En même temps que l’avènement de la culture de masse, la Belle Époque voit se multiplier, dans le champ littéraire, théâtral et médiatique, des stratégies de distinction. Celles-ci s’incarnent dans des pratiques et des postures mineures, tantôt revendiquées comme telles afin de se démarquer d’une littérature et d’un théâtre qualifiés d’industriels – on reconnaît là le discours de l’avant-garde1 –, parfois subies parce qu’imposées par les rapports de force du champ. À la croisée des études littéraires, théâtrales et médiatiques, ce volume souhaite penser ensemble des pratiques, des postures, des formes et des espaces qui, à la Belle Époque, articulent le mineur – revendiqué ou assigné –, la position en marge et le « petit ». Par petit, nous entendons aussi bien l’appréciation d’une échelle et d’une taille que l’expression d’une valeur, d’autant que ces acceptions se recoupent très souvent dans les discours de l’époque.
Quel(s) mineur(s) ? Quelle(s) marge(s) ?
Avant d’explorer les scènes et formes marginales à la Belle Époque par le prisme de deux gestes qui nous semblent essentiels pour la période : écrire en petit, jouer en mineur, un cadrage théorique est nécessaire tant les notions de majeur/mineur et de marge sont problématiques. Les travaux consacrés aux minores2 et plus largement à la culture médiatique ont montré la force heuristique de ces outils pour (re)penser et réécrire l’histoire littéraire3 et pour interroger la construction des hiérarchies culturelles au XIXe siècle. Cependant, n’ayant de sens que par rapport à des normes mobiles, plurielles et historiques – changeantes donc –, les notions de mineur et de marge appellent la discussion. Quel territoire du champ littéraire, théâtral et médiatique veut-on désigner ainsi ? Quels types de corpus ? Quels types d’auteurs, d’autrices, d’artistes ? Quelles scènes ? Quels supports ? Si l’on peut intuitivement définir quelques segments du périmètre considéré, par exemple les avant-gardes de la fin du siècle, les petites salles louées par des cercles dramatiques amateurs, les écrivains restés dans l’ombre d’un maître tel Paul Alexis derrière Émile Zola, il est cependant difficile de répondre à ces questions sans s’embarquer dans un propos pétri de modélisations et de nuances. Car les positions majeures/mineures, centrales/marginales, sont par définition relatives : elles dépendent du système de valeur choisi comme grille de lecture et du type d’instances légitimantes convoquées (institutions, pairs, grande presse, petite presse, etc.). Les marges sont évidemment plurielles, variables d’une époque à l’autre, d’une aire culturelle à l’autre, d’un cercle artistico-littéraire à l’autre, mais centres et canons sont tout autant multiples et relatifs. Pour le dire autrement, on est toujours le centre ou la marge d’un autre.
Si l’on se place du point de vue de la popularité, du succès, des chiffres de vente ou des espaces de représentation, les auteurs et genres majeurs du XIXe siècle, tels Eugène Sue, Eugène Scribe, le roman-feuilleton et le mélodrame, ont longtemps occupé les marges d’une histoire littéraire et théâtrale fondée sur le génie, conformément au régime romantique qui a dominé l’historiographie jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Au contraire, les théâtres « à côté » et les petites revues, qui relèvent de sociabilités restreintes, se situent au XIXe siècle dans les marges de la vie culturelle et dans des espaces confidentiels alors qu’ils ont ensuite été considérés comme centraux dans l’historiographie littéraire et théâtrale du fait de leur position à l’avant-garde. Et l’on sait que l’histoire du XXe siècle est une histoire des avant-gardes : inspirés par les symbolistes et les décadents de la fin-de-siècle, le surréalisme, le dadaïsme et le futurisme domineraient le premier XXe siècle tandis que le Nouveau Roman règnerait sur le second. Ces exemples – on pourrait les multiplier – montrent que les notions de majeur et de mineur sont réversibles d’une part selon le système de valeur choisi, qu’il soit à dominante socio-économique ou bien à dominante artistico-symbolique, d’autre part selon l’époque depuis laquelle on les mobilise, en synchronie dans les discours contemporains des objets étudiés, ou en diachronie dans la critique et l’histoire littéraire rétrospectives. Les majeurs des uns sont les mineurs des autres.
Mais leur mobilité et leur relativité font tout l’intérêt de ces notions, particulièrement pertinentes lorsqu’elles ne sont plus tant considérées comme des outils critiques pour penser rétrospectivement la Belle Époque, que comme les manières dont auteur·ices, artistes, acteur·ices, critiques, etc., ont pensé eux-mêmes leurs positions dans le champ et leurs pratiques. Mineur, marge et petit sont des mots d’époque à travers lesquels se construisent des postures, des écritures, et avec lesquelles se sont fabriquées les valeurs littéraires et théâtrales sur les plans économique, esthétique et symbolique. Penser la vie littéraire, théâtrale et médiatique de la Belle Époque par le prisme des pôles majeur/mineur, centre/marge, s’avère particulièrement fécond pour comprendre les postures auctoriales, les stratégies de carrière, la publicisation de soi et les productions littéraires et artistiques. L’un des enjeux de ce livre est ainsi d’interroger la fabrique de ces positions mineures et marginales, leurs dynamiques et leur rapport souvent ambigu à la reconnaissance et au succès. Parce que ces positions et pratiques n’ont de sens que comprises ensemble, du roman au théâtre, de la petite presse au cabaret, des poètes aux acteurs et actrices, les champs littéraire, dramatique et médiatique seront envisagés de concert, comme une forme d’hyper-champ culturel.
À l’heure où la critique littéraire et dramatique questionne le(s) canon(s)4 et tente de proposer une autre définition du fait littéraire et théâtral, en renonçant au tout autonome et autoréflexif et en s’appuyant pour cela sur le travail des historiennes et historiens, les manières plurielles d’écrire en petit et de jouer en mineur, au double sens de jeu théâtral et de jeu social, semblent devoir être pensées comme une sorte de flux ou de cours d’eau de la fin du XIXe et du début du XXe siècle où se croisent des écrivains, des journaux, des scènes, des modes de vie, des formes et des formats, bref, une véritable culture du petit, à la fois littéraire, scénique et médiatique. Artistes, formes et formats mineurs/marginaux ne sont pas des îlots de la vie culturelle de la Belle Époque que cet ouvrage aurait pour visée de mettre au jour puis d’intégrer dans l’histoire littéraire et théâtrale, « à côté » des grands auteurs et des genres légitimes. Majeur et mineur, marge et centre ne doivent surtout pas être pensés comme des blocs ou des entités figées, l’une contre l’autre ou l’une « à côté » de l’autre, mais comme des dynamiques de circulation et, pour proposer une image peut-être plus parlante, comme des contextures, c’est-à-dire comme des éléments mobiles d’une vie littéraire, artistique et culturelle en travail, en train de fonctionner.
Postures, stratégies, contraintes : les valeurs du mineur
La posture d’artiste ou d’écrivain mineur et/ou marginal participe pleinement de la dynamique et des stratégies des groupes littéraires et artistiques5 de la fin du XIXe siècle : « petits naturalistes6 », symbolistes, décadents, fumistes (Zutistes, Hydropathes, Hirsutes, Je-m’en-foutistes) puis naturistes se construisent selon des logiques de sociabilités et de diffusion restreintes, porteuses de valeur littéraire. Ces postures ne sont pas réservées aux –ismes de l’époque, elles concernent tout autant les cercles dramatiques amateurs qu’Adolphe Aderer appellera les théâtres « à côté7 » : les Escholiers, le Cercle Pigalle, les Castagnettes, etc., mais aussi les réseaux littéraires et dramatiques que font vivre les cabarets montmartrois8. Bien qu’elle repose sur des contraintes socio-économiques et générationnelles, cette artification de la marge et de l’entre-soi est largement partagée et mise en scène. La scénographie auctoriale des marges passe en effet par des discours de valorisation du mineur et du petit qui ont deux cibles principales : d’une part le canon théâtral et littéraire, d’autre part les artistes à succès. Contre les artistes et écrivains plébiscités et/ou canonisés, contre les genres légitimes et les recettes de la littérature industrielle, contre les grands formats totalisants hérités du romantisme panoramique, enfin contre les circuits de diffusion mainstream (grande presse, grandes maisons d’édition, théâtres subventionnés), la plupart des écrivains et artistes choisissent et/ou subissent des formats réduits et des espaces périphériques. Ils passent par des circuits confidentiels pour happy few ou pour écrivains et dramaturges refusés. La petite presse, les petites maisons d’édition et les petites scènes de théâtre sont investies par des artistes et des écrivains qui, dans le meilleur des cas, ne se sont pas encore fait un nom, d’où la forte présence de la jeunesse dans ces réseaux, ou qui, au pire, n’ont jamais réussi ni à percer sur les scènes consacrées, ni à s’imposer du côté de la grande diffusion ni à atteindre la reconnaissance9. Le Théâtre Libre est emblématique à cet égard : Antoine construit sa marque de fabrique sur le lancement de jeunes auteurs mais il monte également plusieurs pièces des maîtres du roman, tels Zola et Goncourt, qui ont été refusées ailleurs, notamment par les théâtres consacrés.
Ces postures et ces discours qui valorisent le mineur s’articulent à la promotion des « petits » genres, des petits formats et des petits espaces : nouvelle, conte, chanson, pièce en un acte, pantomime, monologue dramatique, théâtre de poche, petite revue. Toutes ces petites formes développent des poétiques contre-panoramiques : écriture du détail, de la miniature, du « petit fait » vrai ou fantaisiste. Tantôt les poétiques du bref visent une représentation vraie du réel, avec un objectif de production de savoirs – historiques, ethnographiques, sociographiques, psychologiques, phénoménologiques – tantôt elles s’accompagnent au contraire d’une écriture autotélique. Mais qu’ils s’inscrivent dans un réalisme sérieux ou qu’ils revendiquent un ludisme léger, les petits écrivains et artistes de la Belle Époque ont érigé le petit en attitude, en style de vie et en écriture. Cependant, à mesure que l’espace public se libéralise, le sens de ces postures et poétiques en mineur se modifie : se situer en marge (contrainte ou choisie), se replier sur des logiques de groupes restreints, pratiquer des genres brefs, tous ces positionnements n’ont pas la même signification au début des années 1880 marquées encore par une forte censure, ou dans les années 1910, quand libéralisation et liberté d’expression gagnent du terrain.
La culture du petit à la Belle Époque : entre « culture à côté10 » et culture de masse
Ces petites pratiques qui se situent volontairement « à côté » ou que l’on assigne dans les marges foisonnent à la Belle Époque, qu’il s’agisse de sociabilités, de formats ou d’écritures. Mais elles deviennent également la forme privilégiée de la circulation médiatique et de la massification de la culture par leur facilité à être communiquées et transportées.
Depuis le Second Empire, la culture du « petit » s’incarne tout particulièrement dans les spectacles coupés, qui font le succès des cafés-concerts puis des music-hall. Cette promotion du petit dans la culture populaire est essentielle et, dans un volume consacré au mineur, il ne faut pas nous tromper de perspective : le petit n’est pas la chasse gardée de l’avant-garde et de la marge. Théâtre forain, théâtre de rue, spectacles coupés participent également à la promotion de formes et formats brefs. Le numéro, le sketch, la chanson, l’extrait de pièce sont des unités scéniques opérantes qui s’enchaînent et dont la liaison – quand il y en a – est assurée par le bonimenteur11. Toutes ces formes attractionnelles reposent, à l’échelle du numéro ou de l’extrait, sur un effet bref et intense sur le spectateur tandis que leur juxtaposition, le temps d’un spectacle ou d’une soirée, permet un mode d’attention flottant12. Or ces formes et formats populaires de l’attraction sont investis par des écrivains et artistes qui, par leur intermédiaire, travaillent à différentes expérimentations stylistiques, scéniques, génériques.
Le cirque, par exemple, très fréquenté par la jeunesse de l’époque, devient un topos de la fiction brève fin-de-siècle (nouvelles, poèmes, chroniques, petit roman) où sont questionnées les limites du récit : une nouvelle comme William de Paul Alexis13 ou un roman comme Les Frères Zemganno d’Edmond de Goncourt se caractérisent respectivement par un épuisement du genre de la nouvelle, réduite à quatre pages, et par une fragmentation du récit telle que certains chapitres ne comptent que quelques lignes14. Avec la matière circassienne, les deux écrivains expérimentent une transposition littéraire du régime attractionnel, lequel articule une temporalité (l’instant), un format (bref), une forme (numéro, nouvelle, tour de magie…) et un effet (l’intensité). Au sein de leurs formes respectives (nouvelle pour l’un, roman pour l’autre), Paul Alexis et Edmond de Goncourt inventent un format littéraire attractionnel : la (très) petite nouvelle et le roman éclaté15.
Un autre exemple témoigne de la circulation des formes et des formats de la culture de masse à la culture « à côté » : la pièce en un acte. Dans les années 1880-1890, les petits naturalistes adaptent leurs propres œuvres et celles des Goncourt et Zola dans ce format, lequel est partout présent dans la culture spectaculaire de l’époque, du théâtre populaire aux scènes à l’avant-garde. Si les petits naturalistes et André Antoine investissent sérieusement la pièce en un acte et en construisent la valeur esthétique, littéraire et dramaturgique, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit d’une artialisation de contraintes de production, de contraintes matérielles. Pour de jeunes auteurs qui ne se sont pas encore fait un nom, il est plus facile de placer une pièce en un acte. Quel directeur de théâtre accepterait de parier sur la pièce longue d’un inconnu ? Parce qu’elle a connu une grande fortune à la Belle Époque, tant dans la culture populaire que dans la culture « à côté », la pièce en un acte pose des questions essentielles dans notre perspective : d’une part, la superposition entre des contraintes matérielles et de véritables choix esthétiques et dramaturgiques ; d’autre part, la circulation d’une culture du petit à l’échelle européenne avec la célèbre théorisation de la pièce en un acte par Strindberg, dont le projet théâtral est largement inspiré par Antoine.
Viralité du petit et du mineur dans l’Europe de la Belle Époque
Les travaux des contributeurs à L’Europe des revues16 ont montré à quel point les revues littéraires et artistiques foisonnent dans l’espace européen durant cette période, au cours de laquelle se tisse un réseau complexe de relations et de transferts culturels. Cette circulation d’un pays à l’autre est vectrice d’idées et d’esthétiques nouvelles. Plusieurs articles de ce livre s’attachent à ouvrir le vaste chantier d’une étude transnationale des marginalités littéraires et scéniques au tournant du siècle. Marthe Segrestin évoque l’intérêt d’August Strindberg pour les Quarts d’heures de Guiches et Lavedan, dont la forme abrégée lui semble parfaitement adaptée à la tragédie contemporaine et au principe qui, selon lui, doit la structurer : le combat des cerveaux. Paul Aron exhume tout un réseau d’amitiés et de sociabilités théâtrales et culturelles tissé entre Montréal, Paris et les milieux francophones d’Anvers, autour du cercle du Gardénia. Evanghelia Stead fait l’hypothèse que les petits Faust ont ouvert la voie aux expérimentations avant-gardistes, en particulier le poème-ballet de Heinrich Heine (1847), dont elle suit la fortune dans l’Europe du XXe siècle, à Prague, Munich, Berlin – et même jusqu’à Sidney –, au théâtre, au cirque ou sous la forme du livre illustré. Une géographie internationale du petit se dessine.
Les mécanismes sont les mêmes pour le cabaret artistique. Le Chat Noir est né à Paris en 1881, sous l’égide de Rodolphe Salis ; une vingtaine d’années plus tard, il a essaimé dans toute l’Europe17, en particulier dans les carrefours culturels émergents de Berlin ou de Vienne, mais aussi à Barcelone, Münich, Prague, Cracovie, Budapest, Saint-Pétersbourg, Zürich ou Oslo. Les brassages artistiques plurinationaux sont fréquents. Ainsi, c’est par l’intermédiaire des Français Marc Henry et Marya Delvard, que le cabaret artistique s’est exporté depuis Paris vers Münich, avec la fondation du cabaret Die Elf Scharfrichter, puis Vienne avec l’ouverture du Nachtlicht et du Fledermaus, que fréquentent les Praguois Kafka et Max Brod. À son tour, le Fledermaus, ouvert en 1907, inspire la création d’une autre « Chauve-Souris », à Moscou cette fois, avec la fondation du Letuchaya Mysh, lieu de rendez-vous des comédiens du Théâtre d’Art de Stanislavski.
Car du cabaret au théâtre, il n’y a qu’un pas, aisément franchi à Berlin par Max Reinhardt qui transforme le cabaret satirique qu’il dirige avec le poète Christian Morgenstern – le Schall und Rauch – en un Kleines Theater, à côté des scènes instituées, avant de créer, en 1906, le Kammerspielhaus, dont Strindberg s’inspire pour l’Intima Teater : un lieu marginal va donc permettre d’ouvrir la voie aux plus grandes révolutions dramatiques du XXe siècle. Loin d’être une contrainte, le petit format du théâtre et de la scène, qui hante les avant-gardes européennes, est une promesse d’émancipation, celle d’un théâtre en liberté, d’un « Théâtre Libre », qui peut se faire « n’importe où, dans un grenier, dans une grange, dans une cave18 ». Dans l’Avant-propos de son essai Théâtres intimes, Jean-Pierre Sarrazac fait remarquer qu’au théâtre, « les périodes de gigantisme et de monumentalité sont également celles des décadences » et que l’art d’Eschyle et de Sophocle « fleurissait, lui, dans l’étroitesse et le provisoire des théâtres en bois du Ve siècle ». Mais, ajoute-t-il, « cette petitesse de l’espace est susceptible […] d’une dilatation infinie. Elle a vocation à contenir tout un monde. Le drame trace son chemin et atteint sa juste dimension en passant par le chas d’une aiguille19 ».
Jeux d’échelle sur le continent européen
Cette dialectique est particulièrement féconde au tournant du siècle, à l’ère de la première mondialisation et d’un agrandissement – ou d’un rétrécissement – du monde grâce aux percées technologiques : les lignes de chemin de fer, l’électricité, les navires à vapeur et le télégraphe. À cette époque sont apparus les premiers mouvements d’extension géographique des échanges de biens et de capitaux, et la conscience d’un espace-monde plus pertinent que les limites nationales. Dans l’espace capitaliste, tout circule dans un flux perpétuel de dépassement des frontières : argent, marchandises, biens culturels, vedettes ou écrivains en tournées. Une géographie internationale de la littérature et des arts se dessine progressivement. Le brassage culturel est facilité par des « passeurs » comme Maurice Prozor, traducteur en français du théâtre scandinave, comme Hermann Bahr, grand communicateur de la littérature française dans les cercles viennois, ou par l’entremise de réseaux de médiation, comme celui des Théâtres Libres, promoteur des petites formes scéniques. La vogue internationale du cabaret, équivalent scénique des théories de l’extrait qui fleurissent un peu partout, et sur la scène duquel se succèdent, sans ordre préétabli, conférences, chansons, actes uniques, numéros de marionnettes ou théâtre d’ombres, s’explique par un mouvement généralisé d’accélération des modes de vie. Vites traduits, réinterprétés, vite lus, simples et directs, aphorisme, esquisse, couplet ou scène de cinq minutes circulent facilement, dans la presse européenne, dans les revues, sur les scènes des petits théâtres et des cabarets, ils se diffusent à grande échelle20 et n’échappent pas à la standardisation.
En même temps – et ce n’est pas le seul paradoxe – les petites formes sont aptes à montrer la vie dans sa bigarrure et sa diversité, elles s’adaptent aisément aux particularismes nationaux. À travers elles, se conjuguent ouverture au monde et construction d’une identité nationale, qui se nourrissent mutuellement, car c’est aussi l’époque où se construit le modèle de l’État national, celle de la tentation du repli identitaire, avec les premières inquiétudes liées à l’intensification de la concurrence étrangère. L’heure est à la compétition entre les grands pôles européens pour le leadership en matière de capital artistique et culturel. Les stratégies individuelles qui conduisent les écrivains à ériger le petit en style d’écriture et à se tourner vers des formes de théâtre miniature par désir de maîtrise21, trouvent leur équivalent au niveau des États-nations : il arrive là aussi que la valorisation du mineur ou du petit participe à un geste de réappropriation, à la construction d’une identité collective et d’une image de marque, dans un contexte de comparaison et de concurrence, au moment même où les formes de sociabilités culturelles tendent à s’homogénéiser et à se standardiser. À la Belle Époque, l’attraction culturelle exercée par Paris – que Walter Benjamin décrit comme la capitale du XIXe siècle – tend à se nuancer. La centralité de Paris entre en concurrence avec le dynamisme de Berlin22, la capitale émergente de l’Europe continentale, mais faisant surtout, dans le champ culturel, figure d’épigone. Car c’est à Vienne, capitale impériale en déclin, berceau d’une littérature doublement considérée comme mineure – dans le paysage littéraire européen comme dans le champ littéraire de langue allemande – que s’invente une « modernité sceptique23 », dont nous sommes probablement encore les héritiers spirituels. À Vienne, l’effondrement de la pyramide impériale signe la disparition de toute valeur centrale, elle révèle le décousu, l’hétérogène, le dérisoire, le vide. L’Autriche finissante découvre en son centre une absence, mais, dans les parcelles les plus profondes du Moi, c’est un continent invisible qui s’ouvre, un véritable macrocosme.
La fin-de-siècle, partout en Europe, voit coexister les propositions les plus contradictoires, la tranche de vie pour les naturalistes, le cosmos pour les symbolistes. Avec son Théâtre Intime, Strindberg affirme la réversibilité de ces deux propositions, il en fait la synthèse et « indique une voie » : celle où le petit rejoint le grand, le majeur le mineur, où « macrocosme et microcosme, théâtre du moi et théâtre du monde avancent bord à bord24 ».
***
Les trois parties du volume (« Pratiques et écritures “à côté” » ; « Figures et groupes en marge » ; « Petits formats et jeux d’échelles ») témoignent de la richesse des objets et de la pluralité des approches, au croisement des études littéraires, théâtrales et médiatiques. Ensemble, ces approches nous permettent de progresser dans la connaissance et le questionnement de l’histoire culturelle de la Belle Époque, avec deux démarches heuristiques complémentaires et le plus souvent mêlées dans les articles du volume : la trouvaille, grâce à laquelle sont débusqués les invisibles et les invisibilisés de l’histoire littéraire et dramatique, et la relecture de cette histoire depuis ses bords.
Après une ouverture en deux temps, qui donne son cadrage théorique et historique au volume tout en posant les grandes problématiques qui le construisent, la première partie, intitulée « Pratiques et écritures “à côté” », s’attache aux formes et aux écritures en marge du champ culturel de la Belle Époque. Tandis que certains textes explorent logiquement les avant-gardes, d’autres s’interrogent sur le mineur et le marginal comme valeurs et positions assignées. Volontaire ou subie, cette position « à côté » caractérise des pratiques spectaculaires marginales comme le boniment ou les marionnettes, des lieux de représentation mineurs comme le Théâtre-Libre d’Antoine où se jouent aussi bien des pièces naturalistes que scandinaves, des formes médiatiques spécialisées comme la critique dramatique mais aussi des pratiques littéraires jugées mineures comme la traduction chez les symbolistes. Les huit contributions de cette première partie montrent tout à la fois la diversité formelle et la cohérence culturelle des pratiques marginales et mineures à la Belle Époque.
La deuxième partie, « Figures et groupes en marge », se concentre davantage sur les acteur·ices – au sens large – de cette culture « à côté » : cercles littéraires et artistiques, cabarets, groupes et individus sont analysés en tant qu’agents de la constitution, du développement et de la diffusion de pratiques mineures et marginales. Les huit textes qui composent cette partie explorent les figures du clown, de la clownesse et du saltimbanque, des individus aujourd’hui complètement oubliés comme Jacques Lemaire et Gustave Théraube qui ont pourtant joué un rôle important dans leurs champs respectifs, des acteurs comme Jules Jouy et Peter Altenberg qui ont marqué l’histoire des petites scènes, respectivement parisienne et viennoise, enfin des groupes comme le Gardenia dont le fonctionnement et les stratégies sont mis au jour. Explorant des pans ignorés, voire invisibilisés de l’histoire littéraire et artistique, cette deuxième partie propose une réflexion sur l’écriture de l’histoire culturelle, une histoire attentive aux phénomènes de hiérarchisation, aux stratégies de positionnement dans le champ, aux assignations et à leur possible retournement, une histoire également construite sur des archives souvent parcellaires et dispersées avec lesquelles le travail de recherche est une véritable enquête.
Enfin, la dernière partie, « Petits formats et jeux d’échelles », est centrée sur les questions de dimension, de volume, de taille qu’implique la « culture du petit » à la Belle Époque quand les formats des productions fictionnelles – littéraires, scéniques et médiatiques – sont reconfigurés. Les neuf contributions de cette partie traversent les petits genres tels que la pièce en un acte, le conte journalistique, le théâtre d’ombres, le monologue téléphonique et le sonnet, marques de fabrique d’une période de l’histoire littéraire et artistique qui valorise le « petit », aussi bien du côté de la production restreinte que de la production de masse. Fictionnalisée dans de nombreux romans, par exemple par les personnages de figurants, thématisée sous la forme de petits spectacles romanesques, cette culture du petit n’est pas spécifique à l’avant-garde, comme on pourrait d’abord le penser, mais caractérise beaucoup plus largement, beaucoup plus massivement la production littéraire et artistique de la Belle Époque dont elle constitue un trait finalement majeur.
Notes
- Jean-Claude Yon a montré que l’avant-garde est indissociable de l’avènement de la culture de masse, notamment dans « L’émergence de la culture de masse », chapitre 9, dans Histoire culturelle de la France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010.
- Voir Yves Delègue et Luc Fraisse (dir.), Littérature majeure, littérature mineure, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1996 ; Luc Fraisse (dir.), Pour une esthétique de la littérature mineure, Paris, Honoré Champion, 2000 ; Catherine Volpilhac-Auger, Œuvres majeures, œuvres mineures ?, Lyon, ENS Éditions, 2004 ;Daniel Grojnowski, La Tradition fumiste. De la marge au centre, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « Dix-neuvième », 2022. Voir également, du côté des formes dramatiques mineures, Ariane Martinez, La pantomime, théâtre en mineur 1880-1945, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.
- Voir Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010.
- Voir notamment « Le canon théâtral à l’épreuve de l’histoire », Florence Naugrette (dir.), Revue d’Historiographie du Théâtre, 8, 2023. L’introduction du numéro par Florence Naugrette est disponible en libre accès sur le site de la Société d’Histoire du théâtre. [https://sht.asso.fr/introduction-6/].
- Denis Saint-Amand (dir.), La Dynamique des groupes littéraires, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Situations », 2016.
- L’expression employée par Ferdinand Brunetière dans son réquisitoire publié par la Revue des Deux Mondes en juillet 1884 reste attachée aux deux générations d’écrivains qui s’inscrivent dans le sillage de Zola et Goncourt : le groupe de Médan puis celui du Grenier.
- Adolphe Aderer, Le Théâtre à côté, préface de Francisque Sarcey, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1894.
- Laurent Bihl et Julien Schuh, « Les cabarets montmartrois dans l’espace urbain et dans l’imaginaire parisien, laboratoires des avant-gardes et de la culture de masse (1880-1920) », COnTEXTES, 19 / 2017. [http://journals.openedition.org/contextes/6351].
- Sur l’échec littéraire, voir Valérie Stiénon, « Banalité, délégitimation, oubli : des conditions du ratage en littérature », COnTEXTES, /17/072020.[http://journals.openedition.org/contextes/8957].
- Nous empruntons l’expression à Julien Schuh. Voir, dans ce volume, son article « Les avant-gardes fin-de-siècle comme écosystème : la culture “à côté” » et l’inédit de son habilitation à diriger des recherches, Une culture “à côté”. L’écosystème culturel de l’avant-garde à la Belle Époque, soutenue le 22 décembre 2023 à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
- Sur la figure du bonimenteur, voir Agnès Curel, Le Grand Théâtre du bonimenteur. Pratiques spectaculaires et imaginaires culturels (1845-1914), Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Théâtre et société », 2025.
- Voir ici même l’article de Jean-Claude Yon, « Le petit et le mineur à la Belle Époque. Quelques pistes de réflexion ».
- Paul Alexis, Trente romans, Paris, Charpentier, 1895.
- Cela est vrai pour d’autres romans de Goncourt mais l’effet est doublé dans ce roman du numéro, de l’attraction.
- On pourrait même envisager de parler de roman coupé – l’absence de lien entre les chapitres ayant souvent été soulignée par la critique de l’époque.
- Evanghelia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues (1880-1920), Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Histoire de l’imprimé », 2008 et L’Europe des revues II (1860-1930). Réseaux et circulation des modèles, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Histoire de l’imprimé », 2018.
- Voir l’ouvrage de Lionel Richard, Cabaret, CABARETS – De Paris à toute l’Europe, l’histoire d’un lieu de spectacle, Paris, Harmattan, 2019 et celui de Lisa Appignanesi, The Cabaret, Yale University Press, 2004.
- Charles Dullin, en réponse à l’enquête « Pour un théâtre national d’essai », Le Figaro, 26 juillet 1939.
- Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, coll. « Le Temps du théâtre », 1989, p. 9.
- Sur la viralité des images et des textes au tournant du siècle : « La Belle Époque a-t-elle été virale ? Circulation, diffusion, reproduction des images et des textes dans les périodiques au tournant du siècle (1870-1930) », organisé par Julien Schuh, le 25 juin 2020, université Paris-Nanterre.
- Sophie Lucet, « Le “théâtre minuscule” : un rêve de théâtre à l’époque symboliste », dans Pierre Citti et Sylvie Triaire (dir.), Lieux littéraires/La Revue, coll. « Théâtres virtuels », Université Paul-Valéry-Montpellier 3, décembre 2001, p. 277-296 : « Toutes ces rêveries de poètes autour des petits théâtres, quoiqu’il en soit, paraissent révélatrices du désir persistant chez l’écrivain au XIXe siècle, de se réapproprier la chose théâtrale, de la plier à ses désirs » (p. 287).
- Nous renvoyons aux travaux de l’historien Christophe Charle, notamment : Le Temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècles, Seyssel, Éd. Champ Vallon, 2009 et Capitales européennes et rayonnement culturel XVIIIe-XXe siècles, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2004.
- C’est le titre d’un chapitre de Jean Clair dans Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, Éd. du Centre Pompidou, 1986, p. 46-57.
- Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, op. cit., p. 10.