Ce chapitre propose de montrer en quoi les élèves perturbateurs – c’est-à-dire ces jeunes qui dérangent le bon déroulement de la classe – ne respectent pas les règles scolaires (Richoz, 2009). Plus précisément, il s’agit de donner à voir en quoi ces élèves ne sont pas intrinsèquement difficiles mais le sont bien souvent seulement dans l’enceinte de l’école. Pour être encore plus précis, disons qu’un élève perturbateur se caractérise par la non-conformité à l’autorité, aux contraintes et aux dirigismes scolaires. « Il dérange la classe, ne respecte pas les règles, chahute, fait rire, attire l’attention et distrait ses camarades… ». (Richoz, 2009 : 60) Par ailleurs, « les comportements perturbateurs sont des comportements qui dérangent régulièrement le bon fonctionnement de la classe et qui, de ce fait, posent problème à l’enseignant ». (Goupil, 2007 : 121) Leurs attitudes, a priori, déviantes, auraient, à voir avec les effets d’une institution dont les normes imposent un type de conduites spécifiques à tenir intra-muros – parmi lesquelles l’immobilité des corps. En effet, par un processus d’étiquetage (Becker, 1984), l’école, au travers des catégories symboliques inhérentes à son verdict, crée et amplifie parfois la déviance des élèves. Cela peut faire naître chez eux un système de défense et d’opposition qui va à l’encontre des exigences scolaires. Ce faisant, leurs paroles et leurs actes oscillent entre, d’un côté, un sentiment d’injustice, de stigmatisation, de mal-être, de détresse… et de l’autre une attitude victimaire où affleure la promptitude à s’opposer et à se révolter contre l’autorité de l’enseignant et, plus largement, contre tout ce qui, à leurs yeux, représente le pouvoir disqualifiant ou invalidant d’une institution. Si l’école est ce lieu d’apprentissage, elle est également un espace où les élèves s’expriment souvent par leurs corps en mouvement, communiquent et vivent des émotions. Or, elle ne laisse que peu de place à ces dimensions, souvent perçues comme des signes de perturbation. En bannissant ainsi autant les corps, les mouvements et les émotions, l’institution scolaire produit les comportements perturbateurs qu’elles redoutent tant. C’est l’hypothèse que nous souhaitons ici mettre à l’épreuve à partir d’une enquête menée entre 2019 et 2020 dans le collège EG (de type REP+)1 et le lycée JF sous forme d’observations et d’entretiens. Ces deux établissements se situent dans le département de la Seine Saint-Denis. La plupart des élèves qui y sont scolarisés sont issues des familles économiquement et socialement défavorisées et de nombreux rapports administratifs pointent le retard en matière de réussite scolaire. Cette enquête dont nous proposons de restituer la procédure et quelques résultats a été réalisée auprès de 180 élèves et 100 enseignants.
L’analyse des témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête précités, montre l’influence de la qualité de l’expérience scolaire sur les conduites et les comportements des apprenants dès lors que les élèvent éprouvent un sentiment d’injustice. Des ressentis susceptibles de générer des incompréhensions, des frustrations quand ce n’est pas de la violence à laquelle les jeunes répondent par une déviance scolaire. Face au phénomène de perturbation, les enseignants s’interrogent et tentent de trouver des solutions pour favoriser le bien-être nécessaire pour apprendre sereinement. Ce sont donc ces interrogations et les solutions qui y sont apportées dont nous proposons de rendre compte dans les lignes qui suivent. Pour ce faire, il s’agira d’abord d’étudier le lien entre les effets de l’étiquetage des élèves perturbateurs et leur bien-être subjectif. Pour ensuite montrer comment la pédagogie du contrat – « celle qui organise des situations d’apprentissage où existe un accord négocié lors d’un dialogue entre partenaires qui se reconnaissent comme tels, afin de réaliser un objectif, qu’il soit cognitif, méthodologique ou comportemental » (Przesmycki, 1994 : 12) – peut pallier ces comportements et ainsi participer au bien-être subjectif des élèves.
Le bien-être subjectif des élèves perturbateurs sous l’emprise de système scolaire
Selon Diener, « le bien-être subjectif réfère à l’expérience globale des réactions positives envers sa propre vie et inclut toutes les composantes d’ordre inférieur telles que la satisfaction de la vie et le niveau hédonique […] Il comprend une composante cognitive et une composante émotionnelle » (Diener, 1994 : 108). La composante cognitive est envisagée de deux manières : elle peut renvoyer à la satisfaction de vie en général ou à la satisfaction dans des dimensions spécifiques telles que la vie personnelle, familiale, professionnelle, la santé, l’argent. La composante émotionnelle est envisagée en termes d’affects positifs et négatifs qu’un individu ressent en fonction de la situation vécue, mais aussi d’une composante satisfaction de vie qui serait une appréciation de l’individu de sa propre vie. Pour que l’on puisse dire qu’un individu ressent du bien-être, il faudrait idéalement qu’il ait un haut niveau d’affects positifs, un niveau très faible d’affects négatifs et un haut degré de satisfaction de vie. D’après le Centre d’analyse stratégique « le bien-être des élèves [est] entendu comme l’appréciation subjective de leur expérience à l’école » (Diener, 1994 : 2). Or, il semblerait que cette approche du bien-être subjectif s’articule également avec des éléments relevant du bien-être psychologique des élèves, « qui est un concept beaucoup plus populaire et important, notamment dans le domaine de la santé » (Voyer & Boyer, 2001 : 274). À l’évidence, le bien-être subjectif des élèves à l’école constitue une composante importante de la qualité de leurs expériences scolaires ; il comporte plusieurs dimensions, plus ou moins satisfaisantes pour eux et dépend de multiples facteurs à identifier. Il relève de leur ressenti et est souvent associé à des émotions positives. Il est important que l’ambiance en classe soit vécue de manière agréable. Mais ce climat est parfois inapproprié aux apprentissages et aux conditions de travail. De fait, trop soumis à la pression, certains élèves trouvent du sens à leur vécu scolaire en transgressant les règles et en manifestant des comportements perturbateurs. Ils refusent d’apprendre en employant des attitudes de désengagement, d’indifférence, de démotivation et, par ricochet de mise à distance de tout ce qui a trait à l’école. D’autres manifestent des attitudes arrogantes et/ou violentes qui peuvent se donner à voir au travers de fanfaronnades pour distraire le reste de la classe. Certains comportements insolents, vulgaires, agressifs voire hostiles se traduisent par de la désobéissance répétée (Gaudreau et al. 2012). Résignés, ils se font remarquer par leur passivité et provocations à l’encontre de groupe-classe. Ces comportements se caractérisent donc soit par le souci des élèves de se dégager de l’emprise scolaire, ayant une fonction d’évitement et de retrait ; soit par l’obstruction, visant à perturber le climat des apprentissages ; soit par une contestation des règles du jeu et des modalités de travail, visant à renégocier de nouvelles règles.
Au-delà de la transmission symbolique des savoirs, l’école agit comme une microsociété qui impose ses règles et ses normes aux élèves. Elle agit comme une institution sociale avec pour but « une bonne et parfaite intégration sociale ». (Binyegui, 2004 : 42) Grâce à tout un arsenal de dispositifs institutionnels de contrainte, de contrôle et de dissuasion, elle fournit, des règles de conduite qui façonnent les comportements des élèves qu’elle contrôle, évalue et juge à l’aune de ses propres normes. Elle inculque « le respect de la règle (de vie en communauté) » (Lang, 2002 : 13). Parce qu’il « y a une discipline à l’école comme dans la cité » (Durkheim, 1992 : 41), l’apprentissage du sens de la règle est vu ici, comme un moyen de développer l’esprit de discipline qui constitue la forme scolaire de la moralité. La discipline scolaire en tant que maintien de l’ordre dans une classe est donc essentiellement liée à la contrainte et repose sur l’autorité de l’enseignant. « Par autorité, il faut entendre l’ascendant qu’exerce sur nous toute puissance morale que nous reconnaissons comme supérieure à nous » (ibid. : 26). L’école détient aussi en son sein ce que Foucault nomme « un petit mécanisme pénal permettant de définir et de gérer les pratiques qu’elle considère déviantes » (Foucault, 1975 : 209). En fixant ses attentes quant au comportement à adopter au regard des valeurs et des normes scolaires, elle contrôle les corps des élèves.
Ce mouvement entre valeurs et normes, transforme l’institution en « une puissante machine à fabriquer de la conformité : normalisation des savoirs et des comportements, sous couvert d’universalité de la science et d’égalité républicaine » (Vergnioux, 2009 : 26). Chaque élève doit posséder à la fin de sa scolarité obligatoire des savoirs, des valeurs et des savoir-être nécessaires lui permettant de réussir et d’être un bon citoyen.
Face à ces exigences, certains élèves mettent à distance la norme dominante qui les discrédite en les étiquetant, un étiquetage qui s’accompagne d’un ensemble d’attributs. « Le fait d’être stigmatisé comme déviant porte des conséquences importantes sur la participation ultérieure à la vie sociale et sur l’évolution de l’image de soi de l’individu […] la conséquence principale est un changement dans l’identité de l’individu aux yeux des autres » (Becker, 1984 : 55). Ce phénomène de désignation, d’assignation peut créer une vision singulière du monde et relativiser le jugement des élèves. Ce faisant, ces derniers développent une forme de sous-culture, à travers la découverte des expédients qu’elle procure, à savoir l’adoption de « marges de manœuvres » (Goffman, 1975 : 150) qui visent à mettre à distance la validité de la norme scolaire et de l’enfreindre en adoptant une conduite autrement plus divertissante. Ainsi l’étiquetage qui s’apparente à une « stigmatisation intervient au terme d’un processus d’ostracisme, d’abandon, de rejet (d’où l’imposition d’un statut de marginalité) » (Ferréol, 1995 : 256). Et comme le souligne Becker, « il n’y a aucune raison d’admettre que seuls ceux qui finissent par commettre un acte déviant seraient effectivement portés à agir ainsi. Il est beaucoup plus vraisemblable que la plupart des gens connaissent fréquemment des tentations déviantes. Les gens sont beaucoup plus déviants, au moins en imagination, qu’ils ne le paraissent » (49). Les élèves développent donc des résistances, des ruses, du « braconnage physique » (Canal, 2000) qu’ils soient individuels ou collectifs. Ils adoptent des stratégies pour aménager l’espace occupé par l’enseignant et son savoir et s’approprient les lieux par des moyens non conventionnels. Ces résistances aux savoirs peuvent s’interpréter à l’aune de l’échec des promesses de l’école comme occasion de prendre l’ascenseur social. Désabusés, ils empruntent le chemin du « braconnage corporel » (Op. cit). « Toutes ces résistances sont préoccupantes quand elles signifient un rejet global du système éducatif. Nombre d’enfants ou d’adolescents placent ainsi l’école bien en deçà de la consommation des biens matériels dans l’échelle des valeurs […] » (Guégan, 2008 : 17). Contraindre et contrôler les corps et les esprits (Foucault 1975) peut entrainer des états pathologiques, symptômes d’un profond malaise. Sous pression, les élèves vivent mal l’immobilité de leurs corps car la discipline exigée va parfois à l’encontre de leurs besoins personnels. Cela peut mener à leur quasi absence : ils sont là mais leurs esprits, eux, sont ailleurs. « Cette absence à soi et au monde relève d’une activité témoignant d’une puissance performative que nous avons désignée comme le “choix de Bartelby” : il symbolise la radicalité de la résistance au projet de normalisation de l’école à travers le refus de répondre positivement à l’injonction d’être un acteur efficace et rationnel » (Guégan, 2008 : 82). D’autres apprenants ne peuvent pas rester assis dans une position d’écoute ou d’écriture scolaire, ils bavardent, bougent, se déplacent et génèrent des conflits. En plus des observations nous avons eu recours à des entretiens individuels de type semi-directif comme méthodes de collecte de données (Kaufmann, 2016). Ils nous permettent d’obtenir des discours indexés aux pratiques, aux événements, aux incidents qui composent l’ordinaire des situations vécues en classe au lycée JF et au collège EG. En témoignent les propos suivants :
« Ah, c’est trop… euh, j’en ai marre de toutes les règles qu’on nous oblige à respecter… C’est énorme, je n’arrive plus à les respecter… Je me sens affaibli, démuni face à cette loi. » (L, classe seconde générale G1, Lycée JF) ; « Je n’arrive pas à respecter toutes les règles, j’ai parfois tendance à les enfreindre. En plus, je préfère être absente dans certaines matières. » (K, classe cinquième C, CLG EG) ; « Ça, alors, euh… C’est trop pour moi. J’ai aussi le droit de m’amuser… » (A, classe seconde générale G1, Lycée JF)
Les enseignants brossent ainsi le portrait de ces jeunes comme des élèves incapables de concentration, ne sachant pas travailler silencieusement, parlant à tort et à travers, faisant du bruit en classe, se déplaçant sans autorisation et sans raison apparente, se chamaillant et se dispersant à la première occasion, multipliant les incartades, les algarades, les mouvements d’humeurs et les postures inconvenantes.
Rappelons que pour recueillir ces données, notre recherche effectuée dans le lycée JF et dans le collège EG en Seine Saint-Denis, est basée sur l’observation directe des séances en classe et les entretiens semi-dirigés en plus de questionnaire. Dans le cadre de cette étude le corpus est composé de 100 enseignants (60 du lycée et 40 du collège) et 180 élèves (100 lycéens et 80 collégiens) interrogés par le biais d’un questionnaire. Afin de saisir les comportements des élèves perturbateurs, les actions et réactions de leurs enseignants ainsi que le développement de leurs compétences professionnelles dans la gestion de leurs classes sur le vif, nous nous sommes discrètement installés au fond de la classe, assis au dernier rang pour avoir une vue globale de tout ce qui se passait lors des interactions enseignant-enseignés dans les deux classes suivantes qui ont été observées :
Au collège EG, le 12 mars 2019, après un quart d’heure de classe, K, élève de cinquième C, bouge sa chaise volontairement provoquant un bruit dérangeant. Les autres élèves se retournent vers lui en riant. L’enseignante M l’avertit en le sommant de faire attention et de rester calme sans trop bouger. Il s’excuse. Deux minutes plus tard, il fait semblant de dormir en ronflant bruyamment. L’enseignante lui demande à nouveau de se concentrer sur la leçon. Il décroise ses bras, puis distrait ses camarades de classe. Il parle à haute voix, fait des grimaces à son voisin J. « Alors là ! C’est bon ! Ça suffit » crie l’enseignante. « Tu es collé ! » « Une heure de retenue ». L’élève n’accepte pas cette punition. Il devient tout pale et baisse ses yeux.
Au lycée JF, le 25 avril 2019, À la septième minute de cours, L et A, élèves de seconde générale G1, arrivent en retard. L’enseignant de Mathématique B leur demande de s’assoir. L s’agite, bascule sur sa chaise et parle sans cesse, elle fait rire A. L’enseignant leur demande d’arrêter leurs agissements. Ils restent calmes pendant cinq minutes et recommencent à bavarder. Les autres élèves n’arrivent pas à suivre le cours. Ces actes poussent l’enseignant à rédiger un rapport d’incidents. Finalement, L et A se mettent au travail.
Les situations évoquées ci-dessus montrent que les élèves perturbateurs manifestent des comportements inappropriés aux apprentissages. Ils sont bavards, dissipés, peu motivés, peu intéressés par les contenus pédagogiques, n’arrivent pas à rester attentifs. Ils cherchent à passer le temps et à perturber le cours. Ils sont aussi agressifs, insolents et irrespectueux envers leur enseignant et leurs pairs. Ils empêchent leurs camarades de classe de travailler. Ils les provoquent parfois et les entraînent dans leur sillage ; c’est ainsi que la tension monte entre eux et les conditions de travail se dégradent. Ces élèves défient l’autorité de l’adulte et refusent d’adopter « la posture d’apprenant » (Goémé, 2015 : 114). C’est ainsi que leurs attentes s’éloignent de celles de l’institution. Celles-ci feraient partie intégrante de ce que P. Perrenoud appelle « la culture de l’organisation scolaire » (62) et ne pas répondre à ces exigences implique un blocage, une résistance ou un empêchement de transmission des savoirs. À travers ces comportements, les élèves manifestent l’envie de s’exprimer, communiquer, bouger. En attestent les propos suivants :
« Rien à expliquer… il n’y a pas que moi, ça m’énerve, ça m’agace… j’ai besoin de discuter… » (K, classe cinquième C, CLG EG) ; « Oui. Mais, je ne peux pas rester cloué à ma chaise des heures et des heures presque toute la journée… j’ai besoin de parler et de bouger… » (L, classe seconde générale G1, Lycée JF) ; « Oui, mais c’est trop… ça me rend fou, ça m’ennuie… j’aime me défouler de temps en temps ». (A, classe seconde générale G1, Lycée JF)
Ces élèves refusent d’être sanctionnés, punis et mal jugés. En témoignent les déclarations suivantes :
« Eh ben, les profs me punissent ou me sanctionnent sans motif. » (K, classe cinquième C, CLG EG) ; « Alors là, les enseignants sont trop autoritaires et souvent durs avec moi à tel point que ça me donne l’impression d’être stigmatisé, humilié. Parfois, ils me sanctionnent ou me punissent même si je ne fais rien. » (A, classe seconde générale G1, Lycée JF) ; « Non, pas du tout euh, je n’accepte pas être toujours pointu de doigts ». (L, classe seconde générale G1, Lycée JF)
À partir de ces déclarations, il semblerait que les élèves perturbateurs peuvent opter pour le rejet catégorique de la posture d’élève et la résistance au conformisme scolaire ce qui provoque du conflit dans leur relation avec certains enseignants et de tomber parfois dans une spirale de guerre quotidienne aboutissant à une entente plus ou moins tacite entre eux sur la base d’un rejet mutuel. Selon M. Millet et D. Thin « les conflits (avec les professeurs) montent généralement en puissance et s’enferment dans une sorte de circularité » (2005 : 196) c’est dire que les sanctions des enseignants entraînent des « représailles » de la part des élèves qui se trouvent, en retour, sanctionnés et ainsi de suite selon une spirale négative. Cette relation peut aller jusqu’à une « connivence hostile… au sens où les protagonistes sont à peu près d’accord sur leur incompatibilité au point d’anticiper les événements voire de les provoquer » (ibid. : 197).
De leur côté, les enseignants éprouvent le sentiment d’une atteinte à leur statut et à leur autorité. Ils se sentent fragilisés dans leur posture, démunis face à l’émergence de phénomène de perturbation. En attestent les propos suivants :
« À ce moment-là, ben… ça provoque ma colère en faisant abstraction des règlements. » (Prof M, classe cinquième C, CLG EG) ; » Eh ben, il ne m’écoute pas et refuse de m’obéir euh il me provoque sans cesse. » (Prof M, classe cinquième C, CLG EG) ; « Eh ben, ça m’agace mais je tiens coup… (Soupir). » (Prof B, classe seconde générale G1, Lycée JF)
Tout laisse donc à penser que les comportements perturbateurs ont des effets négatifs sur les élèves comme sur les enseignants. C’est alors que le contrat pédagogique peut être mobilisé au service des deux parties.
Le contrat pédagogique, moyen d’assurer le bien-être subjectif des élèves à l’école
En organisant « des situations d’apprentissage où existe un accord négocié lors d’un dialogue entre partenaires qui se reconnaissent » (Przesmycki, 1994 : 12), le contrat pédagogique permet de favoriser un climat scolaire serein et d’assurer le bien-être subjectif des élèves. Il permet par ailleurs de promouvoir le bien-être des élèves en se basant sur l’appel au développement d’une « école bienveillante soucieuse du bien-être de ses élèves » (Le Breton et Delga, 2013 : 32). Pour montrer le rôle du contrat pédagogique dans le bien-être subjectif des élèves, nous proposons d’étudier deux « cas ». Ce qui suppose que le traitement des informations pour chacun des cas aura été fait à partir d’une grille d’observation, qui rendra les données comparables. Selon Yin, l’étude de cas est présentée comme « une enquête empirique qui étudie un phénomène contemporain dans son contexte de vie réelle, où les limites entre le phénomène et le contexte ne sont pas nettement évidentes, et dans laquelle des sources d’information multiples sont utilisées » (23). Elle fournit donc une situation où il est possible d’observer le jeu d’un grand nombre de facteurs interagissant. Cela permet de rendre compte de la complexité et de la richesse des actions comportant des interactions humaines, et de faire état des significations que leur attribuent les acteurs concernés.
Étudions d’abord, le premier cas, celui de K. Il s’agit d’un élève de cinquième C, scolarisé au CLG EG. Il refuse d’obéir et s’oppose à son enseignante. Son manque de respect et sa provocation envers sa professeure se manifestent par une arrogance persistante et une hostilité lorsque cette dernière le sollicite en classe. Cette attitude négative de l’adolescent rend quasi impossible la communication avec l’adulte. En atteste la déclaration de professeure M suivante : « Le comportement de K fluctue dans le temps du fait qu’ qu’il est parfois capable d’être actif, d’établir une relation positive et consensuelle avec moi, peut-il rentrer dans une logique d’opposition, de passivité et de provocation ».
Face à ces comportements, l’enseignante décide de passer un contrat pédagogique où l’élève s’engage à respecter la règle établie qui consiste pour lui demander de faire des efforts afin d’améliorer ses comportements et s’investir davantage dans les apprentissages. Une fiche de suivi et d’évaluation, valable pour une durée d’un mois, lui est remise. À la fin des cours du matin et d’après-midi, l’élève s’autoévalue en cochant des cases dédiées aux comportements par « + » s’il estime qu’il a respecté le but à atteindre et par « – » s’il pense qu’il n’a pas atteint l’objectif de contrat. Si aucun progrès n’est effectué, il met une croix sur la mention « = ». L’enseignante évalue le progrès de l’élève.
Ainsi, un accord est conclu entre les deux partenaires dans la mesure où l’adulte fait savoir au jeune que son rôle est de lui transmettre des connaissances et assurer son bien-être « comme condition même des apprentissages car ce n’est pas dans le mal-être, dans la souffrance que l’on va apprendre » (Brougère, 2010 : 47). Il est donc nécessaire pour l’enseignant de prendre soin de la relation qu’il entretient avec ses élèves. L’attitude inverse pousse à « ne pas offrir de disponibilité aux apprentissages scolaires et, d’autre part, à détériorer singulièrement le climat de la classe au point que l’enseignant ne puisse plus enseigner » (Pons et al., 2002 : 12). En attestent les propos de prof M : « Eh ben, je pense que ce changement vient du fait que K s’est senti en confiance et a perçu que je voulais l’aider… Je lui montrais qu’il a, comme tous les autres élèves dans la classe, de l’importance à mes yeux. » Ce qui a permis à l’élève d’accepter le contrat pédagogique et d’engager un dialogue qui présente l’avantage d’une élaboration collective favorisant l’expression à la fois dans la négociation et la prise de décision. L’écoute réciproque et la nécessité de choix réalistes favorisent un positionnement réflexif et réfléchi de chacun. La négociation est marquée par une volonté commune d’arriver à un résultat, à une solution. C’est une « activité qui met en interaction plusieurs acteurs, qui, confrontés à la fois à des divergences et à des interdépendances, choisissent (ou trouvent opportun) de rechercher volontairement une solution mutuellement acceptable » (Dupont, 1994 : 11). Négocier avec les élèves pourrait s’avérer bénéfique pour la motivation, la coopération et l’engagement dans la pédagogie du contrat : « plus on accepte de négocier le niveau d’exigence, la structuration de la situation didactique, la différenciation des tâches, le rythme du travail, plus on accroît ses chances d’impliquer les élèves qui oscillent entre l’adhésion et l’opposition, l’implication ou l’indifférence » (Perrenoud, 1996 : 166).
La superposition de contrat et des négociations intersubjectives cadrent les interactions enseignants-enseignés. « Des règles négociées prennent du sens et acquièrent une dimension sociale, ainsi qu’une raison d’agir pour les élèves ». (Ricœur, 1995 : 107) Ces règles inspirent le respect car leur application libère la personne, la rend maîtresse d’elle-même et non dépendante de ses désirs et ses faiblesses. « Bien loin donc que la règle et la liberté s’excluent comme deux termes antinomiques, la seconde n’est possible que par la première ; et la règle ne doit plus être simplement acceptée avec docilité résignée ; elle mérite d’être aimée » (Durkheim, 1992 : 47). Ce respect contient l’idée de limites, de « modération du désir » (Ibid. 42). Connaissant les limites, les élèves respectent davantage les règles et ont l’impression de ne pas / plus « perdre » face à l’enseignant (Goffman, 1975).
Selon l’enseignante M, grâce à la pédagogie de contrat, le comportement de K s’est amélioré. Désormais détendu, apaisé, calme et appliqué, il participe volontiers aux moments collectifs et pose des questions.
A et L, élèves de seconde générale G1 au lycée JF, vivent mal leur immobilité et refusent d’apprendre en manifestant des comportements qui dérangent l’ordre scolaire. Ils estiment avoir besoin de liberté, de reconnaissance et réclament un climat sécurisant et serein qui permet de favoriser leur bien-être subjectif. En attestent les propos de professeur B :
D’abord, A me pose problème malgré tout. C’est un élève en grande difficulté qui ne fait aucun effort et ne fournit aucun travail. L, elle, est incapable d’écrire une phrase compréhensible, il y a longtemps qu’elle doit avoir baissé les bras. Pour attirer leur attention, elle participe volontiers à leurs bêtises. Je passe mon temps à lui demander de se retourner et de se taire. Ensuite, elle se moque sans cesse de ses camarades. Ses agissements persistent et refuse de m’obéir euh… en plus… j’ai des réactions aléatoires avec elle.
Pour mettre fin à leurs perturbations, l’enseignant décide de proposer aux élèves de s’engager à faire des efforts selon ces termes : « Je respecte mes enseignants et mes camarades de classe. » Afin de permettre aux apprenants de s’autoévaluer, le contrat pédagogique est accompagné d’une grille d’évaluation et d’une fiche de suivi où l’élève, chaque jour à la fin des cours, coche des cases pour se rendre compte de ses progrès.
La liberté d’expression et l’encadrement qu’offre l’enseignant aux élèves permettent l’émergence de facteurs stimulants tels que l’intérêt, la confiance en soi ou le plaisir d’être l’auteur de ses décisions. Les élèves prennent conscience de leurs actes et apprennent à formuler leurs idées et leurs opinions vis-à-vis de leurs situations pour analyser les causes qui les ont entraînés et trouver des solutions concrètes de remédiation. En ce sens, le jeune devient autonome dans la relation aux autres, se distinguant de l’indépendance. Il apprend à s’auto-évaluer c’est-à-dire à se poser des questions et porter un œil critique sur soi. Cette aptitude réflexive lui permet une prise de conscience de ses actions indispensables à tout apprentissage. « En effet, les exigences d’un tel recul et d’une telle distanciation sont considérables car elles obligent l’évalué à se regarder, à s’analyser, à fouiller dans ses propres difficultés, au risque entre autres d’altérer son image de soi et ainsi de devoir la construire à nouveau ou sous d’autres angles » (Belair, 1999 : 65). Conscients de ses actes, l’adolescent prend alors du recul pour analyser ses attitudes et son mode de pensée ou d’action tout en restant libre de les réguler. L’enseignant l’accompagne pour évaluer ses progrès en vue de les réajuster, en rendant plus clairs les règles à respecter tout en restant bienveillant. Le contrat pédagogique mis en place est basé « sur une relation de confiance, de dialogue et sur un engagement mutuel » (Morandi, 2002 : 65). « La relation de confiance qui s’installe entre l’élève et son enseignant joue un rôle capital dans son parcours scolaire surtout s’il est en difficulté » (Sol, 2016 : 64). Cette confiance a permis de l’élève changer ses comportements. En atteste la déclaration de l’enseignant B : « Eh ben, je pense que ce changement vient du fait que ces élèves se sont sentis en confiance et ont perçu que je voulais les aider… Je leur ai montré qu’ils ont, comme tous les autres élèves dans la classe, de l’importance à mes yeux. »
Faisant l’objet d’une négociation entre l’enseignant et les élèves, le contrat pédagogique est un outil de structurations des relations sociales. Il facilite, enrichit la communication entre les partenaires et permet aux élèves non seulement de travailler sur les limites et l’amélioration de leurs comportements, mais aussi de favoriser leur bien-être.
Conclusion
Dans ce chapitre nous avons essayé de montrer les effets de l’étiquetage des élèves perturbateurs sur leur bien-être subjectif et les apprentissages. Nous avons tenté, non seulement, d’appréhender les interactions enseignants-élèves pour connaître ce qui se joue en classe, mais aussi, de montrer qu’en étiquetant les élèves de déviants, l’école crée et amplifie la perturbation scolaire. Les apprenants mettent en évidence leur sentiment de stigmatisation, de mal-être, de détresse et d’injustice. Sous pression, ils vivent mal leur immobilité corporelle et se révoltent contre l’école stigmatisante qui les contraint à respecter certaines règles.
Comme nous l’avons montré, pour parvenir à pallier les comportements perturbateurs et favoriser le bien-être subjectif des élèves, il convient pour l’enseignant de prendre en compte les situations des adolescents et de mettre en pratique des stratégies, parmi lesquelles le contrat pédagogique. De tels contrats permettent aux jeunes d’améliorer leurs comportements et de s’adapter au cadre de fonctionnement défini par l’institution. Ils permettent la création d’un espace de liberté et de créativité nécessaire au sentiment d’être et de bien-être des élèves qui passe par l’instauration d’un « climat favorable à des relations de confiance et à l’édification de l’estime de soi » (Lapeyronnie, 2014 : 26).
Comme on peut le voir, le bien‑être des élèves nécessite une compréhension des actions qui y contribuent et une mise en œuvre mieux coordonnée par tous les acteurs de l’école. Malgré les efforts déjà consentis, force est de constater que « l’école doit viser à favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons » (Fonds des Nations Unies pour l’enfance, 1989 : 18). Elle doit rendre sa mission supportable et accentuer le principe de protection, de bienveillance, de respect et de justice à l’égard des élèves. De ce point de vue, le niveau de bien-être subjectif des élèves est un marqueur de réussite ou d’échec de l’école à jouer son rôle dans la transmission des savoirs et garantir une expérience scolaire positive des apprenants.
Bibliographie
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- Belair, Louise M. 1999. L’évaluation dans l’école, Paris : ESF.
- Binyegui Fils, Éric. 2004. Problématique de la valorisation d’une culture nationale dans les programmes scolaires officiels au Cameroun, Yaoundé : Falsh/Uyi.
- Brougère, Gilles. 2010. « Le bien-être des enfants à l’école maternelle », Informations sociales, 160. 46-53
- Canal, Jean-Luc. 2000. « Ethnographie d’une classe de 6e en éducation physique et sportive », Corps et culture, Numéro 5, [en ligne] http://journals.openedition.org/corpsetculture/672, Consulté le 23 mai 2022.
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Note
- Le collège EG est un collège de type REP+ (éducation très prioritaire). Les élèves qui y sont scolarisés sont encore plus défavorisés que les autres et qu’ils bénéficient de moyens supplémentaires. Dans les REP+ le temps enseignant est organisé différemment grâce à une pondération de 1.1 des heures d’enseignement dans les collèges et à 18 demi-journées durant lesquelles les professeurs des écoles sont remplacés dans le premier degré.