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Les points significatifs dans l’espace ?
La structuration de l’espace dans les sanctuaires ioniens à l’époque archaïque

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Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, les études sur l’Ionie antique attestent la vigueur de la région à l’époque archaïque. Des découvertes spectaculaires datant de l’époque archaïque ont ainsi été faites lors des fouilles. Les sanctuaires ioniens constituent dès le départ l’un des principaux sujets de recherche de la région. Naturellement, les différents aspects de ces sanctuaires ont été profondément discutés et l’objet de nombreux projets de recherche. Pourtant, il nous semble qu’un examen plus approfondi de l’évolution spatiale de certains sanctuaires entre la période géométrique et l’époque archaïque peut révéler de nouvelles informations sur la relation entre le comportement religieux et l’organisation spatiale des sanctuaires (fig. 1).

Fig. 1. Les sanctuaires archaïques en Ionie.
Fig. 1. Les sanctuaires archaïques en Ionie.

Aux époques géométrique et archaïque, quelques sanctuaires d’Ionie paraissent être étrangement liés à certains points dans l’espace dont l’on peut observer une présence permanente tout au long des différentes phases de l’histoire du sanctuaire. Un aspect commun à tous ces sanctuaires est l’existence d’un cœur en leur sein, figé les siècles suivants malgré des changements dans l’organisation topographique générale. Il s’agit de points fixes, marqués par la présence de certaines structures souvent présentes dans les couches d’occupation les plus anciennes de ces sanctuaires et qui demeurent des points déterminants pour les axes des temples monumentaux construits ultérieurement. Parfois, ces couches plus anciennes peuvent même appartenir à des périodes antérieures à l’établissement du culte, comme dans le cas du sanctuaire d’Athéna à Milet. Le Kultmal a d’abord fait partie de l’ancien rempart mycénien avant de devenir le centre du sanctuaire géométrique, autour duquel les offrandes les plus prestigieuses étaient déposées1. La fonction exacte de toutes ces structures n’est pas toujours claire et plusieurs interprétations différentes ont été déjà développées.

Les sanctuaires d’Athéna à Milet, à Smyrne et à Chios Emporio, le sanctuaire d’Héra à Samos et le sanctuaire d’Artémis à Éphèse montrent quelques traits similaires dont une évaluation plus précise peut permettre de mieux comprendre cet aspect important dans l’organisation topographique des sanctuaires. 

Les nombreuses fouilles de l’Artémision d’Éphèse ont permis d’établir plusieurs restitutions de l’histoire du sanctuaire. Il faut noter que les interprétations varient avec un axe de recherche qui voit tout de même une évolution linéaire du sanctuaire, concentrée dans la même zone. Une structure rectangulaire plus ancienne aurait été encerclée plus tardivement et, finalement, un nouveau bâtiment incluant les phases antérieures fut construit2. En revanche, selon A. Bammer, à l’époque géométrique, un sékos ionique avec un naiskos à baldaquin dans la cour ouverte existait déjà ; on peut observer qu’une structure rectangulaire de 1,75 m par 2,45 m était présente au centre du bâtiment dès le milieu du VIIIe siècle et elle semble avoir eu une importance particulière car elle prenait place à l’intérieur du baldaquin. Ce périptère rectangulaire ouvrait à l’ouest par une grande porte et était entouré par une peristasis dès le milieu du VIIIe siècle a.C. Il est resté en usage jusqu’à une inondation catastrophique qui peut être datée du VIIe siècle3. Quelques 1 500 objets, dont la plupart sont en ambre travaillé, ont été trouvés sur le côté nord de la base4. Les ambres sont au nombre de 600 et ont été trouvés principalement à l’est de la cella du périptère. Il faut ainsi mentionner la découverte d’un trésor dans lequel, à côté des objets en bronze et en faïence, les archéologues ont identifié des colliers en verre, en cristal et en ambre ainsi que des scarabées, des fragments de céramique orientale et une pièce en ivoire représentant un arbre sacré avec un griffon. Ces objets ont été interprétés comme des fragments du collier d’un xoanon détruit vers la fin du VIIe siècle a.C.5 C’est dans la partie est du peripteros et la partie nord de la base rectangulaire que les offrandes les plus importantes des époques géométrique et archaïque ont été trouvées6. De plus, il semble que le naiskos qui entourait cette base a conservé une place centrale dans les différents temples qui se sont succédé à cet endroit (fig. 2).

Fig. 2. Artémision d’Éphèse : naïskos et base centrale (Bammer 1991, fig. 2).
Fig. 2. Artémision d’Éphèse : naïskos et base centrale (Bammer 1991, fig. 2).

La construction du temple C, qui n’a jamais été terminé, constitue la phase suivante du temple. Il semble qu’on ait commencé à construire ce bâtiment pendant la première moitié du vie siècle puis, plus tard, on l’a incorporé au temple suivant7. La partie orientale de l’ancien peripteros formait la sous-structure d’un nouveau naiskos, construit en même temps pour le nouveau soi-disant diptèros de Crésus vers 560 a.C. L’ancien sékos a donc continué à figurer dans le noyau de l’ensemble. Il faut ainsi noter que selon R. Fleischer, certains traits de la statue de culte de l’époque romaine font référence à des traditions très anciennes et il est possible de tracer l’origine de l’image du culte de l’Artémis d’Éphèse jusqu’au VIIe siècle a.C.8

À l’Héraion de Samos, on peut imaginer l’existence d’un naiskos primitif au IXe siècle a.C. Aux alentours de ce bâtiment, on peut noter la construction d’une série d’autels se succédant du Xe au VIIIe siècles9. La présence d’une base ronde à proximité de l’autel II de l’Héraion de Samos est attestée par les archéologues, qui la datent entre le milieu du IXe et le milieu du VIIIe siècle ; cette base semble être reliée à l’autel par un petit chemin : E. Buschlor et H.  chleif suggère que cette base appartenait à la statue de culte10. Nous notons également la construction de cinq petits bâtiments autour des autels, ce qui démontre peut-être la présence d’un nombre accru d’objets votifs. On y trouve ainsi des figurines en terre cuite, presque uniquement des animaux, surtout de grands bovins creux, faits au tour ; au même niveau, on a également trouvé quelques fragments de grandes statuettes féminines aux bras levés. Le nombre d’objets en bronze reste assez limité et il n’y a que quelques figurines de chevaux et des accessoires de vêtements, dont la plupart sont importés de Grèce continentale, surtout de Thessalie et de Macédoine11.

Comme le travail d’A. Mallwitz l’a clairement montré, les fondations du premier temple d’Héra, dénommé Hecatompedon, appartiennent à la première moitié du VIIe siècle a.C. Il s’agissait d’un temple avec deux phases successives : un premier bâtiment étroit de plan barlong auquel on a ajouté plus tard des portiques et des colonnes en bois sur bases en pierre ; on obtient ainsi un plan périptère vers le milieu du VIIe siècle12. Cependant, on a noté la présence d’une base avec des dimensions de l’ordre de 0,96 à 1,46 m dans la cella de la première phase de l’Hecatompedon ; cette base fut restaurée au même endroit avec la même taille au cours de la deuxième phase du temple. Sa taille permet de supposer l’existence d’une statue à l’échelle humaine13. Il semblerait que cette base fût restée en place pendant les différentes phases du temple avant d’être finalement placée dans le pronaos du diptère de Rhoikos, construit entre 570 et 550 a.C., tandis qu’une autre base de la statue fut installée dans sa cella14 (fig. 3).

Fig. 3. Héraion de Samos. Les différentes étapes de construction du temple et de la base de la statue (Held 1995, fig. 1).
Fig. 3. Héraion de Samos. Les différentes étapes de construction du temple et
de la base de la statue (Held 1995, fig. 1).

Ce temple s’est rapidement effondré, et un nouveau diptère, le soi-disant diptère de Polycrate, fut construit aux alentours de 530 a.C. à 40 m à l’ouest du diptère de Rhoikos. Pourtant, après la destruction inattendue de ce temple, un monoptère semble abriter la statue jusqu’à la construction d’un nouveau temple. Les fouilleurs allemands pensent à une utilisation constante de ce monoptère pour abriter temporairement la statue de la divinité sortie du naos pendant les fêtes religieuses15. En tous le cas, selon I. B. Romano, les sources antiques sont d’accord sur la présence d’une statue ancienne d’Héra non sculptée ; plus tard une deuxième statue est érigée16. Une inscription du IVe siècle a.C., qui donne des informations sur les vêtements d’Héra, montre qu’à cette époque il y avait deux statues de culte d’Héra dans le sanctuaire17.

Les sources antiques mentionnent la présence des xoana lors des fêtes religieuses à l’Héraion de Samos et à l’Artémision d’Éphèse. Par exemple, Pausanias raconte que les Argonautes ont apporté le bretas d’Héra à Samos18, fournissant l’aition de la fête des Tonaia à l’Héraion : le retour miraculeux de la statue volée par des pirates Tyrrhéniens dans le sanctuaire. On sait également que la statue d’Héra était amenée au bord de la mer et que les Samiens l’attachaient par les branches de lygos puis, après un certain temps, la lavaient dans l’eau de la mer et la rapportaient au temple pendant les fêtes de Tonaia19. À l’Artémision d’Éphèse aussi, le rôle de la statue de culte dans les fêtes de Daitis est bien attesté. Apparemment, le xoanon d’Artémis est emporté au bord de la mer pendant la procession20. Ainsi, plusieurs sources antiques soulignent l’ancienneté de la statue d’Artémis. Selon Callimaque, les Amazones ont apporté la statue d’Artémis dans l’endroit où le sanctuaire sera construit plus tard21. Pline raconte que le xoanon en bois a gardé sa place pendant les sept restaurations du temple22, tandis que Strabon mentionne comment l’Artémis d’Éphèse a exigé des Phocéens d’emmener une copie de sa statue à Massalia quand ils demandèrent l’aide de la déesse pour effectuer ce voyage23

Donc, ces deux exemples relativement bien connus montrent que certaines bases, qui ont été probablement utilisées pour supporter une image de culte, appartenaient aux couches les plus anciennes des sanctuaires et gardaient leur importance au cours des phases ultérieures. Maintenant, nous allons essayer d’évaluer les preuves plus fragmentaires d’autres sanctuaires de l’Ionie pour mieux comprendre ce phénomène.

Un autre exemple se trouve à Smyrne, dans le sanctuaire d’Athéna, dans lequel une base rectangulaire se trouve au centre du podium où furent construits les temples successifs. Pourtant, l’emplacement de la base n’a pas bougé et elle est le point déterminant pour les axes des différents temples. Les objets orientaux qui sont découverts dans le sanctuaire se trouvaient aux alentours de cette base et leur datation permet de suggérer une activité cultuelle dans cet endroit à partir du début du VIIe siècle a.C.24. Les statuettes d’origines étrangères et locales apparaissent dans les vingt dernières années du VIIe siècle. Plusieurs faïences à forme humaine, produites par un atelier phénicien de Carthage ou de Rhodes entre 600 et 550 a.C., ont également été mises au jour dans la cella25, ainsi que des fragments de grandes figures féminines chypriotes en terre cuite, des bronzes (une statuette, des fragments des fibules, des anneaux…), des objets phéniciens, des figurines chypriotes, des figurines en faïence du Proche Orient (des bases des statuettes, des faucons, une statuette de Bès, des femmes nues) et des ivoires découverts lors des fouilles avec de la céramique du début du VIIe siècle26. À noter également la découverte de plusieurs lampes en terre cuite ainsi que celle d’un faucon en ivoire qui ressemble aux exemples d’Érythrées et d’Éphèse27

Il y a deux grandes interprétations des vestiges archéologiques. Selon R. V. Nicholls, le premier temple aurait été construit vers 690 a.C. et serait resté en usage jusqu’en 630 a.C. Il s’agit d’un bâtiment rectangulaire sans péristasis, arrondi aux angles, de dimensions 8,95 x 16,5 m. Une base rectangulaire se trouve dans l’axe est-ouest du bâtiment28. Toutefois, E. Akurgal suppose que le temple du géométrique récent était un petit édifice à abside sur une plateforme et pense qu’un temple existait à cet endroit depuis la fin du VIIIe siècle. Il a restitué un podium à deux phases pour l’époque sub-géométrique, dont la première phase avec une cella absidiale datée entre 670 et 640 a.C., suivie de la construction d’une deuxième cella en 640 a.C.29

Il faut noter que les restes archéologiques de la première moitié du VIIe siècle sont très fragmentaires ; on peut seulement identifier une base rectangulaire de 2,20 x 1,50 m et une base de mur en andésite de 2 m de long. Cette base fut conservée pendant la deuxième phase du sanctuaire30. Les suppositions d’E. Akurgal et de R. V. Nicholls s’appuient a priori sur la présence d’une terrasse et d’une rampe monumentale qui auraient certainement été utilisées pour des activités de culte. Toutes les restitutions ont été faites à partir d’un fragment du mur. Toutefois, il n’y a pas assez de données archéologiques pour restituer de manière certaine un bâtiment et, à l’état actuel de nos connaissances, on peut également envisager une base rectangulaire entourée d’un mur. 

Alors qu’E. Akurgal et R. V. Nicholls font des propositions différentes pour la monumentalisation du sanctuaire, il semble que, en 620-610 a.C. ou en 630-610 a.C., un nouveau temple entouré de colonnes ait été construit au même endroit31. Néanmoins, E. Akurgal pense que les colonnes se trouvaient seulement dans la partie sud et ouest du podium en raison des renforcements effectués dans la terrasse. Ainsi, les chapiteaux et les bases de colonnes datent la période 620-610 a.C. alors que la construction de la cella devait être terminée32. Les fragments de colonnes retrouvés suggèrent également la présence d’un temple éolien avec des colonnes d’une hauteur de 8-8,50 m vers la fin du VIIe siècle33. Il faut aussi souligner que la base rectangulaire se trouve toujours dans l’axe central de la cella. Ensuite, au sud de la zone, deux terrasses avec deux stoai en haut furent construites. Une autre rampe est placée dans la partie orientale du sanctuaire à la même période34 (fig. 4).

Fig. 4. Smyrne, le sanctuaire d’Athéna entre 690 et 630 a.C. Restitution de Nicholls (Cook & Nicholls 1998, fig. 13).
Fig. 4. Smyrne, le sanctuaire d’Athéna entre 690 et 630 a.C.
Restitution de Nicholls (Cook & Nicholls 1998, fig. 13).

On peut observer un autre exemple à Chios Emporio, dans le sanctuaire d’Athéna. Le sanctuaire est situé sur l’Acropole et, apparemment, les seules structures de pierre sur l’Acropole étaient le mégaron, le temple et l’autel ; il n’y a aucun signe d’activité dans la région avant la fin du VIIIe ou le début du VIIe siècle a.C. “L’autel A”, ainsi nommé par J. Boardman, est l’unique structure architecturale qui peut être datée comme étant antérieure au temple archaïque. Elle se trouve dans la cella du temple et, malgré son appellation d’autel, sa fonction n’est toujours pas claire. C’est une structure irrégulière en pierre locale, peut-être entourée d’un mur rectangulaire. Les restes d’un mur à 3,65 m à l’ouest de l’autel (de 6,5 m de long) peuvent être observés. Apparemment, le mur retournait vers l’est au nord, il pourrait donc s’agir d’un mur d’enclos pour l’autel A. Les offrandes les plus anciennes ont été trouvées près de cette structure avec de la céramique de Chios datant du dernier quart du VIIe siècle. Il faut noter qu’on n’observe aucune trace de feu, l’autel aurait donc été utilisé pendant la phase du temple également35. L’emplacement de l’autel A semble être le point déterminant pour l’orientation du temple archaïque36. Le temple est une structure simple au plan rectangulaire (10,13 x 6,23 m), avec quatre colonnes en bois à l’intérieur qui supportaient un toit plat ; dans la cella, vers l’arrière, se trouve toujours l’autel A. Juste à côté, une autre base carrée plus petite fut construite en même temps que le temple37. À 2,75 m. au nord du temple se trouve l’autel B, de plan rectangulaire, disposé parallèlement à l’axe principal du temple. Il avait probablement une largeur de 2,50 m et ses blocs ont peut-être été utilisés lors de la construction de l’autel qui lui succède au IVe siècle a.C. Puisqu’il n’y avait pas d’autres structures, on peut supposer que l’autel B fut construit en même temps que le temple archaïque38 (fig. 5).

Fig. 5. Chios Emporio. Le sanctuaire d’Athéna (Boardman 1967, fig. 6).
Fig. 5. Chios Emporio. Le sanctuaire d’Athéna (Boardman 1967, fig. 6).

Il faut souligner la ressemblance des organisations topographiques des sanctuaires d’Emporio et de Smyrne. Dans les deux cas, il s’agit de bases rectangulaires situées au milieu d’un espace et probablement ceintes par un mur. Les fouilles ont révélé que ces bases étaient entourées d’offrandes et qu’il n’y avait ni traces de cendres ni restes d’animaux aux alentours, ce qui permet d’éliminer une utilisation comme autels. L’organisation des sanctuaires permet d’envisager que ces bases étaient relativement visibles et même accessibles pour la clientèle du sanctuaire dans un premier temps, alors qu’elles auraient été situées au centre des temples dans les phases suivantes.

À Milet, la structure dite Kultmal dans le sanctuaire d’Athéna montre un exemple encore plus particulier. Le Kultmal de l’époque géométrique était une petite structure ovale en pierre, entourée d’une fondation avec une ouverture vers l’est. Il fut ensuite entouré par un mur rectangulaire39. Les fouilles ont mis au jour des matériaux abondants, surtout des objets en bronze aux alentours du Kultmal, mais aucune trace de sacrifices n’y a été découverte40. Les découvertes plus récentes dans cette zone ont montré un aspect très intéressant. En effet, cette structure faisait partie des remparts mycéniens qui se trouvaient dans cette zone et, apparemment, le sanctuaire d’Athéna fut fondé autour de cette structure pendant l’époque géométrique ; elle est restée comme le nucléus du sanctuaire jusqu’à la fin de l’époque archaïque. 

La fonction de cette structure semble également être assez ambigüe. W. Held la voit comme une base de statue pour le xoanon à côte duquel on déposait les offrandes les plus précieuses41. Cette proposition est soutenue par F. Prost qui souligne que les caractéristiques de la structure la rapprochent d’un ensemble de bâtiments cultuels qui abritaient l’effigie divine d’un sanctuaire42. W. D. Niemeier au contraire, souligne l’irrégularité des blocs de cette structure et réfute l’utilisation comme une base cultuelle. Au lieu de cela, il pense qu’il s’agissait d’un autel ayant fonctionné pendant les Âges Obscurs43. Vers 600 a.C, un édifice rectangulaire fut construit parallèlement à l’ancien édifice. C’était un bâtiment de 7,30 m sur 25,75 avec une colonnade intérieure à huit supports que W. Held qualifie de temple archaïque44. En revanche, pour la plupart des chercheurs, il est difficile de lui attribuer un rôle spécifique. Par exemple, selon R. Senff, la colonnade intérieure de cette nouvelle construction fait penser qu’on avait affaire à une salle pour les banquets communaux à condition que le kultmal soit le premier temple45. J. des Courtils précise également que, si l’on considère que le kultmalfut l’abri de la première statue du culte, il est en effet logique de penser que le grand édifice construit en annexe servait aux banquets religieux46

Vers la fin du VIe siecle a.C, un temple monumental ionique en marbre fut construit sur les anciennes structures. La date de la construction du temple est assez controversée, les datations variant de l’époque classique47 au dernier quart du VIe siècle48. Dans tous les cas, il s’agit d’un bâtiment rectangulaire de 30 x 18 m avec une cella de 9,2 x 15,8 m. Deux séries de colonnes ioniques se trouvent au front du temple49. Il faut finalement noter que le Kultmal a connu deux phases (briques crues/gneiss et briques crues) et qu’il a été conservé lors de la construction du temple archaïque, ce qui montre son importance au sein des activités religieuses. Il faut noter aussi qu’on peut attribuer plus clairement un autre autel sur l’axe oriental du temple archaïque tardif ou classique, où les fouilleurs ont trouvé des restes de cendres et d’ossements dans des contextes stratifiés50 (fig. 6).

Fig. 6. Milet. Le sanctuaire d’Athéna au VIIe siècle a.C. (Held 2000, fig. 32).
Fig. 6. Milet. Le sanctuaire d’Athéna au VIIe siècle a.C. (Held 2000, fig. 32).

Si on essaie de résumer toutes ces données, il faut d’abord dire que la fonction exacte de toutes ces “bases” n’est pas toujours claire et plusieurs interprétations différentes ont été déjà développées. Pourtant, l’attribution d’un emplacement similaire à Samos comme une base de statue donne le parallèle le plus précis pour les interpréter comme tel. Si on accepte cette interprétation, nous pouvons envisager la présence d’une image de culte autour de laquelle on mettait des offrandes. Les images de culte de l’âge du Fer étaient anthropomorphiques et le point central des activités cultuelles. Il faut envisager souvent des statues avec des dimensions relativement petites et facilement transportables51. On sait aussi que les dédicants voulaient placer leurs offrandes au plus près possible de la divinité, dans son temple ou près de sa statue cultuelle52. Si l’on suit J.-P. Vernant, il s’agit probablement d’une image cultuelle qui substitue la manifestation symbolique d’une présence divine dans un endroit particulier donc une “signe” ou une “présentation“ de l’invisible et sa possession fournit aux possesseurs un privilège venant d’une relation personnelle avec la divinité53. En tous le cas, il nous semble possible d’envisager qu’il existait des images de culte très anciennes dans ces sanctuaires. Apparemment, en Ionie, certains points dans l’espace semblent être considérés comme plus convenables pour assurer une jonction entre les fidèles et leur divinité et ces points sont marqués par la présence des images divines. 

Donc, s’il s’agit vraiment de bases de statues, il faut prendre en compte la présence d’une restructuration profonde dans les rituels. Au fil de temps, il est possible d’observer un changement de comportement envers ces objets et à la fin, il semble que ce changement a profondément influencé toute l’organisation spatiale des sanctuaires. Pendant les phases les plus anciennes, ces lieux de culte en question étaient de simples terrasses et les statues de cultes se trouvaient au centre des terrasses parfois entourées par un simple péribole. De plus, tous les indices montrent que ces endroits étaient visibles et même accessibles aux fidèles puisqu’ils étaient entourés par des offrandes. Mais, apparemment, à un moment donné, cette accessibilité et cette visibilité de la statue de culte ont été limitées par la restructuration de l’espace cultuel. La construction des temples pourraient montrer un tournant décisif dans la conceptualisation des relations avec les divinités54. Apparemment, l’importance symbolique de certains objets exerce une influence sur l’apparition de toute une série de relations privilégiées avec eux. Pourtant, avec le temps, la nature de cette relation peut se transformer et cette transformation peut provoquer la modification de la conceptualisation et de l’organisation de l’espace.

Il semble que, liés à l’émergence de la polis durant le VIIe siècle a.C, les sanctuaires deviennent des lieux progressivement sociaux pour leur communauté. Cette évolution semble influencer tous les paramètres religieux dans les sanctuaires afin d’avoir une conception plus monumentale de l’affichage religieux. Il semble que ce langage visuel nouvellement construit n’est pas seulement un reflet passif des idées, au contraire il semble qu’après avoir établi des relations plus hiérarchiques avec les divinités, de nouvelles formes d’affichage ont été matérialisées. Cependant, il faut aussi noter que, malgré la monumentalisation de l’espace, l’organisation topographique des sanctuaires conserve certains traits fondamentaux et ces bases de statues ont conservé leur place au centre des sanctuaires. 

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  • Romano, I. B. (1988) : “Early Greek Cult Images and Cult Practise”, in : Hagg et al. 1988, 127-133. 
  • Rupp, D. W. (1983) : “Reflections on the Development of Altars in the Eight Century B.C.”, in : Hagg 1983, 101-107.
  • Saint-Pierre, C. (2005) : Les offrandes orientales dans les sanctuaires du monde grec à l’époque archaïque, Paris, thèse de doctorat, Université Paris 1.
  • Schachter, A., éd. (1992) : Le Sanctuaire Grec, Génève.
  • Senff, R. (2006) : “Form and Function of Sanctuaries in Archaic Miletos”, REA, 108, 159-172.
  • Simon, C. G. (1986) : The Archaic Votive Offerings and Cults of Ionia, Ann Arbor, Ph.D. Thesis. 
  • Vernant, J.-P., éd. (1996) : Mythe et pensée chez les Grecs, Paris. 
  • Vernant, J.-P. (1996) : “De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence”, in : Vernant 1996, 339-351.
  • Villing A., éd. (2005) : The Greeks in the East, London.
  • Walter, H. (1990) : Das Griechische Heiligtum dargestellt am Heraion von Samos, Stuttgart.

Notes

  1. Held 2000, 8-10.
  2. Hogarth 1908, 33-46.
  3. Bammer 1991, 63-73 et Bammer 2008, 243.
  4. Bammer 1990, 141.
  5. Bammer 1991, 76 et Muss 2008, 98.
  6. Pulsinger 2008, 90-91.
  7. Bammer 1993, 187-191.
  8. Fleischer 1973, 123-124 et 390.
  9. Walter 1990, 50 et 58, voir aussi Rupp 1983.
  10. Buschor & Schleif 1933, 161.
  11. Brize 1997, 125-126.
  12. Mallwitz 1981, 623-631.
  13. Romano 1980, 258 ; voir Ohly 1953, pour une évaluation plus détaillée des bases de statue.
  14. Held 1995, 16-18.
  15. Ohly 1953, 30.
  16. Romano 1980, 252, il faut souligner qu’il existait deux bases de statue dans le temple de Rhoikos.
  17. Romano 1980, 252-255 ; l’inscription datée de 346/45 a.C. donne des informations précises sur la garde-robe d’Héra à Samos. Selon Romano, la ligne 27 est particulièrement importante car une chimation qui appartient à une certaine “déesse en arrière” démontre qu’il existait une autre statue d’Héra qui se trouvait derrière sa statue de culte ; Romano note aussi que l’ensemble des sources littéraires mentionnent deux statues d’Héra à Samos dont première est “uncarved”, alors que la deuxième est “statue like”; voir aussi Ohly 1953, 46-49 pour un commentaire de l’inscription. 
  18. Pausanias 7.4.4.
  19. Athenaeus 15.672 a-e, 673 b-c.
  20. Romano 1980, 242 : une inscription du Ier siècle décrit la procession et le rôle de la statue. 
  21. Callimaque, Hymnes à Artémis, ligne 240.
  22. Plin. 16.79.
  23. Strab. 4.1.4 : sur le conseil d’un oracle, les Phocéennes emmènent une noble Éphésienne, Aristarchè, avec l’aphidruma, un objet mystérieux pris parmi les objets sacrés de l’Artémision. La nature d’aphidruma a fait l’objet de nombreux débats, voir, Mallkin 1987, 69-72, Ellinger 1993 et de Polignac 1998, 24-25.
  24. Cook 1951, 249.
  25. Saint-Pierre 2005, 368 : 16 entières dont 14 féminines.
  26. Cook 1951, 249.
  27. Simon 1986, 144.
  28. Cook & Nicholls 1998, 59-72.
  29. Akurgal 1993, 60-64.
  30. Cook & Nicholls 1998, 9.
  31. Akurgal 1993, 59-60 ; Cook & Nicholls 1998, 73 et 103.
  32. Akurgal 1993, 69.
  33. Akurgal 2007, 128.
  34. Cook & Nicholls 1998, 89.
  35. Boardman 1967, 5-8.
  36. Boardman 1967, 10.
  37. Boardman 1967, 10, pense que c’était peut-être pour la statue du culte.
  38. Boardman 1967, 16.
  39. Held 2000, 6-14.
  40. Held 2000, 8. Toutefois, W. D. Niemeier en observant les cahiers de fouilles en 1907 de Müller, constate qu’il existait des cendres et des ossements d’animaux à côté des céramiques mycéniennes, Niemeier 1999, 395. Cependant, ces objets sont tous perdus aujourd’hui et, en raison du manque de fouilles précis à l’époque, il est difficile d’avoir une idée claire sur la situation aux alentours du Kultmal.
  41. Held 2000, 8-10.
  42. Prost 2002, 487.
  43. Niemeier 2005.
  44. Held 2000, 20 et 45-52.
  45. Senff 2006, 168.
  46. Des Courtils 2001, 755.
  47. Held 2000, 80-85.
  48. Niemeier 1999, 396-409 (surtout 393-394). La datation de W. D. Niemeier est basée sur l’étude stratigraphique d’un puits trouvé aux alentours du sanctuaire et dans lequel se trouvent des restes de fragments architecturaux. Selon lui, il s’agit des restes du pillage du sanctuaire par les Perses et les restes archéologiques sont datés entre la fin du VIe et le début de Ve siècle a.C., donc un terminus post quem pour le temple.
  49. Held 2000, 75-85.
  50. Held 2000, 19. Étienne 1992, 302, note que, si l’autel est disposé parallèlement au temple, c’est en général qu’il n’est pas dédié à la même divinité. Il faut noter aussi que les fragments de statues en marbre ainsi que les bassins en marbre ont été trouvés près de l’autel et du temple de l’époque archaïque tardif, Held 2000, 175-177.
  51. Romano 1988, 127-128.
  52. Patera 2006, 235.
  53. Vernant 1996, 342-343. Il faut noter qu’on n’a pas voulu utiliser le mot “xoanon” comme l’avait fait Vernant dans son article. Car, comme Vivienne-Delforge a déjà montré, notre compréhension de ce mot est plutôt structurée par l’interprétation de Pausanias et nous appelons souvent les images les plus anciennes xoanon et les images les plus récents agalma alors qu’il n’est pas possible de déterminer un changement linéaire entre eux. Voir Pirenne-Delforge 2004, 813.
  54. Vernant 1996, 344-347 ; selon Vernant, entre le temple et la statue du culte, il y a une réciprocité complète avec le double caractère du temple entre la maison réservée au dieu et l’espace pleinement socialisé. Le temple est fait pour loger la statue du dieu, et la statue extériorise en spectacle la présence du dieu dans sa demeure.
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Posté le 30/04/2021
12 p.
Code CLIL : 3669 ; 3679
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Comment citer

Eren, Kenan (2021) : “Les points significatifs dans l’espace ? La structuration de l’espace dans les sanctuaires ioniens à l’époque archaïque”, in : Dromain, Marietta, Dubernet, Audrey, éd., Les ruines résonnent encore de leurs pas. La circulation matérielle et immatérielle dans les monuments grecs (VIIe s. – 31 a.C.), Actes de la journée d’étude pluridisciplinaire à Bordeaux les 3-4 novembre 2016, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 6, 2021, 85-97, [En ligne] https://una-editions.fr/structuration-de-lespace-dans-sanctuaires-ioniens [consulté le 5 mai 2021].
10.46608/primaluna6.9782356133762.5
Accès au livre Les ruines résonnent encore de leurs pas. La circulation dans les monuments grecs (VIIe s.-31 a.C.)
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