Pour des raisons matérielles évidentes, les grands rassemblements de foules du monde grec avaient lieu en plein air, comme en témoignent la Pnyx d’Athènes ou les innombrables théâtres. Il fallut attendre les progrès techniques apportés par les ingénieurs romains du Ier siècle a.C. et leurs successeurs, avec l’invention du béton, pour construire d’énormes édifices comme les grands thermes de Rome, les progrès de la charpenterie pour permettre la construction de l’Odéon d’Agrippa puis des grandes basiliques chrétiennes de Rome, enfin les progrès dans la maîtrise des poussées obliques pour permettre la construction des cathédrales médiévales. Pourtant, les Grecs cherchèrent très tôt et parvinrent parfois à construire des édifices couverts de grande contenance, en exploitant jusqu’aux limites les moyens techniques qui étaient les leurs, à savoir le recours à des charpentes simples en bois. Ces dernières étaient supportées par des murs et/ou des supports discontinus (poteaux, colonnes, piliers) sur lesquels elles exerçaient des poussées exclusivement verticales, solution simple et sans difficulté mais d’où résultait un encombrement au sol qui risquait de nuire à la visibilité ainsi qu’à la circulation à l’intérieur des édifices : ainsi apparaissait la contradiction entre la nécessité de soutenir la couverture et celle de libérer l’espace et la visibilité intérieurs. Les pages qui suivent contiennent un rapide aperçu des différentes solutions adoptées pour réunir des foules et, dans la mesure du possible, pour couvrir les lieux de réunion1. Les solutions apportées à ce problème peuvent fournir des indications sur l’utilisation du monument : simple lieu de réunion ou bien lieu de déambulation. Nous avons divisé cette étude en trois parties :
- Les édifices de réunion à l’air libre,
- Les bâtiments couverts,
- Quelques édifices posant des problèmes particuliers.
Les édifices de réunion à l’air libre
Pour réunir des foules importantes, les Grecs ont très tôt et très naturellement songé à exploiter un pan de terrain en pente, naturelle ou aménagée, qui, sous ses diverses modalités, est toujours dans son principe un théatron. Le théatron à gradins droits d’Argos2 fournit l’exemple d’un aménagement creusé en gradins rudimentaires dans le flanc d’une colline rocheuse (fig. 1), tandis qu’à Athènes, la Pnyx (fig. 2) accueillait l’assemblée du peuple au moyen de terrassements en pente douce convergeant (en pente ascendante ici) vers une tribune. L’ecclésiastérion d’Agrigente (fig. 3), quant à lui, offre un exemple remarquable d’aménagement concentrique. Instinctivement, les auditeurs (et spectateurs) se regroupent autour de l’orateur en demi-cercle plus ou moins outrepassé, c’est à dire que ceux qui se trouvent rejetés latéralement s’efforcent de ne pas être repoussés derrière l’orateur (ou le récitant, ou encore l’acteur), position où ils perdraient l’avantage de voir son visage et surtout de bien entendre sa voix. C’est ainsi que naît de la façon la plus naturelle la forme du théâtre en demi-cercle (légèrement) outrepassé, après des tâtonnements bien connus, dus à l’utilisation d’abord passive des pentes naturelles peu à peu aménagées au moyen du creusement de gradins et de compléments latéraux en pierre. Quand le théâtre grec se pétrifie sous sa forme canonique au cours du IVe s., on voit apparaître les escaliers séparant les kerkides, et le diazoma permettant la circulation horizontale entre les maeniana.
Dans les théâtres de dimensions petites et moyennes, l’accès du public aux gradins ne constituait pas un problème : que ce fût par les parodoi (après l’arrivée des prêtres et notables ?), par les côtés, ou par le sommet du koilon, les flux n’étaient pas tels qu’ils entrainassent des débordements. En revanche, il fallait prévoir des accès pour les grands théâtres, afin d’éviter les risques d’accidents dus aux bousculades éventuelles. C’était le rôle du diazoma, ou des diazomata lorsque les dimensions de l’édifice rendaient nécessaire d’en construire deux. Cet aménagement, que les Romains pousseront à sa perfection au moyen des escaliers internes à la structure, connurent dès l’époque hellénistique un raffinement technique remarquable constitué par les couloirs voûtés qui, traversant la masse des gradins, permettaient d’accéder directement au diazoma depuis l’extérieur du théâtre, ce que la présence des murs d’analemna rendait autrement impossible. On trouve plusieurs exemples de tels tunnels d’époque hellénistique en Asie Mineure méridionale, notamment à Limyra et au Létôon de Xanthos3 (fig. 5 et 6), ou à Caunos4.
Dans un cas, au Létôon de Xanthos, on peut envisager une utilisation religieuse particulière du diazoma. En effet, comme l’ont fait remarquer A. Badie et J.-C. Moretti3, ce dernier relie horizontalement deux tunnels d’accès diamétralement opposés, dont l’un était l’aboutissement de la route qui venait de la ville de Xanthos (distante de 4 km environ), l’autre menait de plain-pied à une terrasse qui permettait d’accéder au sanctuaire de Léto. Or le caractère processionnel de cet itinéraire traversant le théâtre fait peu de doute : la porte de la ville de Xanthos située au départ de la route du Létôon fut décorée au Ier s. p.C. par des effigies en bas-relief des trois membres de la triade apollinienne, et l’entrée du tunnel donnant accès au théâtre en venant de la ville fut embellie d’un riche décor dorique comportant des masques de théâtre, sans doute réalisés au IIe s. a.C., que l’on ne trouve pas à l’entrée du côté du sanctuaire, signe que les Xanthiens avaient mis l’accent sur l’arrivée en provenance de la ville. Les fouilles récentes ont montré qu’on pouvait reconstituer dans le reste du sanctuaire un itinéraire particulier à fonction évidemment processionnelle. Le même type d’interprétation nous paraît pouvoir s’appliquer aux parodoi des théâtres comme nous allons essayer de le montrer.
Dans tous les théâtres grecs, il y a une forte différence entre la largeur des parodoi et celle des escaliers qui donnent accès aux gradins. L’orchestra servant aux évolutions et danses du chœur, les parodoi, elles, devaient servir d’accès, non seulement pour la foule, mais aussi, et peut-être surtout, pour la procession dionysiaque comprenant les prêtres et notabilités qui allaient occuper la proédrie5. Le théâtre de Thorikos est l’illustration matérielle du rôle majeur des parodoi (fig. 4) : dans ce théâtre, dont la forme allongée est adaptée au terrain et ne présente pas encore le plan en hémicycle, la procession dionysiaque passait au pied des gradins pour se rendre à l’autel du temple de Dionysos situés à l’extrémité opposée. On peut formuler la même hypothèse à propos du théâtre d’Alexandrie, situé à l’extérieur de la ville et dans lequel se terminait la fabuleuse pompè6 de Ptolémée II : faute de pouvoir loger dans l’orchestra, si grande fût-elle (le théâtre d’Alexandrie n’a pas encore été découvert), les innombrables figurants, animaux et chars de carnaval qui constituaient le défilé, on est bien obligé de penser qu’ils ne faisaient que traverser le théâtre en rentrant par une parodos et en sortant par l’autre. L’épigraphie permet de montrer la même circulation, plusieurs siècles plus tard, au théâtre de Gythion7 ou à celui d’Éphèse : dans cette dernière, lors de la pompè instaurée par Vibius Salutaris8, la procession devait entrer par une parodos, on plaçait les statues des dieux et celle du bienfaiteur sur le pulpitum, tandis que – peut-on supposer – les membres de la procession se répartissaient sur les gradins du koilon, l’on chantait des hymnes puis la procession repartait, emportant les statues, par la parodos opposée.
La circulation, que ce fût celle des processions ou celle de la foule, était donc relativement aisée à assurer par des moyens simples, que les tunnels sous le koilon ne firent qu’améliorer.
Les édifices couverts
Il en allait autrement pour les édifices couverts : les contraintes techniques de la charpenterie, extrêmement rigoureuses, imposèrent aux architectes antiques des limites qu’il est facile de constater et de classer en fonction de leur nature. La présence, nécessaire, de supports intérieurs pose deux problèmes : celui de la visibilité, dans les lieux de rassemblement, et celui des déplacements dans les édifices où se déroulait une circumambulation. Comme nous sommes globalement très mal renseignées sur ces dernières, nous aborderons cette question uniquement sous l’angle architectural : édifices à gradins / édifices à sol horizontal.
Les édifices à gradins
Il est aisé de comprendre que la hauteur occupée par les gradins entrainant la surélévation de la charpente, il devenait d’autant plus difficile de réaliser une couverture sur ce type d’édifices. Les Grecs ne s’y risquèrent que pour des édifices de dimensions moyennes et, néanmoins, au prix de prouesses techniques dont le détail reste pour nous en partie sujet à hypothèses : le restitution des premiers états du bouleuterion classique d’Athènes reste incertaine tout comme celle du bouleuterion de Dodone, on est en terrain un peu plus sûr avec les bouleuteria de Priène9 (fig. 7) et de Milet10, au milieu de l’époque hellénistique. Pour ces derniers, les constructeurs ont eu recours à des piliers servant de relais aux poutres de la couverture, mais ce procédé avait ses limites : il était souhaitable, pour assurer la solidité de la structure, de multiplier les supports, mais, pour assurer une bonne visibilité intérieure, il était préférable de limiter leur nombre. Seuls les architectes romains réussiront à réaliser des salles de très grandes dimensions ne nécessitant que peu, ou pas de supports intérieurs, comme l’odéon d’Agrippa ou celui d’Hérode Atticus11. Le bouleutérion de Patara présentait sans doute un cas analogue, mais la restitution du haut des murs, et donc de la charpente, est trop incertaine pour qu’on puisse la prendre en compte12. On ajoutera que la multiplication des odéons à l’époque romaine constituait pour les architectes un champ d’application remarquable, dont ils firent un usage bien connu.
Les édifices en terrain plat
Les Grecs construisirent d’assez nombreux édifices de réunion couverts en terrain plat : il s’agit génériquement de salles hypostyles dont la couverture était soutenue par les murs périphériques et des supports intérieurs. La plupart d’entre elles sont célèbres : Téléstérion d’Éleusis (avec ses états successifs), odéon de Périclès, auxquelles il faut ajouter quelques salles hypostyle moins connues, celles d’Argos et de Sicyône, de Délos et de Thasos. Le problème de leur couverture était simplifié par la possibilité de multiplier à l’intérieur les supports (colonnes), la visibilité au niveau du sol n’ayant pas constitué, semble-t-il, un problème, à la différence des édifices à gradins dans lesquels les spectateurs devaient pouvoir entendre et voir l’orateur ou les acteurs. Nous proposerons ici quelques remarques sur ces bâtiments mais garderons pour une troisième partie le Téléstérion d’Éleusis et la salle hypostyle de Thasos qui posent des problèmes particuliers.
Techniquement, la solution consistant à placer des colonnes équidistantes en abscisses et en ordonnées était la plus simple : chaque colonne se trouvait à la rencontre de quatre épistyles de longueurs identiques qui portaient soit sur le mur extérieur (ou la colonnade de façade à Argos et Sicyône), soit sur les colonnes voisines en abscisse et en ordonnée.
La salle hypostyle d’Argos13 (Ve s. a.C.) (fig. 8) a été reproduite à une échelle un peu plus grande dans le bouleutérion de Sicyône14 (IIIe s. a.C.) qui en reprend exactement le plan avec le quadrillage de 4 X 4 colonnes. Si l’on admet que la salle hypostyle d’Argos, du fait de sa situation et de sa date (époque de l’alliance avec Athènes), est probablement aussi un bouleutérion, il faut admettre que dans ces deux cas, nous ignorons comment ces salles étaient utilisées dans le détail, puisqu’il ne s’y trouve aucun dispositif (gradins, logeion) qui pourrait nous éclairer sur ce point : à Argos on a seulement trouvé une fondation massive en béton romain occupant le carré délimité par les quatre colonnes du centre, et à Sicyône, ce même carré central comportait apparemment des barrières et était longé sur un côté par un petit hémicycle en terre stuquée, mais tout ce dispositif est d’époque romaine. On est aussi mal renseigné sur l’odéon de Périclès15, dont Plutarque, écrivant longtemps après sa destruction (du moins celle de l’état péricléen qui intervint lors du siège de Sylla), dit qu’il contenait un “grand nombre de sièges”. Ces édifices ont en commun d’avoir abrité des assemblées relativement statiques (débats dans les bouleuteria, concerts panathénaïques dans l’odéon de Périclès) et, au moins pour les bouleuteria, représentant un nombre d’usagers assez limité pour que l’entrée dans le bâtiment et les déplacements éventuels à l’intérieur de celui-ci n’aient pas posé de problèmes majeurs.
Nous ignorons malheureusement tout des charpentes de ces édifices. Les épistyles qui allaient d’une colonne à l’autre ou des colonnes au mur étaient très probablement en bois16. La charpente qui s’élevait au-dessus pouvait être pyramidante (ce qui ménage la possibilité d’un lanterneau) ou en bâtière : dans les deux cas, la densité des supports assurait un soutien efficace qui permettait aux charpentiers d’élaborer des charpentes sans raffinement technique particulier (les entraxes intérieurs de ces bâtiments sont compris dans une fourchette de 5 à 8 mm environ). On n’a malheureusement aucun moyen de connaître l’apparence exacte de ces toitures et les restitutions modernes, même quand elles sont vraisemblables, restent complètement hypothétiques.
Le Thersilion de Mégalopolis17(fig. 9) est un édifice exceptionnel qui combine une légère pente intérieure et un dispositif rayonnant des colonnes, ce qui en fait un compromis entre les édifices en terrain plat et le dispositif concentrique des gradins des théâtres envisagés ci-dessus. L’architecte a très intelligemment résolu le problème des supports de la toiture en atténuant fortement la pente intérieure du sol de sorte qu’il a pu utiliser sans difficulté des piliers pour supporter le toit mais, l’édifice étant destiné à abriter des réunions politiques avec une assistance nombreuse, il a donné à ces colonnes un plan rayonnant à partir d’un point focal situé devant la tribune des orateurs, ce qui a permis de dégager au maximum la vue où que se situent les auditeurs/spectateurs dans le reste de la salle. On remarquera que ce dispositif, unique en son genre et d’une grande intelligence, respecte de façon étonnamment fidèle le plan général d’un théâtre en plein air, puisque les alignements de supports dessinent même des parodoi, de part et d’autre du logeion, disposées de biais comme c’est le cas dans les théâtres grecs en demi-cercle outrepassé. Bien que l’extrémité extérieure de ces fausses parodoi corresponde approximativement aux portes latérales du bâtiment, elles n’étaient sans doute pas destinées à faciliter le passage de foules ou de processions : en effet, ces portes ne sont pas spécialement larges. On est donc amené à penser qu’il s’agit ici d’une transcription passive du plan d’un théâtre, sans tentative d’adaptation à un édifice de plan rectangulaire, clos de mur et qui n’était pas destiné à drainer des foules nombreuses.
Le Téléstérion d’Éleusis présente en apparence un plan parfaitement banal avec ses colonnes intérieures disposées en quadrillage régulier. Nos connaissances sur la nature et l’importance exactes de ces déambulations sont tellement faibles qu’il est impossible de les utiliser pour décrire le fonctionnement interne de l’édifice et les trajets que les mystes y suivaient. On notera simplement que l’espacement des colonnes de l’intérieur est suffisamment large pour avoir permis des déambulations sans trop de difficulté. Nous verrons plus bas que cet édifice appelle néanmoins des remarques sur un dispositif attesté archéologiquement mais qui n’a pas reçu beaucoup d’attention.
Enfin, la salle hypostyle de Délos (fig. 10) présente des caractéristiques intéressantes, mais l’édifice faisant actuellement l’objet d’une nouvelle étude18, nous nous contenterons de quelques remarques. Ce grand bâtiment (57 X 35 m) sur plan barlong (l’entrée consiste en une colonnade ouverte dans un long côté) présentait à l’intérieur deux colonnades dessinant deux rectangles imbriqués laissant un espace libre au centre. Les épistyles étaient assujettis aux chapiteaux pour constituer de véritables chaînes cohérentes et un lanterneau s’élevait au-dessus du rectangle central sur des piliers reposant sur les colonnes du rez-de-chaussée. La fonction de l’édifice n’est connue que de façon générale : proche du port de commerce, il était probablement multifonctionnel comme le suggère son nom de stoa attesté par l’épigraphie. Il servait également, au moins une fois par an, à héberger un banquet à l’occasion d’une fête religieuse : il semble que ces fonctions n’aient pas eu de répercussion sur la disposition des colonnes intérieures. L’architecte aurait donc privilégié l’éclairage en choisissant un plan intérieur qui permettait de construire un lanterneau. Une autre salle hypostyle, celle de Thasos, fera ci-dessous l’objet d’un traitement à part.
Quelques édifices posant des problèmes particuliers
La salle hypostyle de Thasos19 (fig. 11), ouvrant sur la place du sanctuaire d’Héraclès, n’est malheureusement connue que par son plan, l’édifice ayant été totalement détruit à la fin de l’antiquité. Nous nous en tiendrons à quelques constatations. L’édifice était un carré de 100 pieds, ouvrant sur une place par un prostôon dorique hexastyle. Le terrain étant en légère pente, le portique de façade s’élève sur une crépis à cinq degrés et est flanqué latéralement de deux rampes symétriques qui donnaient accès à l’arrière des colonnes d’angle. Le dispositif intérieur est unique : on y trouve seulement une colonnade formant un carré de 5 X 5 colonnes, imbriqué dans le carré dessiné par le mur extérieur. Un unique bloc conservé de l’entablement intérieur indique que la galerie périphérique était couverte mais que la colonnade centrale supportait une élévation qui prenait donc la forme d’un lanterneau, de 15 X 15 m en chiffres ronds. Rien ne permet de restituer le détail de ce lanterneau. De cette ordonnance générale ressort un trait frappant : l’édifice présente à l’intérieur un plan péristyle qui dégage de vastes espaces : une galerie périphérique d’environ 7 m de large et un carré central de 15 x 15 m. Le sol de la salle ne semble pas avoir reçu de dallage. On y a retrouvé un fragment de pied de banc à patte de lion en marbre, mais l’absence de dallage et la disparition totale des blocs des murs interdisent de savoir si, comme le laisse supposer cet objet, il y avait une banquette courant le long des murs. La présence des deux rampes à l’extérieur ne laisse pas d’étonner : elles semblent destinées faciliter l’accès latéral au prostôon, mais le fait qu’il y en ait deux pourrait être l’indice d’une circulation de l’extérieur vers l’intérieur et vice-versa, en permettant l’entrée et la sortie simultanées. En tout cas, nous sommes en présence d’un édifice exceptionnel par son plan comme par ses dimensions, datable au début du IIIe siècle et probablement lié au culte d’Héraclès, dont il jouxte le sanctuaire, ou de Dionysos, étroitement lié au premier dans les cultes thasiens. L’existence d’un Bacchéion à l’époque romaine pourrait favoriser l’attribution à ce dernier, mais cela ne permet pas d’identifier clairement la fonction précise de l’édifice : l’absence de dallage rend difficile l’utilisation comme salle de banquet, la possibilité d’initiations (dionysiaques ?) est envisageable mais difficile à étayer… C’est bien regrettable, car nous sommes ici en présence d’un bâtiment d’une particulière audace architecturale, c’est l’édifice, de tout le monde grec, où l’architecte a le mieux réussi à dégager l’espace intérieur tout en assurant un éclairage sans doute abondant.
Le Téléstérion d’Éleusis (fig. 12) a fait l’objet de nombreuses études20 que nous ne prétendons pas reprendre in extenso. En revanche, il nous semble qu’elles ont presque toutes laissé de côté l’existence d’un aménagement de grande ampleur qui y est directement lié : le côté ouest de la salle est dominé d’une hauteur de 7,35 m par une immense terrasse (longueur = 84 m, largeur = 11,45 m, soit près de 1 000 m2 !) taillée dans le rocher (fig. 13 et 14), accessible par deux escaliers eux aussi taillés qui longent une partie des côtés N et S de la salle (fig. 12, 15 et 16), de sorte que cette terrasse et ses accès enveloppent pour ainsi dire le Téléstérion. E. Lippolis, reprenant une hypothèse envisagée par Mylonas, avait repris l’étude de l’escalier sud, remarquable par sa largeur (fig. 15) et interrompu à mi-hauteur par une vaste terrasse intermédiaire et une sorte de podium : il y a vu un dispositif lié à des rites éleusiniens particuliers21. Cependant, cet escalier se prolonge au niveau supérieur par la terrasse ouest dont nous venons de rappeler l’existence : quels que fussent les rituels qui se déroulaient dans la montée de l’escalier sud, il paraît évident que la fonction majeure de celui-ci était de donner accès à la terrasse qui, on l’oublie trop souvent, menait au temple L, (re)construit (?) à l’époque romaine mais ultérieurement rasé, sur lequel nous ne savons donc presque rien mais dont la situation est remarquable (fig. 17 et 18) : en effet, il est placé en position surélevée par rapport à la terrasse dont il est ici question et il dominait le bâtiment des initiations et l’ensemble du sanctuaire.
Il serait vain de chercher à restituer dans le détail la fonction de ces divers aménagements, mais les efforts que leur réalisation a dû coûter permettent de penser qu’ils étaient revêtus d’une grande importance. On peut à tout le moins supposer qu’une déambulation gravissait les escaliers et parcourait la terrasse supérieure en direction du temple. Cette dernière est bordée d’un côté (à l’est) par le Téléstérion qu’elle domine, de l’autre côté (à l’ouest) par le haut de la colline. De ce côté, la paroi rocheuse taillée pour aménager la terrasse est encore couronnée de quelques assises de blocs quadrangulaires brettelés (fig. 19), dont le travail rappelle celui du mur sud du péribole (dans le secteur de la grande tour) d’époque classique. Le sol de la terrasse est complètement lisse et ne présente aucune trace d’un dispositif pour évacuer les eaux de pluie mais seuls des relevés d’altitude très précis permettraient de savoir si il a été taillé de façon à ce qu’une pente légère amène les eaux de ruissellement à s’écouler par les escaliers. On peut donc se demander si la terrasse était couverte, mais les sources écrites ne sont malheureusement pas précises sur ce point, comme c’est souvent leur cas en matière d’architecture. Nous disposons des textes bien connus de Vitruve (VII, préface, 16), qui précise, à tort apparemment, que l’ordre intérieur était dorique22, et de Plutarque (Périclès, 13.7) qui mentionne précisément la succession des architectes et fait une description succincte du bâtiment qui a déjà fait couler beaucoup d’encre : “À Éleusis, la salle des initiations fut commencée par Coroebos, qui éleva les colonnes du rez-de-chaussée et les relia par des architraves (tois epistyliois épézeuxen) ; après sa mort, Métagénès de Xypétè plaça la frise et les colonnes de l’étage (to diazosma kai tous anô kionas épéstèsé) ; quant au lanterneau, c’est Xénoclès de Cholarges qui en couronna l’anactoron23”
Le mot diazosma en particulier, a suscité d’abondants commentaires. Si le mot est pris au sens de “frise”, on se demande pour quelle raison Plutarque prend la peine de mentionner cet élément précis et surtout où il aurait pu prendre place : au-dessus de tous les épistyles ? Uniquement au centre ? Posée sur des épistyles en bois, on doit imaginer cette frise avec ses triglyphes et métopes dans le même matériau, ce qui est étrange. Si, en revanche, le mot désigne la même réalité que dans le cas des théâtres (pour lesquels le grec utilise la variante diazoma), on peut proposer de restituer un passage surélevé au-dessus de la colonnade du rez-de-chaussée, qui aurait fourni une vue plongeante sur les rites se déroulant en bas (?). Dans ce cas, le lanterneau situé au-dessus de l’anactoron aurait dû s’élever encore plus haut que cet étage supposé, ce qui a quelque chose d’effrayant…
Le mot, généralement utilisé sous la forme diazoma, désigne, comme chacun sait, au moins avant l’époque romaine, la coursive horizontale qui sépare les deux maeniana d’un théâtre et facilite les mouvements de la foule24. Son étymologie montre qu’il est perçu à la fois comme une séparation et comme une ceinture (c’est son sens premier) enserrant un corps. Or, de ce point de vue, la terrasse supérieure, prise dans son ensemble avec ses deux escaliers extrêmes en retour sur les côtés du Téléstérion, présente une ressemblance certaine avec un diazoma de théâtre. Son ampleur (environ 1 000 m2, comme nous l’avons vu) et son originalité (à la fois voie processionnelle et balcon donnant sur l’intérieur du Téléstérion) nous paraissent justifier amplement que sa réalisation ait laissé une trace dans la tradition écrite. Certes, à l’époque où elle a été réalisée (Ve s.), les théâtres grecs n’avaient pas encore reçu leur forme définitive puisque celle-ci s’élabore au cours du IVe siècle, mais on doit se rappeler que le mot diazosma est utilisé par Plutarque qui écrit au IIe s. p.C.25… De plus, l’hypothèse d’une coursive perchée sur les colonnes de l’intérieur de la salle laisse dans l’ombre un détail essentiel : il n’y a pas trace d’un escalier intérieur permettant d’y monter. De la sorte, si cette coursive suspendue a jamais existé, elle ne pouvait être accessible que par la terrasse évoquée ci-dessus…
On peut risquer une remarque supplémentaire : le texte de Plutarque, plus détaillé que celui de Vitruve, parle bien de “colonnes supérieures” (ano kionas), c’est-à-dire des colonnes de l’étage. Or, s’il s’agissait bien de colonnes en pierre, elles se seraient superposées une par une à celles du rez-de-chaussée du Téléstérion, mais on ne voit pas comment chacune de ces dernières eût pu porter à la fois les extrémités de quatre épistyles en bois et le tambour inférieur d’une colonne en pierre… Il ne reste donc, nous semble-t-il, que deux possibilités : ou bien le vocable ano kionas désigne des poteaux de bois (ce qui serait un peu étrange) et dans ce cas nous avons affaire simplement à la charpente de l’édifice et non à un véritable étage qui aurait (peut-être) justifié l’appellation diazosma, ou bien il s’agissait de colonnes en pierre et nous devons trouver un autre emplacement pour les élever : ce dernier ne peut être, à notre avis, que le bord de la terrasse supérieure dominant le Téléstérion… Assurément, cette hypothèse consistant à reconnaître le diazo(s)ma dans la terrasse supérieure ne laisse pas de compliquer la restitution de la charpente sur l’ensemble, mais elle a au moins le mérite, nous semble-t-il, de fournir une explication, certes incomplète, à l’existence même de cette terrasse, aux aménagements qui y donnent accès (larges escaliers taillés dans la roche, absence d’évacuation des eaux) et au temple qui en constituait l’aboutissement… Il serait étonnant que des aménagements aussi imposants n’aient pas joué un rôle dans les cérémonies éleusiniennes.
On notera que certains édifices athéniens présentent des solutions aux problèmes de circulation et de déambulation qui ne sont pas sans analogie avec l’hypothèse que nous formulons ici : ainsi, deux édifices à gradins du flanc sud de l’acropole, le théâtre de Dionysos et l’odéon d’Agrippa, avaient été munis d’accès directs à leur diazoma en les connectant à des constructions ou des aménagements : Péripatos et escalier pour le premier, étage du portique d’Eumène pour le second26. Ce constat traduit une capacité des architectes athéniens à utiliser la pente du terrain ou des constructions de type particulier pour faciliter les déplacements en hauteur dans les édifices. Malheureusement, dans le cas d’Éleusis, il est impossible de savoir ce qui reposait sur le bord de la terrasse du côté du Téléstérion car ce rebord est aujourd’hui abîmé : un mur ? un mur percé de portes ? une colonnade ? Pourrait-on restituer sur ce rebord27 les “ano kionas” signalées par Plutarque ? Il faut reconnaître que nous sommes là dans un domaine terriblement spéculatif…
Conclusion
À la fois géomètres et architectes, les bâtisseurs des divers monuments évoqués ici ont imaginé et expérimenté des formules qui vont de la plus simple à la plus audacieuse pour aménager des lieux de rassemblement aussi fonctionnels que le permettaient les moyens techniques à leur disposition. La prise en compte des mouvements de foule ou des déambulations de nature religieuse, ajoutait à la difficulté de problèmes qu’ils devaient affronter. Sans prétendre apporter de solutions, ce que la pauvreté de nos sources et des vestiges conservés interdit presque entièrement, nous avons voulu ici attirer l’attention sur certains de ces problèmes et proposer quelques aperçus ou hypothèses sur les solutions mises en œuvre.
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- Rogers, G. M. (1991) : The Sacred Identity of Ephesos. Foundation Myths of a Roman City, Londres.
- Philadelpheus, A. (1926) : “Note sur le Bouleutérion (?) de Sicyone”, BCH, 50, 174-182.
- Wiegand, T. et Schrader, H. (1904) : Priene. Ergebnisse der Ausgrabungen und Untersuchungen in den Jahren 1895-1898, Berlin.
- Wilson, P., éd. (2007) : The Greek Theatre and Festivals. Documentary Studies, Oxford.
Notes
- Nous n’avons pas pris en compte le Téléstérion de Lemnos (Beschi 1998-1999) dont la couverture est soutenue par deux rangées de support parallèles parce qu’il peut, du point de vue de la construction, être assimilé aux temples à 3 nefs, ni le hiéron de Samothrace, dépourvu de supports intérieurs.
- Ginouvès 1972.
- Badie et al. 2004.
- Isler 2000.
- Voir aussi Chaniotis 2007, 59-62.
- Athénée, Deipnosophistes, 5.196-203.
- SEG 11, 923.
- Rogers 1991. A. J. Ossi émet la même hypothèse à propos d’Antioche de Pisidie, Gadza & Ng 2011, 103-104.
- Wiegand & Schrader 1904.
- Knackfuss & Friedrich 1908.
- Gogos 2008.
- Korkut & Grosche 2007.
- Bommelaer & des Courtils 1994.
- Philadelpheus 1926.
- Monaco 2010, 161-163, avec bibiographie.
- L’abondance de bois dans l’odéon de Périclès, qui fut une ressource lors du siège d’Athènes par Sylla, s’explique mieux par l’abondance du bois de charpente que par celle d’éventuels bancs en bois. Le bois en question pourrait, dans un premier temps, avoir été celui des bateaux (mâts ?) de la flotte de Xerxès récupérés après Salamine.
- Benson 1893 ; Lauter & Lauter-Bufe 2004.
- Par J.-C. Moretti. Provisoirement : Leroux 1910.
- Fouillé par M. Launey en 1934. Nous l’avons redégagé en 1978-1981 et en préparons la publication qui devrait paraître prochainement.
- La plus complète est celle de G. Mylonas 1961.
- Lippolis 2006, 220-221.
- Mais Lippolis, ibid., supposait que Vitruve confondait ici le Téléstérion et le temple qui s’élevait au bout de la terrasse supérieure.
- Trad. R. Flacelière et É. Chambry, CUF, 1969.
- Sur ce point voir Moretti 2015.
- Il paraît plus que probable que la variante diazosma est synonyme de diazoma : on ne voit pas ce qui justifierait de donner un sens différent (“frise”) à la variante qui est propre à Plutarque.
- Korrès 2014.
- Le rebord en question est formé par le bord supérieur de la paroi supportant la terrasse et formant le flanc ouest du Téléstérion. La roche est ici assez usée par l’érosion mais on observe des découpures régulières qui révèlent un travail d’égalisation du rocher dans lequel on avait inséré des blocs rectangulaires : c’est le cas de figure normal pour permettre à une paroi naturelle taillée de servir de support à une construction appareillée (mur ou stylobate).