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Le mythe hérodotéen des “hommes de bronze”,
une césure historiographique

par

Si Hérodote consacre la totalité du livre 2 de l’Enquête au sujet de l’Égypte, c’est seulement au chapitre 142 qu’il aborde l’épineuse question des problèmes relatifs à la chronologie. Les chronologies grecque et égyptienne sont alors mises en relation à travers un décompte des générations et on voit que la confrontation de la tradition grecque avec la documentation égyptienne donne lieu à de profondes réflexions concernant la durée des temps historiques1.

Hérodote cite alors, pour s’en moquer, le cas d’Hécatée de Milet qui s’était vanté de sa généalogie devant les Égyptiens en se rattachant à un dieu comme seizième ancêtre2. Les Égyptiens l’avaient alors invité à entrer dans le temple d’Amon à Thèbes où se trouvaient, selon Hérodote, trois cent quarante-cinq statues de bois représentant autant de grands prêtres d’Amon qui s’étaient succédé. Hérodote montre bien par cette anecdote comment les représentations grecques se heurtent à la temporalité de l’Égypte. D’autre part il insiste aussi sur le fait qu’aucun dieu ne s’est manifesté en Égypte depuis près de onze mille ans3 et qu’aucun Égyptien n’oserait se prétendre issu d’une descendance divine. 

Ce passage revêt une importance particulière puisque, par ailleurs, Hérodote s’efforce d’établir une relation cohérente entre les chronologies grecque et égyptienne et qu’il met à profit cette anecdote pour justifier sa démarche rationalisante d’historien par rapport à son prédécesseur Hécatée : il montre, en s’appuyant sur l’ancienneté de l’histoire égyptienne, que les Grecs affabulent quand ils prétendent descendre d’un dieu.

La seconde partie du livre 2, celle consacrée à l’histoire de l’Égypte, expose une chronologie des règnes structurée en trois périodes : les règnes des dieux (Pan, Héraclès, Dionysos, Typhon et Horus), puis ceux des rois humains anciens (de Ménès à Séthos) et enfin les règnes des rois récents (de la dodécarchie à Cambyse). Il y a donc deux césures importantes dans le déroulement de l’histoire égyptienne telle qu’elle est exposée par Hérodote : l’avènement du premier roi de la première dynastie, Ménès, qui marque la transition entre le temps des dieux et celui des hommes, et l’accession au trône du pharaon Psammétique Ier, le premier des rois égyptiens de la dernière période (si l’on suit le découpage d’Hérodote). C’est ce dernier événement qui est l’objet de notre réflexion ici.

À la suite d’Hérodote, l’historiographie grecque contemporaine accorde, en ce qui concerne le sujet de l’Égypte, une grande importance au règne de Psammétique Ier, en qui on voit le premier roi égyptien à avoir ouvert son pays aux Grecs4. On s’appuie très communément sur le texte d’Hérodote, qui constitue toujours aujourd’hui la source principale pour aborder la question de la reprise des échanges entre le monde grec et l’Égypte5

En quelques mots voici comment Hérodote présente les événements : 

Psammétique n’était, dans un premier temps, qu’un roi régnant parmi douze dynastes que les Égyptiens avaient choisis pour gouverner conjointement l’Égypte (d’où le terme consacré de dodécarchie). Psammétique s’était trouvé relégué dans les marais par les onze autres rois jusqu’à ce que l’oracle de Bouto lui prédise l’arrivée par la mer des “hommes de bronze” qui permettront sa vengeance et sa victoire. Quelque temps plus tard on voit débarquer sur les côtes égyptiennes des pirates grecs vêtus de leurs armures de bronze. Psammétique comprenant alors l’oracle, les enrôle dans son armée et, grâce à eux, parvient à se rendre maître de toute l’Égypte. En remerciement, il autorise ses mercenaires à s’installer près de Boubastis dans ce qu’on appelle les stratopeda, les camps. 

Cet épisode marquerait une reprise soudaine des relations entre le monde grec et l’Égypte après la longue interruption qui avait succédé aux fastueux échanges que l’on connaît pour la période de l’âge du Bronze. Pour l’historiographie contemporaine cette version des faits, qui concerne davantage l’histoire grecque que l’égyptologie, s’inscrit d’ordinaire dans l’histoire de la colonisation grecque, avec sa succession de fondations relativement bien datées et documentées à la fois par la littérature et l’archéologie. 

Nous commencerons donc cette présentation par une évocation de la fondation de Cyrène telle qu’elle est présentée par Hérodote, passage très bien connu et très étudié, qui constitue un exemple particulièrement éclairant pour aborder le récit de l’arrivée des “hommes de bronze” en Égypte. 

Cyrène, l’archétype du mythe de fondation

On peut dire que le récit qu’a livré Hérodote de la fondation de la colonie de Cyrène, sous la forme de deux versions juxtaposées, a fourni un modèle idéal servant à illustrer le processus de fondation des apoïkiai. Le texte d’Hérodote figure parmi les documents les plus utilisés dans l’enseignement pour aborder le sujet de la colonisation grecque et le processus de fondation sous tous ses aspects : le rôle initiateur de l’oracle de Delphes et d’Apollon Archégète, le départ d’un navire sous le commandement de l’oïkiste, la fondation d’une cité, de son cadastre et de ses institutions civiques, et les cultes ultérieurs. De surcroît, le récit de la colonisation de Cyrène apparaît également comme l’archétype du mythe grec de fondation, et c’est ainsi qu’il a fourni à C. Calame la base documentaire de sa réflexion sur la constitution des mythes6.

À travers deux récits successifs, celui des Théréens et celui des Cyrénéens, on constate qu’Hérodote laisse de côté un certain nombre d’épisodes qui avaient été chantés peu avant lui par Pindare : la légende de la nymphe Cyrène, l’installation à Cyrène des fils d’Anténor après la guerre de Troie et le don d’une motte de terre de Libye fait par Eurypylos à l’Argonaute Minyen Euphémos7.

Hérodote, lui, fait commencer son récit par les mésaventures des Minyens à Sparte8 mais c’est uniquement pour mieux introduire l’épisode de la colonisation de Théra qui précède de quelques générations celle de Cyrène par le Théréen Battos.

Citons ici C. Calame :

“Chez Hérodote, plus de motte merveilleuse engloutie par les flots […]. En revanche on assiste en apparence à une tentative de construire un discours de type nouveau, qui répondrait à deux des critères définissant communément pour nous le discours historique : la constitution d’une chronologie chiffrée et la mise en scène des protagonistes d’une action politique incarnée dans des peuples ou dans leurs gouvernants9”. 

Cependant, l’auteur ajoute un peu plus loin :

“La comparaison rapide avec d’autres récits de fondation montre combien le logos d’Hérodote, dans les deux versions rapportées, reste tributaire des manifestations narratives symboliques suscitées par la légitimation des entreprises coloniales de l’époque archaïque10”. 

Et enfin :

“Assimilés à ceux d’une divinité, les hauts faits fondateurs de l’artisan-démiurge de Cyrène ne peuvent être transmis à la postérité que dans un récit de type épique11.”

En effet, dans les deux récits, la raison de la fondation de la colonie réside dans l’ordre exprimé par la Pythie. Devant la désobéissance des Théréens, cette injonction divine se manifeste chaque fois par une catastrophe (l’arrêt des pluies selon le récit des Théréens, et un autre fléau dont la nature n’est pas précisée dans la version des Cyrénéens). Battos est alors désigné contre sa volonté pour accomplir une mission sacrée, montrant bien que les hommes sont contraints de se soumettre à l’ordre d’Apollon exprimé par l’oracle. Les faits rapportés ont donc pour seule explication la volonté divine et, en ce sens, les deux récits répondent sans ambiguïté aux critères du mythe.

C. Calame a montré que le discours d’Hérodote au sujet de Cyrène consiste avant tout à mettre en avant la figure de Battos, l’archégète absolu, celui qui a été désigné pour accomplir la volonté d’Apollon12. Par la mise en exergue du rôle central de la Pythie, d’une part, et par le fait qu’Hérodote tient à préciser l’origine proprement libyenne du nom de Battos, il est clair que le récit est avant tout destiné à légitimer la fondation de la colonie, tant auprès des Grecs qu’auprès des Libyens. Ainsi, sur le plan historique, l’objectivité du récit hérodotéen peut être contestée, tant sont visibles les impératifs qui sous-tendent la forme prise par ce récit.

Cependant avant de désavouer Hérodote il faut, pour ne pas lui faire d’injustice, bien comprendre quelle est son intention… et quel est son sujet. La question historique et archéologique qui consiste à se demander quand les Grecs ont commencé à s’aventurer le long des côtes africaines, Hérodote ne se la pose pas. Cette question qui nous préoccupe n’est pas la sienne. En réalité jamais Hérodote n’écrit que Battos aurait été le premier Grec à poser le pied sur le sol libyen. Remarquons d’ailleurs que, dans le livre 4, on apprend d’Hérodote lui-même qu’au moment de l’expédition des Théréens à Cyrène, des Crétois comme le pêcheur nommé Corobios, étaient alors connus pour naviguer jusqu’en Libye et que, d’autre part, des Samiens, comme le marchand Colaïos, se rendaient déjà couramment en Égypte13

Hérodote apporte ces informations comme des faits connus de tous mais, dans le cadre du récit de la fondation de Cyrène, les activités de Grecs en Méditerranée dans la période qui précède immédiatement ces événements n’est pas son propos. Le sujet d’Hérodote ici est l’entreprise de fondation de Battos, laquelle devient, dans son esprit et dans son projet d’auteur, un événement historique fondateur. C’est donc bien en tant que fondateur d’une apoïkia que Battos est un pionnier, pas en tant que marin.

Voici pourquoi le récit de la colonisation de Cyrène fournit un bon exemple de la démarche d’historien d’Hérodote : ce qu’il présente comme un commencement de fait n’est, somme toute, que le commencement de la période qui intéresse son Enquête, c’est-à-dire un commencement avant tout historiographique qui marque le début des temps de la “Libye grecque”, de la même manière que l’épisode des “hommes de bronze” marque, comme nous allons le voir, le début de l’“Égypte des Grecs”.

Le débarquement des “hommes de bronze”, une construction narrative 

Le récit de la conquête du pouvoir par Psammétique Ier commence par l’établissement d’un mode de gouvernement inédit : les Égyptiens auraient choisi douze rois pour régner conjointement sur l’Égypte. Cependant, “un oracle leur avait prédit que celui d’entre eux qui ferait des libations avec une coupe de bronze dans le sanctuaire d’Héphaïstos […], celui-là règnerait sur l’Égypte entière14.” Par conséquent les douze rois, redoutant la réalisation de l’oracle, se lièrent par des alliances matrimoniales et “se donnèrent comme loi de ne pas s’entre-détruire”. 

Lisons Hérodote (2.151-152) : 

“Les douze rois se conduisaient avec justice ; au bout d’un certain temps, comme ils offraient un sacrifice dans le sanctuaire d’Héphaïstos et que, le dernier jour de la fête, ils allaient faire des libations, le grand-prêtre leur apporta des coupes d’or dont il se servait habituellement pour cela ; mais il se trompa sur le nombre et en apporta onze alors qu’ils étaient douze. N’ayant pas de coupe, celui d’entre eux qui se tenait le dernier, Psammétique, ôta son casque, lequel était de bronze, le tendit et fit les libations avec. Tous les autres rois, eux aussi, portaient des casques et se trouvaient alors les avoir sur la tête. Ce fut donc sans nulle pensée perfide que Psammétique tendit le sien. Mais les autres rois rapprochèrent dans leur esprit ce qu’il avait fait et l’oracle qui leur avait été rendu, à savoir que celui d’entre eux qui ferait une libation dans une coupe de bronze, celui-là serait seul roi d’Égypte : se souvenant de cette prédiction, ils ne crurent pas juste de mettre Psammétique à mort, parce qu’il avait agi sans aucune préméditation, mais ils décidèrent de le reléguer dans les marais, dépouillé de la plus grande partie de sa puissance, avec défense d’en sortir et d’entretenir des relations avec le reste de l’Égypte.”

Un peu plus loin au sujet de Psammétique : 

“Pensant qu’ils l’avaient traité indignement, il songeait à tirer vengeance de ceux qui l’avaient chassé. Il envoya à Bouto, au sanctuaire de Léto, où était l’oracle le plus véridique des Égyptiens ; et cette réponse lui fut apportée, que la vengeance lui viendrait de la mer quand apparaîtraient des hommes de bronze. Il accueillit alors avec une grande incrédulité l’idée d’hommes de bronze venant à son secours. Mais, au bout de peu de temps, le sort voulut que des Ioniens et des Cariens, qui avaient pris la mer pour faire du butin, furent poussés sur la côte d’Égypte ; ils descendirent à terre, couverts d’armures de bronze ; un Égyptien se rend dans les marais auprès de Psammétique, et, n’ayant jamais vu auparavant d’hommes avec des armures de bronze, lui annonce que des hommes de bronze venus de la mer mettent la campagne au pillage. Psammétique comprit que l’oracle s’accomplissait, il se comporte en ami à l’égard des Ioniens et des Cariens, les décide par de grandes promesses à s’allier avec lui ; et, quand il les a décidés, de concert avec ces auxiliaires et les Égyptiens bien disposés pour sa cause, il renverse les rois.” 

Ce récit a pour substrat historique des événements qui ont réellement eu lieu en Égypte à partir de 664 a.C., mais contredit fortement ce que l’on sait de la réalité historique de cette période. Ainsi la dodécarchie est une évocation assez éloignée de ce qu’on a appelé l’anarchie libyenne de la Troisième Période Intermédiaire et, d’autre part, Psammétique n’a jamais été relégué dans les marais. Cet épisode est clairement une réécriture du mythe d’Horus, un récit utilisé par les souverains de la XXVIe dynastie saïte comme argument de légitimation15

Enfin les mercenaires de Psammétique n’ont certainement pas accosté par hasard sur les côtes égyptiennes. L’épisode du débarquement des pirates, tel qu’il est décrit ici s’inspire très fortement de l’histoire que raconte Ulysse au chant 14 (Od., 14.262-265) dans le récit dit du “Pseudo-Crétois”, qui décrit très précisément une expédition menée par des pirates en Égypte. Ainsi la version d’Hérodote peut être lue comme une réécriture de ce passage, présenté d’un point de vue égyptien. 

Le caractère romanesque, si l’on peut dire, de la version hérodotéenne est bien perçu et dénoncé par Diodore qui fait directement allusion à Hérodote et qui nous dit à ce sujet : “Certains historiens anciens affabulent (μυθολογοῦσι)16”, accusant ainsi son prédécesseur de colporter des fables. Pour Diodore, c’est plus simplement la jalousie des autres rois qui est en cause, non l’oracle. De même il ne prétend pas, comme Hérodote, que Psammétique ait engagé des pirates comme mercenaires.

La création d’un corps d’interprètes et l’élaboration d’un discours commun 

La question est donc de savoir comment il faut comprendre ces distorsions entre la réalité historique et la version hérodotéenne. 

Comme l’ont bien montré les travaux de T. Haziza sur le livre 2 de l’Enquête, Hérodote est loin d’être ignorant des questions égyptiennes17. Puisque ce n’est pas un manque d’information qui caractérise le récit d’Hérodote, il faut y reconnaître, bien plus probablement, une mise en forme narrative intentionnelle, une création littéraire dont nous ne devons pas être dupes. 

Une phrase d’Hérodote est, à ce titre, particulièrement significative. En effet, la période qui s’ouvre avec le règne de la dodécarchie est introduite de la manière suivante (Hdt. 2.147) : 

Ταῦτα μέν νυν αὐτοὶ Αἰγύπτιοι λέγουσι· ὅσα δὲ οἵ τε ἄλλοι ἄνθρωποι καὶ Αἰγύπτιοι λέγουσι ὁμολογέοντες τοῖσι ἄλλοισι κατὰ ταύτην τὴν χώρην γενέσθαι.

“Ce qui précède vient des Égyptiens seuls ; je vais maintenant exposer ce que les autres hommes et, d’accord avec eux, les Égyptiens disent s’être passé dans ce pays”.

Hérodote cite donc ses sources et expose clairement le fait que, avec Psammétique, commence une période nouvelle où la mémoire des faits n’est plus transmise par les seuls Égyptiens mais également par les “autres hommes” (ἄλλοι ἄνθρωποι). 

L’explication intervient plusieurs pages après, au chapitre 154 :

“Aux Ioniens et aux Cariens qui lui avaient prêté leur concours, Psammétique donna pour y habiter des terrains qui se font face, le Nil passant au milieu, terrains qui furent appelés les stratopeda. Il leur donna ces terrains et s’acquitta de toutes les promesses qu’il avait faites. Il leur confia aussi, pour être instruits dans la langue grecque, de jeunes Égyptiens ; et c’est de ces jeunes gens, qui apprirent la langue, que descendent les interprètes (ἑρμηνέες) existant aujourd’hui en Égypte”.

Un peu plus loin : 

“C’est par suite de leur établissement en Égypte, et grâce aux relations que nous avons avec eux, que nous savons exactement (ἀτρεκέως) en Grèce, à partir du règne de Psammétique, tout ce qui se passe depuis dans ce pays : car ils sont les premiers hommes de langue étrangère (πρῶτοι ἀλλόγλωσσοι) qui s’y sont établis”.

L’information essentielle dans ce passage est bien le fait qu’à partir du règne de Psammétique il y eut en Égypte des Égyptiens parlant le grec. Cette nouvelle ère qui s’ouvre est donc celle d’un nouveau mode de transmission de l’information : depuis que Psammétique règne sur l’Égypte, les Grecs savent exactement ce qui se passe en Égypte. Hérodote utilise le terme ἀτρεκέως qui peut se traduire par “sans détour”, “franchement” ou “précisément”. Désormais certains Égyptiens parlent le grec et on peut penser que des Grecs ont aussi appris la langue égyptienne, du moins ceux qui vivaient dans le pays. 

On comprend pourquoi Hérodote un peu plus haut évoquait un “accord” entre les Égyptiens et les “autres hommes”. Ce “discours commun” (ὁμολογέοντες) est évidemment le résultat de la coexistence, en Égypte même, de deux communautés, les Égyptiens, et les Grecs autorisés par Psammétique ier à s’installer dans le pays. 

Il faut préciser ici que le terme ἄλλοι ἄνθρωποι, malgré son caractère très imprécis désigne bien les Grecs, de même quand Hérodote parle des hommes de langue étrangère (ἀλλόγλωσσοι). Ainsi quand Hérodote nous dit que les mercenaires grecs sont “les premiers hommes de langue étrangère” à s’être établis dans la vallée du Nil, cette affirmation, prise comme telle, est bien évidemment fausse, puisque bien des communautés étrangères (levantines, libyennes, nubiennes…) se sont régulièrement établies en Égypte : cela est très bien documenté, par les textes comme par l’archéologie au moins depuis le Moyen Empire18. Par le terme ἀλλόγλωσσοι Hérodote reprend à son compte la terminologie égyptienne qui souvent ne fait pas la distinction entre les différentes origines des étrangers qui sont présents dans la vallée du Nil19. De façon analogue, le mot Haou-Nébout désigne les populations qui vivent dans les zones basses du Delta, et on le trouve utilisé finalement à l’époque ptolémaïque pour parler des Grecs20. Par l’expression πρῶτοι ἀλλόγλωσσοι Hérodote veut bien sûr parler des Grecs et il faut comprendre que, avant Psammétique, les Grecs n’avaient pas encore eu la possibilité de s’établir à demeure en terre égyptienne. La phrase d’Hérodote, si on la lit de cette manière, correspond effectivement à ce que nous savons de la réalité historique.

La césure mise en avant par Hérodote à travers la question des interprètes est accentuée par un parti pris qui consiste, comme on l’a vu au sujet de la fondation de Cyrène, à exclure du récit d’éventuels épisodes antérieurs, de manière à mettre en avant le caractère pionnier et fondateur des événements qui sont rapportés. C’est la raison pour laquelle, Hérodote nous explique que les “hommes de bronze” étaient des pirates qui se seraient trouvés contraints d’aborder sur les côtes égyptiennes. Ici encore, on peut dire que la mention de ces pirates répond bien évidemment à un impératif narratif : mettre en avant le rôle central de l’oracle de Bouto. 

Si c’est uniquement le destin exprimé par l’oracle qui a amené ces pirates à poser le pied sur la terre égyptienne, on comprend qu’avant cet épisode les Grecs n’abordaient pas en Égypte. Mais ici comme dans le cas de Cyrène exposé plus haut, ce qui a pu advenir avant cet événement n’est pas le propos d’Hérodote et ce que nous lui faisons dire traduit davantage nos préoccupations actuelles d’historiens.

Il est pourtant très peu probable que les mercenaires engagés par Psammétique soient arrivés en Égypte dans de telles conditions. Plus vraisemblablement, l’engagement de mercenaires suppose une entente préalable avec les représentants politiques des régions concernées21. L’historiographie contemporaine s’est peut être trop facilement appuyée sur ce passage pour instituer l’engagement de mercenaires grecs par Psammétique ier comme le terminus post quem absolu des relations entre le monde grec et l’Égypte. Avec la mention de la création d’un corps d’interprètes il devient évident que la césure qui intervient à ce moment n’est pas seulement historique, elle est, là aussi, avant tout historiographique. 

Cette constatation apparaît encore plus évidente si on élargit le regard pour s’intéresser à la manière dont l’avènement de Psammétique est introduit. Au chapitre 142 Hérodote vient de terminer le récit du règne de Sethos, un roi en qui on peut voir un représentant de la dernière dynastie de la Troisième Période Intermédiaire avant l’époque saïte : avec le règne de Séthos Hérodote clôt la période de l’histoire égyptienne consacrée aux rois anciens. 

Comme on l’a vu en introduction, c’est précisément à ce moment qu’Hérodote aborde le problème de la concordance des chronologies. Il annonce alors : “Jusqu’à ce point de mon histoire, ce sont les Égyptiens et leurs prêtres qui avaient la parole”. C’est-à-dire qu’il effleure l’idée qui est développée cinq chapitres plus loin avec la phrase que nous avons vue : “Ce qui précède vient des Égyptiens seuls ; je vais maintenant exposer ce que les autres hommes et, d’accord avec eux, les Égyptiens disent s’être passé dans ce pays”. 

Les chapitres 142 à 147 constituent une longue incise dans le déroulement du récit, avec un passage qui est consacré, comme nous l’avons dit, à la question des généalogies. Cette incise est donc située précisément juste avant l’avènement de Psammétique et la constitution d’un corps d’interprètes égyptiens. C’est donc ce moment-là qu’Hérodote choisit pour exposer les problèmes chronologique et historiographique qui se posent quand on tente, comme lui, de relier l’histoire des Grecs avec celle qui est conservée dans les archives des temples égyptiens. 

C’est ici que réside à notre avis un des éléments structurants du discours historique d’Hérodote sur l’Égypte : jusqu’à ce point du récit Hérodote s’est contenté de retranscrire les paroles des prêtres égyptiens mais à partir du moment où il aborde la dernière période, il s’agit de produire un récit qui s’accorde avec l’histoire grecque. À partir de ce point, de nouveaux questionnements s’imposent et les impératifs narratifs ne sont plus du tout les mêmes. 

Conclusion : un mythe grec élaboré sur la base de la tradition égyptienne

On peut donc établir de manière assez claire un parallèle entre le récit de la colonisation de Cyrène et celui de l’arrivée de mercenaires grecs en Égypte. De même que l’épisode des Myniens a pour fonction d’introduire l’avènement de Battos comme archégète de la colonie, la présentation du règne de la dodécarchie intervient pour amener le sujet principal qui est l’accession au trône de Psammétique Ier. Dans les deux cas le débarquement des Grecs est le sujet des prédictions de l’oracle, et l’événement essentiel du récit. La différence entre les deux épisodes réside dans l’intérêt très particulier qu’a Hérodote pour l’Égypte. En effet il faut sans doute le croire, quand il affirme que les Égyptiens sont d’accord avec les faits tels qu’il les rapporte, car l’Enquête qu’il a menée en Égypte est très bien documentée, y compris dans le récit de l’avènement de Psammétique. La forme définitive est celle d’un mythe grec mais un mythe grec élaboré à partir d’une matière égyptienne. 

Ainsi son récit reprend les éléments du discours de légitimation de la XXVIe dynastie saïte. À la fin de la Troisième Période Intermédiaire, après les multiples guerres que se sont livrées les rois des différentes dynasties d’origine libyenne et nubienne sur le territoire égyptien, la souveraineté de Psammétique sur l’ensemble du double-pays ne va pas de soi. Psammétique, roi d’ascendance libyenne, n’est qu’un descendant d’une des nombreuses dynasties de roitelets qui se sont disputés le pouvoir durant les décennies et les siècles qui ont précédé. Il est donc nécessaire pour Psammétique de défendre sa légitimité de pharaon sur le plan religieux et de s’imposer aux yeux de tous comme un nouvel Horus. 

La référence d’Hérodote est bien le mythe d’Horus qui raconte comment l’héritier du trône d’Osiris, est parvenu à venger la mort de son père vaincu et démembré par son oncle Seth. L’enfant Horus grandit caché au milieu des papyrus dans les marais du Delta, préparant sa victoire. D’après J. Yoyotte et P. Chuvin, “si le marais mythique est l’asile inconfortable de l’orphelin, des vaincus, des persécutés, il est en même temps la cachette sacrée où s’affirme, dans la clandestinité, la survie du pouvoir pharaonique et où se prépare le triomphe de l’ordre national22.” Une autre indication qui met en évidence la documentation égyptienne d’Hérodote réside dans l’importance qui est donnée à l’oracle de Léto (Ouadjet) à Bouto, oracle dont le rôle dans l’intronisation des souverains est bien attesté par les sources égyptiennes tardives, le cycle de Pétoubastis notamment23

Pour Hérodote la période qui s’ouvre avec l’épisode des “hommes de bronze” est un temps nouveau qui est celui de l’Égypte historique, c’est à dire l’Égypte des Grecs tandis que l’époque qui précède est implicitement assimilée aux temps héroïques. Si, paradoxalement, l’entrée de l’Égypte dans l’histoire grecque se présente sous les traits du mythe, c’est pour bien mettre en évidence l’importance primordiale de cette transition.Ce que l’on voit à l’œuvre avec ce texte c’est le processus d’appropriation de l’Égypte et de son histoire par les Grecs qui s’y installent ou qui la parcourent, ceux qui font carrière dans l’armée, ceux qui y font commerce, ou bien ceux qui, comme Hérodote, entreprennent de faire entrer le pays et son histoire dans le champ de l’érudition et de la culture hellénique. 

Notes

  1. Hdt. 2.142-147.
  2. Hdt. 2.143.
  3. Hdt. 2.142.
  4. Hdt. 2.147 et 151-154 ; Diod. 1.66-67.
  5. Les exemples ne manquent pas, nous n’entreprendrons pas d’en faire la liste ici.
  6. Calame 1996. L’apport essentiel de l’ouvrage est de montrer à quel point l’écriture de ces récits traditionnels est profondément déterminée par le contexte de l’énonciation, le mythe répondant aux exigences de la société qui le produit.
  7. Pind., Pythiques, 4.10.20 et 33 ; 5.3 ; 9.26.
  8. Hdt. 4.145-151.
  9. Calame 1996, 138-139.
  10. Calame 1996, 145.
  11. Calame 1996, 156.
  12. Calame 1996, 140-156.
  13. Hdt. 4.151.
  14. Hdt. 2.147. Toutes les traductions d’Hérodote sont empruntées à l’édition de P.-E. Legrand aux Belles Lettres (1930), sauf mention contraire.
  15. Griffiths 1980.
  16. Diod. 1.66.10.
  17. Haziza 2009.
  18. Valbelle 1990.
  19. Le même terme figure parmi les quelques mots gravés sur le colosse de Ramsès II à Abou Simbel par les soldats grecs qui accompagnaient les armées de Psammétique II. Voir Hauben 2001, 53-77.
  20. Fayard-Meeks & Meeks 1992, 25 ; Bontty 1995, 45-58.
  21. Laronde 1995, 29-36.
  22. Yoyotte & Chuvin 1983. Sur le mythe d’Horus, voir Griffiths 1980.
  23. Sur cette question, voir en particulier Delvaux 1998, 562-564.
ISBN html : 978-2-35613-379-3
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EAN html : 9782356133793
ISBN html : 978-2-35613-379-3
ISBN pdf : 978-2-35613-380-9
ISSN : 2741-1818
Posté le 22/02/2021
7 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Barcat, Dominique (2021) : “Le mythe hérodotéen des ‘hommes de bronze’, une césure historiographique”, in : Duchêne, Pauline, Bellissime, Marion, dir., Veni, vidi, scripsi : écrire l’histoire dans l’Antiquité, Actes du séminaire Historiographies antiques 2014-2019, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 7, 2021, p. 125-132, [En ligne] https://una-editions.fr/mythe-hommes-de-bronze [consulté le 20 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna7.9782356133793.8
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