UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Les marges de la critique dramatique dans les revues théâtrales de la Belle Époque

Durant tout le XIXe siècle, le genre par excellence de la critique dramatique, comme on sait, est le feuilleton. Publié chaque semaine au rez-de-chaussée des quotidiens, celui-ci bénéficie d’une visibilité particulière. Signé par les hommes de lettres les plus renommés (Jules Janin, Théophile Gautier, Émile Zola, Francisque Sarcey, Jules Lemaitre), il jouit d’un incontestable prestige. Quant à son pouvoir d’influence, mainte fois décrié et déploré, il est assurément immense. En somme, le feuilleton peut à bon droit être considéré comme une forme majeure de discours critique, dont le règne correspond à la conception alors dominante, qui apparente le théâtre à la littérature. Une telle conception induit que la critique dramatique se préoccupe de la pièce et non de la mise en scène, la première s’opposant à la seconde comme le « principal » au « secondaire », « l’essentiel » à « l’accessoire » – pour reprendre la terminologie de Francique Sarcey1. Dans un article pionnier, Olivier Bara2 a ainsi montré que la poétique du feuilleton est centrée sur le récit, c’est-à-dire sur le résumé acte par acte de la pièce, à l’exclusion des conditions dans lesquelles elle est représentée. Tout au plus, un dernier paragraphe est-il systématiquement consacré à son « interprétation » ou son « exécution », c’est-à-dire à la manière dont elle a été jouée par les acteurs. Le déclin du feuilleton, au cours du dernier quart du siècle, n’entraîne pas celui du système de valeurs et des codes d’écriture qui en ont longtemps perpétué la tradition. Les rubriques qui lui succèdent, aussi bien dans la presse, sous la forme du reportage du lendemain, que dans les revues, sous la forme de chroniques dont la fréquence, l’étendue et les contours peuvent être très variés, conservent toutes la forme d’un compte rendu de la pièce, au nom de l’axiologie qui valorise « l’art dramatique », l’œuvre du poète, au détriment de « l’art théâtral », qui est l’œuvre des tapissiers et des couturiers.

Toutefois, dans les revues théâtrales de la Belle Époque, une nouveauté apparaît en matière de critique dramatique : Le Théâtre, publié à un rythme bi-mensuel de 1898 à 1914, L’Art du théâtre, revue mensuelle publiée entre 1901 et 1906, La Revue théâtrale, revue bi-mensuelle publiée entre 1902 et 1906, puis Comœdia, créée en 1907, qui paraît de manière quotidienne jusqu’en 1937, introduisent, aux côtés de cette forme majeure héritière de l’ancien feuilleton qu’est le compte rendu de la pièce, de nouvelles rubriques qui sont autant de formes mineures destinées à prendre en charge la représentation dans sa dimension matérielle et concrète, en particulier le décor et le costume. C’est à cette révolution médiatique que nous nous proposons de nous intéresser, dans un double but. Il s’agira, d’une part, d’observer que la coexistence de ces différentes rubriques de critique dramatique est marquée par l’affirmation d’une hiérarchie clairement et nettement établie entre le majeur et le mineur, l’essentiel et l’accessoire. D’autre part, de montrer comment cette hiérarchie se trouve néanmoins contestée par les petites rubriques, au sein desquelles s’esquisse un renversement du majeur et du mineur, du centre et de la périphérie, et se prépare le prochain déplacement du centre de gravité de l’activité critique de la pièce vers sa mise en scène.

Les quatre titres précédemment mentionnés ont pour point commun d’être ceux de revues illustrées par la photographie. Le Théâtre, L’Art du théâtre et La Revue théâtrale sont même des périodiques de luxe : imprimés sur papier glacé et ornés de frises colorées, à mi-chemin de la revue critique et de « l’objet visuel3 », pour reprendre son expression à Arnaud Rykner, ils misent sur leur beauté plastique, et en particulier sur celle des illustrations, pour attirer un large public d’amateurs et de collectionneurs. Au portrait en couleur qui orne la couverture s’ajoutent, à cet effet, les dizaines de clichés en noir et blanc qui agrémentent l’intérieur : photographies des actrices ou des acteurs dans leur costume, dans leur loge, de l’auteur dramatique chez lui, des décors avec les acteurs ou sans les acteurs. Nombreuses, les illustrations occupent plus de place que le texte. Somptueuses, elles sont réalisées selon les procédés techniques les plus récents et les plus pointus. Les directeurs de ces trois revues appartiennent tous au milieu de l’imprimerie et de l’illustration, dont ils marquent l’histoire en inventant de nouvelles techniques de reproduction : Michel Manzi (1849-1915), le directeur de la revue Le Théâtre, dirige également les ateliers photographiques d’Asnières, où il perfectionne les procédés de photocomposition. Louis Geisler (1852-1914), l’administrateur de La Revue théâtrale, relance la papeterie de Châtelles, en inventant un procédé connu sous le nom de trichromophotogravure, qui permet de reproduire une image à partir de trois couleurs, et devient bientôt l’un des principaux fabricants d’affiches de spectacle de Paris. Quant à Charles Schmid (1871-1906), le directeur de L’Art du théâtre, il avait été, avant Charles Massin, celui de la Librairie Générale d’architecture et des arts décoratifs. La revue Comœdia ne s’inscrit pas tout à fait, il est vrai, dans la lignée de ces trois belles revues, puisqu’elle est imprimée sur un papier ordinaire et ne comporte que des photographies en noir et blanc d’une moindre qualité. Elle n’en est pas moins un de ces périodiques illustrés, où l’importance accordée à l’illustration entraîne une soudaine mutation de l’approche du théâtre.

En effet, si la photographie est avant tout un argument de vente, un attrait et un atout en termes de stratégie commerciale, l’entrelacement du texte et des images, intrication du lisible et du visible, a des conséquences sur le discours critique lui-même. La photographie irrigue et irradie les articles qu’elle agrémente : non contente de servir d’élément d’ornementation ou de décoration aux pages de la revue, elle en réoriente le contenu, leur impose de nouvelles perspectives, leur assigne de nouveaux objets. Car pour justifier la place faite aux clichés de Mairet, de Larché, de Boyer, de Reutlinger au sein des revues, force est de reconnaître un intérêt aux décors et aux costumes que ces clichés mettent à l’honneur. Leur prépondérance oblige les journalistes à se départir d’une approche purement littéraire du théâtre et à réserver désormais une place à la matérialité de la scène. Et c’est ainsi que, comme Romain Piana l’avait déjà relevé4, l’introduction de la photographie ouvre la voie à une prise en compte de la mise en scène.

Dès lors, dans ces revues – du moins dans Le Théâtre, dans La Revue théâtrale5, puis dans Comœdia –, une révolution se produit en matière de critique dramatique, qui prend la forme d’une multiplication des rubriques. Désormais, le compte rendu des pièces se ramifie et se répartit en plusieurs articles : l’un prend pour objet le texte, l’autre l’interprétation, un autre les décors, un autre les costumes, un autre encore la soirée et, à l’occasion, d’autres peuvent s’y ajouter sur les mots ou sur les trucs et la machinerie. Et, non seulement ces articles ont tous un objet spécifique, mais encore tous sont signés d’une plume différente, de sorte que chaque spectacle est envisagé selon plusieurs points de vue, qui s’additionnent et se complètent, et dont la somme permet de restituer, fût-ce de manière compartimentée et morcelée, le spectacle dans toutes ses dimensions. Selon l’heureuse formule de Marion Chénetier-Alev et Sophie Lucet, il s’agit de « faire du lecteur un spectateur6 ». La diversification des angles d’approche et la spécialisation de grilles d’analyse semblent tout à coup témoigner d’une reconnaissance du phénomène théâtral comme « polyphonie informationnelle7 », ainsi que Barthes le dira plus tard.

Les déclarations d’intention publiées dans les premiers numéros vont dans ce sens : elles suggèrent que toutes les composantes du spectacle sont désormais jugées dignes d’attention. Le programme de la revue Le Théâtre est ainsi, pour « chaque pièce à succès », de donner « une idée suffisante du décor, de la mise en scène générale, l’aspect le plus frappant de chacun des tableaux, l’instantané de la scène à effet » et de fournir « des notions exactes et certaines sur le costume8 ». Le but de L’Art du théâtre, affirme la direction, sera de « renseigner exactement tous ceux qui s’occupent de la scène ». Car, explique-t-elle :

la cause est aujourd’hui gagnée : tous les auteurs attachent une extrême importance et attachent les plus grands soins au côté plastique destiné à encadrer leurs œuvres : les plus grands maîtres en l’art dramatique leur donnent en cela l’exemple. Cette importance que l’on accorde aux arts plastiques de la scène nous a décidés à créer cette revue9.

La même ambition est affichée par La Revue théâtrale qui, « se conformant au goût du public, prend pour objet l’étude très précise, très complète du Théâtre, et celle, non moins attachante, des à-côtés du Théâtre10 » : elle réservera, annonce-t-elle, « une rubrique spéciale à la mise en scène, dont l’importance augmente de plus en plus, et que la critique néglige trop11 ».

Pour autant, entre les différentes rubriques, un rapport hiérarchique n’en demeure pas moins établi, qui exhausse le compte rendu de la pièce au rang de forme majeure de critique et ravale le compte rendu du décor et du costume au rang de forme mineure.

La mise en page, à elle seule, proclame la souveraineté de la partie immatérielle et la vassalité de la partie matérielle du spectacle. Dans Comœdia, c’est au récit de la pièce que revient la première position et l’article le plus développé. Les remarques sur le jeu des acteurs, qui suivent immédiatement, sont moins longues. Celles sur le travail des tapissiers et des couturiers, qui viennent encore après, sont encore plus courtes. Par rapport à l’analyse du texte, qui occupe la position centrale, les analyses de la représentation occupent une position satellitaire.

L’infériorité des rubriques consacrées aux décors et aux costumes apparaît encore dans le choix des titres. En rassemblant dans un article intitulé « Autour de la pièce » les informations sur le travail d’enquête ou de documentation mené en vue d’établir la décoration de chaque acte, sur les frais engagés pour reproduire à l’identique tel lieu ou tel objet, la revue Le Théâtre assigne aux questions spectaculaires un statut périphérique, réservant aux questions littéraires, abordées dans l’article qui porte le titre de la pièce, le statut central. Quant aux rubriques consacrées aux costumes, leurs titres disent assez quel en est le véritable objet : « La mode au théâtre », puis « La mode au théâtre et à la ville » dans Le Théâtre ; « La mode et le théâtre », « La Comédie de la mode » puis « Les Tréteaux de la mode » dans La Revue théâtrale ; « Les Toilettes » puis « Falbalas, Fanfreluches, Frivolités » dans Comœdia. Généralement reléguées, du moins dans Le Théâtre et La Revue théâtrale, en dernière page, ces articles de mode s’intéressent davantage à la toilette qu’au costume. Comme ils s’adressent à un lectorat féminin, seules les toilettes des comédiennes retiennent l’attention, tandis que la tenue des comédiens est massivement passée sous silence. Et lorsque la scène n’a pas fourni à la chronique suffisamment de matière, c’est dans la salle qu’elle va glaner la robe ou le chapeau dernier cri.

Enfin, ces petites chroniques sont rarement signées d’un nom aussi reconnu et aussi prestigieux que la chronique de la pièce elle-même. Cela n’est pas vrai dans Le Théâtre, où les journalistes qui décrivent, expliquent ou commentent les décors (Gaston Jollivet, Adolphe Aderer, Romain Coolus, Félix Duquesnel) sont les mêmes qui, dans d’autres numéros, mettent leur talent au service de l’analyse de la pièce : ils ne sont pas spécifiquement affectés aux questions de mise en scène. Dans d’autres organes, les chroniqueurs du décor sont davantage spécialisés. C’est le cas de Théodore Massiac dans La Revue théâtrale et de Louis Schneider dans Comœdia. Avant de tenir, sept ans durant, de 1907 à 1914, la rubrique « La mise en scène et les décors » de Comœdia, Louis Schneider s’était fait connaître dans le journal La Paix, où il tenait la rubrique de la « soirée » sous le pseudonyme du « Pompier de service ». Son passage de l’une à l’autre atteste la relation de filiation entre ces deux formes de critique mineure. De fait, dans les quotidiens du dernier quart du XIXe siècle, la soirée qui succédait au reportage, avait déjà vocation à recueillir ce qui était par principe exclu du compte rendu de la pièce, et accueillait notamment des remarques sur la mise en scène12. Corrélativement, le passage du pseudonyme au nom accompagne une conquête de légitimité. De fait, si l’objet de ces deux rubriques demeure le même, le ton a changé. La soirée remplissait une fonction de divertissement : le discours du « Pompier de service », spirituel et comique, était tissu de jeux de mots. Dans la chronique de Comœdia, en revanche, l’on n’en trouve pas un seul : la description des décors a gagné en rigueur et en sérieux. À la différence de Louis Schneider, Théodore Massiac qui, pendant trois ans, de 1901 à 1903, puis parfois encore en 1904, signe tous les articles intitulés « La Mise en scène » dans La Revue théâtrale, ne figure pas même, ni sous ce pseudonyme, ni sous son véritable nom de Louis Commun, dans les archives du Syndicat de la critique dramatique et musicale. Sa carrière est avant tout celle d’un parolier de café-concert, et l’auteur de « À la santé de Jacqueline », du « Colibri » ou du « Reliquaire » ne semble pouvoir être considéré comme un grand nom ni dans le monde du journalisme ni dans celui du spectacle. À plus forte raison, les auteurs de la rubrique de mode ne sauraient avoir la prétention d’adhérer au Syndicat de la critique. Ce sont, jusqu’à la Première Guerre mondiale, des femmes du monde qui font autorité en matière de toilette, d’élégance et de bon goût. Dans Le Théâtre, ce sont Fonteneilles, Gilonne de Courteville et Claire de Chancenay. Dans La Revue théâtrale, la vicomtesse de Réville (de 1902 à 1904), la comtesse Andrée (de 1904 à 1905), Jacqueline Serisy (de 1905 à 1906) et Aline Grenet (en 1906). Dans Comœdia, Jane Oudot, puis Nelly Madge, puis Marie Bertin. Aucune d’elles ne revendique être une spécialiste du théâtre. Claire de Chancenay, qui avait auparavant signé de nombreux « Courriers de mode » au Figaro, pose d’emblée dans le numéro cinq du Théâtre en 1898 : « C’est un point bien établi que je n’empiète en aucune façon sur le domaine de la critique et que je cherche avant tout, dans le théâtre, ce qui peut avoir une action sur la mode13. »

Dans ces « marges » de la critique dramatique, s’élabore et se prépare pourtant un nouveau rapport au spectacle, qui aboutira, plus tard, à un renversement des valeurs critiques : au passage du commentaire de la pièce au commentaire de la représentation.

D’abord, le rapport hiérarchique établi entre grandes et petites rubriques se trouve contredit, à l’intérieur des petites rubriques, par un discours de promotion de la matérialité. Au sein des articles relégués à un statut subalterne et secondaire, l’idée se fait jour que les différentes composantes du spectacle sont d’égale importance, et que la partie matérielle est partie intégrante de l’art du théâtre. Aussi l’un des principaux enjeux de ces articles est-il de nommer les décorateurs et les couturiers, et de faire reconnaître la part qu’ils ont prise au succès de la pièce. Du côté des décorateurs, les noms d’Amable, de Bertin, de Jusseaume reviennent le plus souvent ; du côté des couturiers, ceux de madame Paquin, de Doucet, de Redfern. Lorsque Plus que reine d’Émile Bergerat est créé à la Porte-Saint-Martin, en 1899, l’auteur lui-même se charge de distribuer les éloges :

C’est la Maison Goupy, dont Arachné envie les ouvrières qui, pour la joie des dilettantes de l’élégance, exécuta les six toilettes successivement portées par madame Jane Hading. […] Pendant ce temps, M. Muelle brodait tous les costumes de Coquelin.
Quant au mobilier Empire du quatrième acte, exact à tromper les experts, il est l’ouvrage de la Maison Soubrier, et c’est tout dire que de nommer les fabricants de la bijouterie, MM. Gutperle et Broit, M. Henri pour la machinerie, M. Massé pour les accessoires, et enfin le savant et précieux Ch. Aimé pour les coiffures14.

Non seulement les comptes rendus de la mise en scène mettent en avant les noms des peintres et des modistes, mais encore ils en livrent parfois des portraits hagiographiques, mettant l’accent sur la rudesse et l’ingratitude de leur tâche pour mieux faire ressortir le mérite de celui qui l’accomplit avec succès. À l’occasion de la création de La Fille de Tabarin15 de Sardou et Ferrier à l’Opéra-Comique, en 1901, Bianchini, le dessinateur des costumes, accorde à L’Art du théâtre un entretien, au cours duquel il énumère toutes les « couleuvres » que doit avaler quiconque se lance dans cette carrière. Car il ne suffit pas, explique-t-il, de « lire tous les jours pendant deux ou trois heures un bouquin spécial », de « faire cela pendant une bonne vingtaine d’années », puis de compléter ses lectures par « une bonne tournée dans tous les musées d’Europe », il faut encore affronter, pour chaque nouveau spectacle, la résistance des interprètes :

Avez-vous essayé quelquefois de faire porter par votre maîtresse un chapeau qui soit seyant à son air, à son visage, à sa démarche, mais qui ne soit pas tout à fait à la mode ? Vous avez l’air bien effrayé ! C’est pourtant ce qui vous attend multiplié par mille. Vous allez connaître la joie des arguments stupides et imbéciles. La prima donna qui est enrouée quand elle a une robe bleue, le baryton qui veut jouer Jean-Baptiste avec des bottes parce que cela le grandit16 !

En outre, bien que le compartimentage du compte rendu en rubriques apparemment séparées et étanches ne semble pas favoriser la mise en relation des diverses composantes du spectacle, mais plutôt empêcher de l’appréhender comme un tout, la dispersion du discours critique se trouve contrecarrée, au sein des rubriques spécialisées, par deux éléments. D’une part, une conception collaborative de l’œuvre théâtrale fait son chemin sous la plume des chroniqueurs de la décoration ou de la toilette, qui estiment que ces ingrédients, loin d’être dispensables et accessoires, sont absolument nécessaires et essentiels, dans la mesure où ils concourent à la réussite de l’ensemble. L’on retrouve ainsi l’idée que le spectacle est le résultat d’un travail collectif chez Louis Lastret, à propos de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique en 1902 : « Il est juste de dire que les décors s’y prêtent et que les peintres chargés de les exécuter concourent de façon artistique à l’œuvre commune17 », ou chez Félix Duquesnel à propos de Chantecler à la Porte-Saint-Martin en 1910 : « Le metteur en scène, ou mieux le directeur de théâtre, car c’est lui le cerveau qui imagine et qui matérialise, est, pour l’écrivain dramatique, le plus précieux des collaborateurs18 ». De son côté, Nelly Madge affirme qu’un « maître couturier comme Redfern collabore à la pièce, car il est nécessaire que les toilettes de l’artiste extériorisent nettement la personnalité qu’elle représente19. » D’autre part, en dépit de la spécialisation des rubriques qui semble confiner strictement les journalistes dans le domaine qui leur est propre à l’exclusion de tous les autres, il n’est pas rare que les chroniqueurs chargés de rendre compte des décors et des toilettes décloisonnent l’approche du spectacle, en s’intéressant aux rapports entre le cadre et le vêtement, notamment. C’est ainsi, par exemple, que Davin de Champclos, dans son analyse du décor du quatrième acte de L’Amour veille20 de Flers et Caillavet, créé à la Comédie-Française en 1907, salue « un salon sobrement élégant qui met en valeur les silhouettes raffinées qui s’y meuvent21 ». Ou que Georges Casella, dans son article sur l’interprétation de La Nuit des rois au Vieux-Colombier en 1914, reconnaît à cette « réalisation parfaite » une « séduction particulière », liée à « l’harmonie ravissante » qu’il y a entre « les couleurs des décors et des ornements, les reflets des lumières et les tons des costumes22 ». De sorte que le cloisonnement de la critique, affirmé par la mise en page, est en quelque sorte nié par sa mise en œuvre : l’idée défendue et illustrée au sein des rubriques consacrées aux décors et aux costumes est justement que le spectacle mérite d’être appréhendé dans sa globalité.

Enfin, il n’est pas rare que les chroniqueurs spécialisés opèrent une sémiotisation de leurs objets respectifs, en envisageant les composantes décoratives ou vestimentaires comme des éléments porteurs de sens. Attentifs à l’adéquation de la représentation dans sa dimension physique et concrète à la pièce elle-même, les décors et les toilettes leur apparaissent comme porteurs de détails révélateurs, qui se prêtent à une herméneutique. Théodore Massiac, commentant la mise en scène d’Oiseaux de passage de Maurice Donnay et Lucien Descaves au Théâtre Antoine en 1904, relève que la mansarde du père Grigoriew, le vieux russe aux convictions révolutionnaires, avec ses murs vides et son papier sale, « reflète tout un caractère » : « elle dit non pas la pauvreté de l’occupant, mais son absence de besoins, son insouciance des choses de la vie matérielle, le travail perpétuel de la pensée23 ». Louis Schneider, commentant la mise en scène de La Danse devant le miroir24 de François de Curel au Nouvel Ambigu en 1914, décèle les signes de la ruine de Paul Bréan dans son cabinet de travail qui fut « très richement meublé et paré, s’il l’on en juge par les quelques beaux objets qui subsistent encore », mais où presque tout a été vendu : « sur la cheminée, un cadre sans toile ; aux murs des vides impressionnants indiquent des tableaux décrochés, des meubles élégants, des bibelots disparus25 ». Dans Petite Peste26 (1905) de Romain Coolus, Camille Duguet admire que les toilettes de mademoiselle Thomassin siéent à son personnage de charmeuse. Sa robe de bengaline garnie de soie cerise lui apparaît comme un costume « tentateur », au moment où madame Chameron se met à courtiser Chancelet. Puis, quand elle se réconcilie avec M. Chameron, son déshabillé de Valenciennes sur transparent rose rend, à ses yeux, « une femme assez désirable pour motiver l’indulgence du mari – du mari qui vient d’en voir de dures27. »

Mais si les journalistes font volontiers l’éloge du cadre et du vêtement quand ceux-ci entretiennent un rapport de convenance avec la pièce elle-même, ils se font surtout une spécialité de traquer les incohérences sémiotiques introduites au sein de la représentation par un élément dissonant ou discordant. Le reproche le plus fréquent s’adresse aux comédiennes, dont les toilettes sont bien souvent jugées d’une élégance et d’une coquetterie exagérées, sans rapport avec le rôle de femme modeste ou malade qu’elles interprètent. Parmi les « non-sens inconcevables » dont fourmille la mise en scène des Affaires sont les affaires (1903) d’Octave Mirbeau à la Comédie-Française, Théodore Massiac pointe ainsi la tenue de mademoiselle Pierson dans le rôle de madame Lechat, laquelle a beau se plaindre de ses rhumatismes et ne marcher qu’avec peine, n’en est pas moins « serrée dans une magnifique robe en broché mauve » : « Est-ce bien là, s’amuse-t-il, une toilette de valétudinaire28 ? ». Parmi tous les beaux costumes du Gigolo (1905) de Miguel Zamacoïs aux Nouveautés, il en est un que Camille Duguet ne peut s’empêcher, elle non plus, de plaisanter : l’élégance de mademoiselle Morgan, la soubrette, « m’inquiéterait, dit-elle, si j’étais sa patronne », car des « soubrettes comme celle-là ne restent pas longtemps en service ». Cette attention prêtée à la conformité entre partie matérielle et partie immatérielle du théâtre l’atteste : la fonction accordée par les chroniqueurs du spectacle aux décors et aux toilettes est moins une fonction ornementale qu’une fonction signifiante. S’ils apprécient que les choix de mise en scène fassent beau, ils leur demandent aussi de faire sens.

En valorisant les composantes matérielles de la représentation théâtrale, en s’efforçant d’établir entre elles des liens, et en envisageant la performance comme une forme d’interprétation de la fiction, la critique tend ainsi, dans les marges, à devenir celle de la mise en scène. Ce serait pourtant une illusion rétrospective de considérer que les rubriques périphériques des revues illustrées marquent le début d’un infléchissement radical du rapport au spectacle, appelé à se poursuivre de manière linéaire et progressive, jusqu’à faire finalement basculer le compte rendu du commentaire de la pièce vers le commentaire de la représentation. Car, curieusement, dans aucune des revues théâtrales de la Belle Époque la rubrique consacrée aux décors ne dure. Dans Le Théâtre, elle devient de plus en plus rare à mesure que les années passent. Dans La Revue théâtrale, elle disparaît au cours de l’année 1905, même si les comptes rendus pris en charge par Théodore Massiac continuent d’inclure de temps en temps des remarques sur la mise en scène. Dans Comœdia, elle s’étiole et se délite à partir du début des années vingt. Et si la rubrique consacrée au costume est plus pérenne, elle bascule peu à peu du côté de la pure et simple publicité. Preuve s’il en fallait encore que l’histoire de la critique dramatique, de ses critères d’évaluation et d’appréciation des spectacles, qui engage une perpétuelle réévaluation du majeur et du mineur, loin de suivre un mouvement continu et ininterrompu, comporte bien des sinuosités et des intermittences.

Notes

  1. Voir, par exemple, Francisque Sarcey, « Chronique théâtrale », Le Temps, 10 novembre 1874.
  2. Olivier Bara, « Éléments pour une poétique du feuilleton théâtral », dans Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie (dir.), Le Miel et le Fiel. La critique théâtrale en France au XIXe siècle, Paris, PUPS, 2008, p. 21-30.
  3. Nous reprenons à Arnaud Rykner l’expression qu’il a employée dans le cadre de sa conférence au GRIRT à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle, le 4 mars 2017.
  4. Voir Romain Piana, « “Lundistes” et “soiristes” : du feuilleton au reportage théâtral dans les journaux et les périodiques de la Belle Époque », dans Emmanuel Wallon (dir.), Scènes de la critique, Arles, Actes Sud Papiers, coll. « Apprendre », 2015.
  5. Dans L’Art du théâtre, l’organisation est différente : chaque pièce fait l’objet d’un seul long article, mais à côté de ces analyses monographiques sont publiées des études synthétiques sur des éléments de mise en scène.
  6. Conférence prononcée, elle aussi, dans le cadre du GRIRT à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle, le 4 mars 2017.
  7. Roland Barthes, « Littérature et Signification », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 258.
  8. Le Théâtre, 1, 1898, p. 12.
  9. « Avertissement de la direction », L’Art du théâtre, mars 1901, p. 280.
  10. La Revue théâtrale, Suppl. 1 , 1902.
  11. Ibid.
  12. Voir Marianne Bouchardon, « Écrire les “infiniment petits de la vie théâtrale” : la soirée parisienne dans le dernier quart du XIXe siècle », colloque Écrire l’inouï : la critique dramatique dépassée par son objet (XIXe-XXIe siècles), organisé par Olivier Bara et Jérémie Majorel, Université Lumière Lyon 2, 16-18 octobre 2019.
  13. Claire de Chancenay, « La mode au théâtre », Le Théâtre, 5, 1898, p. 23.
  14. Émile Bergerat, Le Théâtre, 17, 1899, p. 24.
  15. Victorien, Sardou, Paul Ferrier, Gabriel Pierné, « La Fille de Tabarin », Opéra-Comique le 20 février 1901.
  16. Charles Bianchini, « Le costume au théâtre », L’Art du théâtre, 1, mars 1901.
  17. Louis Lastret, « Autour de la pièce », Le Théâtre, 84, 1902, p. 22.
  18. Félix Duquesnel, « Les metteurs en scène de Chantecler », Le Théâtre, 269, 1910, p. 8.
  19. Nelly Madge, « En flânant aux vitrines », Comœdia, 23 janvier 1910.
  20. Robert de Flers et Gaston-Arman de Caillavet, L’Amour veille, Comédie-Française, 1er octobre 1907.
  21. Comœdia, 2 octobre 1907.
  22. Comœdia, 21 mai 1914.
  23. Théodore Massiac, « La mise en scène », La Revue théâtrale, 6, 1904, p. 133.
  24. La Danse devant le miroir, pièce en trois actes de François de Curel, créée à l’Ambigu le 16 janvier 1914.
  25. Comœdia, 17 janvier 1914.
  26. Romain Coolus, Petite Peste, Théâtre du Vaudeville, 13 janvier 1905.
  27. Camille Duguet, « La Comédie de la mode », La Revue théâtrale, 26, 1905, p. 626.
  28. Théodore Massiac, « La mise en scène », La Revue théâtrale, 13, 1903, p. 199.
Rechercher
Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030011333
ISBN html : 979-10-300-1133-3
ISBN pdf : 979-10-300-1134-0
Volume : 33
ISSN : 2741-1818
Posté le 04/06/2025
9 p.
Code CLIL : 3677
licence CC by SA

Comment citer

Bouchardon, Marianne « Les marges de la critique dramatique dans les revues théâtrales de la Belle Époque », in : Charlier, Marie-Astrid, Thérond, Florence, dir., Écrire en petit, jouer en mineur. Scènes et formes marginales à la Belle Époque, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 33, 2025, 99-108 [en ligne] https://una-editions.fr/les-marges-de-la-critique-dramatique/ [consulté le 04/06/2025].
Illustration de couverture • Dessin de Raphaël Kirchner, dans Félicien Champsaur, Le Bandeau, Paris, La Renaissance du Livre, 1916.
Retour en haut