À la fin de l’année 2015, de nombreuses familles manifestent à Paris devant l’Assemblée nationale pour rendre visible le placement d’un de leurs proches en situation de handicap hors du territoire français et pour réclamer des solutions locales adaptées. En 2016, 6 836 Français en situation de handicap complexe ont été pris en charge en Wallonie (Dubosq, 2016), en grande majorité des adultes1. Ces personnes vivent toute l’année en Belgique dans des structures spécialisées qui s’apparentent, pour les adultes, à des MAS (Maison d’Accueil Spécialisée), des FAM (Foyer d’Accueil Médicalisé), des foyers de vie, et pour les enfants à des IME (Institut Médico-Éducatif). Ces institutions accueillent exclusivement des Français et dessinent un système cloisonné, différent de celui qui concerne les citoyens belges en situation de handicap.
L’étude qui suit propose d’interroger la notion de mobilités transfrontalières liées au handicap entre la France et la Belgique et de redéfinir le statut de la frontière à l’aune de ces mobilités. Qui sont les personnes prises en charge en Belgique, d’où sont-elles originaires ? Pourquoi franchissent-elles la frontière ? Quels sont les facteurs qui expliquent ces départs – attractifs pour la Belgique, répulsifs pour la France ? Qu’est-ce qui différencie ces mobilités des autres mobilités dites de santé ?
L’étude, qui tente de répondre à ces questionnements, repose sur l’analyse d’entretiens menés avec des parents français d’enfants ou d’adultes en situation de handicap pris en charge en Wallonie, avec les présidentes des associations UNAPEI (Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) et Autisme France en 2016, ainsi que sur une enquête de terrain en Wallonie qui a consisté à observer le fonctionnement de l’AVIQ (Agence pour une Vie de Qualité), organisme belge implanté à Charleroi qui contrôle les établissements accueillant des Français et sert de médiateur entre ces mêmes établissements et les autorités françaises. L’analyse s’appuie enfin sur deux rapports, celui de la député du Nord Cécile Gallez datant de 2009 et celui de Christian Dubosq de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) datant de 2016.
Dans un premier temps, nous verrons que la prise en charge de Français en Belgique actualise la frontière en tant que discontinuité puisqu’elle forme une coupure entre deux régimes normatifs nationaux et rend possible l’existence des placements extraterritoriaux. Nous analyserons ensuite les trajectoires de vie des personnes concernées par ces mobilités et verrons que la Belgique apparaît souvent comme le dernier recours pour les parents d’enfants en situation de handicap.
La prise en charge de Français en situation de handicap en Belgique :
une actualisation de la frontière en tant que discontinuité
La plupart des établissements qui accueillent des Français en Belgique sont situés en Wallonie et en majorité dans le Hainaut belge, parfois à quelques kilomètres de la frontière. La création continue d’établissements à destination des Français résulte de l’exploitation du différentiel législatif qui existe entre la France et la Belgique. La législation belge permet à des acteurs privés de créer un établissement médico-social de façon peu contraignante et ainsi de répondre à la demande française en termes de places en établissements médico-sociaux.
Localisation des établissements accueillants des Français, proximité de la frontière franco-belge et « effet d’opportunité »
Les établissements médico-sociaux qui accueillent exclusivement des Français en Belgique se trouvent en Wallonie (provinces du Brabant Wallon, de Namur, de Liège, du Luxembourg et du Hainaut), région qui possède 300 km de frontières en commun avec la France, et en majorité dans la province belge du Hainaut (fig. 1).
Le Hainaut belge compte la majorité des établissements puisqu’il abrite 96 des 133 établissements de Wallonie (catalogue AVIQ de 2016) et 5 125 places des 6 659 places proposées en 20162 (fig. 2). Ceux-ci sont situés à proximité du territoire français, à moins de 40 km de la frontière, voire parfois à moins de 10 km. Ils sont répartis dans les chefs-lieux d’arrondissement du Hainaut comme Charleroi, Tournai, Mons, Soignies, Ath et Thuin mais aussi dans un chapelet de communes dispersées le long de la frontière comme Estaimpuis, Rumes, Dour ou encore Beaumont.
Les grandes villes du Hainaut comptent le plus grand nombre d’établissements au point d’apparaître spécialisées dans la prise en charge de Français en situation de handicap. C’est le cas de Mons (95 000 habitants) ou Tournai (70 000 habitants) qui comptent chacune sept établissements à destination des Français. Parmi les villes qui accueillent le plus de Français, la ville de Péruwelz (17 000 habitants), qui jouxte la frontière, apparaît être un cas à part puisqu’elle abrite près de 19 établissements accueillant des Français, dont un disposant de plus de 400 places.
Dans un territoire particulièrement pauvre comme le Hainaut et notamment dans l’ancienne région minière du Borinage au sud-ouest de Mons autour des villes d’Honnelles, Quiévrain, Quévy ou Dour (fig. 2), des acteurs privés ont vu en l’accueil de Français en situation de handicap un « un effet d’opportunité » (entretien mené avec un salarié de l’AVIQ en mai 2016 à Charleroi, Belgique). Le Hainaut belge, territoire en reconversion qui connaît d’importantes difficultés3, possède un taux de chômage qui avoisine les 15 % au moment de l’enquête (chiffres IWEPS) et l’accueil d’étrangers en situation de handicap et plus globalement le secteur médico-social apparaît être une source de revenus conséquente. L’idée selon laquelle « dans chaque famille du Hainaut il y a au moins une personne qui travaille dans des établissements qui accueillent des Français » (entretien mené avec la présidente d’Autisme France par téléphone en octobre 2015) se vérifie dans les chiffres. En 2016, les établissements qui accueillaient exclusivement des Français dans le Hainaut proposaient 5 125 places et embauchaient donc près de 3 844 personnes4.
Depuis les années 2000, le nombre d’établissements à destination de Français dans le Hainaut n’a cessé de progresser au point de mailler assez finement le territoire. L’enquête montre que l’AVIQ continue chaque année de donner des agréments à de nouvelles institutions et que les établissements déjà existants multiplient les bâtiments en élaborant des extensions et en en créant de nouveaux. Certains villages comptent un grand nombre de foyers d’hébergement à destination des personnes françaises en situation de handicap. C’est le cas dans une commune située à une trentaine de kilomètres de la frontière franco-belge (fig. 35) et à proximité d’une grande ville du Hainaut qui compte 200 000 habitants. Une seule et même institution y a implanté une dizaine de bâtiments dédiés à l’hébergement, dont plusieurs exclusivement réservés aux Français en situation de handicap6. Les foyers d’hébergement, qui prennent la forme de maisonnettes articulées autour d’un bâtiment central, sont disséminés dans le village et aux alentours. Ils sont destinés à tous les profils de personnes en situation de handicap, des personnes les plus autonomes aux personnes en situation de handicap complexe et vieillissantes.
Le placement extraterritorial de Français en Belgique illustre la notion de la loi de l’offre et de la demande. Alors que les places manquent en France (voir II), des acteurs privés belges créent des établissements en Belgique pour répondre aux besoins. La frontière joue un rôle majeur dans le choix du lieu d’implantation des structures à destination des Français comme en témoigne le trait quasiment continu d’établissements le long de la ligne qui sépare la France de la Belgique. Ces implantations, à quelques kilomètres des confins des départements du Nord, de l’Aisne et des Ardennes sont rendues possibles par un différentiel législatif entre les deux pays qui permet à des entrepreneurs de fonder facilement des établissements médico-sociaux en Belgique.
L’exploitation du différentiel législatif entre deux pays européens
La contractualisation de la coopération transfrontalière liée au handicap entre la France et la Belgique est postérieure aux pratiques. Alors que les programmes européens, comme les ZOAST sont initiés à l’échelle de l’Union Européenne (Duhamel, Renard, 2010), dans une logique top-down, les mobilités de personnes handicapées françaises en Belgique résultent de pratiques individuelles anciennes qui se sont amplifiées au cours du temps. Jusqu’au 21 décembre 2011, date de signature d’un accord-cadre transfrontalier entre le gouvernement français et le gouvernement de la région wallonne, l’accueil de Français en Belgique ne reposait sur aucun accord bilatéral.
L’accueil des personnes en situation de handicap en Wallonie trouve ses racines au XXe siècle au moment où des congrégations françaises s’installent en Belgique suite à l’adoption de la loi de séparation des Églises et de l’État7. Elles s’installent dans la région wallonne, où la culture et la langue sont similaires (Cabanel, Durand, 2006), et accueillent des personnes en situation de handicap physique ou mental belges et françaises dans une perspective humanitaire. Dans les années 1920, ces congrégations se constituent en associations sans but lucratif (ASBL) et accueillent de plus en plus de Français. Jusqu’à la fin du XXe siècle les établissements qui accueillent des Français en situation de handicap sont issus de ces congrégations et les mobilités de Français en situation de handicap vers la Belgique sont relativement restreintes et circonscrites.
Le nombre d’établissements et de personnes prises en charge a commencé à augmenter fortement au tournant du siècle. Cette augmentation est due à un décret datant du 6 avril 1995 relatif à l’intégration des personnes en situation de handicap (appliqué dès 2001) qui scelle la séparation de la prise en charge des Français et des Belges, entérine la création de l’AVIQ et donne à la région wallonne, via cette agence, la gestion des Français en situation de handicap pris en charge en Belgique (tabl. 1).
L’augmentation exponentielle de personnes prises en charge résulte de l’interprétation d’un paragraphe peu clair du décret de 1995, a fortiori son article 29 :
« Les personnes morales ou physiques qui, à titre onéreux, prennent en charge habituellement, de manière temporaire ou permanente, à temps complet ou partiel, des personnes handicapées qui n’appartiennent pas à leur famille jusqu’au quatrième degré, et qui ne sont pas reconnues pour exercer cette activité par une autorité publique, doivent faire l’objet d’une autorisation préalable délivrée par l’Agence. L’autorisation fixe le nombre de personnes pouvant être accueillies. Le Gouvernement détermine la procédure relative à l’autorisation préalable ainsi que les conditions minimales de sécurité, d’hygiène et de personnel et les modalités de contrôle des personnes ou services qui hébergent de façon principale et à titre onéreux des personnes handicapées. »
Ce passage ne précise pas le profil des personnes en droit de diriger des établissements médico-sociaux, notamment ceux destinés aux étrangers. Des individus qui n’ont pas de formation dans le domaine du handicap ont pu créer puis diriger des établissements médico-sociaux belges. Au début des années 2000, de nombreux acteurs privés ont saisi cette occasion, comme en témoigne la forte augmentation des demandes d’agrément : « un nouvel établissement sortait de terre tous les deux mois » (entretien mené avec un salarié de l’AVIQ en mai 2016 à Charleroi, Belgique).
Face à la multiplication soudaine des infrastructures dédiées aux Français et aux questions éthiques soulevées – doit-on accepter que le secteur médico-social et la prise en charge de personnes fragiles soient régis par une logique de marché qui repose sur la liberté d’entreprendre et la libre-concurrence ? –, le Conseil d’État belge est saisi et tranche en 2008 en faveur des promoteurs : quiconque veut créer un établissement médico-social en Wallonie est en droit de le faire, moyennant une autorisation préalable délivrée par l’AVIQ. Le Conseil d’État justifie sa décision en déclarant que l’arrêté de 1995, rentré en application en 2001, se place dans le champ d’application de la Directive « Services » ou Directive Bolkestein8, directive européenne qui prône la libéralisation des services et la liberté d’établissement. Alors que la législation française exclut les établissements médico-sociaux de la directive et empêche la libre création de ce type d’établissements, comme tous services à vocation sociale, la Belgique les intègre9. Des acteurs privés de tout horizon, « venant notamment du BTP et de la finance », ont saisi « le créneau » (éléments recueillis auprès d’un des salariés de l’AVIQ en mars 2016 à Charleroi) et ont fondé librement des établissements médico-sociaux10.
La frontière franco-belge s’apparente dans le cas suivant à « une frontière contractuelle » (Crozat, 2008) puisque des individus isolés tirent des bénéfices de la différence de législation entre deux pays européens. Les établissements à destination des Français sont nombreux et le modèle économique sur lequel il repose est particulièrement stable et viable : la demande en places dans des établissements médico-sociaux apparaît constante et la source de financement régulière puisque l’État français finance11 la prise en charge extraterritoriale de personnes qui restent souvent leur vie entière dans le même établissement.
Le placement extraterritorial comme ultime recours pour les familles
Les mobilités unidirectionnelles (de la France vers la Belgique) dont il est question dans cette étude renvoient à des trajectoires de vie et des profils divers (âge, origine géographique de la personne en situation de handicap), et souvent à des situations compliquées pour lesquelles le placement en Belgique s’avère être la seule solution.
Diversité des profils de Français en situation de handicap accueillis en Belgique
Les personnes prises en charge en Belgique sont des personnes vulnérables dans le sens où elles demandent une attention permanente et beaucoup de personnel. Au-delà de ce trait commun, les profils des personnes accueillies apparaissent divers. Le rapport Dubosq les synthétise en plusieurs catégories, en fonction du handicap mais aussi des parcours personnels, familiaux et institutionnels. Il s’agit de :
« • personnes en situation complexe, cumulant des problèmes cognitifs, psychiques, de comportement
• personnes avec des troubles envahissant du développement, dont l’autisme
• personnes handicapées relevant de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), ou ayant relevé de l’ASE
• personnes handicapées psychiques venant des établissements de santé mentale ; des personnes adultes venant d’un établissement médico-social pour enfants en France (régime de l’amendement Creton12)
• personnes handicapées subissant un événement dans leur entourage, un manque de solution durable, l’exécution d’une décision de justice qui imposent qu’une solution soit trouvée rapidement. »
Les personnes accueillies en Wallonie sont souvent des personnes avec un handicap physique ou mental important (polyhandicap, troubles du comportement, autisme sévère) pour lesquelles aucun établissement n’est trouvé en France. Elles peuvent avoir connu des ruptures de parcours, des alternances entre une prise en charge au domicile des parents et des séjours en établissements, notamment psychiatriques.
L’examen du profil des personnes accueillies en Belgique révèle des différences de handicap et de parcours mais aussi des disparités dans les origines géographiques. Fin 2015, les adultes en situation de handicap pris en charge en Belgique viennent de 89 départements différents, contre 40 pour les enfants et les jeunes adultes sous amendement Creton (Dubosq, 2016). Le tableau 2 montre que les enfants sont majoritairement originaires du nord de la France notamment du Nord-Pas-de-Calais (64 %). Hébergés en internat en Belgique, ils retournent chez leurs parents en France le week-end, de l’autre côté de la frontière. Les adultes (5325 adultes sur les 6836 personnes placées) viennent, eux, d’espaces plus éloignés de la Belgique et en majorité d’Île-de-France (41 %). Cette surreprésentation des adultes originaires de la région parisienne s’explique par un manque de places en établissements particulièrement prégnant pour les départements franciliens (Ravaud, Rapegno, 2015).
La diversité des origines géographiques des individus fait du placement extraterritorial en Belgique un phénomène complexe à circonscrire et diffus. Les mobilités de personnes en situation de handicap sont des mobilités transfrontalières mais aussi transnationales. La prise en charge en Belgique apparaît souvent être le dernier recours à la prise en charge à domicile pour des parents d’enfant en situation de handicap dispersés dans tout le territoire français.
Le placement en Belgique, l’aboutissement d’un « parcours du combattant »
L’enquête et les entretiens montrent que le placement en Belgique est souvent l’aboutissement d’un « parcours du combattant » (Eideliman, 2008) pour les parents d’enfants en situation de handicap et que la décision du placement à l’étranger s’apparente à non-choix13.
Les parents qui placent leur enfant en Belgique n’ont pas trouvé de solution de prise en charge convenable en France et sont souvent forcés de déménager pour les suivre. C’est le cas du père de Julien qui a d’abord attendu plusieurs années pour que son fils soit diagnostiqué autiste puis a déménagé dans différentes régions françaises, sans jamais trouver un établissement adapté pour son fils. La trajectoire de ce père est commune à de nombreux parents d’enfants en situation de handicap :
« Il y a beaucoup de familles en France qui n’ont rien du tout, aucune prise en charge, rien, même pas des hôpitaux de jour où ils vont le prendre une heure par-ci une heure par-là. Les familles se retrouvent avec leur enfant 24 heures sur 24, les parents perdent leur emploi, c’est ce qui m’est arrivé moi. »
— entretien avec le père de Julien par téléphone en mars 2016
Après avoir été contraint d’arrêter temporairement de travailler pour s’occuper de son fils14 et, alors que la seule solution qui lui était proposée était de « se former lui-même pour s’en occuper », le père de l’enfant a décidé de le placer dans le Hainaut et habite aujourd’hui en France près de la frontière.
Les familles témoignent des difficultés à trouver un établissement adapté pour leur enfant à proximité de leur domicile. C’est le cas de la mère de Basile qui vit dans une commune de la banlieue parisienne et ne souhaitait pas déménager ni arrêter de travailler. Elle n’a eu d’autres choix que de laisser partir son fils de 5 ans et demi dans le Hainaut belge, faute d’obtenir rapidement une place proche de chez elle :
« Après le diagnostic de l’autisme, on avait le choix entre trois centres : un centre à Saint-Cloud, un centre à Nanterre et à Sèvres. Les trois centres dont je vous parle ne pouvaient pas accueillir Basile tout de suite. Moi je voulais qu’on le prenne très vite. Je n’avais pas la possibilité de le garder. Si j’avais pu m’arrêter je l’aurais gardé puis mis à Saint-Cloud au moment où une place se libère. (…) Au départ je me suis dit que comme j’ai la chance d’être enseignante j’aurais pu déménager, mais ça me semblait difficile de me couper des liens amicaux de la région parisienne. »
— entretien avec la mère de Basile par téléphone en février 2016
Le jeune garçon est scolarisé dans une école belge spécialisée dans la journée et est hébergé le soir dans un établissement qui accueille uniquement des Français à Péruwelz. Pour le voir, ses parents effectuent l’aller-retour entre l’Île-de-France et son établissement chaque week-end15. L’enfant rentre toutes les trois semaines en France et son trajet se décompose en deux temps : un car de l’établissement belge qui l’héberge fait le trajet jusqu’à une aire d’autoroute au nord de Paris puis un taxi le prend en charge jusqu’au domicile de ses parents (fig. 4).
Le placement en Belgique de l’enfant s’apparente à un soulagement pour les parents qui ne peuvent pas toujours s’en occuper, mais aussi d’une douleur à devoir vivre à distance de celui-ci. Les propos de la mère de Basile en témoignent :
« Je serais prête à ramener mon enfant mais pas dans n’importe quelles conditions. Si c’est pour le mettre dans un endroit inadapté ce n’est pas la peine. (…) Basil est mon seul fils. C’est dramatique ce qui se joue dans la tête d’une mère quand on laisse partir son enfant de 5 ans et demi. C’est déchirant de laisser partir un enfant plus vulnérable que les autres. »
— entretien avec la mère de Basile par téléphone en février 2016
La plupart des parents interrogés décrivent la Belgique comme une solution par défaut. Le placement extraterritorial se profile lorsque l’enfant ou l’adulte en situation de handicap est rejeté de la structure où il est pris en charge et si aucune solution durable n’émerge pour les parents. L’idée d’une mobilité subie doit être néanmoins nuancée. En effet, tous les parents ne se disent pas contraints de placer leurs enfants en Belgique, certains le font délibérément. La présidente de l’association Autisme France, qui aide et conseille certaines familles françaises, explique par exemple que certains parents choisissent consciemment de placer leur enfant en Belgique car ils y trouvent une approche différente du handicap. En France, certains établissements peinent à individualiser les prises en charge et à construire avec le résident un parcours singulier adapté à son handicap et ses aspirations. A contrario, certains établissements belges proposent « une prise en charge individualisée, articulée autour d’une équipe plurielle (logopède16, kinésithérapeute, éducateurs spécialisés…) » ce qui constitue un facteur positif et attractif pour les parents français.
Conclusion
En somme, il semble que les mobilités franco-belges liées au handicap soient d’un autre ordre que les mobilités liées à la santé comme celles qui existent dans le cadre des ZOAST. Ces mobilités sont des mobilités unidirectionnelles qui ne sont pas ponctuelles puisque les personnes prises en charge en Belgique le sont de façon continue et souvent durant leur vie entière. Elles apparaissent la plupart du temps contraintes dans le sens où les familles qui placent leur enfant en Belgique n’ont souvent d’autre choix. Depuis 2016, les pouvoirs publics français, via un plan ministériel, tentent de freiner ces placements extraterritoriaux en Belgique. Les premiers résultats montrent qu’il est difficile d’arrêter les départs au-delà de la frontière nationale. Cela s’explique par le fait que les acteurs institutionnels concernés (maisons départementales des personnes handicapées, agences régionales de santé, services départementaux) peinent à se coordonner, ainsi que par la propension de certains acteurs des territoires à avoir pris l’habitude de proposer quasiment automatiquement, en l’absence de solution, une prise en charge en Belgique.
Bibliographie
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- Crozat Dominique, Construire sa frontière. La frontière performative de la fête : Lille et la frontière belge, Continu et discontinu dans l’espace géographique, Presses Universitaires François Rabelais, 2008, p. 327-343.
- Dubosq Christian, Appui au dispositif visant à mettre un terme aux «départs forcés» de personneshandicapéesenBelgique, Rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales, décembre, 2016, 57 p. [En ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/DgFBi68Reifx9e6 [consulté le 21/03/2021]
- Eideliman Jean-Sébastien, « Spécialistes par obligation » : des parents face au handicap mental : théories diagnostiques et arrangements pratiques, Thèse de doctorat en sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2008, 691 p. [En ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/xzqb8B5wEnTPS3Z [consulté le 21/03/2021]
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- Mission Nationale Accueils de loisirs et handicap, Attentes des familles ayant un enfant en situation de handicap, Enquête Famille & Handicap, OpinionWay pour la Mission Nationale Accueils de loisirs & Handicap, juin 2018, 2018. [En ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/LRrKLXmXPRJ45zi [consulté le 21/03/2021]
- Rapegno Noémie et Ravaud Jean-François, Disparités territoriales de l’équipement français en structures d’hébergement pour adultes handicapés et enjeux géopolitiques, L’Espace Politique, 2015-2, 26. [En ligne] https://journals.openedition.org/espacepolitique/3447 [consulté le 21/03/2021]
- Renard Jean-Pierre, Duhamel Sabine, Une coopération hospitalière et médicale à la croisée des chemins, l’espace transfrontalier franco-belge, in Moullé François, Duhamel Sabine, (dir.), Frontières et santé. Genèses et maillages des réseaux transfrontaliers. Paris, L’Harmattan, 2010, p. 85-96.
- Tihon André, Les religieuses en Belgique du XVIIIe au XXe siècle, approche statistique, Revue Belge d’histoire contemporaine, 1976, t VII, n° 1-2, p. 1-52.
Notes
- Aux 6 836 personnes en situation de handicap accueillies dans des structures médico-sociales belges (adultes et enfants), s’ajoutent 2 811 enfants français scolarisés en Belgique en 2013-2014 dans l’enseignement spécialisé francophone (98 enfants en niveau maternel spécialisé, 943 en primaire spécialisé et 1 770 en secondaire spécialisé) (Dubosq, 2016).
- Chiffres collectés en mars 2016 auprès de l’AVIQ, légèrement différents de ceux du rapport Dubosq cités en introduction.
- L’économie du Hainaut belge, comme le Hainaut français de l’autre côté de la frontière, a longtemps reposé sur l’industrie du charbon, concentrée sur les rives de la Sambre, affluent de la Meuse.
- 5125 X 0,75. Pour obtenir le nombre de temps plein, il convient de multiplier le nombre de places par le taux d’encadrement total (taux d’encadrement éducatif fixé à 0,6 équivalent temps plein) par personne handicapée hébergée auquel s’ajoute le taux d’encadrement non éducatif fixé à 0,15 % par personne accompagnée). D’après l’Arrêté du Gouvernement wallon relatif à l’autorisation de prise en charge des personnes handicapées par des personnes physiques ou morales qui ne sont pas reconnues pour exercer cette activité par une autorité publique (AGW 14 mai 2009).
- Plusieurs bâtiments se trouvent en dehors du cadre de la carte, situés au milieu des champs.
- Le site internet de l’institution stipule qu’elle accueillait en 2014, « 113 adultes belges en situation de handicap et 378 adultes français en situation de handicap originaires d’une vingtaine de départements français ». La plupart des bâtiments de l’institution visibles sur la carte abritent uniquement des Français.
- En 1910, les religieuses étrangères représentent 33 % des religieuses en Belgique alors qu’elles ne représentaient que 17 % entre 1846 et 1900 (Tihon, 1976).
- Directive datant de 2006 qui avait pour but de faire de l’Europe un marché unique et de supprimer ce qui empêche la liberté de circulation des travailleurs, des capitaux et des services. Elle s’applique à un grand nombre de domaines dont celui de la santé.
- Ici se dessinent les limites du système européen supranational puisque chaque pays peut traduire la législation européenne dans ses textes avec une certaine souplesse.
- Les établissements sont soumis à de nouvelles normes depuis quelques années. Un décret du gouvernement wallon du 31 mai 2018 durcit par exemple les conditions que doit respecter une personne pour diriger un établissement médico-social à destination d’étrangers : « Le directeur [doit être] porteur d’un diplôme ou d’un certificat de fin d’études du niveau de l’enseignement supérieur universitaire ou non universitaire, à orientation pédagogique, psychologique, sociale ou paramédicale et justifie d’une expérience d’au moins trois années de service dans une fonction éducative, sociale, pédagogique, psychologique ou paramédicale exercée dans le secteur de l’aide aux personnes. » Art. 1369/54, Arrêté du gouvernement wallon relatif aux conditions d’agrément des services résidentiels, d’accueil de jour et de soutien dans leur milieu de vie, pour personnes en situation de handicap dont le financement et la décision de prise en charge sont assurés par une autorité publique étrangère, 31 mai 2018.
- L’assurance maladie finance les prises en charge en IME pour les enfants, en MAS et en FAM (à hauteur de la moitié du montant) pour les adultes. Les départements d’origine des ressortissants français financent eux la prise en charge en FAM (à hauteur de la moitié du montant) et en foyer de vie.
- L’amendement Creton permet à une personne en situation de handicap majeure de rester dans l’établissement pour enfants où elle est prise en charge jusqu’à ce qu’elle obtienne une place dans un établissement pour adultes.
- Les personnes en situation de handicap dont il est question dans les entretiens avec les familles sont des personnes qui relèvent des deux premières catégories mises en valeur par le rapport Dubosq, à savoir des personnes avec des handicaps complexes et des personnes autistes. Les entretiens montrent que des familles de toutes catégories socio-professionnelles placent leur enfant en Belgique.
- « 88 % des foyers ont vu leur activité professionnelle impactée par le handicap de leur enfant, pour au moins l’un des deux parents (au moment du diagnostic ou encore actuellement) » (Mission Nationale Accueils de Loisirs et Handicap, juin 2018).
- Ils empruntent l’autoroute A1, axe rapide qui facilite l’accès à la Belgique. L’importance de cet axe est souligné par le rapport Dubosq comme un des facteurs expliquant le placement en Belgique : « Les effets de la proximité géographique et des liaisons routières (l’autoroute A1 par exemple, mais cela ne vaut pas pour tous les départements), des insuffisances de places et des pratiques des acteurs locaux se combinent souvent. »
- Équivalent d’un orthophoniste en France.