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Les images du tissage chez Clément d’Alexandrie : dynamique et trouble de la μεταφορά

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La métaphore est souvent conçue comme un rapport entre deux réalités au moyen d’un mot1. Il s’agirait de la “[f]igure d’expression par laquelle on désigne une entité conceptuelle au moyen d’un terme qui, en langue, en signifie une autre2”. Ainsi, dans la métaphore hugolienne “Cette faucille d’or dans le champ des étoiles3”, le terme “faucille”, qui, “en langue” “signifie” une réalité – celle d’un outil agricole – en “désigne” une autre par métaphore – la lune en son croissant. On pourrait comprendre cette conception de la métaphore – qu’on pourrait appeler métaphore stricte ou métaphore strictement sémantique – comme fondée sur l’identification et sur l’actualisation d’un “trait” commun, parmi ceux de chacune des deux entités conceptuelles4. Dans le cas du vers de Victor Hugo, par exemple, il s’agit de la forme en croissant, trait commun à la faucille et à la lune.

Cependant, le mot “métaphore” peut être aussi employé d’une manière beaucoup plus large5, pour mettre en rapport non pas deux réalités isolées, mais deux ensembles de réalités plus vastes, non pas au moyen d’un mot unique, mais d’un ensemble beaucoup plus vaste, qui relève du langage, mais le dépasse aussi. Ainsi, la “métaphore de la molle masculinité dans les traités de rhétorique” de la Renaissance, étudiée par Freya Baur6, ne rapproche pas deux réalités isolées, mais plusieurs degrés de la virilité d’une part et plusieurs phénomènes rhétoriques d’autre part, non pas au moyen d’un terme unique, mais de tout un champ lexical, voire de liens dépassant le domaine langagier7. Cette métaphore vaste ou métaphore extra-sémantique ne se fonde pas sur un seul, mais sur plusieurs “traits” communs ou plutôt sur le fait qu’une entité conceptuelle dépasse toujours toute liste de traits sémantiques – que toute désignation comporte une part de flou et qu’elle doit être saisie comme telle8.

C’est une telle métaphore vaste que suggèrent les intitulés du séminaire Himation et de la séance du 10 mars 2023 qui a donné lieu à cet article, “S’unir comme les fils d’un vêtement : enjeux littéraires et hérésiologiques” : ce qui rapproche vêtement et texte (littéraire ou hérésiologique) n’est pas un seul terme, qui désignerait deux entités conceptuelles – d’une manière littérale pour l’un ; d’une manière métaphorique pour l’autre – mais tout un ensemble de rapports plus complexes. Le mot grec ἱμάτιον désigne en grec une “pièce de vêtement, particul. pardessus, manteau au-dessus d’un autre vêtement9”, ce qui correspond à un premier trait de l’entité conceptuelle du tissu (un tissu est d’abord ce qui vêt, ce qui recouvre). Mais l’intitulé de la séance du 10 mars (“… comme les fils…”) souligne aussi un autre trait de l’entité “tissu” : le fait que celui-ci résulte d’une activité de tissage, d’entremêlement de fils. À ces deux traits peuvent s’ajouter ceux que suggère l’image choisie pour l’affiche de la journée d’étude – une armoire toile d’origine copte conservée dans le John L. Severance Fund de Cleveland, formée par une alternance de laine teinte et de lin non teint et comportant quatre lettres (ΧΘΥΣ, abrégeant Χριστὸς Θεοῦ Υἱός Σωτήρ “Christ, Fils de Dieu, Sauveur”) et plusieurs images, notamment celles de deux paons, ainsi que des trois jeunes gens dans la fournaise selon Daniel 3 : le tissu est ainsi, également, une utilisation de couleurs et un ensemble de lettres et/ou d’images.

L’hypothèse que je voudrais proposer ici est que cette conception vaste de la métaphore du texte comme tissage, envisagée à partir du mode de présentation d’une journée d’étude de 2023, est aussi valable dans l’Antiquité10 – dans des expressions isolées telles que συγγραφήν ὑφαίνω “tisser un texte” (Ael., Nat. An., epil., 1.37)11, texo sermones (Plaut., Tri., 797), texo epistulas (Cic., Fam., 9.21.1), texo orationem (Quint., Inst., 10.5.21)12, dans des passages comme le rapprochement filé entre le “logos” et un vêtement chez Philon d’Alexandrie13,mais aussi dans plusieurs passages d’une même œuvre, comme les Stromates de Clément d’Alexandrie, auxquels est consacré cet article.

Le titre de ce texte, Stromates (Στρωματεῖς), titre revendiqué à plusieurs reprises par l’auteur lui-même – chacun des livres qui constitue l’œuvre est, en particulier, désigné comme un “Stromate” (Στρωματεύς)14 – fait en effet référence au tissage : les στρωματεῖς sont, chez Théophraste par exemple, des “couvertures15”. Considérer, dans ce cas, le tissu comme une métaphore du texte, c’est potentiellement envisager au moins un quadruple rapprochement entre tissu et texte : le fait de recouvrir, l’activité d’entremêler des fils, le jeu de couleurs, le jeu de lettres et/ou d’images. Dans le cas des Stromates, s’agit-il d’un tissu vu comme vêtement (qui recouvre, qui est le contenant d’un contenu, qui voile), d’un tissu vu comme le résultat d’une activité de tissage, d’un tissu vu comme jeux de couleurs ou d’un tissu vu comme un jeu de lettres et d’images ?

Mon hypothèse est que, dans le cas de la métaphore du tissu appliqué aux Stromates, cette figure reste toujours polysémique (elle a toujours deux, trois, quatre traits sémantiques ou plus en même temps) ou plutôt en constant flottement entre ces différents traits16.

Je procéderai en trois temps. Après avoir envisagé la polysémie sémantique de la métaphore du tissage dans les Stromates, je montrerai comment cette polysémie existe aussi au niveau axiologique – les métaphores du tissage sont en même temps positives et négatives – puis comment cette double polysémie s’inscrit dans un brouillage plus vaste : celui des distinctions entre sens littéral et sens métaphorique et entre littéraire et métalittéraire chez Clément.

La polysémie sémantique de la métaphore du tissage dans les Stromates

La polysémie du tissage comme comparant des Stromates

La métaphore des Stromates comme tissu est d’abord polysémique parce que le tissu auquel les Stromates sont ainsi comparés est envisagé de plusieurs façons, sans que l’auteur en choisisse une seule. En tant que tissu, les Stromates sont un vêtement – quelque chose qui contient, recouvre et voile : ils “enveloppent (περιέξουσι) la vérité, mêlée aux dogmes philosophiques, ou plutôt voilée et cachée (ἐγκεκαλυμμένη καὶ ἐπικεκρυμμένη) par eux comme par la coquille la partie comestible de la noix17.” (Clem. Alex., Strom., 1.1.18.1). Cependant, ils sont aussi envisagés comme le résultat d’une activité de tissage – d’entremêlement de fils distincts : ils “pass[ent] sans discontinuer d’un sujet à un autre” (ἀπ’ ἄλλου εἰς ἄλλο συνεχὲς μετιόντα18). De plus, les Stromates apparaissent aussi, en tant que tissus, comme un jeu de couleurs – ils sont “en couleurs bigarrées” (ποικίλως19). On pourrait aussi interpréter un passage du début du Stromate 4 comme faisant référence au tissage en tant que celui-ci peut comporter des images. Lorsque Clément écrit que ses Stromates sont “selon cette ancienne offrande, de fleurs coupées, dont Sophocle écrit : “Car il y avait un flocon de laine de mouton, et il y avait une libation de jeunes vignes et une grappe bien constituée en trésor et il y avait toute sorte de fruits mêlée à des grains d’orge et le gras d’une olive et l’ouvrage très varié, façonné de cire, de la blonde abeille”20, il ouvre la possibilité d’imaginer son œuvre comme un tissu orné d’images de fleurs, de flocon de laine, de coupes de vin, de grappes, de fruits, de céréales, d’olives et de rayons de miel.

Ainsi, l’équivalence posée entre les Stromates et un tissu est polysémique car elle correspond à différentes manières de présenter le tissu, entre lesquelles Clément ne choisit pas. Les Stromates sont à la fois comme un tissu envisagé comme vêtement parce qu’ils habillent et recouvrent un sens caché21 ; comme un tissu envisagé comme résultat du travail d’un·e tisserand·e parce qu’ils sont créés par un entremêlement de sujets différents22 ; comme un tissu mêlant les couleurs puisqu’ils sont “bigarrés23” ; comme un tissu figuratif puisqu’ils présentent des passages faisant appel à l’imaginaire visuel des lecteurs et lectrices24.

La polysémie des Stromates comme comparé du tissage

Mais la métaphore des Stromates comme tissage est également polysémique parce que le tissu pourrait être associé à plusieurs aspects différents de ce texte. Savoir à quelles caractéristiques des Stromates Clément associe l’image du tissage n’a rien de clair. En effet, l’auteur utilise aussi l’image du tissage pour quatre autres métaphores.

Tout d’abord, il présente l’Église comme un tissage lorsque, en Stromates, 6.11.92.1, il commente un passage du Psaume 41 en y voyant un témoignage que l’Église chrétienne a le droit d’utiliser les connaissances issues de la culture grecque :

Τοιαύτην τινὰ ἐκκλησίαν ὁ Δαβὶδ διαγράφει· Παρέστη ἡ βασίλισσα ἐκ δεξιῶν σου, ἐν ἱματισμῷ διαχρύσῳ, περιβεβλημένη πεποικιλμένη, καὶ τοῖς Ἑλληνικοῖς καὶ περιττοῖς, ἐν κροσσωτοῖς χρυσοῖς, περιβεβλημένη πεποικιλμένη.

“Voici l’Église telle que la décrit David : La reine s’est tenue à ta droite, dans un manteau tissé d’or, enveloppée, bigarrée, par des connaissances grecques supplémentaires, enveloppée, bigarrée dans des tissus garnis de franges d’or.”

Mais, en Stromates, 6.11.91.1-2, une métaphore filée du tissage est aussi utilisée pour décrire l’âme et, plus exactement, son progrès, des connaissances encycliques à la philosophie et de celle-ci à la vérité :

Συνεργὰ τοίνυν φιλοσοφίας τὰ μαθήματα καὶ αὐτὴ ἡ φιλοσοφία εἰς τὸ περὶ ἀληθείας διαλαβεῖν. Αὐτίκα ἡ χλαμὺς πόκος ἦν τὸ πρῶτον, εἶτα ἐξάνθη κρόκη τε ἐγένετο καὶ στήμων, καὶ τότε ὑφάνθη. Προπαρασκευασθῆναι τοίνυν τὴν ψυχὴν καὶ ποικίλως ἐργασθῆναι χρή.

“Ainsi les connaissances sont des auxiliaires de la philosophie et la philosophie elle-même est auxiliaire pour distinguer ce qui concerne la vérité. C’est comme la chlamyde, qui est d’abord une toison, puis, une fois dégrossie, est devenue une trame et une chaîne et ensuite a été tissée. Il faut donc que l’âme soit préparée et travaillée de manière chamarrée.”

Par ailleurs, l’expression τὸ ὕφος τῆς προφητείας “le tissage de la prophétie”, en Stromates, 7.16.96.4, décrit également des textes – bibliques en l’occurrence – au moyen de la métaphore du tissage. La “prophétie” désigne ici en effet les livres prophétiques dans la Bible, puisqu’il est question immédiatement avant des προφητικαὶ γραφαί “écrits prophétiques”25[25].

Enfin, Clément compare aussi le corps à un tissu. Dans le passage précédemment évoqué (Strom., 7.16.96.4), le nom “tissage” (ὕφος) est coordonné au nom “corps” (σῶμα) – τὸ σῶμα καὶ τὸ ὕφος τῆς προφητείας “le corps et le tissage de la prophétie”. Selon moi, il est possible de comprendre cette coordination comme une assimilation : métaphoriquement, corps et tissage sont une seule et même chose. Un passage d’un autre ouvrage de Clément, le Pédagogue, apporte un argument en faveur de cette hypothèse26 : en Pédagogue, 2.2.27, les “explosions de colère” sont assimilées à “des trous dans le tissu charnel d’un homme pécheur” (ἁμαρτωλοῦ τὰ διερρωγότα τοῦ ὕφους τοῦ σαρκικοῦ27) ; ici aussi, tissu et corps (ou chair) sont donc assimilés.

De ces emplois, il est possible de déduire quatre interprétations possibles de la métaphore du tissage appliqué aux Stromates, qui ne sont pas exclusives les unes des autres : les Stromates peuvent être comparés à un tissu en tant qu’ils sont une œuvre pensée comme ecclésiale28 ; mais aussi parce qu’ils permettent un progrès de l’âme de leurs lecteurs et lectrices29 voire sont eux-mêmes l’équivalent d’une âme30 ; mais encore parce qu’ils sont un texte formé d’un entre-tissage de citations31 ; et, enfin, parce qu’ils sont présentés comme l’équivalent d’un corps32. Ainsi, la métaphore du tissage appliquée aux Stromates est polysémique tant au niveau du signifié (plusieurs aspects du tissage permettent le lien métaphorique avec les Stromates) que du signifiant (plusieurs aspects, des Stromates cette fois, justifient ce même lien). À ces deux polysémies s’en ajoute une troisième, concernant le tissage en tant qu’il est présent dans le titre même choisi par Clément : celles du mot Stromates (Στρωματεῖς).

 La polysémie du titre “Stromates

Le titre de “Stromates”(Στρωματεῖς), revendiqué à plusieurs reprises par l’auteur lui-même peut désigner des “couvertures33”, issues d’une activité de tissage. Néanmoins, le nom provient non pas d’un verbe signifiant “tisser” (ὑφαίνω par exemple), mais de στρώννυμι “étendre” : ce qui est souligné étymologiquement dans le nom στρωματεύς est donc moins sa nature d’objet tissé que le fait qu’il s’agisse d’un tissu qu’on étend, comme une couverture, une nappe ou un tapis34. Cependant, un στρωματεύς (nom masculin) peut aussi être non pas un tissu, mais un “sac35” où on range des “tissus” (στρώματα, le neutre correspondant)36. Enfin, même si aucune occurrence du terme avec ce sens n’est attestée dans les textes dont nous disposons, le suffixe -ευς conduit à interpréter στρωματεύς comme désignant une personne37. Dans ce cas, στρωματεύς signifierait “Le marchand ou le fabricant de couvertures” ou “l’esclave qui préparerait les lits, et y étendrait les couvertures [p]our le sommeil peut-être, mais surtout pour le banquet38”. Cette interprétation du titre Stromates serait cohérente avec le titre d’une autre œuvre de Clément, Ὁ Παιδαγωγός, le Pédagogue, puisque ce titre désigne aussi un acteur humain, l’esclave chargé de conduire les enfants à l’école39.

La polysémie du titre des Stromates constitue ainsi un troisième ensemble de traits constituant la métaphore du tissage appliqué à cette œuvre –  des traits distincts et existants pourtant simultanément. Au terme de cette première partie, on pourrait présenter ainsi la ou plutôt les pluralités constitutives de cette métaphore par le tableau suivant :

Polysémie du tissage comme comparant
des Stromates
Polysémie des Stromates comme comparée
du tissage
Polysémie du titre Stromates (Στρωματεῖς)
Les Stromates sont comme un tissage envisagé comme vêtement.Les Stromates sont comme un tissage parce qu’ils sont une œuvre ecclésiale.Stromates” signifie “Tissages qu’on étend”.
Les Stromates sont comme un tissage envisagé comme résultat d’un travail d’entremêlement.Les Stromates sont comme un tissage parce qu’ils permettent un progrès de l’âme de leurs lecteurs et lectrices voire sont l’équivalent d’une âme.Stromates” signifie “Sacs de tissages”.
Les Stromates sont comme un tissage mêlant les couleurs.Les Stromates sont comme un tissage parce qu’ils sont formés par un entre-tissage de citations.Stromates” signifie “Marchands de tissages”, “Fabricants de tissages” ou “Esclaves en charge des tissages”.
Les Stromates sont comme un tissage à motifs figuratifs.Les Stromates sont comme un tissage parce qu’ils sont l’équivalent d’un corps. 

Ce tableau correspond à une tentative d’interprétation floue40 de la métaphore du tissage appliquée aux Stromates, autrement dit à une manière de saisir la métaphore des Stromates comme tissage sans négliger aucun aspect de sa polysémie, qui existe à tout niveau – au niveau du signifié de la métaphore, au niveau de son signifiant, et dans le nom même du signifié41. Les Stromates comme tissage restent, à tous les niveaux, une métaphore plurielle.

On pourrait penser que cette pluralité sémantique est au moins résolue sur le plan axiologique : le Stromates comme tissage seraient à placer du côté du positif (et non du négatif) ; du bon (et non du mauvais). Il me semble cependant que cette ambiguïté non plus n’est pas résolue. Au niveau axiologique également, les Stromates comme tissage sont une réalité polysémique.

La polysémie axiologique de la métaphore du tissage dans les Stromates

La polysémie axiologique des Stromates comme tissage apparaît notamment dans deux aspects de cette métaphore : le fait que les Stromates sont comparés à un tissage composé de plusieurs couleurs voire motifs ; le fait qu’ils sont constitués d’un entre-tissage de citations.

La polysémie axiologique des Stromates comme tissu chatoyant

Le Pédagogue de Clément d’Alexandrie comporte une critique ferme des tissus mêlant différentes couleurs et comportant des motifs figuratifs d’animaux : “Les tissus rendus variés (πεποικιλμένα) avec de l’or, teints de pourpre et brodés de figures d’animaux – ce qui est une source de délices – cette tunique imprégnée de parfums et les manteaux coûteux et chatoyant de pans que l’on voit de tous côtés, avec des petits animaux dans la pourpre, il faut à tout prix les envoyer balader42 !” (Paed., 2.10 bis.109.1-2). Or, la ποικιλία évoquée ici de manière négative est une des caractéristiques des Stromates, revendiquées par leur auteur : “… avec les souvenirs qui revenaient en mémoire comme cela se présentait, émondés ni pour l’ordre ni pour l’expression, mais semés à dessein pêle-mêle, l’esquisse que constituent nos Stromates a été, comme une prairie, ciselée avec variété (πεποίκιλται)43.” (Strom., 6.1.2.1).

On pourrait faire la même remarque concernant les jeux de lumière que permet un tissu chatoyant. Ceux-ci sont une métaphore du “vice” (κακία) en Pédagogue,2.10 bis.110.1 : “et au contraire, il [le ‘sophiste (…) de Chios’ évoqué au début de 2.10.110.1, peut-être Ariston de Chios] présente l’autre, le vice, revêtu d’un vêtement démesuré, brillant de couleur (χρώματι γεγανωμένη) et le mouvement qu’il fait et la pose qu’il prend pour séduire est la peinture d’ombres44 (σκιαγραφία) pratiquée par les courtisanes45.” Pourtant, dans les Stromates, Clément d’Alexandrie compare le style voilé, qu’il revendique pour son propre texte46 à un jeu de lumière à la surface de l’eau – “tout ce qui, à travers un voile, apparaît en dessous, montre la vérité plus grande et plus digne, comme (…) les formes à travers les voiles qui leur ajoutent en grâce des reflets associés (συνεμφάσεις)” (Strom., 5.9.56.5) – et présente directement son propre ouvrage comme une σκιαγραφία : “Ainsi donc ce n’est pas un écrit artistiquement arrangé pour l’ostentation que cette entreprise, mais (…) une peinture (σκιαγραφία) de ceux-là, visibles et vivants, que j’ai été jugé digne d’entendre47.” (Strom., 1.1.11.1)

Enfin, le Pédagogue comporte une critique du tissage comme voile, lorsque Clément y critique toute femme qui cherche à, “avec un voile (παραπέτασμα48) de pourpre, attirer tous les regards autour de soi49” (Paed., 2.10 bis.114.4). Pourtant, lorsque le voile (concret, textile) est évoqué par Clément dans les Stromates, c’est sans nuance négative, pour décrire le style voilé en général, qu’il revendique en particulier pour son œuvre : “tout ce qui, à travers un voile (παρακάλυμμα), apparaît en dessous, montre la vérité plus grande et plus digne, comme (…) les formes à travers les voiles (παρακαλύμματα)” (Strom., 5.9.56.5).

Ainsi, entre le Pédagogue et les Stromates, le tissage – comme déploiement de couleurs et de motifs ; comme jeux d’ombres et de lumières ; comme voile – semble renversé axiologiquement : d’une réalité considérée comme moralement négative, il devient une réalité suffisamment positive pour que Clément la revendique comme modèle de sa propre écriture. On pourrait opposer que le Pédagogue et les Stromates sont deux œuvres différentes écrites à des moments différents (la pensée de Clément sur le tissage aurait pu évoluer d’un ouvrage à l’autre) et dans des buts différents (Clément donne des conseils d’ordre moral dans le Pédagogue et s’adresse à un public plus avancé dans les Stromates, pour lui parler de questions philosophiques et théologiques). Mais ce serait négliger le fait que Clément présente explicitement les Stromates comme écrits dans une continuité avec le Pédagogue : “Arrivé auparavant, le Pédagogue, que nous avons divisé en trois livres…” (Strom., 6.1.1.3). Il appelle donc à considérer ces deux textes comme une seule et même œuvre. De plus, un brouillage axiologique similaire apparaît à l’intérieur des Stromates eux-mêmes, en ce qui concerne le tissage envisagé comme lien entre des citations.

La polysémie axiologique des Stromates comme tissu de citations

En Stromates, 3.4.38.1, Clément décrit les textes des marcionites50 comme un ravaudage de citations bibliques : “Et ceux-ci, en puisant dans certains passages des prophètes, rassemblent des phrases qui s’expriment par allégorie en les cueillant et en les ravaudant mal (συγκαττύσαντες51 κακῶς) puisqu’ils les reçoivent au sens propre52.” Il reprend ainsi une métaphore fréquente pour caractériser, du point de vue du christianisme majoritaire, les textes vus comme hérétiques comme un tissage de citations bibliques et/ou tirées de la philosophie grecque53.

Il est d’autant plus frappant que Clément utilise la métaphore du tissage, comme nous l’avons vu, pour qualifier ses propres Stromates et même pour décrire la foi chrétienne, lorsque, en Pédagogue, 2.10 bis.110.2,il propose l’exégèse des vêtements luxueux évoqués dans le Psaume 45 (44) (versets 9 et 10, cités par Clément : εὔφρανάν σε θυγατέρες βασιλέων ἐν τῇ τιμῇ σου · παρέστη ἡ βασίλισσα ἐκ δεξιῶν σου ἐν ἱματισμῷ διαχρύσῳ καὶ κροσσωτοῖς χρυσοῖς περιβεβλημένη “les filles de rois se réjouissaient dans ta gloire : la reine se tenait à ta droite dans une tenue brodée d’or et entourée de franges d’or”) pour prouver que ce passage n’a pas pour but une justification du luxe : οὐκ ἐσθῆτα τὴν τρυφητικὴν μεμήνυκεν, ἀλλὰ τὸν ἐκ πίστεως συνυφασμένον ἀκήρατον τῶν ἠλεημένων κόσμον τῆς ἐκκλησίας δεδήλωκεν, ἐν ᾗ ὁ ἄδολος Ἰησοῦς ὡς χρυσὸς διαπρέπει καὶ οἱ κροσσοί , οἱ ἐκλεκτοί, οἱ χρυσοῖ “elle [la tenue décrite dans la citation biblique] n’indique pas la tenue luxueuse, mais présente la tenue entretissée à partir de la foi, pur ornement de ceux qui ont obtenu miséricorde, tenue dans laquelle Jésus dénué de ruse brille comme l’or, lui et les franges, les franges choisies, les franges d’or”.

Ainsi, ni dans le cas du tissage envisagé comme chatoiement ni dans celui de l’usage du tissage pour évoquer un entremêlement de citations, le tissage ne peut être, chez Clément, placé du côté du positif ou du négatif. L’un comme l’autre apparaissent, dans l’ensemble formé par le Pédagogue et les Stromates, comme ambigus. Polysémiques au niveau sémantique, les Stromates le sont tout autant au niveau axiologique.

Le passage du Pédagogue sur les vêtements du Psaume 45 (44) me conduit à envisager une troisième ambiguïté de l’œuvre de Clément, présente dans deux phrases faisant intervenir, à nouveau, l’image du tissage : le brouillage qui existe entre sens littéral et sens métaphorique, tout comme entre la littéralité du texte (ce que le texte dit sur tel ou tel sujet) et ses aspects métalittéraires (ce que le texte dit de lui-même).

Les brouillages entre littéral et métaphorique ainsi qu’entre littéraire et métalittéraire dans les Stromates

Les brouillages entre littéral et métaphorique

En Pédagogue, 2.10, l’interprétation de Psaumes 45 (44), 9-10 pourrait être qualifiée d’allégorique54 et typologique55. Elle présente en effet un décodage d’ordre christologique du passage : le fait que la tenue évoquée dans les versets bibliques soit “brodée d’or” (διάχρυσος) est interprété comme la foi et comme la présence de Jésus parmi les croyants (ὁ ἐκ πίστεως συνυφασμένος (…) ἐν ᾗ ὁ ἄδολος Ἰησοῦς ὡς χρυσὸς διαπρέπει ; “la tenue entretissée à partir de la foi […] tenue dans laquelle Jésus dénué de ruse brille comme l’or”) ; qu’elle soit “entourée de franges d’or” (κροσσωτοῖς χρυσοῖς περιβεβλημένη) signifierait ses choix (οἱ κροσσοί, οἱ ἐκλεκτοί ; “les franges, les franges choisies”).

Cependant, deux éléments de cette interprétation entraînent le passage dans une autre direction. Κόσμος peut certes signifier l’“ornement” (“pur ornement de ceux qui ont obtenu miséricorde”), mais aussi l’“univers”. Par ailleurs, ἐκλεκτοί peut être interprété comme un adjectif épithète de κροσσοί (“les franges choisies”), mais sa position détachée avec répétition de l’article défini permet aussi de le comprendre comme un adjectif substantivé signifiant “les élus”. Dans ce cas l’interprétation présente une autre perspective, qui n’annule pas la première, mais s’y ajoute : l’habit signifie “l’univers”, où existent “les élus”.

Envisagé à partir de ces deux syllepses, le passage dépasse la simple perspective de départ – montrer que Psaumes 45 (55), 9-10 n’est pas une justification du luxe – et développe une théologie des liens entre le Christ, le monde et les croyants. En ce sens, il dépasse la simple interprétation allégorique et les liens entre sens littéral et sens métaphorique.

Un passage de la suite du même chapitre du Pédagogue dépasse, d’une façon similaire, la distinction entre l’œuvre de Clément en tant qu’elle aborde certains sujets et en tant qu’elle parle d’elle-même.

Les brouillages entre littéraire et métalittéraire

Toujours pour prouver qu’aucun passage biblique ne justifie le luxe des vêtements, Clément donne une interprétation allégorique de la “longue tunique” (ποδήρης) portée par Jésus selon Apocalypse, 1.13 :

Κἂν τὸν ποδήρη τις παραφέρῃ τὸν κυρίου, ὁ ποικιλανθὴς ἐκεῖνος χιτὼν τὰ τῆς σοφίας ἄνθη δεικνύει, τὰς ποικίλας καὶ μὴ μαραινομένας γραφάς, τὰ λόγια τὰ κυρίου ταῖς τῆς ἀληθείας ἀπαστράπτοντα αὐγαῖς.

“Et si on y oppose la longue tunique du Seigneur : ce manteau aux fleurs chatoyantes montre les fleurs de la sagesse, les dessins chatoyants et qui ne fanent pas, les paroles du Seigneur, brillant comme l’éclair des éclats de la vérité.” (Paed., 2.10 bis. 113.3)

Dans ce passage, le nom γραφαί peut certes désigner des “dessins” ornant le “manteau” du Seigneur, mais on peut aussi lui donner le sens d’“écrits”. Dans ce cas, le manteau “aux fleurs chatoyantes” (ποικιλανθής) du Christ, montrant “les fleurs de la sagesse” (τὰ τῆς σοφίας ἄνθη), désignerait l’œuvre de Clément – le Pédagogue et les Stromates, ces derniers étant “des fleurs recueillies (ἀπηνθισμένοι) sans artifice56” (Strom., 4.2.6.2). Le passage serait ainsi en même temps littéral (littéralement, le passage justifie que le “manteau” d’Apocalypse 1.13 n’a rien de luxueux) et métalittéraire (Clément compose, avec les Stromates, un manteau du Seigneur).

Ainsi, les images du tissage dans les Stromates et dans l’œuvre de Clément envisagée de manière plus ample – puisqu’une analyse plus complète du sujet conduit à prendre en compte également le Pédagogue – sont toujours polysémiques : elles correspondent à différents aspects de l’œuvre, qu’elles mettent en lien avec différents aspects du tissage, ce qui correspond à différents sens possibles du titre “Stromates”. Cette polysémie sémantique n’est pas résolue sur le plan axiologique : certains passages retournent une vision négative du tissage (luxueux notamment) en vision positive, notamment grâce à l’interprétation allégorique. Cette polysémie, finalement, incarne un flou général de la référence dans les Stromates : un effacement des limites entre signifié et signifiant ; entre littéraire et métalittéraire.

Deux points seraient encore à éclaircir. Le premier est l’originalité de l’image du tissage parmi celles employées par Clément : par sa fréquence dans le Pédagogue et les Stromates ; par sa fréquence aussi dans la littérature grecque en général comme signifiant du texte, une fréquence dont Clément a indéniablement conscience, l’image du tissage a indéniablement une place privilégiée chez cet auteur, ce qui en fait une clé pour saisir la poétique de celui-ci.

Le second est l’originalité de Clément dans l’emploi de cette métaphore. Cette originalité, je pense, est à relativiser. Trois autres exemples, parmi d’autres, peuvent notamment être rapprochés de mes hypothèses concernant l’image du tissage dans le Pédagogue et les Stromates.

Le troisième sens possible du titre “Stromates” (marchand ou fabricant de couvertures ou esclave en charge des couvertures) qui, au moyen d’une image empruntée au tissage, efface la distinction entre l’œuvre et son auteur, peut être rapproché d’un passage des Métamorphoses à propos d’Arachné. Que le rougissement de la tisseuse soit comparé à l’Aurore où “l’air a l’habitude de devenir pourpre (purpureus57)” (Met., 6.48) juste avant que la même tisseuse n’emploie de la “pourpre” (purpura) (Met., 6.61) pour son œuvre présente un même effacement des limites entre l’œuvre et celui ou celle qui la crée. Il faut ajouter à cela la nature métalittéraire du passage : parce que le tissage d’Arachné ressemble par bien des aspects aux Métamorphoses58 (par la présence d’épisodes mythologiques dans la tapisserie d’Arachné notamment), c’est aussi, dans ces vers, Ovide qui se confond avec son propre poème.

Le même passage des Métamorphoses comporte en outre un autre brouillage, encore plus vertigineux, de la distinction entre littéral et métalittéraire : Arachné représente “trompée par l’image (imago) d’un taureau, Europe : on aurait dit un vrai (uerum) taureau, de vrais (uera) flots” (Met., 6.103-104). Le taureau n’est vrai qu’en apparence car il est une image tissée, mais aussi parce qu’il est Jupiter ayant pris une apparence animale, mais aussi parce que tout ça n’est qu’un ensemble de mots dans un poème, où n’est vrai que ce que l’auditeur·trice veut bien croire.

De la même façon, certaines évocations de Pénélope tissant dans l’Odyssée effacent la distinction entre littéral, métaphorique et métalittéraire. Lorsque “celle-ci a filé (μερμήριξε) cette autre ruse dans son esprit/après avoir installé un grand métier dans son palais elle fila59” (Od., 2.93-94), la métaphore n’en est pas une : la ruse que Pénélope “file” (93) consiste à “filer” (94), puis à défaire son filage. Et ce filage même fait de Pénélope un double de l’aède, filant60 les ruses d’Ulysse.

Ainsi, l’image du tissage n’est pas une simple image : elle est un moyen de dépasser la distinction entre signifiant et signifié ; entre le texte et le discours sur le texte – voire elle manifeste que, pour la littérature antique en tout cas, ces distinctions n’ont pas lieu d’être.

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Notes

  1. Au début de cet article, j’adresse toute ma reconnaissance aux organisateurs et organisatrices du laboratoire Himation, Juliette Delalande, Barthélémy Enfrein, Misel Jabin, Dimitri Mézière, Pauline Rates, Floriane Sanfilippo et Baptiste Tochon-Danguy, et spécialement à Floriane Sanfilippo, de m’avoir si généreusement fait participer à ce séminaire et d’avoir accompagné, avec patience et générosité, la rédaction de cet article.
  2. Trésor de la langue française informatisée, article “Métaphore”, consulté le 10 novembre 2023. [en ligne] http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3091706700. Il s’agit du sens 2 de cette définition qui se poursuit de la manière suivante : “en vertu d’une analogie entre les deux entités rapprochées et finalement fondues.”
  3. Hugo 1859, 40.
  4. Je reprends la notion de “traits” sémantiques à la manière dont Jean-Claude Milner conceptualise la “référence” (Milner 1982 ; cf. aussi Kleiber 1998). 
  5. Je me fonde ici sur certains usages du mot “métaphore” dans le champ de la recherche, à partir desquels j’essaie de la théoriser. Cette approche pragmatique, qui serait à préciser, suppose qu’une théorie de la métaphore – ou d’autres figures de style ou concepts – peut et doit partir de la manière dont celle-ci est mise en pratique.
  6. Baur 2021.
  7. On pourrait faire les mêmes remarques pour “la politique comme métaphore de la peau” (Déchelette et Moureaux 2022) et pour la “métaphore de l’atomisation” pour décrire la rupture des rapports humains (Lesur 2023).
  8. Toute désignation pourrait être saisie ainsi à partir de ce que je proposerais d’appeler une “sémantique du flou” (Paris, à paraître), en référence à la “logique du flou” (Zadeh 1965).
  9. Bailly et Egger [1901] 2006. Le terme ἱμάτιον est le diminutif de εἷμα, lui-même dérivé du verbe ἕννυμι “vêtir, revêtir”.
  10. Je suppose ainsi une persistance de l’entité conceptuelle “tissu” entre l’Antiquité – tardive en l’occurrence – et 2023 et entre deux langues anciennes – le grec et le latin – et une langue contemporaine – le français.
  11. On trouve des expressions proches dans Proclus, Theol. plat. (1.28 : ἐν ταῖς ἑαυτῶν συνυφήναντας παραδιδόναι συγγραφαῖς) et, parmi les auteurs byzantins, dans Nicéphore le Confesseur, Refutatio et euersio definitionis synodalis anni 815 (119 : τὰ παρὰ τῶν συγγραφέων διὰ γλώσσης καὶ λόγου ὑφαινόμενα τοῖς ἁγίοις ἐγκώμια) et Michel Choniatès, Orat., 1.15.265 (ὅ τι μὴ ῥήμασι τῆς νεωτέρας ἢ πρεσβυτέρας συγγραφῆς συνυφαινόμενον).
  12. Selon Alfred Ernout et Antoine Meillet, il faudrait y ajouter le nom textus lui-même “tissu, trame ; enchaînement d’un récit” (Ernout et Meillet 1932, 690).
  13. “C’est de cette façon que le meilleur des vêtements, le logos, est tissé avec harmonie. En effet, le législateur découpe les feuilles d’or en cheveux, de manière à tisser les éléments propres de manière permanente. C’est de cette façon que le logos, de plus grande valeur que l’or, qui est un tissu bigarré fait de mille images est conduit à sa perfection, d’une manière digne de louange, lorsque, divisé jusqu’aux sujets les plus précis il présente une sorte de fil, comme une trame de démonstration harmonieuse.” (Philo, De Sacrif., 82-84 ; traduction personnelle, comme ce sera le cas, sauf indication contraire, dans cet article, pour toutes les autres citations de textes écrits dans une langue autre que le français.)
  14. Par exemple en Stromates,2.23.147.5 (Περιγεγράφθω καὶ ὁ δεύτερος ἡμῖν ἐνθάδε Στρωματεὺς διὰ τὸ μῆκός τε καὶ πλῆθος τῶν κεφαλαίων. “Et qu’ici se termine notre deuxième Stromate en raison de la longueur et du nombre des matières condensées.”) et en Stromates, 7.18.111.4 (Καὶ δὴ μετὰ τὸν ἕβδομον τοῦτον ἡμῖν Στρωματέα τῶν ἑξῆς ἀπ´ ἄλλης ἀρχῆς ποιησόμεθα τὸν λόγον. “Et alors, après ce septième de nos Stromates, nous allons traiter la suite à partir d’un autre début”). Dans la suite du texte, nous réservons les italiques et le pluriel pour le titre de l’ouvrage (les Stromates) et les caractères droits et le singulier pour chacun des sept volumes qui le constituent (le Stromate 1, le Stromate 2, le Stromate 3, etc.). Pour les Stromates 2 et 7, je suis le texte édité par, respectivement, Claude Mondésert (Clément d’Alexandrie 1954) et Alain Le Boulluec (Clément d’Alexandrie 1997).
  15. στρωματεῖς οἱ διαποικίλοι “les couvertures bariolées” (Theophr., Caus. pl., 4.2.7). Que le titre Στρωματεῖς (Stromates)soit une métaphore du tissage est confirmé en outre par le rapprochement entre ce titre et d’autres titres d’ouvrages vus comme similaires, parmi lesquels Πέπλοι (Manteaux) : Ἐν μὲν οὖν τῷ λειμῶνι τὰ ἄνθη ποικίλως ἀνθοῦντα κἀν τῷ παραδείσῳ ἡ τῶν ἀκροδρύων φυτεία οὐ κατὰ εἶδοςἕκαστον κεχώρισται τῶν ἀλλογενῶν (ᾗ καὶ Λειμῶνάς τινες καὶ Ἑλικῶνας καὶ Κηρία καὶ Πέπλους συναγωγὰς φιλομαθεῖς ποικίλως ἐξανθισάμενοι συνεγράψαντο)· τοῖς δ’ ὡς ἔτυχεν ἐπὶ μνήμην ἐλθοῦσι καὶ μήτε τῇ τάξει μήτε τῇ φράσει διακεκαθαρμένοις, διεσπαρμένοις δὲ ἐπίτηδες ἀναμίξ, ἡ τῶν Στρωματέων ἡμῖν ὑποτύπωσις λειμῶνος δίκην πεποίκιλται. “Ainsi donc, dans la prairie, les fleurs fleurissant avec variété et, dans le jardin, la plantation des arbres fruitiers, ne sont pas séparées selon les espèces des différentes variétés (c’est de cette façon que certains ont composé sous les titres de Prairies, d’Hélicons, de Rayons de ruches et de Manteaux, des recueils amoureux des savoirs, en constituant un bouquet varié) ; avec les souvenirs qui revenaient en mémoire comme cela se présentait, émondés ni pour l’expression ni pour l’ordre, mais semés à dessein pêle-mêle, l’esquisse que constituent nos Stromates a été, comme une prairie, ciselée avec variété.” (Strom., 6.1.2.1 ; pour le Stromate 6, je suis le texte édité par Patrick Descourtieux (Clément d’Alexandrie 1999).
  16. Cette hypothèse s’inscrit dans une conception plus vaste des Stromates comme “productivité” plutôt que comme “produit”, c’est-à-dire comme œuvres qui demeurent dans un processus d’écriture et de réécriture et non comme produits finis. Je reprends la distinction entre productivité et produit à Kristeva 1968 et 1969.
  17. Περιέξουσι δὲ οἱ Στρωματεῖς ἀναμεμιγμένην τὴν ἀλήθειαν τοῖς φιλοσοφίας δόγμασι, μᾶλλον δὲ ἐγκεκαλυμμένην καὶ ἐπικεκρυμμένην, καθάπερ τῷ λεπύρῳ τὸ ἐδώδιμον τοῦ καρύου (Strom., 1.1.18.1). Pour le Stromate 1, je suis le texte édité par Bernard Pouderon (Clément d’Alexandrie 2023).
  18. Ἔστω δὲ ἡμῖν τὰ ὑπομνήματα, ὡς πολλάκις εἴπομεν, διὰ τοὺς ἀνέδην ἀπείρως ἐντυγχάνοντας ποικίλως, ὡς αὐτό που τοὔνομά φησι, διεστρωμένα, ἀπ’ ἄλλου εἰς ἄλλο συνεχὲς μετιόντα, καὶ ἕτερον μέν τι κατὰ τὸν εἱρμὸν τῶν λόγων μηνύοντα, ἐνδεικνύμενα δὲ ἄλλο τι. (…) Συλλαμβάνουσι μὲν οὖν πρός τε ἀνάμνησιν πρός τε ἔμφασιν ἀληθείας τῷ οἵῳ τε ζητεῖν μετὰ λόγου οἱ τῶν ὑπομνημάτων Στρωματεῖς. “Que nos hypomnèmata soient, comme nous l’avons souvent dit, à cause de ceux qui les parcourent sans retenue et sans expérience, étendus, comme leur nom lui-même le dit, en couleurs bigarrées, en passant sans discontinuer d’un sujet à un autre, et en laissant entendre une chose, dans la suite des paroles, tout en en montrant une autre. (…) Or ces Stromates de notes [ou d’exposés] aident, pour la remémoration et la manifestation de la vérité, celui qui peut chercher par le logos.” (Strom., 4.2.4.3) Pour le Stromate 4, je suis le texte édité par Annewies Van den Hoek (Clément d’Alexandrie 2001).
  19. Strom., 4.2.4.3. Cf. supra.
  20. Ἧι καὶ τὴν ἐπιγραφὴν κυρίαν ἔχουσιν οἱ τῶν ὑπομνημάτων Στρωματεῖς ἀτεχνῶς κατὰ τὴν παλαιὰν ἐκείνην ἀπηνθισμένοι προσφοράν, περὶ ἧς ὁ Σοφοκλῆς γράφει · Ἦν μὲν γὰρ οἰὸς μαλλός, ἦν δ’ ἀμπελίων σπονδή <τε> καὶ ῥὰξ εὖ τεθησαυρισμένη, ἐνῆν δὲ παγκάρπεια συμμιγὴς ὀλαῖς λίπος τ’ἐλαίου καὶ τὸ ποικιλώτατον ξανθῆς μελίσσης κηρόπλαστον ὄργανον. (Strom., 4.2.4.6.2-3).
  21. Outre Stromates, 1.1.18.1 précédemment cité, on pourrait mentionner Stromates, 5.9.56.5 : ὅσα διά τινος παρακαλύμματος ὑποφαίνεται, μείζονά τε καὶ σεμνοτέραν δείκνυσι τὴν ἀλήθειαν, καθάπερ τὰ μὲν ὥρια διαφαίνοντα τοῦ ὕδατος, αἱ μορφαὶ δὲ διὰ τῶν παρακαλυμμάτων συνεμφάσεις τινὰς αὐταῖς προσχαριζομένων “tout ce qui, à travers un voile, apparaît en dessous, montre la vérité plus grande et plus digne, comme les fruits qui transparaissent à travers l’eau et les formes à travers les voiles qui leur ajoutent en grâce des reflets associés.” Ce passage est présenté comme une justification du style des “écrits de la philosophie barbare” (αἱ τῆς βαρβάρου φιλοσοφίας γραφαί) (cf. Strom., 5.9.56.1 – je reprends le texte édité par Alain Le Boulluec dans Clément d’Alexandrie 1981), mais à plusieurs occasions, Clément caractérise la vérité chrétienne comme une philosophie “barbare” (cf. par exemple l’expression ἡ θεία καὶ βάρβαρος (…) φιλοσοφία “la philosophie […] divine et barbare” en Strom., 1.29.99.1), ce qui ferait de ses Stromates eux aussi un “écri[t] de la philosophie barbare”. Plusieurs expressions peuvent d’ailleurs être ambiguës à ce sujet. Par exemple, dans la formule κατὰ βαρβαρικόν τινα τρόπον ἀπλάστῳ καὶ οὐκ εὐκρινεῖ χρωμένων ἡμῶν τῇ μεταφορᾷ, “tandis que nous utilisons la métaphore selon une manière barbare, c’est-à-dire en tant qu’elle peut être sans souci de forme et en ne recourant pas au souci de la disposition” (Strom., 1.29.180.3), la première personne du pluriel pourrait désigner les chrétiens dans leur ensemble ou faire référence à Clément en tant qu’auteur des Stromates à la façon d’un nous de majesté. Dans ce cas, la formule – de même que l’adjectif “barbare” – caractériserait directement ici les Stromates. (Sur l’usage de l’adjectif “barbare” chez Clément, cf. Le Boulluec 1999). Par conséquent, les “formes à travers les voiles” (μορφαὶ δὲ διὰ τῶν παρακαλυμμάτων) dont il est question en Strom., 5.9.56.5 peuvent bien désigner, indirectement, l’écriture des Stromates. Or, le nom παρακάλυμμα peut désigner un vêtement – l’expression τὰ καλύμματα τῶν σωμάτων désigne en tout cas “les vêtements des cadavres” chez Flavius Josèphe (Bell. Iud., 5.12.516 ; cf. aussi Clément d’Alexandrie, Fr., 44.53). Le style voilé des Stromates serait donc bien ici comparé à un tissu en tant qu’habit. (Une partie du raisonnement d’Alain Le Boulluec au sujet de ce passage dans Le Boulluec 1982 se fonde, je crois, sur l’interprétation implicite de παρακάλυμμα comme désignant un vêtement).
  22. Cf. par exemple l’aveu, en Strom., 4.1.1.3, que Clément a dû, dans les Stromates précédents, se plier “à l’abondance des sujets” (τῷ πλήθει τῶν πραγμάτων).
  23. Cette caractérisation des Stromates peut être envisagée comme une ποικιλία au sens des arts plastiques, un chatoiement jouant sur les couleurs, l’ombre, la lumière et les formes (pour ce sens de ποικιλία, cf. notamment Villacèque 2008 et Grand-Clément 2013 et 2018) ou, dans un sens plus large, comme une variété des sujets et des styles (pour ce sens de ποικιλία, cf. notamment Faber 2004, Lascoux 2006, Briand 2006, Bevegni 2014, Robiano 2018 et Fine 2021). La première ποικιλία, la ποικιλία au sens le plus strict, est, par exemple, celle des ἐφεστρίδες (…) ποικίλαι “casaques (…) bariolées” et des σχήματα (…) ποικίλα “formes (…) variées” dans Philostrate, Tableaux, respectivement 1, 6 et 9, tandis que la seconde, avec un sens plus large, est, entre autres, celle que revendique Nonnos de Panopolis lorsqu’il présente ses Dionysiaques comme un ποικίλος ὕμνος “chant varié” (Dionys., 1, v. 15).
  24. Dans les Stromates, une ποικιλία au sens visuel est revendiquée par exemple lorsque Clément présente le style voilé des Barbares – et donc son propre style (cf. supra) – comme un voile permettant un jeu de lumière et de couleurs : καθάπερ τὰ μὲν ὥρια διαφαίνοντα τοῦ ὕδατος, αἱ μορφαὶ δὲ διὰ τῶν παρακαλυμμάτων συνεμφάσεις τινὰς αὐταῖς προσχαριζομένων “comme les fruits qui transparaissent à travers l’eau et les formes à travers les voiles qui leur ajoutent en grâce des reflets associés.” (Strom., 5.9.56.5). Quant à la seconde ποικιλία, elle apparaît dans les passages où Clément revendique une variété de sujets pour son œuvre (Strom., 4.1.1.3 par exemple – cf. supra). On pourrait mentionner par exemple la comparaison qui clôt le Stromate 7 et qui fait appel à l’imagination visuelle en évoquant des espèces d’arbres précises, mais aussi leur disposition les uns par rapport aux autres : Ἐοίκασι δέ πως οἱ Στρωματεῖς οὐ παραδείσοις ἐξησκημένοις ἐκείνοις τοῖς ἐν στοίχῳ καταπεφυτευμένοις εἰς ἡδονὴν ὄψεως, ὄρει δὲ μᾶλλον συσκίῳ τινὶ καὶ δασεῖ κυπαρίσσοις καὶ πλατάνοις δάφνῃ τε καὶ κισσῷ, μηλέαις τε ὁμοῦ καὶ ἐλαίαις καὶ συκαῖς καταπεφυτευμένῳ, ἐξεπίτηδες ἀναμεμιγμένης τῆς φυτείας καρποφόρων τε ὁμοῦ καὶ ἀκάρπων δένδρων διὰ τοὺς ὑφαιρεῖσθαι καὶ κλέπτειν τολμῶντας τὰ ὥρια, ἐθελούσης λανθάνειν τῆς γραφῆς. Ἐξ ὧν δὴ μεταμοσχεύσας καὶ μεταφυτεύσας ὁ γεωργὸς ὡραῖον κατακοσμήσει παράδεισον καὶ ἄλσος ἐπιτερπές. Οὔτ’ οὖν τῆς τάξεως οὔτε τῆς φράσεως στοχάζονται οἱ Στρωματεῖς, ὅπου γε ἐπίτηδες καὶ τὴν λέξιν οὐχ Ἕλληνες εἶναι βούλονται καὶ τὴν τῶν δογμάτων ἐγκατασπορὰν λεληθότως καὶ οὐ κατὰ τὴν ἀλήθειαν πεποίηνται, φιλοπόνους καὶ εὑρετικοὺς εἶναι τοὺς <ἀναγιγνώσκοντας> εἴ τινες τύχοιεν παρασκευάζοντες. “Les Stromates ne ressemblent en aucune façon à ces jardins arrangés soigneusement, plantés en rangées pour le plaisir de la vue, mais plutôt à une montagne ombragée et boisée, plantée de cyprès et de platanes, de laurier et puis de lierre, de pommiers avec des oliviers et des figuiers, où est mêlée à dessein la plantation d’arbres fruitiers et d’arbres sans fruits à cause de ceux qui ont l’audace de soustraire et de voler les fruits de la saison, parce que mon écrit veut demeurer caché. En repiquant et en replantant alors à partir d’eux, l’agriculteur mettra en ordre un jardin gracieux et un bois charmant. Ainsi donc ce n’est ni à une belle disposition ni à un beau style que tendent les Stromates, puisque délibérément ils refusent d’être grecs aussi par le style et qu’ils ont accompli l’ensemencement des doctrines de façon cachée et non selon la vérité, en rendant les <lecteurs>, s’il s’en trouve, amis de l’effort et aptes à la découverte. (Strom., 7.18.111.1-3).
  25. Κἂν τολμήσωσι προφητικαῖς χρήσασθαι γραφαῖς καὶ οἱ τὰς αἱρέσεις μετιόντες, πρῶτον μὲν οὐ πάσαις, ἔπειτα οὐ τελείαις, οὐδὲ ὡς τὸ σῶμα καὶ τὸ ὕφος τῆς προφητείας ὑπαγορεύει. “Et si ceux qui appartiennent aux sectes ont l’audace aux aussi d’utiliser les écrits prophétiques, d’abord ils ne les utilisent pas toutes, ensuite ils ne les utilisent pas entièrement ni comme l’impliquent le corps et le tissage de la prophétie” (Strom., 7.16.96.4). On retrouve cette métaphore notamment en Stromates, 3.4.38.1 où les marcionites créent leurs textes par une activité d’emprunts aux passages des prophètes assimilés à un ravaudage : Ἀναλέγονται δὲ καὶ οὗτοι ἔκ τινων προφητικῶν περικοπῶν λέξεις ἀπανθισάμενοι καὶ συγκαττύσαντες κακῶς κατ’ ἀλληγορίαν εἰρημένας ἐξ εὐθείας λαβόντες. “Et ceux-ci [les marcionites], en puisant dans certains passages des prophètes, rassemblent des phrases qui s’expriment par allégorie en les cueillant et en les ravaudant mal puisqu’ils les reçoivent au sens propre.” (Strom. 3.4.38.1 ; pour le Stromate 3, je suis le texte édité par Otto Stählin, Ludwig Früchtel et Ursula Treu dans Clément d’Alexandrie 2020).
  26. Ce raisonnement suppose cependant qu’il est possible de considérer la totalité de l’œuvre de Clément comme un ensemble et que l’auteur est cohérent avec lui-même quand il écrit le Protreptique, le Pédagogue et les Stromates, ce qui resterait à prouver.
  27. Ὀπαὶ γὰρ ἁμαρτωλοῦ τὰ διερρωγότα τοῦ ὕφους τοῦ σαρκικοῦ φιληδονίαις κατατετρημένα, “En effet, les explosions de colère sont des trous dans le tissu charnel d’un homme pécheur, percés par le goût pour les plaisirs” (Clem. Alex., Paed., 2.2.27. Je suis le texte édité par Henri-Irénée Marrou dans Clément d’Alexandrie 1965).
  28. Les relations entre l’auteur et les lecteurs et lectrices établies par le texte sont inscrites par le chapitre 1 du Stromate 1 dans un cadre ecclésial. Clément y justifie l’entreprise de mise par écrit de certaines vérités chrétiennes par une citation de l’Épître aux Éphésiens (4.11-12) introduite et présentée de la manière suivante : ἀλλὰ γὰρ τὰ μυστήρια μυστικῶς παραδίδοται, ἵνα ᾖ ἐν στόματι λαλοῦντος καὶ ᾧ λαλεῖται, μᾶλλον δὲ οὐκ ἐν φωνῇ, ἀλλ’ ἐν τῷ νοεῖσθαι. Δέδωκεν δὲ ὁ θεὸς τῇ ἐκκλησίᾳ τοὺς μὲν ἀποστόλους, τοὺς δὲ προφήτας, τοὺς δὲ εὐαγγελιστάς, τοὺς δὲ ποιμένας καὶ διδασκάλους, πρὸς τὸν καταρτισμὸν τῶν ἁγίων, εἰς ἔργον διακονίας, εἰς οἰκοδομὴν τοῦ σώματος τοῦ Χριστοῦ. “mais, en effet, les mystères sont transmis de manière mystérique pour qu’ils soient dans la bouche d’une personne qui parle et de celui à qui on parle, davantage non dans une voix, mais dans leur compréhension. Et Dieu a donné à l’Église les apôtres, les prophètes, les évangélistes, les bergers et les enseignants pour la réconciliation des saints, en vue de l’œuvre du service, en vue de la construction du corps du Christ.” (Strom., 1.1.13.4-5).
  29. Ἀξιόπιστος δὲ ἡ τοιαύτη ψυχαγωγία, δι’ ἧς κεκαλυμμένην οἱ φιλομαθεῖς παραδέχονται τὴν ἀλήθειαν. “Elle est digne de confiance, une telle psychagogie, grâce à laquelle les amoureux des savoirs reçoivent la vérité voilée” (Strom., 1.2.20.1). Le passage porte sur les Stromates eux-mêmes (cf. le début du chapitre 2) : la psychagogie dont il est question ici est donc l’expérience de lecture de ce texte.
  30. L’assimilation des “discours” aux enfants de l’âme en Stromates, 1.1.1.2 sous-entend déjà que le texte de Clément a la nature de l’âme : Οἱ μέν γε παῖδες σωμάτων, ψυχῆς δὲ ἔγγονοι οἱ λόγοι. “Eh bien, les enfants sont les descendants des corps, et les discours sont ceux de l’âme.” La même nature psychique des Stromates apparaît lorsque Clément les présente comme εἴδωλον ἀτεχνῶς καὶ σκιαγραφία τῶν ἐναργῶν καὶ ἐμψύχων ἐκείνων, ὧν κατηξιώθην ἐπακοῦσαι, λόγων τε καὶ ἀνδρῶν μακαρίων καὶ τῷ ὄντι ἀξιολόγων. “une image et une ombre sans artifice de ces propos visibles et pleins d’âme que j’ai été jugé digne d’entendre, et de ces hommes bienheureux et vraiment dignes de la parole.” (Strom., 1.1.11.1) De manière générale, il me semble que, dans l’ensemble de son ouvrage, Clément efface les limites entre les Stromates et leur lecteur ou lectrice de sorte que, lorsqu’il est question d’âme au sujet des premiers comme du second ou de la seconde, celle-ci est autant celle du texte que celle de la personne qui le lit (cf. Paris, non publié). C’est le cas par exemple dans la phrase Σπειρόμενον τὸν λόγον κρύπτεσθαι μηνύει καθάπερ ἐν γῇ τῇ τοῦ μανθάνοντος ψυχῇ, καὶ αὕτη πνευματικὴ φυτεία. “La parole ensemencée, veut-il dire, est cachée comme dans une terre dans l’âme de celui qui apprend.” (Strom., 1.1.1.3). Explicitement “l’âme de celui qui apprend” est celle du lecteur ou de la lectrice. Mais la phrase évoque aussi le style voilé constamment revendiqué pour les Stromates, de sorte que l’âme en question peut aussi et en même temps être celle du texte.
  31. Outre les citations bibliques, Clément revendique l’usage de citations de textes grecs, comme l’ensemble de témoignages sur la foi qu’il en tire et qu’il conclut par l’expression suivante : Περὶ μὲν οὖν πίστεως ἱκανὰ μαρτύρια τῶν παρ’ Ἕλλησι γραφῶν παρατεθείμεθα, “Ainsi, sur la foi, nous avons présenté un nombre suffisant de témoignages tirés des écrits grecs” (Strom., 5.2.14.1).
  32. Lorsque Clément compare les corps démembrés de Penthée et Dionysos au logos, qu’il est possible de reconstituer pour en retrouver l’unité, il me semble que le passage a une valeur métalittéraire et que l’auteur y parle de ses propres Stromates. Cf. Strom., 1.13.56.1-6 et notamment 1.13.56.6 : Οὕτως οὖν ἥ τε βάρβαρος ἥ τε Ἑλληνικὴ φιλοσοφία τὴν ἀίδιον ἀλήθειαν σπαραγμόν τινα, οὐ τῆς Διονύσου μυθολογίας, τῆς δὲ τοῦ λόγου τοῦ ὄντος ἀεὶ θεολογίας πεποίηται. Ὁ δὲ τὰ διῃρημένα συνθεὶς αὖθις καὶ ἑνοποιήσας τέλειον τὸν λόγον ἀκινδύνως εὖ ἴσθ’ ὅτι κατόψεται, τὴν ἀλήθειαν. “Donc, c’est de la même façon que la philosophie grecque et barbare a fait pour la vérité éternelle un démembrement, non pas celui du récit mythique sur Dionysos, mais celui du récit théologique sur le logos qui existe pour toujours. Mais celui qui rassemblera de nouveau les parties dispersées et qui les constituera en une unité, à coup sûr, sachez bien que c’est le logos parfait qu’il contemplera, la vérité.” (Paris 2022 et Paris non publié).
  33. Cf. supra et notamment Strom., 6.1.2.1, où Στρωματεῖς apparaît dans une liste d’autres titres proches, dont Πέπλοι “manteaux”.
  34. Le neutre apparenté, τὸ στρῶμα, peut désigner une “couche”, une “couverture de cheval” ou un “tapis”, c’est-à-dire “ce que l’on étend par terre” mais aussi, dans certaines inscriptions un “pavement”, c’est-à-dire ce qui est étendu sur le sol (Chantraine 1968, 1059). De même, pour la même raison, lorsque Clément présente les notes qui constituent son texte comme étant διεστρωμένα, en liant cette idée au titre choisi, il ne les présente pas comme un tissage mais comme un drap “étendu” : Ἔστω δὲ ἡμῖν τὰ ὑπομνήματα, ὡς πολλάκις εἴπομεν, διὰ τοὺς ἀνέδην ἀπείρως ἐντυγχάνοντας ποικίλως, ὡς αὐτό που τοὔνομά φησι, διεστρωμένα, “Que nos notes soient, comme nous l’avons souvent dit, à cause de ceux qui les parcourent sans retenue et sans expérience, étendus, comme leur nom lui-même le dit, en couleurs bigarrées” (Strom., 4.2.4.1). Dans ce passage, le verbe διαστρώνυμμι n’a pas le sens d’un entrelacement de couleurs comme le suppose, par exemple, Claude Mondésert dans sa traduction (Clément d’Alexandrie 2001), mais le fait d’“étendre”, par exemple une “couche” (κλισία), comme dans les Dialogues des dieux de Lucien (24.1) ou des “manteaux” (ἱμάτια) comme dans l’Évangile selon Marc (11.8).
  35. Cf. notamment Méhat 1966, 96-97. Ce sens est cohérent avec l’idée que les Stromates sont le contenant d’une vérité (cf. notamment Strom., 1.1.18.1, déjà cité : les Stromates “enveloppent [περιέξουσι] la vérité, mêlée aux dogmes philosophiques, ou plutôt voilée et cachée par eux comme par la coquille la partie comestible de la noix.”)
  36. Dans ce sens, στρωματεύς est un synonyme, plus récent, de στρωματόδεσμον et στρωματόδεσμος, selon Pollux et Phrynichos de Bithynie. Selon le premier, Ἃ δὲ οἱ παλαιοὶ στρωματόδεσμα, ταῦθ’ οἱ νεώτεροι στρωματεῖς ἔλεγον, ἐν οἷς, ὡς μὲν τοὔνομα δηλοῖ, τὰ στρώματα ἀπετίθεντο, δῆλον δὲ ὅτι καὶ τὰς ἄλλας ἐσθῆτας. “Ce que les anciens appellent ‘strômatodésma’, c’est ce que les plus jeunes appellent ‘strômateis’, les objets dans lesquels, comme le nom le manifeste, on range les strômata et aussi, comme il est manifeste, les autres draps.” (1.79). Quant au second, il donne de στρωματεύς la présentation suivante : Στρωματεὺς ἀδόκιμον · στρωματόδεσμος ἀρχαῖον καὶ δόκιμον. Λέγεται οὖν καὶ ἀρσενικῶς καὶ οὐδετέρως. “Strômateus, terme incorrect : la forme ancienne et correcte est ‘strômatodésmos’. Et ce terme s’emploie au masculin ou au neutre.” (379 [380] F). Pour l’emploi, déjà mentionné, de στρωματεῖς par Théophraste dans l’Histoire des plantes, 4.2.7 (τοὺς κρίκους τορνεύουσι τοὺς εἰς τοὺς στρωματεῖς τοὺς διαποικίλους “[à partir du noyau du palmier doum] on fabrique au tour les anneaux pour les strômateis bigarrées”, je crois qu’on peut hésiter entre les deux premiers sens du terme : soit ces anneaux sont utilisés pour orner des tissus (ils seraient ajoutés aux fils de textiles, par exemple à leurs bordures), soit ils sont utilisés pour refermer des sacs.
  37. Comme le note Pierre Chantraine, le suffixe -ευς “s’est largement développé […] pour former des dérivés de noms […] qui désignent le fabricant ou le commerçant, la personne chargée de telle ou telle fonction” (Chantraine 1933, 124-131).
  38. Méhat 1966, 98. Je proposerais d’interpréter ce masculin comme un signe de l’effacement des limites entre texte, auteur et lecteur·trice dans le cas des Stromates (Paris, non publié). Dans une certaine mesure, Clément devient les Stromates et devient chaque Strômateus. On pourrait appliquer ici ce que Roland Barthes dit du texte et des rapports du sujet à celui-ci, dans un passage qui reprend justement la métaphore du tissu en l’appliquant au texte : “Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture – le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile.” (Barthes 1973, 100-101).
  39. Le titre Pédagogue est, entre autres, revendiqué par Clément, lorsqu’il fait référence à ce texte dans ses Stromates : Φθάσας δὲ ὁ Παιδαγωγὸς ἡμῖν ἐν τρισὶ διαιρούμενος βίβλοις τὴν ἐκ παίδων ἀγωγήν τε καὶ τροφὴν παρέστησεν, τουτέστιν ἐκ κατηχήσεως συναύξουσαν τῇ πίστει πολιτείαν καὶ προπαρασκευάζουσαν τοῖς εἰς ἄνδρας ἐγγραφομένοις ἐνάρετον τὴν ψυχὴν εἰς ἐπιστήμης γνωστικῆς παραδοχήν. “Arrivé auparavant, le Pédagogue, que nous avons divisé en trois livres, a présenté l’éducation et la nourriture depuis l’enfance, c’est-à-dire la manière de vivre qui, depuis la catéchèse, fait grandir l’âme grâce à la foi et la prépare auparavant grâce à ceux qui sont inscrits parmi les adultes, pour qu’elle soit vertueuse pour recevoir la connaissance gnostique.” (Strom., 6.1.1.3).
  40. Au sens où j’ai parlé un peu plus haut de “sémantique du flou”.
  41. Par cet aspect de complexité assumée, la sémantique floue de la métaphore peut être rapprochée de la conception du “mythe” par Roland Barthes comme un “système” qui “s’édifie à partir d’une chaîne sémiologique qui existe avant lui” ; un système où un signe, constitué d’un signifiant et d’un signifié, devient lui-même le signifiant d’un nouveau signe (Barthes 1957, 187). Cependant, le mythe chez Roland Barthes est fondé sur un système binaire (signifiant/signifié) – bien que cette binarité soit rédupliquée à une échelle plus grande (Barthes parle d’“emboît[ement]” – Barthes 1957, 188). Le système que je voudrais proposer n’est pas binaire, mais pluriel : il existe toujours à la fois plusieurs signifiants et plusieurs signifiés.
  42. Τά τε χρυσῷ πεποικιλμένα καὶ τὰ ἁλουργοβαφῆ καὶ ζῳωτά—προσήνεμόν γέ τι τρύφημα τουτοΐ—τόν τε μυροβαφῆ ἐκεῖνον κροκωτὸν καὶ τῶν ὑμενίνων τῶν περιόπτων τὰ πολυτελῆ καὶ ποικίλα ἱμάτια, ἔχοντα ζῴδια ἐν τῇ πορφύρᾳ, αὐτῇ τέχνῃ χαίρειν ἐατέον (Paed., 2.10 bis.109.1-2).
  43. τοῖς δ’ ὡς ἔτυχεν ἐπὶ μνήμην ἐλθοῦσι καὶ μήτε τῇ τάξει μήτε τῇ φράσει διακεκαθαρμένοις, διεσπαρμένοις δὲ ἐπίτηδες ἀναμίξ, ἡ τῶν Στρωματέων ἡμῖν ὑποτύπωσις λειμῶνος δίκην πεποίκιλται. (Strom., 6.1.2.1).
  44. Le nom σκιαγραφία désigne une peinture réalisée au moyen d’ombres (cf. par exemple l’emploi de σκιραγραφῶ par Platon en Rep., 7, 523b – Platon 1989). Ici, je fais l’hypothèse d’un emploi métaphorique du terme : les robes des courtisanes, par leurs chatoiements, créent quelque chose qui ressemble aux peintures qu’on réalise en utilisant les ombres.
  45. θατέραν δὲ τοὐναντίον εἰσάγει, τὴν κακίαν, περιττῇ μὲν ἐσθῆτι ἠμφιεσμένην, ἀλλοτρίῳ δὲ χρώματι γεγανωμένην καὶ ἡ κίνησις αὐτῆς καὶ ἡ σχέσις πρὸς τὸ ἐπιτερπὲς ἐπιτηδευομένη ταῖς μαχλώσαις ἔκκειται σκιαγραφία γυναιξίν (Paed.,2.10 bis.110.1).
  46. Les Stromates “enveloppent la vérité, mêlée aux dogmes philosophiques, ou plutôt voilée et cachée par eux” (Strom., 1.1.18.1).
  47. Ἤδη δὲ οὐ γραφὴ εἰς ἐπίδειξιν τετεχνασμένη ἥδε ἡ πραγματεία, ἀλλά (…) σκιαγραφία τῶν ἐναργῶν καὶ ἐμψύχων ἐκείνων, ὧν κατηξιώθην ἐπακοῦσαι (Strom., 1.1.11.1).
  48. Le préfixe παρα- implique l’idée d’un tissu placé “devant”, donc d’un voile.
  49. ἁλουργῷ παραπετάσματι χρωμένην περίβλεπτον (Paed.,2.10 bis.114.4).
  50. Sur le christianisme défendu par Marcion, qualifié par la suite d’hérésie, cf. notamment Hayes 2017 et Vinzent 2018. L’évocation des livres prophétiques de la Bible dans ce passage conduit à supposer que Clément parle ici des textes bibliques tels qu’ils ont été révisés par Marcion. Sur ceux-ci, cf. Gianotto et Nicolotti 2019 et Prigent 2022.
  51. Κασσύω, καττύω désigne, au sens propre, le fait de “rapetasser des chaussures, un vêtement” (Chantraine, 1980, 505). Cf. Plat., Euth., 294b pour ce sens propre. Les emplois figurés de ce verbe sont fréquents pour la composition d’une histoire ou d’un discours (cf. Alciphr., Ep., 3, 58).
  52. Ἀναλέγονται δὲ καὶ οὗτοι ἔκ τινων προφητικῶν περικοπῶν λέξεις ἀπανθισάμενοι καὶ συγκαττύσαντες κακῶς κατ’ ἀλληγορίαν εἰρημένας ἐξ εὐθείας λαβόντες (Strom., 3.4.38.1).
  53. Sur le concept d’hérésie, cf. notamment Boulluec 1985. La même métaphore, avec le verbe composé συγκαττύω également, est utilisée par Irénée de Lyon à propos des Valentiniens : … τὸν αὐτὸν δὴ τρόπον καὶ οὗτοι γραῶν μύθους συγκαττύσαντες, ἔπειτα ῥήματα καὶ λέξεις καὶ παραβολὰς ὅθεν καὶ πόθεν ἀποσπῶντες, ἐφαρμόζειν βούλονται τοῖς μύθοις ἑαυτῶν τὰ λόγια τοῦ Θεοῦ. “… c’est ainsi de cette même façon qu’eux aussi, en ravaudant des fables de vieilles femmes et en détachant ici et là des mots, des phrases et des paraboles, entendent mettre en harmonie avec leurs propres fables les paroles de Dieu.” (Adu. Haer., 1.8.1) Cf. aussi Adu. Haer., 2. 14.2 : “ce qui a été dit par tous ces gens qui ignorent Dieu et qu’on appelle philosophes, ils l’ont rassemblé, l’ont cousu ensemble (consarcientes) en une sorte de centon fait de multiples et misérables lambeaux (panniculi) et se sont fabriqué ainsi, à grand renfort de subtilités, un extérieur mensonger” (je reprends ici la traduction d’Adelin Rousseau et Louis Doutreleau ; le deuxième livre du Contre les hérésies d’Irénée n’a été transmis que dans une traduction latine). Dans les Stromates eux-mêmes, le composé συγκαττύω est employé à nouveau pour la composition d’un texte hérétique à partir de citations en 7.16.99.3.
  54. Sur l’exégèse allégorique, cf. notamment Guinot 2005 et Stefaniw 2007.
  55. Sur l’exégèse typologique, cf. notamment Di Mattei 2014 et Aletti 2022.
  56. οἱ τῶν ὑπομνημάτων Στρωματεῖς ἀτεχνῶς κατὰ τὴν παλαιὰν ἐκείνην ἀπηνθισμένοι προσφοράν (Strom., 4.2.6.2).
  57. Je suis le texte établi par Georges Lafaye (Ovide 1928).
  58. Sur ce point, cf. notamment Ballestra-Puech 2006.
  59. Ἡ δὲ δόλον τόνδ᾽ ἄλλον ἐνὶ φρεσὶ μερμήριξε / στησαμένη μέγαν ἱστὸν ἐνὶ μεγάροισιν ὕφαινε.
  60. Sur le tissage comme image de l’entreprise poétique d’Homère dans l’Odyssée, cf. notamment Assaël 2002.
ISBN html : 978-2-35613-387-8
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356133878
ISBN html : 978-2-35613-387-8
ISBN pdf : 978-2-35613-389-2
Volume : 30
ISSN : 2741-1818
Posté le 03/06/2024
20 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Paris, Antoine, “Les images du tissage chez Clément d’Alexandrie : dynamique et trouble de la μεταφορά”, de Proclus à Olympiodore”, in : Delalande, Juliette, Enfrein, Barthélémy, Jabin, Misel, Mézière, Dimitri, Sanfilippo, Floriane, Rates, Pauline, éd., Himation. Métaphores du vêtement dans l’Antiquité classique et tardive, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 30, 2024, 367-386 [en ligne] https://una-editions.fr/les-images-du-tissage-chez-clement-dalexandrie/ [consulté le 03/06/2024].
doi.org/10.46608/primaluna30.9782356133878.20
Illustration de couverture • Achille assis, enveloppé dans un himation, représenté sur une kylix datant d'environ 500 ans avant J.-C.
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