L’évènement de la maladie n’est pas individuel, mais collectif. Le présent chapitre va s’atteler à montrer le rôle primordial des parents dans l’accompagnement médico-scolaire du jeune malade et sa continuité après le passage à l’âge adulte de leur enfant.
Ces trois dernières dizaines d’années ont vu diminuer progressivement l’importance de certains rituels d’appartenance occidentaux, notamment le service militaire, le mariage, les fêtes familiales, etc. L’identité individuelle, qui autrefois se définissait par les liens sociaux avec autrui et notamment avec la famille est aujourd’hui davantage construit de façon autonome et individualiste. Pour autant, les nouvelles générations sont loin de se réaliser seules. Se construire une identité d’adulte autonome sans difficulté n’est envisageable qu’avec la présences d’une famille et de proches. Un évènement de santé grave n’est pas individuel, mais collectif. L’enfant, l’adolescent, puis le jeune adulte éprouve plus aisément le vécu de la maladie lorsque sa famille, notamment ses parents, demeurent présents près de lui. Au demeurant, une fois le lycée terminé, continuer à vivre dans le logement familial s’avère rassurant. Vivre seul est parfois difficilement envisageable compte tenu des effets de la maladie.
Après l’apparition des premiers symptômes de sa maladie rare chronique, vers 20 ans, Charlie, étudiante, a abandonné l’idée de vivre seule en appartement : « Vivre seule… peut-être qu’au début, je l’aurais imaginé, mais maintenant je… je ne veux pas le faire. Parce que c’est trop compliqué. » Explique-t-elle.
Lorsque, pour des raisons de distance avec l’établissement universitaire, l’étudiant est contraint de prendre un appartement pour se rapprocher de son lieu d’étude, la transition est difficile :
« Je suis passé de ‘ma mère et moi, on fait tout à deux’ à ‘Je fais tout toute seule’ », déclare Rosa, lorsqu’elle décrit son état d’esprit suite à son emménagement dans un appartement étudiant.
Le soutien des parents de l’étudiant malade prend plusieurs formes ; le rôle premier du parent est d’être présent et disponible pour l’enfant. Que ce soit pour les conduire à l’université, les accompagner aux rendez-vous médicaux ou simplement être présents à la maison ou à l’hôpital. Même si le jeune adulte majeur vit seul, les parents essaient au maximum d’assurer encore certaines tâches ménagères (cuisine, courses et ménage) pour soulager leur enfant. L’aide du père et de la mère apparaît aussi principalement dans le cadre des démarches administratives (qu’elles soient médicales ou scolaires). D’après notre enquête, les parents sont la principale ressource des étudiants en termes de soutien à la fois financier et psychologique.
Alicia, aujourd’hui salariée, dont les parents n’ont eu, selon elle, qu’un rôle financier dans son accompagnement, déclare ressentir un manque dû à une absence de réconfort psychologique de la part de sa famille proche : « J’aurais aimé être rassurée par mes parents ! Et pourquoi eux ? Parce que je pense que c’est eux dans le début d’une vie qui amorcent cette place que l’on donne à la maladie, à ce problème… et qui vont le verbaliser. »
Ce témoignage révèle l’importance du rôle parental en illustrant le manque que génère son absence.
La poursuite de l’accompagnement scolaire parental après la majorité de l’enfant
En ce qui concerne l’accompagnement scolaire, les parents des collégiens et lycéens malades sont sollicités dans les établissements afin d’expliciter les besoins de leur enfant à l’équipe éducative et pour participer aux réunions dédiées à la mise en place d’un projet d’accueil individualisé pour accompagner l’élève. En revanche, dès lors que ce dernier a atteint sa majorité, ses parents n’ont plus légalement leur place dans l’institution. Identifier un interlocuteur présent dans l’établissement du supérieur pour communiquer avec les parents s’avère complexe :
« Comme il n’y a aucun guide, aucune façon de faire prévue, rien du tout, il faut réfléchir soi-même. On s’adresse à qui ? »,déclare la mère de Mathieu, un étudiant en rémission d’un cancer, lorsqu’elle évoque les démarches administratives à réaliser pour l’inscription en école préparatoire de son fils. Ce dernier explique qu’il a voulu aller seul à la rencontre des lycées dans lesquels se situent les classes préparatoires aux grandes écoles auprès desquelles il avait candidaté dans le but d’expliquer ses problèmes de santé. Il tenait à effectuer cette tâche seul, pour éviter de « stresser » le personnel de l’institution et de ne pas faire paraître ses parents comme des gens « surprotecteurs » (selon ses propres mots). Cependant, Mathieu n’a pas réussi à rentrer en contact avec les professionnels référents malgré ses multiples déplacements dans les onzeétablissements concernés. À l’issue de ces onze échecs, la mère de Mathieu a voulu prendre le relais. Elle raconte : « Et c’est là que la grande sorcière maman a dit : ‘Bon, cette fois-ci, mon grand t’as fait ton job, c’est le problème de tes parents. Ça suffit.’ Je suis repartie voir la secrétaire, je lui ai dit ‘écoutez, madame, … euh … je vous laisse mon numéro de téléphone, mon nom. Dans la journée, je veux un appel du proviseur. Point, barre.’ Et on est rentrés à la maison. »
La mère de Mathieu a campé un rôle qu’elle juge légitime, tout en se donnant une image négative (de « grande sorcière ») par rapport à sa posture face à l’institution universitaire.
Sans réponse de l’établissement, la mère et le père de Mathieu y sont retournés l’après-midi même et ont demandé à avoir un entretien avec le proviseur. Ils ont pu le rencontrer, lui expliquer la situation et Mathieu a été accepté dans cette institution.
Cette anecdote illustre la complexité du positionnement des parents par rapport à la scolarité postbac de leur enfant. En effet, supposant que les parents ne sont pas les bienvenus dans l’enseignement supérieur et étant dans une volonté d’autonomisation de leur enfant, les parents de Mathieu ont préféré que le jeune rencontre seul les institutions. Constatant l’inefficacité des démarches de son fils et la fatigue qu’elles lui provoquaient, la mère de Mathieu a décidé de prendre le relais et de réaliser la dernière démarche, qui s‘est finalement révélée fructueuse.
De manière générale, les mères interrogées se sentent exclues et isolées de la scolarité et de l’aspect médical de leur enfant malade. Les parents ont peu d’informations sur le système universitaire global et ils éprouvent des difficultés à communiquer avec une institution qui ne leur ouvrent pas aisément ses portes. Il en est de même du côté du milieu hospitalier ; en effet, lorsque les jeunes patients atteignent la majorité, ils sont placés dans un service d’oncologie adulte1. D’après le retour des étudiants interrogés, les médecins ne sont présents que le matin et les visites des proches ne sont autorisées que l’après-midi. La communication entre les médecins et les parents s’avère alors complexe, voire impossible.
D’après divers travaux sur le sujet2, les besoins primordiaux des parents se situent au niveau de l’information concernant le devenir de l’enfant, son orientation scolaire, universitaire et professionnelle. Ils n’attendent pas qu’on éduque leur enfant à leur place, mais qu’au contraire on valorise leur rôle et qu’on les reconnaisse en tant que ressource éducative. Les familles désirent être impliquées dans la construction des dispositifs mis en place pour répondre aux besoins de leur enfant, tout en étant accompagnés dans ce processus. Ils exigent davantage de disponibilité relationnelle de la part des professionnels, pour être entendus, soutenus et informés. Ils sont en attente de relations empathiques et rejettent les signes de pitié qu’ils reçoivent quotidiennement.
Leur « métier de parent d’enfant handicapé » – comme le nomme Lesain-Delabarre (2001) – se poursuit après la majorité de l’enfant et devient source d’un épuisement extrême lorsqu’il se réalise sans soutien externe. Quand leur fils ou leur fille atteint l’âge de 18 ans, les parents sont exclus du milieu hospitalier ainsi que du milieu universitaire. Les parents de jeunes majeurs en situation de handicap désirant être présents à l’université pour accompagner leur enfant rencontrent des obstacles liés aux perceptions négatives des professionnels non habitués à la présence de parents d’étudiants3. Les ressources et les aides identifiées sont alors principalement issues du milieu associatif.
Quid des pères d’étudiants malades ?
Parmi la douzaine de parents que j’ai pu rencontrer durant mon enquête, toutes étaient des mères. Bien que j’aie précisé systématiquement que les deux parents étaient conviés, aucun père n’a été volontaire pour s’entretenir avec moi. Malgré les évolutions en termes de représentations sur l’égalité des statuts entre mère et père, l’implication du « papa » dans l’intimité de leurs enfants demeure sujette à des obstacles liés aux perceptions sociales. Les professionnels de l’enfance (soignants et éducateurs) continuent à le considérer comme l’assistant éducateur de la « maman ». L’omniprésence de la mère de l’enfant malade est perçue comme évidente, tandis que le père est considéré comme un soutien supplémentaire. L’accompagnement paternel est principalement matériel et financier. Moins de 30 % des étudiants présentant une problématique de santé font appel à leur père pour évoquer une difficulté liée à la scolarité. Tandis qu’ils sont plus du double à solliciter leur mère.Au demeurant, le père n’est pas défini comme manquant ou sous-investi par les enfants, ni par les mères. Il est présenté comme revêtant un rôle moins important dans l’accompagnement et le soutien de l’enfant, mais n’est jamais remis en question. Les représentations sociales de l’implication de la mère dans la parentalité et de celle du père dans sa réussite professionnelle semble acceptée et intériorisée4.Subsiste un angle mort que notre équipe de recherche souhaiterait analyser : étudier le travail des pères à travers leurs propres discours, qui restent peu visibles dans les matériaux d’enquête actuels. Donner directement la parole aux pères nous permettra de décrypter la façon dont ils appréhendent eux-mêmes leur rôle.
Un besoin d’émancipation de l’adulte en devenir
L’investissement des parents est global, il est également chronophage et vecteur de fatigue. La survenue d’un épisode de santé grave chez l’enfant s’apparente parfois à un traumatisme majeur caractérisé par une souffrance physique et psychique ainsi qu’un sentiment de culpabilité chez ses parents5. Ces derniers vont développer toutes sortes de mécanismes d’autoprotection (déni, implication dans la vie associative, refuge mental, isolement, etc.) afin de résister à cet évènement6. La constitution d’une carapace, commune à tous les parents d’enfant malade, ne suffit pas à les préserver de l’épuisement physique et moral. Cet éreintement est lié à l’absence d’aide de façon générale par rapport au besoin systématique d’accompagnement de l’enfant. Les repères familiaux sont bouleversés. Le foyer est pollué d’un climat d’insécurité et d’angoisse7. Des tensions et conflits apparaissent au sein de la fratrie, ainsi que dans le couple parental dont l’équilibre est menacé et fragilisé. Les observations que j’ai pu recueillir attestent d’un véritable engagement parental, un surinvestissement, ou encore une « servitude » pour reprendre le terme proposé par Ebersold (2005).
En lien avec la complexité des intrications des liens familiaux, les enfants malades soutiennent, eux aussi, leurs parents.
La mère de Mathieu m’a fait part de sa perception des enfants malades qu’elle a pu observer (aussi bien chez son propre fils que ceux rencontrés dans les établissements de soins oncopédiatriques) qui développeraient une capacité de soutien moral dirigé vers leurs parents : « Il faut que les enfants se rendent compte qu’ils portent leurs parents, véritablement ! Psychologiquement, la force des enfants, c’est inouï. »
Ce phénomène est perçu par les jeunes concernés eux-mêmes :
Elisa, 23 ans, en rechute d’un cancer, confie « J’ai dû supporter ma maladie, mais j’ai dû supporter mes parents, entre guillemets ». Elle précise ensuite qu’elle allait jusqu’à mettre sous silence sa souffrance pour ne pas la faire endurer à ses parents. Elle ajoute : « Je devais rester forte pour elle [sa mère] j’ai dû porter ma mère, donc c’était lourd. »
Les jeunes malades portent, en plus de leur maladie, le poids de la culpabilité de l’impact de leurs altérités sur leurs parents. Ainsi, est-il préférable pour tous d’accompagner l’enfant malade vers la construction de son indépendance. Arrivé à une certaine période correspondant vraisemblablement au passage à l’âge adulte, le besoin de prendre de la distance par rapport à l’entité parental se dessine. Cette nécessité se dévoile chez les jeunes malades qui désirent se débarrasser de la culpabilité qu’ils ressentent vis-à-vis de leur dépendance, mais également chez les parents qui souhaitent voir leur enfant autonome.
À l’aube des 18 ans de Gauthier, sa mère, seul parent présent, souhaiterait qu’il se débrouille davantage seul. Elle explique que malgré ses besoins stricts en termes d’hygiène, elle préférerait qu’il ait son propre appartement.
De manière générale, il ressort de l’enquête qu’à la majorité de l’enfant, il y a un souhait de le voir s’émanciper. Quel que soit l’âge et les liens familiaux, un parent ne cesse jamais d’être parent8. Il constitue l’accompagnant premier de l’enfant et sa ressource principale jusqu’à sa propre mort. Toutefois, chaque individu a besoin de se détacher de ses parents pour lutter pour sa propre reconnaissance. Les manifestations d’agressivité chez l’enfant sont des tentatives de déconstruction de la mère lorsqu’il découvre qu’il dépend d’une personne extérieure à lui9. La mère n’a d’autre choix que d’accepter l’indépendance de son enfant. Ce n’est qu’avec une acceptation mutuelle de cette démarcation qu’ils prendront conscience que leur amour mutuel ne nécessite pas une fusion symbolique. La construction de l’autonomie nécessite une distance communicationnelle, ainsi qu’une validation de la part des parents des projets de leur enfant. Le jeune adulte ne pourra s’émanciper de ses parents que s’il réussit à conserver un lien mesuré. La distance mesurée maintient la différence et l’autonomie tout en conservant la coopération10. C’est pourquoi une telle séparation semble anxiogène.
La mère de Léo, lycéen atteint d’une maladie rare chronique, précise que « couper tout d’un seul coup » va être complexe et souhaiterait une transition plus progressive.
D’après le verbatim suscité, la présence d’une aide humaine pour faciliter l’émancipation du jeune semble nécessaire pour rassurer les parents et conserver une distance idéale entre eux et l’étudiant.
Au fil des chapitres précédents, il apparaît que les lycéens et étudiants malades, ainsi que leurs parents, expriment le besoin d’être guidés, notamment durant les transitions universitaires. Le parcours du jeune adulte malade nécessite d’être fluidifié par un apport d’informations facilitant la prise de décisions lors des (ré)orientations et par le développement de liens inter-établissements. La thèse défendue dans cet ouvrage repose sur les bénéfices d’une intervention d’un professionnel extérieur sur la communication et les interactions entre les acteurs participant à l’accompagnement des étudiants porteurs d’une pathologie rare. Avant d’expliquer la façon dont j’ai pu évaluer scientifiquement les effets des actions médiatrices mises en œuvre, je vais m’attarder, au détour d’un paragraphe, sur le concept de médiation.
La médiation : diversité des définitions et pluralité des usages
De par l’évolution récente de ses fonctions, il est difficile de donner une définition consensuelle de la médiation. Il s’agirait d’un processus social relationnel basé sur le principe de la présence d’un tiers neutre au sein d’une dyade pour résoudre ou prévenir un dysfonctionnement de la relation entre les deux individus11. La plupart des auteurs s’accorde pour placer le conflit au cœur de la médiation. Pour certains, elle sert à résoudre les litiges, pour d’autres elle les prévient12. Quel que soit le type de médiation, celle-ci est toujours de nature relationnelle. Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur la présence obligatoire ou non d’un conflit dans l’action médiatrice, les auteurs sont unanimes quant à son intérêt dans le développement cognitif, dans sa favorisation des interactions sociales et sa résolution des problèmes.
La médiation est souvent mise au service du règlement de conflits et le contexte conflictuel demeure associé à l’action médiatrice dans les représentations collectives actuelles13. Les institutions se sont emparées de cette notion pour décrire toute forme de résolution de conflit « douce »14. Or, la réduire à une résolution de désaccord contribue à limiter grandement ses fonctions15. L’action médiatrice peut intervenir en amont des tensions en favorisant les liens entre les acteurs ou les structures. Finalement, la médiation possède un caractère générique impliquant que toute personne, dès lors qu’elle lie deux institutions ou deux personnes, peut s’auto-proclamer médiatrice.
La définition qui a été choisie pour déterminer les interventions médiatrices réalisées durant mon enquête s’inscrit dans cette approche préventive de la médiation. Elle se distingue de la médiation institutionnelle réalisée soit dans un cadre précis se focalisant sur un aspect juridique de la résolution de conflit, soit de manière informelle par des professionnels dont ce n’est pas le rôle initial16. Elle consiste donc en une médiation situationnelle réalisée par un professionnel dont le rôle propre de médiateur s’effectue en continu et hors institution. Autrement dit, dans le cas de l’accompagnement des étudiants malades, alors que la médiation institutionnelle est une aide déterminée dans le temps et se limite au étudiants inscrits dans l’institution, la médiation proposée ici est continue du lycée à l’enseignement supérieur et dépasse les frontières institutionnelles, notamment durant les périodes de congés estivaux durant lesquels les jeunes adultes inscrits administrativement nulle part se retrouvent sans accompagnement.
L’expérimentation des interventions médiatrices
Les résultats précédemment décrits révèlent que la présence d’un professionnel tiers liant faciliterait le parcours universitaire des étudiants suivis pour une pathologie rare. Pour appuyer cette hypothèse à l’épreuve des faits, une recherche-intervention a été mise en place sur l’année 2018. La « recherche-intervention » correspond à l’articulation d’une démarche de recherche avec une méthode d’intervention. Elle consiste en un accompagnement scientifique d’une proposition de changements individuels et collectifs qui répondent à des besoins identifiés au préalable. Le but est d’apporter un regard critique à cette émergence de nouveautés pour ne pas être figé dans une adhésion passive des changements auxquels elle aspire17.
Les paragraphes qui suivent mettent en lumière les résultats obtenus suite à l’observation des interventions de la médiatrice, Nathalie, auprès d’un public de jeunes adultes présentant une maladie rare ou un cancer pédiatrique et désirant poursuivre un cursus universitaire. Cette professionnelle a initié les premières interventions, en collège et lycée, auprès d’adolescents atteins d’un cancer, au début des années 2010, d’abord seule, puis dans le cadre d’un dispositif, expérimenté pendant deux ans en ex-Aquitaine, avec l’appui du Rectorat et du CHU de Bordeaux, le dispositif « PAS-CAP ! »18. La recherche-action encadrant ces interventions a montré une efficacité probante tant sur le plan du vécu des jeunes concernés dans leur réinsertion scolaire que sur l’accompagnement de l’équipe éducative et des camarades de classe19. Au vu des bénéfices apportés par ce dispositif et les similitudes entre le cancer pédiatrique et les autres types de maladie rare, une équipe de chercheur à laquelle j’appartiens s’est interrogée sur la pertinence de faire évoluer ce premier projet vers une expérience de médiation adaptée pour faciliter le parcours scolaire et estudiantin des jeunes atteints de cancer et de maladie rare. C’est donc dans la continuité de ce dispositif qu’est né le projet EMELCARA qui est une expérience de médiation auprès d’étudiants et lycéens atteints d’un cancer ou d’une maladie rare. Il s’agit d’un projet financé par le Fonds Social Européen débuté en 2016 et composé d’une équipe plurielle et pluridisciplinaire.
À partir de mars 2018 et jusqu’en février 2019, la médiatrice est intervenue auprès de quatre jeunes adultes atteints, ou ayant été atteints d’une maladie rare chronique. Thibault, Clémence, Manon et Édouard (prénoms anonymisés) ont été suivis par la médiatrice à un moment où ils en ont exprimé le besoin. Tous étaient dans une situation de transition ou de bifurcation universitaire. Thibault, 18 ans, est un lycéen en Terminale désirant poursuivre en BTS, il est atteint d’une maladie rare chronique depuis l’enfance. Clémence, 24 ans, possède un master 1 dans un domaine scientifique et ne peut réaliser le master 2 dans le même établissement pour des raisons de proximité géographique avec son lieu de soin. Elle souhaite s’inscrire dans une autre université plus proche de l’hôpital dans lequel elle effectue ses soins réguliers dus à sa maladie rare chronique diagnostiquée quatre ans auparavant. Manon, 18 ans, est en Terminale et prépare son orientation post-bac. Au moment de passer ses épreuves de baccalauréat, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer devant être traité en urgence. Édouard, 20 ans, vient d’arriver en classe de BTS. Il est en rémission d’un cancer diagnostiqué lorsqu’il avait 14 ans et qui lui a laissé des séquelles importantes nécessitant un suivi et des traitements médicaux lourds.
La demande de médiation : réalisée par les mamans, appréciée par leur enfant
L’ensemble des jeunes suivis se sont dit satisfaits de l’accompagnement qu’ils ont reçu durant l’intervention médiatrice. Toutefois, pour les trois quarts d’entre eux, ce sont les parents (plus exactement, les mères) qui en font la demande. Les observations réalisées révèlent, une fois de plus, que les familles sont loin d’être démobilisées à la majorité de l’enfant malade. Il a d’ailleurs été constaté que les échanges de la médiatrice sont autant réalisés avec les jeunes adultes qu’avec leur mère.
La médiatrice et les différents professionnels travaillant avec elle parlent systématiquement de « maman » ou de « mère » pour faire référence aux parents, marque d’une représentation sociale naturalisée de l’investissement des mères constatée aussi chez les parents interrogés (comme vu précédemment).
Seule la mère de Clémence (la plus âgée des jeunes suivis) n’a jamais eu de contact avec la médiatrice. Cela peut s’expliquer par la volonté de rendre autonome l’enfant après le passage du baccalauréat autant pour les parents que pour les étudiants. Mais la volonté d’être autonome chez les jeunes malades n’est finalement pas plus une question d’âge qu’elle n’est un travail progressif qui débute dès l’enfance.
À partir de l’annonce du diagnostic de la maladie congénitale de Thibault (à l’âge de 11 ans), sa mère a tenté de le responsabiliser, notamment en le laissant organiser les séances de kinésithérapie et mettre en place ses traitements journaliers.
Manon met un point d’honneur à réaliser l’ensemble des démarches administratives et des prises de contact avec l’institution elle-même. Lorsqu’elle nécessite une assistance dans la réalisation de ces tâches, elle fait appel à la médiatrice pour moins dépendre de sa mère.
La mère de Thibault a évoqué plusieurs fois le fait d’être rassurée d’avoir une interlocutrice à contacter, notamment durant la transition lycée/enseignement supérieur. Pour elle, la médiatrice représente le lien direct et régulier qui peut être conservé entre elle et son fils, tout en lui permettant de s’éloigner de l’accompagnement médico-scolaire de Thibault et le laisser ainsi s’émanciper de sa famille en étant accompagné par une tierce personne.
La médiation proposée est finalement le prolongement de l’accompagnement parental initial dont les jeunes adultes ont bénéficié jusqu’à l’arrivée dans l’enseignement supérieur. Elle permet de conserver ce lien mesuré entre l’enfant et ses parents tout en favorisant son émancipation. Ce besoin d’autonomie n’est pas rencontré uniquement vis-à-vis des parents :
Clémence explique que « c’est chouette en tous cas d’avoir Nathalie derrière, je sais que si j’ai un problème, je peux l’appeler. Même si j’essaie de me débrouiller un maximum seule. Parce que bah… je suis une adulte ».
Ainsi, pouvons-nous constater une volonté de s’émanciper également de la médiatrice pour parvenir à une autonomie totale. Nathalie a ajouté que sa mission n’était accomplie que lorsque le jeune accompagné est en capacité de poursuivre seul ses études. Dans une démarche de rendre autonome l’étudiant malade qu’elle accompagne, la médiatrice n’a de vocation que de devenir inutile pour le jeune adulte et ses proches.
Ce que veulent les étudiants
Lors de mes rencontres avec les étudiants porteurs d’une maladie rare, j’ai systématiquement demandé explicitement ce qu’ils souhaiteraient pour faciliter leur parcours universitaire. Au-delà des problématiques liées à la communication interne et à la transmission des informations évoquées dans les pages précédentes et du cloisonnement institutionnel qui sera davantage étayé dans le chapitre suivant, la complexité des démarches administratives semble constituer une difficulté majeure et persistante pour les jeunes interrogés. La médiation pourrait alors s’inscrire au carrefour de cette accumulation bureaucratique.
C’est d’ailleurs une proposition de Claire, étudiante, atteinte d’une maladie rare chronique : « Je pense que ça [la médiation] peut être utile au niveau scolaire et surtout au niveau des papiers, des documents administratifs. Parce que c’est vrai qu’on se rend pas toujours compte, mais c’est énormément de documents à fournir, de personnes à contacter, de personnes qui doivent elles-mêmes se contacter entre elles et qui le font pas forcément. »
On retrouve dans cette citation, l’absence de lien entre les professionnelles. Une fois ce manque comblé, les démarches administratives pourraient être moins contraignantes. La réalisation en elle-même des démarches administratives (liées à des demandes d’aménagements pour la plupart) est rendue plus complexe par les effets de la maladie qui peuvent entraver les déplacements (notamment dans le cas d’un handicap moteur ou d’une fatigabilité globale) :
« En général [pour les démarches administratives], il faut se déplacer, ce qui est pratiquement impossible quand on est malade, donc oui je pense que ça pourrait être utile d’avoir un intermédiaire. » Explique Audrey, étudiante, en rémission d’un cancer.
Ici encore, la proposition d’une médiation est perçue comme une aide dans les démarches à réaliser en lien avec la scolarité.
Rosa, une étudiante atteinte d’une maladie rare chronique, évoque une situation qu’elle a vécue par rapport à une demande de prise en charge de matériel informatique : « Il faut que je me déplace, que j’aille dans chaque boutique, que je fasse des devis, pour le même modèle, précis, exactement. Ensuite, il faut que je reremplisse le dossier de A à Z, que je fasse le certificat médical, donc que je prenne rendez-vous chez le médecin pour qu’il signe, etc… Enfin tu vois, c’est hyper compliqué et ça me décourage à chaque fois. »
D’après cette citation, il semblerait que certains étudiants malades doivent réaliser des déplacements supplémentaires pour obtenir des compensations. Les jeunes adultes ne sont pas systématiquement au fait du fonctionnement des protocoles bureaucratiques de l’institution universitaire. Ainsi, un guide pouvant décrire les codes institutionnels et accompagner les démarches à réaliser est alors souhaité. Le soutien d’un professionnel guidant l’étudiant sur les démarches à suivre et les acteurs à contacter permettrait de limiter les actions de recherches d’informations du jeune malade. La médiation ne constituerait pas uniquement un soutien administratif, mais plutôt un lien avec l’information et les demandes de compensations, permettant aux étudiants de rester acteurs de leurs demandes administratives, tout en les facilitant par une action d’orientation et de mise en lien. À noter que la pénibilité des démarches administratives semble, d’après le vécu des étudiants interrogés, renforcée lors des transitions (entre le lycée et l’enseignement supérieur et entre la licence et le master).
La régularité de la prise de nouvelles, de moments d’écoute, de transmissions d’informations et du suivi de façon générale semble importante pour les enquêtés. Cette régularité permet une forme de contenance nécessaire jusqu’à l’insertion professionnelle :
« S’il y avait un accompagnement un peu plus contenant durant cette période charnière [la scolarité] de notre vie, on rencontrerait moins de difficultés par la suite dans le monde professionnel. » Propose Alicia, 30 ans, salariée, atteinte d’une maladie rare chronique.
De même, la disponibilité est rassurante pour les jeunes adultes.
Alicia explique que le fait que même si les étudiants concernés ne s’emparent pas d’une aide qui leur est proposée, le simple fait de savoir qu’un professionnel soit joignable « au cas où » est rassurant pour les étudiants : « Au moins, ils savent qu’il y a quelqu’un. » Conclue-t-elle.
La proximité d’un ou d’une médiatrice avec l’étudiant et sa connaissance du jeune font aussi partie des critères souhaités par les personnes interrogées :
La mère d’Émilie, qui s’occupe seule de sa fille de 17 ans, en rémission d’un cancer explique : « À partir du moment où on n’a plus un interlocuteur privilégié qui connaît l’enfant, ça devient plus compliqué. »
Les jeunes adultes atteints d’une pathologie rare et leurs parents souhaitent qu’un professionnel puisse les accompagner dans les diverses institutions rencontrées (notamment médicales et scolaires). Le rôle d’une médiation auprès de ce type de population réside dans l’individualisation d’un accompagnement de jeunes dans leur trajectoire bouleversée par des effets singuliers de maladies méconnues, imprévisibles et diverses. Leur trajectoire estudiantine est obstruée par des traitements journaliers chronophages, un accompagnement médico-scolaire incertain et dépendant de la sensibilité individuelle des acteurs rencontrés, ainsi que des effets lourds (dus aux soins ou à la maladie en elle-même) méconnus et incompris par certains professionnels non sensibilisés à ces problématiques-là. Ces expériences font de ces jeunes adultes suivis pour une maladie rare ou un cancer, une population vulnérable aux maltraitances discriminatoires d’une institution inadaptée. Les étudiants subissent un combat mêlant deux difficultés : la maladie et leur scolarité21. L’enjeu d’une médiation serait ici de relier deux temporalités jusqu’alors désynchronisées, celle du milieu médical et celle de l’établissement d’enseignement supérieur. Néanmoins, au plus près de l’étudiant, demeure un soutien crucial, celui exercé par ses parents. Il est nécessaire de prendre en compte ces derniers dans les relations interprofessionnelles et inter-institutionnelles à mettre en place et celles déjà présentes. Il ne s’agit pas de discréditer le travail et l’accompagnement déjà présent, mais plutôt de co-construire avec l’existant. Il est primordial de favoriser le sentiment d’intégration et d’autonomie de tous les acteurs vis-à-vis du changement proposé. Néanmoins, il ne suffit pas d’impliquer l’ensemble des professionnels, il faut aussi prendre en compte les relations partielles voire inexistantes au sein du réseau dans lequel on a prévu de s’insérer, et ce de manière systémique. La création (et re-création) de liens entre les systèmes gravitant autour du jeune adulte malade est plus amplement étudiée dans le chapitre suivant.
Notes
- Des avancées pour contrer cette problématique émergent depuis quelques années avec notamment la mise en place de dispositifs dédiés aux 15-21 ans pour faciliter la transition en service adulte. Les étudiants que j’ai interrogés n’ont pas bénéficié de ce système.
- Gardou, 2013 ; Ebersold, 2005.
- Van den Herreweghe, 2009.
- Ces analyses ont fait l’objet d’un article scientifique (Rollin et Sivilotti, 2021).
- Ebersold, 2017.
- Gardou, 2013.
- Prenat, 2011.
- Marinopoulos, 2013.
- Honneth, 2000.
- Ramos, 2002.
- De Briant et Palau, 1999.
- Catheline et Marcelli, 2013.
- Cécile, 2018.
- Milburn, 2012.
- Six, 1990.
- C’est le cas notamment des responsables des services universitaires dédiés au handicap qui réalisent des interventions médiatrices, en marge de leur fonction première, au sein de l’institution, entre les étudiants et les enseignants.
- Broussal et al., 2015.
- Dugas et Pérel, 2018.
- Rollin, 2021.
- Les cases grises représentent les périodes du suivi réalisé par la médiatrice. Les cases hachurées correspondent aux périodes de transitons scolaires/universitaires avec un changement d’établissement (soit un passage du lycée à l’enseignement supérieur, soit une réorientation postbac). Il s’agit de périodes durant laquelle le ou la jeune adulte n’est inscrit(e) administrativement nulle part.
- Descamps-Latscha et Quéré, 2010.