huxley 1969.
- Moles 1997 ; Grethlein 2010, 207-209.
- Plat., Gorg., 463c, 465c, 466a, etc.
- Traduction de J. de Romilly (Les Belles Lettres).
- Thuc. 1.1.1 (τεκμαίρομαι), 1.1.3 (τεκμήριον), 1.3.3 (τεκμηριόω), 1.9.4 (τεκμηριόω), en plus des deux emplois de τεκμήριον en 1.20.1 et 1.21.1 ; voir aussi 3.104.6, pour un emploi qui concerne la reconstitution du passé. D’autres procédés rhétoriques sont également réinvestis, comme l’eikos en Thuc. 1.4.5, et 1.10.3-4. Sur la dimension rhétorique de ces procédés, voir Plat., Phaedr., 266e et Arstt., Rhet., 1357a34-b21.
- Dans le cas de Thucydide, on peut certainement établir un lien avec la figure d’Antiphon penseur et orateur politique admiré dans l’ouvrage (8.68.1-2) et dont on a déjà souvent souligné la proximité dans l’usage du vocabulaire. Sur ce dernier point, voir les travaux de Huart 1968 et Huart 1973. Un tel rapprochement est facilité par le fait que la majorité des spécialistes s’accordent à voir une même personne dans l’orateur et le sophiste, alors que la tradition les avait longtemps distingués : sur cette question, voir Gagarin 2002.
- Lucien, Hist. conscr., 39.
- Traduction de J. de Romilly (Les Belles Lettres), remaniée par l’auteur.
- Si l’on en croit 2.65.11, la chute d’Athènes n’est pas tant due à l’expédition de Sicile qu’à “l’attitude de ceux qui l’avaient ordonnée”. Or cette attitude de défiance à l’égard du commandement d’Alcibiade trouve son origine dans cet épisode, selon Thucydide lui-même.
- Sur ce passage et sur cette analyse, voir Grethlein 2010, 271-273 et Stahl 2003, 1-11.
- Raaflaub 2013, 4-5.
- Ober 2006, 132.
- Traduction de J. de Romilly (Les Belles Lettres), remaniée par l’auteur.
- La bibliographie sur ce passage est immense. Signalons seulement pour une bibliographie ancienne très complète, West 1973. Pour un point de vue plus récent, voir Pelling 2009 qui souligne l’ambiguïté fondamentale du passage.
- Une tendance récente, dont on comprend en quoi elle a pu être une réaction fondée, évacue les discours de l’analyse thucydidéenne au motif qu’ils ne nous diraient rien de ce que pense Thucydide. Si l’on est fondé à se méfier de toute identification de la position de Thucydide avec celle exprimée dans tel ou tel discours, il semble tout à fait absurde de croire que les discours, réécrits par Thucydide, n’ont rien à nous dire de sa pensée, sauf à estimer qu’ils ne sont que le verbatim de ce qu’ont pu prononcer les orateurs, choses précisément que notre auteur dénie explicitement.
- Je suis, pour la reconstruction de ce passage, l’hypothèse de Moles 1993, 104-109, reprise en partie par Grethlein 2010, 277-279.
- Pour cette deuxième hypothèse, voir Moles 1993, 104-105 et Moles 1997, 207-209.
- Un très bon exemple de cette manière de faire se lit dans le premier discours des Corinthiens à Sparte (1.71.4), mais c’est une tendance générale des orateurs chez Thucydide.
- Stahl 2003, 27.
- Les hypothèses des interprètes sont nombreuses : de la simple convenance rhétorique (formelle) à ce qui convient dans la situation selon l’orateur, jusqu’à ce qu’exige la situation, supposant un point de vue omniscient. Sur ces différentes positions, voir Pelling 2009.
- C’est la raison d’être des discours antithétiques, qui permettent d’éclairer une situation comme un problème, chaque cas particulier pouvant être saisi sous des paradigmes différents et pourtant pertinents. Ainsi, le débat à Sparte sur la nécessité d’entrer en guerre mêle le paradigme de la puissance à celui de la politique de prestige, voir Crane 1998.
- Nous traduisons.
- Voir l’étude classique de Romilly 1956.
- Dans le vocabulaire de Thucydide, on peut trouver des équivalents : les dynamiques structurelles s’expriment souvent par un usage abstrait de κίνησις (1.1.2) ou κινέω (3.82.1 ; 8.48.1), pour les constantes, on notera les emplois combinés ou non d’ἀεί et du vocabulaire de la φύσις (φύσει, πέφυκεν, etc.).
- N’en déplaise à Goukowsky 2017, 6-7, la philosophie ne se réduit pas à des propositions universelles et abstraites.
- Raaflaub 2013, 5-7. Tout son article développe cette idée d’une recherche de paradigmes à laquelle on doit faire correspondre une écriture par épisodes paradigmatiques. Voir aussi Rood 1998.
- Traduction de J. de Romilly (Les Belles Lettres), remaniée par l’auteur.
- Une telle lecture nous invite à une grande prudence sur la nature du positionnement politique oligarchique prêté à Thucydide. Il semble en tout cas possible de concilier sa critique du grand nombre, avec un sincère attachement au régime démocratique, à la condition de produire les conditions d’une action citoyenne éclairée, ce que vise son œuvre.
- Il est frappant de voir comment cette mention du verbe φιλοσοφεῖν, l’une plus anciennes, a été escamotée dans les recherches sur l’origine de la philosophie, comme si nous étions spontanément platoniciens dans notre conception de la philosophie, au point de ne pouvoir nous accommoder d’une autre voie.