UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Paradoxes de l’ETP et développements contextualisés en littératie en santé

par

Introduction

En France, la plupart des acteurs impliqués dans l’éducation thérapeutique du patient (ETP) se réfèrent à la définition proposée par l’OMS (1996), selon laquelle l’éducation thérapeutique du patient vise à aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique. (Rapport OMS, 1996)1. Si cette définition est abondamment relayée dans les instances professionnelles et dans de nombreuses publications, il n’en reste pas moins que ses fondements et ses implicites méritent d’être interrogés, tant pour mieux comprendre les logiques actuelles qui sous-tendent les pratiques d’ETP que pour les construire à l’avenir et les adapter aux nombreuses transformations sociétales. L’analyse de 42 situations d’ETP observées en France2 montre ainsi que les séances restent encore focalisées sur le savoir à transmettre et d’une séance à l’autre, on retrouve un canevas pédagogique relativement stable qui comprend l’accueil et les objectifs, la thématique abordée, la synthèse de la séance et l’évaluation (Ballet, 2021). La distribution de la parole reste également très inégalitaire : le formateur monopolise le plus souvent le discours, ce qui permet peu aux apprenants de s’exprimer et de construire leur pensée en situation (Balcou-Debussche, 2006, 2013, 2016a).

Dans un mouvement assez similaire, les définitions communément proposées pour la littératie en santé (LS) en santé publique méritent d’être analysées et discutées : «  La littératie en santé implique les connaissances, la motivation et les compétences des personnes pour ACCÉDER, COMPRENDRE, ÉVALUER et APPLIQUER l’information sur la santé afin de porter des jugements et prendre des décisions dans la vie quotidienne concernant les soins de santé, la prévention et la promotion de la santé pour maintenir ou améliorer la qualité de vie tout au long de la vie. » (Sorensen et al., 2012). Les récents travaux menés en France associent de plus en plus souvent l’ETP et la littératie en santé, mais là encore il semble pertinent de procéder à quelques clarifications, car il apparaît que tous les acteurs ne mettent pas le même sens sur les mêmes mots. En partant d’un regard critique sur les définitions telles qu’elles sont le plus souvent proposées par les acteurs de la santé publique, notre propos invite ici à interroger les fondements implicites de l’ETP et de la LS à un moment où la sphère socioprofessionnelle s’y réfère abondamment, ce qui n’est pas sans conséquences sur les pratiques effectives d’éducation et de formation en santé observées en France. Ce questionnement est d’autant plus important que ce sont aussi les définitions sous-jacentes de la santé et de la maladie qu’il s’agit de réinterpréter.

À la croisée des sciences biomédicales et des sciences humaines et sociales (Balcou-Debussche, 2016a), les liens entre l’ETP et la LS sont analysés ici autour de trois analyses complémentaires. Dans une perspective constructive, la première porte un regard critique sur ces définitions respectives de l’ETP et de la LS. À partir de nos recherches-interventions, la seconde présente la façon dont nous avons développé des dispositifs contextualisés dans différents pays et avec des acteurs pluriels. Étroitement articulée aux première et deuxième parties, la troisième propose une réflexion autour de cinq perspectives et repères qui devraient permettre de mieux intégrer les apports des sciences humaines et sociales à l’ETP. La conclusion invite à développer, pour et par l’ensemble des acteurs, une culture de l’attention aux pratiques des personnes malades, aux difficultés qu’elles rencontrent et aux contextes qui sont les leurs, ce qui pourrait permettre d’intervenir sur les inégalités sociales de santé en optimisant les accès aux soins, à l’information, à la compréhension et à la prise de décisions des personnes malades.

Éléments de problématisation

Plusieurs expressions retiennent notre attention dans la définition proposée dans la définition proposée par l’OMS (1996), selon laquelle : « l’éducation thérapeutique du patient vise à aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique. Elle fait partie intégrante et de façon permanente de la prise en charge du patient. Elle comprend des activités organisées, y compris un soutien psychosocial, conçues pour rendre les patients conscients et informés de leur maladie, des soins, de l’organisation et des procédures hospitalières, et des comportements liés à la santé et à la maladie. Ceci a pour but de les aider, ainsi que leurs familles, à comprendre leur maladie et leur traitement, à collaborer ensemble et à assumer leurs responsabilités dans leur propre prise en charge, dans le but de les aider à maintenir et améliorer leur qualité de vie. » (Rapport OMS, 1996)3. La première se rapporte aux « compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique ». In fine, que sait-on de la complexité de ces compétences et des variations dont elles font l’objet dès lors que chaque personne malade chronique vit de façon singulière et évolutive avec sa maladie, dans les différents contextes qui sont les siens ? Telle qu’elle est structurée actuellement, l’ETP permet-elle de construire ces compétences en lien avec les supposés besoins des « patients », en les évaluant en situation ? La seconde expression se rapporte à la « prise en charge du patient », car elle révèle la nécessité et le devoir, pour les soignants, de « s’occuper » d’une personne malade chronique qui n’a donc que peu de possibilités de pouvoir agir par elle-même. Pour le moins, cette expression « prendre en charge » est très lourde de présupposés hiérarchiquement situés et d’un poids symbolique peu respectueux d’un cadre éthiquement acceptable. Enfin, la troisième expression est relative à l’aide à apporter, y compris via « un soutien psychosocial, afin de rendre les patients conscients et informés de leur maladie ». L’analyse de ces expressions montre que derrière les mots et entre les lignes, c’est une posture d’aide a priori fort généreuse qui doit se lire à travers un mouvement qui va toujours du soignant (le sachant) en direction du « non-sachant », en l’occurrence le « patient ». Pourtant, c’est bien la personne malade chronique qui est directement concernée par l’objet dont il est question ici : c’est bien à elle qu’il s’agit de donner un réel pouvoir d’agir en mettant en place des dispositifs adaptés et les moyens de construire des repères structurants et contextualisés à propos de la santé et de la maladie.

S’agissant de la littératie en santé (LS), la définition citée ci-dessus est également à réinterpréter pour au moins deux principales raisons. La première est que définie ainsi, la littératie en santé ne comprend aucunement les dimensions organisationnelles et politiques qui sont pourtant pleinement constitutives de la LS : la définition se centre ainsi sur la dimension individuelle, ce qui fait porter à l’individu la pleine responsabilité d’améliorer sa LS sans que les cadres et les moyens d’y parvenir lui soient nécessairement proposés. Le rapport récent de l’OMS sur les projets de développement de la LS met pourtant la focale sur la nécessité de prendre en compte les aspects communautaires et organisationnels de la LS au-delà du seul individu (World Health Organization, 2022). La seconde raison invite à s’attarder sur le terme « appliquer » : de façon implicite, ce terme renvoie à une vision dominante qui considère que certains acteurs ont le pouvoir de dire ce qu’il faut faire alors que d’autres sont seulement amenés à mettre en œuvre ce qui est préconisé, sans aucune adaptation individuelle ou collective. Sur le plan pédagogique et didactique, cette définition correspond à une vision transmissive qui fait de la personne malade chronique un sujet récepteur, et non un acteur de sa vie et de sa santé : la personne doit appliquer, et non s’approprier des savoirs en les intégrant (ou non) dans les contextes qui sont les siens. On comprend mieux pourquoi, à partir de cette définition, ce sont essentiellement des questionnaires individuels de mesure de la LS qui sont développés et proposés aux personnes : dans une telle perspective, l’enjeu principal devient de mesurer la littératie en santé des individus afin d’identifier ceux qui pourraient devenir les « cibles » privilégiées des actions à venir. Cette définition empêche aussi et surtout de se questionner sur les organisations et les politiques mises en œuvre (ou non) dans le champ de la santé, ce qui justifie de déployer de grandes études pour mesurer la LS en tous lieux, sans jamais rien changer aux organisations en place (Osborne et al., 2022). Selon cette acception, la littératie en santé est reconnue comme un élément déterminant de la santé publique : les populations à faible niveau de littératie en santé représentent un risque et l’enjeu consiste à améliorer le dépistage tout en poursuivant les études permettant de comprendre les liens entre la faible littératie, la santé et les soins (Van den Broucke, 2017).

Un retour rapide sur l’histoire des développements en ETP montre que cette dernière s’est avant tout construite par, pour et à travers le monde biomédical, notamment du fait des pionniers qui l’ont développée dans et avec les structures hospitalières (Lacroix et Assal, 1998 ; Deccache et Lavendhomme, 1989). Dès lors, il n’est pas surprenant de trouver, en filigrane, une façon de penser l’ETP qui considère encore – en prenant un appui implicite sur la définition de Leriche « La santé c’est la vie dans le silence des organes » (Leriche, 1936) – qu’elle vient au secours de l’individu chez qui un léger désordre plus ou moins bruyant viendrait soudain d’organes restés jusque-là silencieux. Si la définition de la santé de Leriche est néanmoins souvent mise en arrière-plan, il n’en reste pas moins que les définitions beaucoup plus actuelles qui font de la santé et de la maladie une aventure profondément humaine et sociale, aussi individuelle que collective, en lien avec différents contextes complexes, mouvants et dynamiques, ne sont pas toujours mises à l’honneur. Cette relative absence des dimensions profondément humaine et sociale a aussi pour conséquence – et ce n’est pas la moindre – de légitimer plus ou moins les pratiques scolaires dont l’ETP s’est largement inspirée. Comment ne pas voir derrière cette « prise en charge du patient » l’image de l’élève « pris en charge » par son professeur ? Comment ne pas entrevoir derrière « l’aide » un mouvement à sens unique de transmission des savoirs qui va du sachant vers le non-sachant ? Quelle que soit la qualité de ce mouvement, une telle perspective n’a que peu à voir avec une posture d’accompagnement visant une émancipation effective de la personne concernée, avec l’émergence et la construction progressive d’un réel pouvoir d’agir. Enfin, comment ne pas deviner derrière cette posture généreuse un moyen de perpétuer les hiérarchisations et les organisations en place, le « patient » restant toujours celui qui est soumis à l’organisation décidée à lui venir en « aide » ?

En se centrant sur un implicite de fondements biomédicaux, l’ETP a ainsi très largement emprunté au monde scolaire et universitaire ses modèles les plus prisés : la transmission d’informations se réalise encore majoritairement via le discours du sachant, la délivrance d’injonctions et de recommandations fait partie de la plupart des séances, la disposition spatiale et les positionnements des uns et des autres rendent compte d’une conception plutôt unilatérale du savoir à partager (Balcou-Debussche, 2006 ; Ballet, 2016). Lorsque l’ETP se réalise à l’hôpital, les pratiques se trouvent renforcées par une organisation générale qui reprend en force une construction autour de la maladie : il suffit d’observer le découpage de l’hôpital en ses différents services pour comprendre comment ils épousent et légitiment, une à une, les différentes pathologies bien plus que la personne malade elle-même. Dès lors, comment accueillir et accompagner la personne qui arrive avec ses souffrances et ses pluripathologies ? L’héritage de nos structures rend encore fort difficile le chemin qui conduirait à « prendre soin de » ou « prendre en soins » quelqu’un, ou même dirions-nous de façon plus juste, à « accueillir en soins » : la « prise en charge » reste en dominance, même si la plupart des soignants en perçoivent les importantes limites et les contradictions.

En partant d’une analyse socioanthropologique d’objets d’éducation et de formation en santé étayée par les nombreuses recherches-interventions que nous avons pu développer dans différents contextes, en France et à l’étranger (Balcou-Debussche, 2006, 2010a, 2012, 2013, 2016a), mais aussi en mobilisant plusieurs travaux de chercheurs en sciences humaines et sociales, nous proposons ici une réflexion sur une acception de l’ETP et de la LS qui associe pleinement les professionnels de santé au processus éducatif et ne repose pas/plus sur l’idée de seuls manques à combler par l’intervention éducative en santé. Le concept de LS représente en effet une opportunité stratégique de réhabiliter la question des inégalités auprès des professionnels de santé qui agissent au quotidien dans le système de soins et connaissent tout autant les rouages que les possibles leviers d’action (Henrard et al., 2018 ; Balcou-Debussche, 2019). Ici, la LS est donc considérée comme un atout à développer, ce qui diffère totalement de la perspective du risque : selon cette approche, les travaux de Nutbeam et son équipe (1998) apportent de précieux éléments contributifs, car les auteurs intègrent la littératie en santé comme mode véritablement opératoire de la promotion de la santé, ce qui offre de nombreuses perspectives de développement individuel et collectif. Nous verrons ci-après comment nous avons pris appui sur ces travaux pour développer l’ETP en France et comment, paradoxalement, c’est surtout à l’étranger que nos développements ont trouvé écho.

Penser les développements via des dispositifs contextualisés

En partant de l’idée de possibles dissymétries entre le « monde des soignants » et le « monde des patients », nous nous sommes intéressés à la façon de penser la rencontre entre les savoirs biomédicaux largement portés par les professionnels de santé et les pratiques plurielles en contextes des personnes malades chroniques. Depuis les années 2000, nous avons développé des situations d’apprentissage en ETP (SA-ETP) qui reprennent les principes énoncés par la Haute Autorité de santé (processus systémique et continu d’apprentissage, prise en compte des processus d’adaptation [coping], des représentations et pratiques sociales et culturelles, développement du sentiment de maîtrise [locus of control], en lien avec la vie quotidienne de la personne malade et son environnement psychosocial) et qui intègrent les résultats de nombreux travaux de recherche (Balcou-Debussche, 2006, 2010a, 2012, 2013, 2016, 2019), notamment à propos des apprentissages en tant que puissants moteurs du développement (Vygotski, 1978). Ces situations prennent en compte la valeur à accorder aux activités des apprenants, aux interactions et aux pratiques langagières (Auriac-Slusarczyk, 2013 ; Balcou-Debussche, 2006, 2013, 2014, 2016).

Dans le cadre des développements de l’ETP tels qu’ils sont préconisés en France, nous avons conçu des dispositifs intégratifs adaptés aux personnes à risque cardiovasculaire et/ou diabétiques, et à la diversité des contextes dans lesquels leurs savoirs sont supposés s’actualiser. En prenant appui sur la perspective d’un processus systémique continu, et en développant les apprentissages en contextes différenciés, ces dispositifs et situations que nous avons nommés les « nids d’apprentissage » (NA) reposent sur les orientations et principes suivants : clarification de « ce qui est à (faire) comprendre » ; mise en dynamique des savoirs de référence avec les savoirs expérientiels des patients, en lien avec les contextes qui sont les leurs ; réflexion sur la place du langage, des ressources sonores et visuelles, des contextes sociaux et culturels. La structuration de chaque situation d’apprentissage repose sur les étapes suivantes : 1. accueil de la personne malade depuis le contexte qui est le sien, avec une prise en compte privilégiée de ses expériences, de ses mots et de sa parole ; 2. identification de ses pratiques ordinaires, qu’elles soient en distance importante ou non par rapport aux savoirs de référence ; 3. confrontation des savoirs expérientiels avec des savoirs de référence préalablement choisis pour leur potentiel d’inscription sociale, délimités et actualisés ; 4. identification d’activités susceptibles de permettre le maintien et/ou l’amélioration de la santé et/ou l’évitement de complications de la maladie ; 5. définition, par la personne malade, de choix et d’activités acceptables pour elle, et mises à l’épreuve des contextes qui sont les siens.

Quant au déploiement de ces dispositifs, ils se caractérisent principalement ainsi : 1. la mise en place de formations courtes, ciblées (deux à trois journées) réunissant des soignants + autres professions (directeurs de structures, secrétaires, etc.) + patients ressources ; 2. le développement de ces formations en contextes différenciés (à l’hôpital, en cabinet médical, en pharmacie, en association, dans les quartiers, à domicile, etc.) en impliquant nécessairement les acteurs locaux qui participent activement aux développements ; 3. la réalisation d’un travail d’adaptation et de contextualisation, quel que soit le lieu où les NA sont développés (nouvelles photographies, choix de la langue et des mots, prise en compte des pratiques sociales reconnues et partagées). Décrits à travers de nombreuses publications (Balcou-Debussche, 2010a, 2010b, 2012, 2013, 2016a, 2019 ; Balcou-Debussche et al., 2023), les « nids d’apprentissage » ont fait l’objet d’importants développements dans plusieurs pays entre 2000 et 20104, ce qui a permis de construire un travail adapté de prévention et de promotion de la santé avec plus de 60 000 personnes diabétiques et à risque cardiovasculaire en une dizaine d’années (avec traduction des supports dans 5 langues). En mettant en évidence les effets du dispositif de formation sur les indicateurs biomédicaux des personnes diabétiques, les résultats obtenus ont été largement valorisés à l’international (Debussche et al., 2018 ; Debussche et al., 2022 ; Balcou-Debussche et al., 2023).

Du fait de leur facilité d’emploi et des faibles ressources humaines et matérielles qu’ils nécessitent, de tels dispositifs développés au niveau micro (celui de la rencontre patient-soignant) sont à considérer comme étant en mesure de compléter utilement l’approche de développements de la LS au niveau méso (celui des organisations et établissements, sur un territoire donné) et macro (celui des structurations et orientations nationales). Ces perspectives font largement écho aux travaux décrits par les équipes d’Osborne (Batterham et al., 2016 ; Beauchamp et al., 2017) puisqu’ils prennent appui sur les besoins des personnes et l’adaptation des ressources et des services à ces besoins (Bakker et al., 2019, Debussche, 2021). Les nombreuses expériences dans plusieurs pays et contextes différents montrent que ces dispositifs permettent en effet d’apporter une véritable plus-value en termes de possibilités de développement de la LS, y compris par les personnes les plus vulnérabilisées : 1. accessibilité à tous du fait de la moindre place accordée aux discours (oral/écrit) au profit des photographies (images du quotidien) et de systèmes de repères à partir d’icônes et de couleurs ; 2. intelligibilité des savoirs complexes du fait d’un travail préalable, par les équipes conceptrices, sur les registres de langage et le choix de mots susceptibles de faire sens pour les personnes concernées ; 3. possibilité d’exercer et de mettre à l’épreuve un réel pouvoir d’agir du fait d’étapes très concrètes qui permettent à la personne malade de réaliser plusieurs travaux cognitifs et sensori-moteurs (comparaison, expérimentations, mises en liens, etc.), de les analyser et de prendre conscience de l’importance et la valeur de sa propre implication dans ce processus en santé ; 4. construction du projet en contexte par la personne malade, car c’est elle qui est invitée à analyser les éléments de savoir durant la situation, à se les approprier et à choisir comment elle va poursuivre le cheminement vers le maintien ou l’amélioration de sa santé en tenant compte des atouts et des contraintes des contextes qui sont les siens (situation familiale, type d’habitat, finances, agendas, infrastructures à disposition, modes d’approvisionnement, projets, etc.) ; 5. identification d’indicateurs de résultats précis, aussi intelligibles par l’apprenant que par le formateur, d’où la prise de conscience, mais aussi la forte visibilité des opérations exercées, des avancements, des éventuels écueils et des possibilités de trouver de nouvelles solutions ; 6. inscription du travail réalisé dans une double dimension à fort potentiel écologique des apprentissages réalisés : d’une part, leur côté durable puisque le formateur s’assure que la personne a compris ce qu’il y avait à comprendre et qu’elle a pris des décisions adaptées à ses possibilités et à son quotidien ; d’autre part, leur potentiel de diffusion sociale puisque les personnes partent chez elles avec les supports (gratuits pour les participants) sur lesquels elles ont travaillé avec le formateur, durant la situation. Via le potentiel du dispositif proposé, le formateur permet ainsi l’accompagnement d’un travail sur la « zone proximale de développement » (Vygotski, 1978)  : l’apprenant fait avec le formateur ce qu’il ne pourrait pas faire seul dans un premier temps, mais lorsque les apprentissages sont confirmés en situation par l’un et par l’autre (le formateur et l’apprenant), la personne malade peut faire des points réguliers sur l’évolution des indicateurs à prendre en compte pour sa santé et/ou sa maladie et les diffuser à son tour, notamment auprès de sa famille et de ses proches. Par exemple, dans la situation sur le risque cardiovasculaire (Balcou-Debussche, 2010b), la personne malade est amenée à calculer elle-même son « total santé » (à partir de la mesure de son tour de taille, de sa tension, de son taux de cholestérol, etc.), ce qui lui permet de comprendre les liens entre son total santé et les variables sur lesquelles elle va pouvoir agir (la glycémie, le cholestérol, le tour de taille, etc.) en menant des activités en contexte (marcher trois fois par semaine, diminuer les grignotages, prendre des repas équilibrés, prendre ses traitements, etc.). De la même façon, dans la situation « apprendre à maîtriser l’apport des graisses dans l’alimentation », l’apprenant analyse lui-même les apports de graisses (saturées et insaturées) dans son alimentation à partir de vignettes représentant les plus d’une centaine d’aliments, ce qui lui permet ensuite d’analyser ses pratiques alimentaires ordinaires, aussi diversifiées soient-elles. Nous avons eu maintes fois l’occasion de voir que les supports des « nids d’apprentissage » (présentés, pour chaque thématique, sous forme de livrets imprimés, reliés, en couleurs) étaient précieusement conservés par les apprenants et qu’ils servaient de référence durable dans de nombreuses familles (avec par exemple, les photographies des aliments analysés fixées sur la porte du réfrigérateur).

Inscrites dans le champ des sciences de l’éducation et de la formation, ces interventions éducatives conceptualisées depuis les années 2000 et développées depuis plus d’une vingtaine d’années dans différents contextes nous ont permis de définir la LS en la contextualisant, comme ici, dans le cas des personnes atteintes de diabète :

« Dans le diabète de type 2, les différents niveaux de littératie en santé se rapportent à la capacité des personnes à mettre en œuvre des pratiques pertinentes eu égard à leur état de santé, à en comprendre le sens et à adapter ces pratiques en tenant compte des atouts et des contraintes des contextes dans lesquels elles s’actualisent. Ces capacités, mouvantes, dynamiques et plurielles s’articulent autour des rapports différenciés à trois domaines : la gestion de la maladie (alimentation, activité physique, traitement, suivi de la maladie), les savoirs en santé (connaissances, accès aux savoirs), l’expertise et le soutien social (professionnels de santé, famille). L’articulation cohérente de ces trois domaines et la maîtrise des différentes variables qui les structurent sont constitutives d’un maintien de la santé et d’un évitement des complications liées à la maladie chronique. » (Balcou-Debussche, 2016a, p. 99).

En prenant appui sur les recherches que nous avons développées dans ce domaine, cette définition que nous proposons intègre le caractère dynamique, complexe et contextualisé de la LS, ce qui change bien sûr les façons de l’approcher et de chercher à la « mesurer ». À partir de nos travaux sur les pratiques scripturales et les rapports aux savoirs des professionnels de santé (Balcou-Debussche, 2004), mais aussi en considérant les catégories établies par Nutbeam (2008) à propos des niveaux (fonctionnel, interactif et critique) en littératie en santé, nous nous sommes centrés sur les relations que chaque individu noue avec les objets concernés (l’alimentation, la maladie, l’activité physique, etc.). Nous avons considéré dès le départ que ces relations ne sont ni stables ni identiques d’un objet à un autre. Nous avons ainsi identifié, non pas des niveaux, mais trois types de « rapports à » : 1. un « rapport fonctionnel à… », soit un rapport plutôt instrumental qui a à voir avec des tâches exercées sans regard critique dans des situations quotidiennes (par exemple, la personne suit à la lettre les conseils de son médecin) ; 2. un « rapport interactif à… » qui conduit les personnes à mobiliser des compétences cognitives et sociales afin de participer aux activités quotidiennes, déduire le sens de différentes formes de communication et intégrer les informations nouvelles à des situations et contextes en mouvement (la personne intègre, par exemple, quelques nouveaux aliments dans ses repas ou adapte les quantités) ; 3. un « rapport critique à… » avec des compétences cognitives et sociales plus avancées, qui permettent une analyse critique des informations afin d’exercer un plus grand contrôle sur les événements de la vie et les situations complexes. (la personne réussit, par exemple, à participer à un repas festif et/ou à voyager en adaptant son alimentation à sa maladie et sans avoir le sentiment de se priver)

La recherche ERMIES-ethnosocio que nous avons menée à l’île de La Réunion a permis de mettre en exergue le fait que les personnes malades peuvent se situer, à un moment donné, dans l’un ou l’autre de ces trois types de « rapports à… », pour l’une ou l’autre des huit dimensions identifiées à partir des entretiens réalisés auprès d’une quarantaine de personnes diabétiques, vues à deux reprises à domicile, à deux années d’intervalle (Balcou-Debussche, 2016b ; Debussche & Balcou-Debussche, 2018 ; Debussche et al., 2022). Autrement dit, une personne peut se situer dans un rapport instrumental pour son traitement, tout en étant dans un rapport interactif et/ou critique au niveau de son alimentation et/ou de sa recherche de savoirs en santé. Ainsi, l’idée selon laquelle une personne se situerait dans un seul niveau, de façon pérenne et immuable, est à déconstruire progressivement et à réinterpréter en tenant compte des résultats de cette recherche. Sans remettre en cause sa pertinence, l’utilisation des questionnaires proposés à un instant t, avec des questions posées sur des « non situations précises », le plus souvent totalement décontextualisées, est également à réfléchir et à adapter aux questions que l’on se pose, sans oublier d’interroger ce qu’il est possible d’en faire par la suite pour promouvoir et améliorer la santé des individus.

Intégrer les apports des sciences humaines et sociales en ETP

Construire l’ETP d’aujourd’hui reviendrait ainsi à privilégier a minima cinq dimensions que nous proposons de détailler dans les lignes qui suivent : 1. prendre en compte les transitions humaines et sociales qui ponctuent la vie des individus ; 2. déscolariser les pratiques d’ETP ; 3. accueillir et intégrer les expériences plurielles des personnes ; 4. travailler conjointement les développements du côté des soignants et du côté des personnes malades chroniques ; 5. adapter et contextualiser les pratiques en tenant compte des socialisations et des cultures en présence.

La première dimension invite à penser l’ETP en considérant les frottements occasionnés par les transitions humaines et sociales qui s’opèrent chez les individus. Changer de focale en ETP nécessite d’apprendre à observer, écouter et entendre ce qui se fait et se dit, tout en intégrant ce que les recherches qualitatives disent des pratiques effectives en ETP et ce qu’en rapportent les personnes malades chroniques concernées. Selon cette dynamique, l’analyse d’un certain nombre de transitions peut se révéler fort utile. D’une part, la transition entre la santé et la maladie chronique, avec une importance particulière à accorder à l’annonce de la maladie : en effet, c’est bien à ce moment précis que tout change, ou à l’inverse, que rien ne change. Hier, la personne malade était « en santé » et aujourd’hui, à travers les mots que le soignant vient de prononcer via le diagnostic qu’il a posé, la personne est supposée devenir malade. Pourtant, à ce moment, pour elle rien n’a encore transformé sa vie. Telle qu’elle est souvent développée actuellement, l’annonce de la maladie et parfois la séance d’ETP propulsent la personne malade dans la gestion d’une maladie qu’elle n’a même pas eu le temps de découvrir, d’apprivoiser, d’approcher et de comprendre un tant soit peu. En ETP, une réflexion d’ampleur serait donc à entamer du côté de l’annonce, en s’interrogeant sur le choix des mots, en questionnant la nouvelle temporalité dans laquelle le soignant et la personne malade vont désormais devoir s’inscrire. Nul besoin d’évoquer immédiatement les complications, car la maladie chronique s’installe elle-même dans la durée : le moment est plutôt venu de considérer chaque séance d’ETP comme l’un des nombreux espaces transitionnels (Balcou-Debussche, 2016a) qui vont permettre une appropriation progressive de la maladie avec la construction, peu à peu, d’un nouveau regard sur soi-même et d’un statut de personne malade. Une transition complémentaire est aussi à penser entre la relative intimité de la gestion ordinaire de soi et l’exposition assez brutale, obligée, au corps médical et paramédical qui va s’en emparer. Le « patient » à qui l’on annonce une maladie n’a pas nécessairement envie, tout de suite, de cette irruption du « corps » médical et paramédical dans une vie qu’il a gérée jusque-là de façon souvent très indépendante, avec ses proches. Cette transition va de pair avec le passage parfois rude entre l’environnement familier pourvoyeur de repères solides et l’environnement médicalisé, en étrangeté, dans lequel se déroule le plus souvent l’ETP. Enfin, une transition s’impose pour passer de compartimentages qui nous sont devenus familiers comme par exemple, celui de l’enfance et de l’âge adulte, ce qui oblige la personne malade à changer d’interlocuteurs et de référents spécialistes, en perdant soudainement les repères construits sur un temps long. Un tel travail d’adaptation progressive n’est réalisé qu’en certains lieux5, souvent sous l’impulsion de professionnels convaincus que la santé et la maladie doivent s’inscrire dans un continuum qui va de l’enfance à l’adolescence puis à l’âge adulte, de la sphère familiale à la sphère scolaire et/ou universitaire, de la maison familiale à la colocation étudiante, de la vie rurale à la vie citadine, etc. Pour être accueillie et appropriée, l’ETP devrait donc prendre en compte la complexité de ces passages et en comprendre les difficultés, tout autant que la puissance potentielle des nouveaux points d’appui en présence qui peuvent aussi se solidifier au cours de ces transitions.

La deuxième pousse à déscolariser les pratiques d’ETP en travaillant sur des apports des sciences humaines et sociales, notamment à travers les ancrages renouvelés en sociologie, anthropologie, psychologie et sciences de l’éducation et de la formation. De récents travaux scientifiques ont permis de rendre compte de la dominance, en ETP, des modèles empruntés au monde scolaire. L’observation des pratiques effectives a mis l’accent sur la distribution très inégale de la parole en situation (Balcou-Debussche, 2006, 2013, 2014), l’organisation spatiale (Ballet, 2016) et les difficultés à travailler la compréhension et la prise en décisions, par les patients, en relation avec les contextes qui sont les leurs (Balcou-Debussche, 2006, 2016a). Des résultats prometteurs ont été relatés dans des publications, notamment à travers des approches intégratives qui font la part belle à l’activité diversifiée de la personne malade, au temps de découverte et de réflexion en situation, à l’observation, l’expérimentation et l’analyse des résultats et des expériences mobilisées (Balcou-Debussche, 2010a, 2010b, 2012, 2016a). Considérons donc qu’il est temps de déscolariser l’ETP et de la dépoussiérer de tous les attributs aussi inutiles que peu élégants qui renvoient principalement au monde scolaire : « le petit cahier », « l’appel », « les exercices », « l’évaluation des connaissances », « le petit questionnaire de satisfaction », le maître formateur au tableau et les élèves-malades à l’écoute. Puiser dans les apports de la formation pour les adultes (Balcou-Debussche, 2019 ; Balcou-Debussche et al., 2022), du socioconstructivisme6 avec les apports des interactions sociales dans le développement de l’individu (Vygotski, 1978) et des apprentissages en contextes écologiques (ce qui invite à connaître ce que le contexte offre comme possibilités d’action, à utiliser les ressources de l’environnement et à s’engager dans l’action (Bril, 2002), c’est alors se donner la possibilité de penser l’ETP à travers des interactions partagées entre le formateur et les personnes malades, de proposer des activités au cours desquelles les apprenants ont l’occasion d’observer, d’expérimenter, de comparer et d’analyser eux-mêmes un certain nombre de phénomènes, d’associer pleinement les apprenants (tout autant que les formateurs) à l’identification d’indicateurs capables de les renseigner sur les démarches entreprises et les résultats obtenus.

La troisième dimension questionne les multiples façons d’accueillir les expériences plurielles des personnes malades chroniques en faisant en sorte que grâce à l’ETP et aux formateurs, les expériences liées aux pratiques ordinaires des apprenants puissent se transformer en savoirs expérientiels capables de donner à la personne malade de nouveaux regards sur elle-même, sur sa santé et sa maladie et sur les autres, en l’invitant à développer son pouvoir d’agir en tous lieux et contextes. En partant de l’idée selon laquelle toute éducation est nécessairement bienveillante, les activités développées dans le cadre de l’ETP devraient ainsi travailler sur deux mouvements complémentaires : 1. intégrer les expériences plurielles des personnes malades chroniques en leur réservant, non seulement un accueil privilégié, mais une réelle place dans des activités qui leur accorderaient une valeur effective ; 2. faire en sorte que grâce à la qualité du dispositif mis en œuvre et à l’accompagnement du formateur, une transformation en savoirs d’expérience s’opère à partir de ces expériences : la personne malade chronique peut alors mettre en relation ce qu’elle a vécu et pratiqué avec de nouveaux savoirs qui permettront de donner sens, conscience et valeur à ces mêmes actes. L’accueil des expériences des personnes malades chroniques invite à prendre en compte de façon effective le travail souvent peu visible, peu reconnu de la personne malade (Thievenaz, Tourette-Turgis, et Khaldi, 1995). Paradoxalement, le contexte dans lequel les pratiques de santé s’opérationnalisent est rarement légitimé et/ou mobilisé dans les pratiques d’ETP (Balcou-Debussche, 2012, 2016a) alors que l’enjeu est considérable : en effet, c’est grâce à cette prise de conscience que la personne malade va pouvoir identifier un certain nombre de pratiques familières, les reconnaître comme étant dignes d’être considérées, les accueillir comme des leviers et les mettre en relation avec d’autres savoirs qui vont permettre de leur donner pleinement sens. C’est bel et bien ce cheminement qui autorise la personne malade à porter de nouveaux regards sur elle-même, sur sa santé, sa maladie et sur les autres. En l’invitant à développer son pouvoir d’agir en tous lieux et en contextes, le formateur accompagne la personne malade dans son propre processus de construction de savoirs pluriels au lieu de l’intégrer seulement dans un programme préétabli. Il accompagne progressivement la personne malade jusqu’à ce qu’elle donne forme et sens à ce qu’elle a fait et vécu, en l’aidant à analyser les problèmes qu’elle rencontre et les représentations de la réalité qui y sont liées. C’est ce temps d’identification, de reconnaissance et de mises en relation qui devient alors constitutif d’apprentissages durables, ce qui permet peu à peu à la personne malade de disposer d’une conscience plus claire de ce qu’elle fait (et ne fait pas), de ce qu’elle sait (et ne sait pas) et de ce dont elle peut/veut devenir capable (ou non).

La quatrième suggère de penser les nouveaux développements de l’ETP en travaillant de concert sur deux mouvements complémentaires : celui des soignants et celui des personnes malades chroniques. En effet, plutôt que de perpétuer la transmission d’informations destinées à « aider » le patient, l’enjeu est de construire une dynamique jouant sur les deux facettes du processus interactionnel : d’une part, faire comprendre aux personnes malades les enjeux de la chronicité et d’autre part, convaincre les soignants de la nécessité de s’inscrire dans une posture différente de celle qu’ils ont dans le cadre des soins liés aux maladies aiguës. Pour développer l’ETP, il est important que les soignants puissent observer eux-mêmes des pratiques pédagogiques et didactiques qui fonctionnent et produisent des résultats : d’une part, voir des personnes malades être mieux en santé et d’autre part, donner du sens au travail des soignants tout en leur permettant de mieux honorer les missions qui sont les leurs et qui leur sont chères. Le patient n’a pas que sa maladie à gérer et en conséquence, il faut que l’ETP lui procure un bénéfice perceptible, dont il va avoir pleinement conscience. Il en est d’ailleurs de même pour le soignant qui doit aussi voir le double bénéfice de l’ETP : celui du patient, mais aussi le sien, notamment en termes d’exigences et de qualités professionnelles. Dès lors, l’enjeu n’est pas de convaincre le patient et le soignant de l’intérêt de l’ETP, mais de développer des situations d’apprentissages effectifs dans lesquelles les indicateurs de résultats rendent compte, autant à l’un qu’à l’autre, des avancements et des progressions réalisés ou des nouvelles difficultés à résoudre (Balcou-Debusche & Debussche, 2008 ; Balcou-Debussche, 2012, 2016a ; Balcou-Debussche et al., 2023).

Enfin, la cinquième dimension conduit à sortir des logiques standardisées pour entrer dans un processus perpétuel d’adaptations et de contextualisation des pratiques, en tenant compte des socialisations et des cultures en présence. Développer l’ETP en l’inscrivant socialement, c’est accepter de sortir des normes supposées valables pour tous pour entrer dans une dynamique productive de contextualisation-décontextualisation-recontextualisation des interventions éducatives (Balcou-Debussche, 2018), de prise en compte constante des dimensions plurielles de l’individu (Lahire, 1998) et de la reconnaissance de l’altérité entendue comme un fait social complexe qui interpelle les pratiques, les formations et les recherches (Dugas et Ferréol, 2018). Si l’on s’accorde dès le départ sur l’idée que la maladie chronique se joue en contexte, les pratiques d’ETP doivent ainsi être elles-mêmes contextualisées. La mise en exergue de la « suspension des réalités ordinaires » qui s’exerce à l’hôpital (Balcou-Debussche et Debussche, 2009) souligne bien la difficulté à faire de l’ETP un espace transitionnel où peut s’opérer un véritable travail cognitif et social permettant à la personne malade de reconsidérer les atouts et les contraintes des contextes qui sont les siens. Les savoirs sur lesquels les formateurs font travailler les personnes malades chroniques devraient en effet être choisis, non pas pour leur portée ou leur valeur académique, mais pour ce qu’ils vont pouvoir potentiellement transformer dès lors qu’ils vont être appropriés par l’apprenant et mis en jeu dans leur « contexte ordinaire » (Balcou-Debussche, 2016a). Pour autant, cette question de la prise en compte du contexte – des contextes en présence – n’est pas simple : nos recherches ont montré à maintes reprises combien elle mettait en difficulté la plupart des soignants, y compris parce que ces derniers n’ont généralement pas été sensibilisés ou formés à cet effet (Balcou-Debussche, 2016a, 2019 ; Balcou-Debussche et al., 2022). Développer les interventions éducatives décontextualisées ne peut donc pas se faire sans une transformation des formations initiale et continue des professionnels soignants.

Conclusion et perspectives

Le propos développé ici souligne l’intérêt de penser l’ETP et les développements de la LS en clarifiant et en actualisant les appuis théoriques, les postures à adopter et les moyens à privilégier en matière d’interventions éducatives. Il invite à développer une véritable culture de l’attention à porter aux pratiques effectives des personnes malades chroniques, aux sens qu’elles leur donnent, aux difficultés qu’elles rencontrent et aux organisations que nos systèmes mettent en place et qui génèrent leurs propres difficultés, notamment dans l’accès aux soins, à l’information, à la compréhension et à la prise de décisions par les personnes malades. En proposant un schéma différent de la succession d’interventions pluridisciplinaires, la construction intégrative en amont des dispositifs d’ETP permet d’analyser et prendre en compte un maximum d’éléments (organisation spatiale/temporelle, pratiques langagières, prises et temps de parole, formes de savoirs, activités des apprenants, compréhensions, décisions, expériences de l’apprenant, analyse du contexte, liberté de choix et liberté du choix, etc.). La mise en œuvre des SA-ETP par étapes successives amène le formateur à se départir progressivement du modèle de la transmission avec et par lequel il a été formé : il enrichit ainsi sa connaissance des différents modèles éducatifs et d’apprentissage tout en découvrant les possibles modalités de leur développement, ainsi que les résultats qu’ils permettent d’obtenir.

Ces propositions d’ETP offrent de nouvelles perspectives de déploiement de formations complémentaires courtes, co-validées, d’où un potentiel interventionnel et opérationnel qui pourrait s’inscrire en force là où les besoins des personnes sont importants. Les lieux regroupant des personnes vulnérabilisées ou en difficultés d’accès aux soins, mais aussi les espaces où le nombre de soignants est en nombre insuffisant, pourraient faire l’objet de déploiements spécifiques dans lesquels les professions dites « paramédicales » pourraient jouer un rôle particulièrement prometteur. En France, le développement en cours des sciences infirmières et de la nouvelle profession, depuis 2016, d’infirmier de pratique avancée (IPA) – qui se consacre au suivi des malades chroniques dans le cadre d’une équipe de soins coordonée par un médecin – pourraient également trouver, dans ces perspectives, de multiples façons d’étayer des pratiques contextualisées tout en développant une culture de l’attention à prendre en compte les différences de rapports en matière de littératie en santé. S’il reste complexe d’intervenir directement sur les déterminants sociaux et économiques de la santé, les soignants et leurs partenaires doivent se sentir en capacité d’agir sur tout ce qui entrave, d’une manière ou d’une autre, l’accès aux soins et l’utilisation du système de santé qui est porté par eux. De tels développements seraient en mesure de renouveler les relations entre les soignants et les personnes malades tout en garantissant un accès amplement démocratisé aux savoirs, dans une perspective effective de réduction des inégalités de santé et de renouvellement des pratiques de référence dans le système de santé français. En déployant les conditions qui sont en mesure de diminuer la complexité des nombreuses tâches demandées aux personnes malades, et en donnant l’envie et les moyens aux soignants de porter eux-mêmes les développements de la littératie en santé sur les plans individuel, organisationnel et politique, le corps professionnel des soignants pourrait ainsi remettre en relief la place qui lui est chère dans notre société tout en contribuant fortement à rendre notre système de santé – actuellement en souffrance – plus équitable et mieux adapté aux mutations sociétales, technologiques et planétaires qui nous bouleversent tous.

Bibliographie

Auriac-Slusarczyk, E. 2013. Apprendre et former : la dimension langagière. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal.

Bakker M., Putrik P., Aaby A., Debussche X., Morrissey J., Raheim-Borge C., et al., 2019. Acting together – WHO National Health Literacy Demonstration Projects (NHLDPs) address health literacy needs in the European Region. Public Health Panorama, 5(2-3), 233-243.

Balcou-Debussche, M. 2019. Réduire les inégalités d’accès aux savoirs en santé. Education permanente. Former demain, 220-221, 277-285.

Balcou-Debussche, M. 2018. Perdre le Nord… et se retrouver totalement à l’Ouest ? Archi-texture d’un périple scientifique au creux des dispositifs, situations et contextes, dans N. Wallian (dir.), Intervention éducative et médiation(s). Contextes insulaires, cultures diverses, explorations plurielles (p. 115-147). Bern : Peter Lang. Collection Transversales. 

Balcou-Debussche, M. 2016a. De l’éducation thérapeutique du patient à la littératie en santé. Problématisation socioanthropologique d’objets didactiques contextualisés. Paris : Editions des archives contemporaines, [en ligne] https://www.archivescontemporaines.com/books/9782813002525.

Balcou-Debussche, M. 2016b. Interroger la littératie en santé en perspective de transformations individuelles et sociales. Recherches et éducations, 16, 73-87.

Balcou-Debussche, M. 2014. Littératie en santé et interactions langagières en éducation thérapeutique. Analyse de situations d’apprentissage au Mali, à La Réunion et à Mayotte. Education, Santé, Sociétés, 1, 3-18, [en ligne] https://www.educationsantesocietes.net/publications/9782813001719.

Balcou-Debussche, M. 2013. La littératie en santé : parler, comprendre, décider…, dans E. Auriac-Slusarczyk (dir.), Apprendre et former : la dimension langagière (p. 59-79). Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal.

Balcou-Debussche, M. 2012. L’éducation thérapeutique : entre savoirs complexes, formateurs, apprenants hétérogènes et contextes pluriels. Recherche en soins infirmiers, 110, 45-59.

Balcou-Debussche, M. 2010a. « Une approche ethnosociologique de l’éducation thérapeutique du patient dans le diabète de type 2 », dans J. Foucaud et al., (dir.), Education thérapeutique du patient : modèles, pratiques et évaluation (p. 75-89). Saint-Denis : INPES.

Balcou-Debussche, M. 2010b. L’apport des sciences de l’éducation : un exemple de situations d’apprentissage contextualisées pour les personnes à risque cardiovasculaire. Cachan : Hermès-Lavoisier, Santé Décision Management, 13(1-4), 9-24.

Balcou-Debussche, M. 2006. L’éducation des malades chroniques. Une approche ethnosociologique. Paris : Editions des archives contemporaines, [en ligne] https://www.archivescontemporaines.com/books/9782914610346.

Balcou-Debussche, M. 2004. Ecriture et formation professionnelle. L’exemple des professions de la santé. Lille : Presses universitaires du Septentrion, [en ligne] https://books.openedition.org/septentrion/53224?lang=fr.

Balcou-Debussche M. et al., 2024. Strengthening health literacy through structured sessions for non-communicable diseases in low-resource settings: The Learning Nest model. Community Health Equity Research and Policy, 44(4), 409-418. [en ligne] https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2752535X231184346

Balcou-Debussche, M., Robin, E., Ballet, D., Authier, D., Debussche, X. 2022. Un espace de formation en éducation thérapeutique à l’hôpital, et en Outre-mer, dans R. Monod-Ansaldi, C. Loisy, B. Gruson. Le réseau des lieux d’Éducation associés à l’Institut français de l’Éducation. Un instrument pour la recherche (p. 165-181). Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Balcou-Debussche, M. et Debussche, X. 2009. Hospitalization for type 2 diabetes: the effects of the suspension of realities on patients’ subsequent management of their condition. Qualitative Health Research, 19(8), 1100-1115.

Balcou-Debussche, M. et Debussche, X. 2008. Type 2 diabetes patient education on Reunion island : perceptions and needs of professionals at the initiation of a primary care management network. Diabetes & Metabolism, 34(4), 375-381.

Ballet, D. 2016. Analyse des « pratiques effectives » des formateurs en éducation thérapeutique du patient. Recherche en soins infirmiers, 3(126), 65-70.

Batterham RW, Hawkins M, Collins PA, Buchbinder R, Osborne RH. 2016. Health literacy: applying current concepts to improve health services and reduce health inequalities. Public Health, 132:3–12.

Beauchamp, A. et al., 2017. Systematic development and implementation of interventions to optimise health literacy and access (Ophelia). BMC Public Health, 17, 230.

Bril, B. 2002. Apprentissage et contexte. Intellectica, 35, 251-268.

Debussche, X. 2021. Addressing health literacy responsiveness in diabetes. Diabetes Epidemiology and management, 4,100033.

Debussche, X., Balcou-Debussche M., Ballet, D., Caroupin-Soupoutevin, J. 2022. Health literacy in context: struggling to self-manage diabetes – a longitudinal qualitative study. BMJ Open. 2022, 12(6): e046759.

Debussche, X. et Balcou-Debussche, M. 2018. Analyse des profils de littératie en santé chez des personnes diabétiques de type 2 : la recherche ERMIES-ethnosocio. Santé publique, 30(1), 145-156.

Debussche, X., Besançon, S., Balcou-Debussche, M., Ferdynus, C., Delisle, H., Huiart, L., Sidibé, A. T. 2018. Structured peer-led diabetes self-management and support in a low-income country : the ST2EP randomised controlled trial in Mali. PloS One, 13(1): e0191262.

Deccache, A. et Lavendhomme, É. 1989. Information et éducation du patient. Bruxelles : De Boeck.

Dugas, É., Ferréol, G. 2018, Introduction. Éducation, Santé, Sociétés, 4(1), 7-11, [en ligne]:https://doi.org/10.17184/eac.9782813002952.

Henrard, G., Ketterer, F., Giet, D., Vanmeerbeek, M., Belche, J. L., Buret L. 2018. La littératie en santé, un levier pour des systèmes de soins plus équitables ? Des outils pour armer les professionnels et impliquer les institutions. Santé publique, 30(1), 139-143.

Lacroix, A. et Assal, J.-P. 1998. L’éducation thérapeutique des patients chroniques : nouvelles approches de la maladie chronique. Paris : Vigot.

Lahire, B. 1998. L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action. Paris : Nathan.

Leriche, R. 1936. De la santé à la maladie, la douleur dans les maladies, où va la médecine ? Dans Encyclopédie française, tome VI.

Nutbeam, D. 2008. The evolving concept of health literacy. Social Science and Medicine, 67(12), 2072-2078.

Osborne, R. H., Cheng, C. C., Nolte, S., Elmer, S., Besancon, S., Budhathoki, S. S., Debussche X. et al., 2022. Health literacy measurement: embracing diversity in a strengths-based approach to promote health and equity, and avoid epistemic injustice. BMJ Global Health, 7(9) e009623, [en ligne] https://doi.org/10.1136/bmjgh-2022-009623.

Sorensen, K., Van den Broucke, S., Fullam, J., Doyle, G. Pelikan, et al., 2012. Health literacy and public health: a systematic review and integration of definitions and models. BMC Public Health, 12, 80.

Thievenaz, J., Tourette-Turgis, C., Khaldi, C. 1995. Analyser le “travail du malade” : nouveaux enjeux pour la formation et la recherche en éducation thérapeutique. Education permanente, 195, 47-58.

Van den Broucke, S. 2017. La littératie en santé : un concept critique pour la santé publique. La santé en action, 440, 11-13.

Vygotski, L.-S. 1978. Mind in Society. Cambridge, MA: Harvard University Press.

World Health Organization. 2022. Health literacy development for the prevention and control of noncommunicable diseases: Volume 2. A globally relevant perspective. Geneva. , [en ligne] www.who.int/groups/gcm/health-literacy-development-for-ncd-prevention-and-control/.

Notes

  1. Haute Autorité de santé [en ligne] https://www.has-sante.fr/jcms/r_1496895/fr/education-therapeutique-du-patient-etp.
  2. Les 42 situations ont été observées dans quatre régions, quatre types de structures de santé et dix pathologies chroniques différentes.
  3. Haute Autorité de santé [en ligne] :https://www.has-sante.fr/jcms/r_1496895/fr/education-therapeutique-du-patient-etp.
  4. Ces développements ne cessent de se poursuivre, y compris aujourd’hui, notamment en France (Bretagne, Martinique).
  5. Voir à ce sujet l’important travail réalisé par l’équipe Carry-on, en lien avec le projet de recherche EMELCARA à Bordeaux, [en ligne] https://carry-on.u-bordeaux.fr/archives/category/emelcara.
  6. Le socioconstructivisme met l’accent sur les interactions sociales et la collaboration entre les apprenants pour construire des connaissances : l’apprentissage est donc un processus social et la connaissance se construit dans le contexte socioculturel dans lequel l’individu agit.
Rechercher
EAN html : 9791030010817
ISBN html : 979-10-300-1081-7
Volume : 4
ISBN pdf : 979-10-300-1080-0
ISSN : 2823-8680
Code CLIL : 3318

Comment citer

Maryvette Balcou-Debussche, « Paradoxes de l’ETP et développements contextualisés en littératie en santé », dans Émilie Boujut, Damien Ridremont, Zoé Rollin, (dir.), Transitions et maladie : adolescents et jeunes adultes concernés par une maladie chronique et invalidante, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection S@nté en contextes 4, 2024, [en ligne] https://una-editions.fr/paradoxes-de-letp/ [consulté le 01/09/2024].
10.46608/santencontextes4.9791030010817.4

Au téléchargement

Contenu(s) additionnel(s) :

couverture du livre Transitions et maladie
Illustration de couverture • Illustrateur : Damien Ridremont, 2024. Montage : Nicolas Ruault.
Retour en haut
Aller au contenu principal