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Chapitre 1•
L’héritage d’un Alexandre positif

par

Le traitement d’Alexandre le Grand par Trogue Pompée et Justin s’est inscrit dans une tradition notablement encomiastique, que l’on peut rattacher à l’historien alexandrin Clitarque, très en vogue dans le monde romain. Le fait est que les auteurs des Histoires philippiques ne cachent pas les qualités et exploits d’Alexandre, notamment au début de son règne. Il convient ainsi d’observer quels sont les traits positifs du roi, et de s’interroger, toutes les fois où cela est possible par la comparaison avec les autres historiens, sur leur origine, pour tenter de mieux cerner le travail qui fut mené dans la composition de ces livres et d’en comprendre les enjeux.

Le portrait d’Alexandre au début du livre 11

Les premiers pas du nouveau roi Alexandre

Alexandre prend le pouvoir à l’été 336 après l’assassinat de son père Philippe II. C’est donc dans un contexte compliqué qu’il fait ses premiers pas de roi. Il est tout à fait notable que les textes de Diodore et de Trogue Pompée / Justin soient extrêmement proches au sujet de ses premières mesures, et il est fort regrettable que celui de Quinte-Curce à cet endroit ait disparu. Voici le texte des Histoires philippiques :

In exercitu Philippi sicuti uariae gentes erant, ita eo occiso diuersi motus animorum fuere : alii quippe iniusta seruitute oppressi ad spem se libertatis erigebant, alii tedio longinquae militiae remissam sibi expeditionem gaudebant, nonnulli facem nuptiis filiae accensam rogo patris subditam dolebant. Amicos quoque tam subita mutatione rerum haut mediocris metus ceperat, reputantes nunc prouocatam Asiam, nunc Europam nondum perdomitam, nunc Illyrios, Thracas et Dardanos ceterasque barbaras gentes fidei dubiae et mentis infidae, qui omnes populi si pariter deficiant, sisti nullo modo posse. Quis rebus ueluti medela quaedam interuentus Alexandri fuit, qui pro contione ita uulgus omne consolatus hortatusque pro tempore est, ut et metum timentibus demeret et in spem omnes inpelleret. Erat hic annos XX natus, in qua aetate ita moderate de se multa pollicitus erat, ut appareret plura eum experimentis reseruare. Macedonibus inmunitatem cunctarum rerum praeter militiae uacationem dedit ; quo facto tantum sibi fauorem omnium conciliauit, ut corpus hominis, non uirtutem regis mutasse se dicerent.

Prima illi cura paternarum exequiarum fuit, in quibus ante omnia caedis conscios ad tumulum patris occidi iussit. Soli Alexandro Lyncestarum fratri pepercit, seruans in eo auspicium dignitatis suae : nam regem eum primus salutauerat.

“De même qu’il y avait dans l’armée de Philippe des nations différentes, de même il y eut après son meurtre des réactions diverses : les uns en effet, écrasés par une injuste sujétion, se redressaient dans l’espoir de recouvrer leur liberté ; d’autres, que rebutait une campagne lointaine, se réjouissaient que l’on renonce à l’expédition ; quelques-uns s’affligeaient qu’on eût placé la torche allumée pour les noces de la fille sous le bûcher du père.

Les Amis aussi, face à un bouleversement si soudain, étaient pris d’une grande crainte : ils songeaient tantôt qu’on avait provoqué l’Asie, tantôt que l’Europe n’avait pas encore été tout à fait réduite, tantôt que les Illyriens, les Thraces et les Dardaniens, ainsi que toutes les autres nations barbares, étaient d’une loyauté incertaine et d’un esprit déloyal, et que si tous ces peuples faisaient défection à la fois, on ne pourrait en aucune façon les arrêter.

À tous ces maux, l’intervention d’Alexandre fut comme une sorte de remède : devant l’assemblée, il réconforta et exhorta si bien toute la foule au vu des circonstances, qu’il ôta la crainte à ceux qui avaient peur et qu’il inspira à tout le monde de l’espoir. Ce garçon avait vingt ans ; et à cet âge, il avait fait beaucoup de promesses qui l’engageaient avec tant de mesure qu’il était manifeste qu’il réservait des qualités plus nombreuses pour les épreuves à venir. Il accorda aux Macédoniens une dispense de toutes leurs charges, sauf l’exemption des charges militaires ; et par cette action il se ménagea si bien la sympathie de tous qu’ils disaient que c’était le corps de l’homme, non le génie du roi, qui avait changé.

Son premier soin fut d’organiser les funérailles paternelles lors desquelles, avant toute chose, il ordonna que l’on exécutât les complices du meurtre à côté du tombeau de son père. Il n’épargna qu’Alexandre, frère des Lyncestes, respectant en lui l’auspice de sa propre grandeur : il avait en effet été le premier à le saluer du nom de roi.ˮ1

Citons en regard le texte de Diodore :

Ἐπὶ δὲ τούτων ᾿Αλέξανδρος διαδεξάμενος τὴν βασιλείαν πρῶτον μὲν τοὺς φονεῖς τοῦ πατρὸς τῆς ἁρμοζούσης τιμωρίας ἠξίωσε, μετὰ δὲ ταῦτα τῆς ταφῆς τοῦ γονέως τὴν ἐνδεχομένην ἐπιμέλειαν ποιησάμενος κατέστησε τὰ κατὰ τὴν ἀρχὴν πολὺ κάλλιον ἢ πάντες προσεδόκησαν. Νέος γὰρ ὢν παντελῶς καὶ διὰ τὴν ἡλικίαν ὑπό τινων καταφρονούμενος πρῶτον μὲν τὰ πλήθη οἰκείοις λόγοις παρεστήσατο πρὸς εὔνοιαν · ἔφη γὰρ ὄνομα μόνον διηλλάχθαι βασιλέως, τὰς δὲ πράξεις χειρισθήσεσθαι μηδὲν καταδεέστερον τῆς ἐπὶ τοῦ πατρὸς γενομένης οἰκονομίας.

“Cette année-là, Alexandre hérita du trône et commença par infliger aux meurtriers de son père le châtiment qu’ils méritaient. Puis, après avoir consacré tout le soin possible à la sépulture de l’auteur de ses jours, il régla les affaires du royaume beaucoup mieux que l’on ne s’y attendait généralement. Tout jeune encore, et méprisé par certains en raison de sa jeunesse, il se concilia d’abord la faveur du peuple par des déclarations appropriées. Il déclara en effet que seul le nom du roi avait changé et que les affaires ne seraient pas plus mal conduites qu’elles ne l’avaient été quand son père les administrait.ˮ2

Même si l’ordre des propos change légèrement, on retrouve de nombreux éléments communs entre ces textes : d’abord le soin porté à la sépulture de Philippe, ensuite l’exécution des meurtriers de son père, enfin la grande “sympathie de tousˮ, que Diodore appelle la “faveur du peupleˮ. Or ces auteurs sont les seuls à en faire état. Il n’est pas jusqu’à l’image forte de la continuité du roi qui ne se retrouve chez Diodore et Trogue Pompée / Justin, avec chez l’un un simple changement de nom (ὂνομα μόνον διηλλάχθαι βασιλέως), chez l’autre un simple changement de corps (corpus hominis, non uirtutem regis mutasse se).

Par ailleurs, Trogue Pompée / Justin et Diodore parlent bien de l’exécution de “meurtriersˮ (τοὺς φονεῖς) ou de “complices du meurtreˮ (caedis conscios), et ces pluriels sont porteurs de sens. En effet, dans la plupart des traditions relatant la mort de Philippe, un seul meurtrier est évoqué : il s’agit de Pausanias. C’est ce que rapporte Plutarque, ainsi que Diodore et Trogue Pompée / Justin eux-mêmes3 ! La conclusion qui s’impose alors est que Diodore et Trogue Pompée usent de sources différentes dans leurs livres consacrés à Philippe d’un côté et dans les livres consacrés à Alexandre de l’autre : ils se fient alors certainement à Clitarque4 qui propose une autre version des faits que leur source précédente, celle d’un complot5 dont Pausanias ne fut que la main et dont les complices furent tués à l’arrivée d’Alexandre sur le trône.

Si Clitarque est bien la source commune de ces textes, on ne s’étonne pas ainsi qu’Alexandre apparaisse dès son entrée en fonction comme un personnage extrêmement responsable. Il prend en effet le pouvoir, après la mort de son père, dans une situation de crise, sur tous les fronts, pour son royaume, ce que souligne le rythme ternaire dans les difficultés triples vues d’abord par les Macédoniens en général (11.1.1-11.1.4) puis par les Amis en particulier (11.1.5-11.1.6). Face à cette panique générale, la conduite d’Alexandre est alors exemplaire : il est un remède (medela) qui prend des décisions politiques qui ôtent la peur (metum) aux Macédoniens, en leur inspirant espoir (spem) et sympathie (fauorem) ; il assure la justice et punit les régicides (caedis conscios […] occidi iussit) ; il rend les derniers honneurs à Philippe (cura paternarum exequiarum), faisant ainsi preuve de piété filiale.

Trogue Pompée et Justin avec lui semblent avoir voulu insister particulièrement sur ce trait de caractère. Comme le fait remarquer W. Heckel (1997, 79), Alexandre, chez Diodore, s’occupe d’abord de l’exécution des meurtriers, puis de la sépulture paternelle. Dans les Histoires philippiques, l’ordre est inversé, et les funérailles sont appelées la prima cura du jeune roi. On peut dès lors voir là une volonté d’accentuer cette pietas. De même, si l’on ne peut nier le lien évident qui unit les expressions de Diodore et de Trogue Pompée / Justin sur la continuité entre Philippe et Alexandre, on notera que la formulation du second (“c’était le corps de l’homme, non le génie du roi, qui avait changéˮ) est bien plus forte que celle du premier, évoquant un simple changement de nom.

Cette piété filiale s’observe en outre dans la suite du chapitre 2 et au début du chapitre 3 :

Inter initia multas gentes rebellantes conpescuit, orientes nonnullas seditiones extinxit. Quibus rebus erectus, citato gradu in Graeciam contendit, ubi, exemplo patris Corinthum euocatis ciuitatibus, dux in locum eius substituitur. Inchoatum deinde a patre Persicum bellum adgreditur. In cuius apparatu occupato, nuntiatur Athenienses et Lacedaemonios ab eo ad Persas defecisse, auctoremque eius defectionis, magno auri pondere a Persis corruptum, Demosthenem oratorem extitisse, qui Macedonum deletas omnes cum rege copias a Triballis adfirmauerit, producto in contionem auctore, qui in eo proelio, in quo rex ceciderit, se quoque uulneratum diceret ; qua opinione mutatos omnium ferme ciuitatium animos esse ; praesidia Macedonum obsideri. Quibus motibus occursurus tanta celeritate, instructo paratoque exercitu, Graeciam oppressit, ut, quem uenire non senserant, uidere se uix crederent.

In transitu hortatus Thessalos fuerat beneficiorumque Philippi patris maternaeque suae cum his ab Aeacidarum gente necessitudinis admonuerat. Cupide haec Thessalis audientibus, exemplo patris dux uniuersae gentis creatus erat et uectigalia omnia reditusque suos ei tradiderant. Sed Athenienses, sicuti primi defecerant, ita primi paenitere coeperunt, contemptum hostis in admirationem uertentes pueritiamque Alexandri, spretam antea, supra uirtutem ueterum ducum extollentes. Missis itaque legatis bellum deprecantur, quibus auditis et grauiter increpatis Alexander bellum remisit.

“Pendant les débuts de son règne, il tint en respect de nombreuses nations qui se soulevaient, éteignit quelques révoltes qui se levaient. Mis en confiance par ces succès, c’est au pas de course qu’il se hâte en Grèce où, après avoir convoqué les cités à Corinthe, à l’exemple de son père, il est nommé chef à sa place. Il entreprend ensuite de poursuivre la guerre contre la Perse commencée par son père.

Alors qu’il était occupé aux préparatifs de cette guerre, on lui annonce que les Athéniens et les Lacédémoniens l’ont abandonné pour passer du côté des Perses, et que le responsable de cette défection fut l’orateur Démosthène, qui s’était laissé corrompre par les Perses pour une grande quantité d’or : il a affirmé que toutes les troupes des Macédoniens, avec leur roi, avaient été détruites par les Triballes, en produisant un garant de la nouvelle devant l’assemblée, qui disait avoir lui aussi été blessé dans ce même combat où le roi était tombé ; que dans cette idée, l’état d’esprit de presque toutes les cités avait été changé ; que les garnisons de Macédoniens étaient assiégées. Pour faire face à ces mouvements, l’armée est mise en ordre de marche et préparée, et Alexandre tomba sur la Grèce avec une telle rapidité que, celui qu’ils n’avaient pas senti arriver, ils croyaient à peine le voir.

Au passage, il avait exhorté les Thessaliens et leur avait rappelé les bienfaits de Philippe, son père, et du côté de sa propre mère, descendante de la famille des Éacides, la parenté qui l’unissait à eux. Les Thessaliens, écoutant ses propos avec passion, l’avaient élu, à l’exemple de son père, chef du peuple tout entier, et lui avaient remis l’ensemble de leurs redevances et leurs propres revenus.

Or les Athéniens, tout comme ils avaient été les premiers à faire défection, furent les premiers à commencer à se repentir, changeant leur mépris de l’ennemi en admiration, et élevant la jeunesse d’Alexandre, auparavant dédaignée, au-dessus de la valeur de leurs anciens chefs. Aussi supplient-ils, par l’envoi d’ambassadeurs, qu’on écarte la guerre ; après les avoir écoutés et leur avoir adressé de sévères reproches, Alexandre renonça à la guerre.ˮ6

Ainsi, alors qu’Alexandre est devenu le rex (11.1.10 et 11.2.2) naturel des Macédoniens, qui ont conforté son statut lors de la contio convoquée au tout début de sa prise de pouvoir7, sa légitimité est encore par deux fois affirmée, d’abord en tant que dux (11.2.5) de la ligue de Corinthe, puis en tant que dux (11.3.2) de tout le peuple thessalien8. La présence à deux reprises, en ces deux occasions, de l’expression exemplo patris (11.2.5 et 11.3.2) fonctionne comme autant de balises qui montrent la manière dont Alexandre entend marcher dans les pas de Philippe. C’est ainsi naturellement que, dans la mesure où le fils suit les mêmes étapes que son père dans sa domination de la Grèce, il reprend aussi à son compte ses projets concernant la Perse9, où il débarque avec des hommes “qui avaient servi sous son père et ses onclesˮ (qui cum patre patruisque militauerant, 11.6.4). De cette manière, lors de son départ pour l’Asie, il apparaît bel et bien comme le Graeciae ultor10 (11.5.6), et le chef légitime de l’ensemble des terres dirigées par son père à sa mort. Même génie, même parcours, même projet, même armée : Alexandre semble bien prendre son père pour modèle, auquel il rend hommage dans son discours devant les Thessaliens (11.3.1) en vantant son ascendance, paternelle comme maternelle11.

Ces chapitres 2 et 3 insistent aussi sur les premières actions militaires du nouveau roi de Macédoine. En tant que chef militaire, Alexandre fait d’abord preuve d’une incroyable réactivité, marquée par la rapidité des mouvements de son armée, et ce dès ses premiers pas.

L’efficacité de la gestion des révoltes naissantes par Alexandre et son armée est particulièrement nette dans le parallélisme : Inter initia multas gentes rebellantes conpescuit, orientes nonnullas seditiones extinxit. Il s’agit des révoltes illyrienne et thrace, réprimées en 336 et 335, dans le détail desquelles le texte de Trogue Pompée / Justin ne rentre pas ; tout juste évoque-t-il par la suite les Triballes dans les mensonges de Démosthène. L’expression citato gradu montre également sa célérité à gagner la Grèce pour devenir hegemon de la ligue de Corinthe.

Mais ce pas rapide du roi semble n’être rien en comparaison de son retour en Grèce alors que les Athéniens et les Lacédémoniens font défection12 : l’hyperbole quem uenire non senserant, uidere se uix crederent est le plus éclatant témoignage de cette celeritas d’Alexandre. C’est d’ailleurs le parti que prend clairement Plutarque, en présentant ces actions militaires d’Alexandre d’une façon très proche de celle de Trogue Pompée / Justin13. Toutefois, l’insistance sur la célérité reste moindre et aucun autre historien dont le texte nous est parvenu14, puisque l’œuvre de Quinte-Curce est à cet endroit lacunaire, n’insiste autant que nos auteurs sur ce point.

Le fait est que la celeritas est devenue, à l’époque où écrit Trogue Pompée, l’une des qualités essentielles d’un imperator : vantée au sujet de Pompée, notamment à propos de sa guerre contre les pirates, et élevée au rang des uirtutes imperatoriae par Cicéron15, elle était devenue proverbiale s’agissant de César qui mit abondamment cette qualité en exergue dans ses Commentaires16. Dès lors Trogue Pompée, quelle qu’ait été sa source, fut sans doute soucieux de mettre en avant, avec force, cette qualité essentielle du chef macédonien qui transparaissait dans ces événements. On voit ainsi se dessiner une volonté de l’auteur gaulois de ne pas masquer les qualités d’Alexandre, mais au contraire de les souligner, de manière à l’inscrire nettement au niveau des plus grands imperatores.

Cette rapidité est donc l’un des atouts liés à la jeunesse du nouveau roi, soulignée dès le départ tant par Diodore (17.2.2) que par Trogue Pompée / Justin (11.1.9) qui la lient fortement à ses qualités personnelles. Ces derniers usent alors, pour désigner les hauts faits qui attendent le nouveau roi, du comparatif plura qui annonce la supériorité à venir du jeune homme. Cette jeunesse (pueritiam) est louée un peu plus loin aussi par les Athéniens comme un gage de valeur (uirtutem) et de supériorité (supra)17.

Mais cette jeunesse ne se double de réelles qualités que parce qu’elle est “modéréeˮ (moderate, 11.1.9). La référence à la moderatio par Trogue Pompée / Justin n’est pas anodine. Les tout premiers mots des Histoires philippiques, dans les termes transmis par Justin, font de cette qualité le fondement de la monarchie, et par là du bon roi18 :

Principio rerum gentium nationumque imperium penes reges erat quos ad fastigium huius maiestatis non ambitio popularis, sed spectata inter bonos moderatio prouehebat.

“Au commencement, le pouvoir sur les peuplades et les nations était aux mains des rois qu’élevait au faîte de la majesté non pas la quête du suffrage populaire, mais la modération reconnue entre les gens de bien.ˮ19

Cette modération apparaît donc dans le premier discours d’Alexandre ; aussi R. H. Lytton (1973, 21) note une contradiction avec la fin du livre 9 où Trogue Pompée / Justin, comparant Philippe et son fils, affirment : Verbis atque oratione Philippus, hic rebus moderatior20. Cependant cette qualité est effective dans l’une des premières décisions d’Alexandre, précisément son pardon aux Athéniens qu’il prend le temps d’écouter et auxquels il décide de ne pas faire la guerre malgré leur défection21.

On le voit, Alexandre, dans les débuts de son règne, malgré son jeune âge ou grâce à lui, cumule les qualités, aussi bien humaines que militaires, et Trogue Pompée / Justin semblent s’être appuyés sur la présentation élogieuse de Clitarque pour développer des vertus importantes dans la logique interne de leur œuvre aussi bien que dans le contexte de son écriture : pietas, celeritas, moderatio. Cette esquisse de portrait extrêmement mélioratif du roi, compris de tout lecteur romain, pose des bases sur lesquelles s’échafaudera la construction de cette figure centrale des livres 11 et 12. Le livre 11 surtout montrera Alexandre comme un chef exemplaire, tant du point de vue militaire que de celui de ses qualités personnelles, tandis que le livre 12 saura de son côté développer certains épisodes célèbres qui ont contribué à la gloire du Conquérant, véritable héros.

Alexandre : un summus imperator au cœur du livre 11

Le départ et l’arrivée en terre ennemie

(DS 17.17.1-17.17.3 ; Curt. : lacune ; Just. 11.5.4-11.6.3 ; Plut., Alex., 15.3-15.9 et Arr., An., 1.11.3-1.12.1)22

Si le début du livre 11 développe d’ores et déjà un certain nombre de qualités militaires d’Alexandre, c’est bien son départ pour l’Asie, début d’une expédition menée contre le plus grand empire connu sur son propre territoire, qui offre au Macédonien toutes les occasions de déployer son génie en la matière. C’est ainsi que Trogue Pompée / Justin peuvent peindre de lui un portrait cohérent de chef de guerre exceptionnel, en commençant naturellement par ses premiers pas sur le sol ennemi.

Adunato deinde exercitu naues onerat, unde conspecta Asia incredibili ardore mentis accensus duodecim aras deorum in belli uota statuit. Patrimonium omne suum, quod in Macedonia Europaque habebat, amicis diuidit, sibi Asiam sufficere praefatus. Priusquam ulla nauis litore excederet, hostias caedit, petens uictoriam bello, quo totiens a Persis petitae Graeciae ultor electus sit, quibus longa iam satis et matura imperia contigisse quorumque tempus esse uices excipere melius acturos. Sed nec exercitus eius alia quam regis animorum praesumptio fuit ; quippe obliti omnes coniugum liberorumque et longinquae a domo militiae Persicum aurum et totius Orientis opes iam quasi suam praedam ducebant, nec belli periculorumque, sed diuitiarum, meminerant. Cum delati in continentem essent, primus Alexander iaculum uelut in hostilem terram iecit armatusque de naui tripudianti similis prosiluit atque ita hostias caedit, precatus ne se regem illae terrae inuitae accipiant. In Ilio quoque ad tumulos eorum, qui Troiano bello ceciderant, parentauit.

Inde hostem petens milites a populatione Asiae prohibuit, parcendum suis rebus praefatus, nec perdenda ea quae possessuri uenerint. In exercitu eius fuere peditum XXXII milia, equitum IV milia quingenti, naues centum octoginta duae. Hac tam parua manu uniuersum terrarum orbem utrum sit admirabilius uicerit an adgredi ausus fuerit, incertum est.

“Il rassemble ensuite une armée et l’embarque sur des navires d’où l’on aperçoit l’Asie ; cette vue embrase son esprit d’une ardeur incroyable, et il décide d’élever, comme offrandes pour la réussite de la guerre, douze autels aux dieux.

Tout le bien qu’il possédait en Macédoine et en Europe, il le partage entre ses Amis, après avoir annoncé que l’Asie lui suffisait. Avant qu’aucun navire ne quitte le rivage, il immole des victimes, en demandant la victoire à la guerre pour laquelle il a été choisi comme le vengeur de la Grèce, tant de fois attaquée par les Perses : leur a échu un empire qui a désormais assez duré et mûri, et il est temps que le recueillent à leur place des hommes qui le géreront mieux.

Cependant l’armée ne présumait pas moins de la victoire que le roi ; de fait tous oubliaient leurs femmes, leurs enfants et l’expédition militaire loin de chez eux, et regardaient l’or perse et les ressources de tout l’Orient déjà comme leur propre butin, et ce n’était pas à la guerre et aux dangers, mais aux richesses qu’ils songeaient.

Comme ils avaient été poussés sur le continent, Alexandre le premier lança un javelot, comme sur une terre ennemie, et en armes sauta du navire, pareil à un homme qui danse, et ainsi il immole des victimes, après avoir prié pour que ces contrées éloignées ne l’accueillent pas comme leur roi à contrecœur. À Ilion aussi il fit des sacrifices, près des tombes de ceux qui étaient tombés lors de la guerre de Troie.

De là, se dirigeant vers l’ennemi, il interdit à ses soldats de ravager l’Asie, ayant annoncé qu’ils devaient préserver leurs propres biens et ne pas détruire ce dont ils étaient venus s’emparer. Dans son armée, il y avait trente-deux mille fantassins, quatre mille cinq cents cavaliers, cent quatre-vingt-deux navires. Avec une si petite troupe, le plus admirable est-il qu’il ait vaincu le monde entier ou qu’il ait osé l’attaquer, on ne le sait.ˮ23

La disparition des premiers livres de Quinte-Curce nous ôte une donnée importante pour la détermination des sources des débuts de l’histoire d’Alexandre. Toutefois, il nous semble cohérent de lier entre eux deux événements ici relatés par Trogue Pompée / Justin. Diodore et Plutarque, qui ont eux aussi probablement utilisé Clitarque mais qui ont eux aussi fait des choix dans cette matière première, traitent pour leur part chacun un de ces deux épisodes.

Il s’agit d’abord de la générosité d’Alexandre à l’égard de ses Compagnons. Les Compagnons d’Alexandre sont définis par W. W. Tarn (1948, II, 137) comme “the retinue of nobles who rode with the king in battle and formes his comitatusˮ24. Ce sont certainement ces intimes d’Alexandre qu’il faut trouver derrière le terme amici. La générosité du roi à leur égard ne s’est jamais démentie tout au long de son règne. Cet épisode en est ainsi l’un des premiers marqueurs. Plutarque l’a également raconté : il n’a pas manqué de développer une anecdote éclairant le caractère de son héros, et il le fait de manière bien plus longue que Trogue Pompée / Justin en rapportant un échange entre Alexandre et Perdiccas25. Apparaissent là aussi les deux idées principales de la courte phrase des Histoires philippiques : Alexandre a fait don de tout ce qu’il possédait en Macédoine, et il garde pour lui les trésors que lui promet l’Asie.

Cette liberalitas d’Alexandre était perceptible dès le début du livre 11 dans sa générosité à l’égard des Macédoniens auxquels il avait accordé des exemptions d’impôts26. On la retrouve un peu plus loin également, après la bataille du Granique27, très brièvement évoquée par Trogue Pompée /Justin :

Prima igitur congressio in campis Adrasteis fuit. In acie Persarum sexcenta milia militum fuere, quae non minus arte Alexandri quam uirtute Macedonum superata terga uerterunt : magna itaque caedes Persarum fuit.De exercitu Alexandri nouem pedites, centum XX equites cecidere, quos rex inpense ad ceterorum solacia humatos statuis equestribus donauit cognatisque eorum inmunitates dedit.

“La première rencontre eut donc lieu dans les plaines d’Adraste. Dans la ligne perse, il y avait six cent mille soldats qui, dominés non moins par l’art d’Alexandre que par la valeur des Macédoniens, s’enfuirent : ainsi ce fut pour les Perses un grand massacre. De l’armée d’Alexandre tombèrent neuf fantassins, cent vingt cavaliers que le roi, pour consoler les autres, fit mettre en terre somptueusement, avec des statues équestres, et aux parents desquels il accorda des exemptions d’impôts.ˮ28

Il est possible de mettre la précision de Trogue Pompée / Justin concernant ces sépultures superbes érigées ad ceterorum solacia en lien avec le texte de Diodore, affirmant qu’“après le combat, le roi accorda aux morts de magnifiques funérailles : par ces honneurs, il cherchait à rendre ses soldats plus ardents à affronter les périls des bataillesˮ29. Cependant on ne peut suspecter ici Alexandre de rechercher uniquement un profit dans cette générosité. Toutes les sources mentionnent cet acte bienveillant, notamment Aristobule cité par Plutarque (Alex., 16.16), selon lequel les statues équestres étaient en bronze et furent commandées à Lysippe pour l’ensemble des trente-quatre morts macédoniens. Arrien (An., 1.16.4) appuie le fait que la réalisation des statues fut confiée à Lysippe, mais n’en compte que vingt-cinq, réservées aux Compagnons tombés ; il ajoute qu’elles furent érigées à Dion30. Dans tous les cas, le geste d’Alexandre, confiant la réalisation de plus d’une vingtaine de statues équestres à son sculpteur attitré31, témoigne de sa libéralité à cet instant.

Pourtant, dans le cas de l’abandon de ses biens à ses Compagnons au moment du départ, ce n’est pas tant la liberalitas d’Alexandre qu’il faut à notre sens souligner que sa confiance absolue dans sa conquête, et donc dans les victoires qu’il se promettait. De fait, son arrivée sur le sol troyen, appartenant à l’empire de Darios, témoigne d’une prise de possession de cette terre : le chef de guerre qu’est Alexandre le Grand donne d’une main à ses amis pour prendre de l’autre à ses ennemis, idée qu’il développe aussi au début du chapitre 6, à la fin de l’extrait que nous avons cité. C’est là tout le symbole du lancer de javelot et du saut en armes d’Alexandre le premier sur la plage, ce que met en lumière P. Goukowsky (1976, 178) : “En prenant pied le premier sur le sol d’Asie Alexandre imitait sans doute Protésilas32. Mais il affirmait surtout le caractère strictement personnel des conquêtes à venir. Planter sa lance dans le sol ennemi avait en effet pour les Macédoniens une valeur juridique et signifiait que le roi prenait possession de la Chôra basiliké en vertu du droit de conquêteˮ33. Diodore de Sicile lui-même souligne bien cette image de la conquête :

Τῶν Μακεδόνων ἀπὸ τῆς νεὼς ἠκόντισε μὲν τὸ δόρυ, πήξας δ› εἰς τὴν γῆν καὶ αὐτὸς ἀπὸ τῆς νεὼς ἀφαλλόμενος παρὰ τῶν θεῶν ἀπεφαίνετο τὴν ᾿Ασίαν δέχεσθαι δορίκτητον.

“Du navire, il jeta sa lance et, l’ayant fichée dans le sol, il fut le premier Macédonien à sauter à terre, déclarant recevoir l’Asie des Dieux comme un bien conquis à la pointe de la lance.ˮ34

Cette confiance en soi est peut-être, comme la celeritas d’Alexandre, une autre qualité qui a trait à sa jeunesse. Pourtant, il ne faut pas penser que le jeune roi ferait preuve d’audacia, défaut pouvant mener les troupes à leur perte, puisque cet élan vers le danger est perçu de manière très méliorative : “Avec une si petite troupe, le plus admirable est-il qu’il ait vaincu le monde entier ou qu’il ait osé l’attaquer, on ne le saitˮ (11.6.3). Le fait de mettre sur le même plan sa conquête effective du monde, et son attaque malgré de faibles forces exclut tout procès en témérité. Alexandre suscite alors bien l’admiration (admirabilius) comme il l’avait fait auprès des Athéniens (admirationem, 11.3.4). C’est un chef qui a à la fois conscience du danger mais qui possède aussi une extraordinaire confiance en ses hommes et en lui-même, si grande que, dès son départ, il se projette en tant que maître de l’Asie. On notera d’ailleurs que la brièveté même du rapport de la bataille du Granique (11.6.11), le premier combat mené par les Macédoniens sur le sol perse, souligne à quel point Alexandre avait raison de se montrer assuré, alors que les ennemis connaissent une incroyable déroute (magna caedes Persarum) en raison de la vaillance de ses hommes (uirtute Macedonum) et de son propre génie militaire (arte Alexandri). Loin d’être le jouet de quelque audacia, Alexandre fait donc preuve au contraire, dès son départ pour la Perse, d’une qualité exceptionnelle, la fortitudo, que Cicéron définit comme “la prise réfléchie de risques et le courage à endurer les effortsˮ35.

Enfin l’on notera que ce passage permet à Trogue Pompée / Justin de mettre en avant une autre qualité d’Alexandre qui, si elle n’est pas mentionnée par Cicéron dans les qualités essentielles de l’imperator dans son De imperio Cn. Pompei, et si elle n’est que peu mise en avant par César dans ses Commentaires36, restait fondamentale pour les Romains : le respect des dieux par l’exercice de pratiques cultuelles37. Sa piété se manifeste en effet trois fois dans ce chapitre, plus que partout ailleurs : avant le départ de Grèce, “il décide d’élever, comme offrandes pour la réussite de la guerre, douze autels aux dieux38ˮ (11.5.4) ; une fois l’Hellespont traversé, “il immole des victimesˮ (11.5.10) ; enfin il se rend à Ilion où “il fit aussi des sacrifices, près des tombes de ceux qui étaient tombés lors de la guerre de Troieˮ (11.5.11).

La piété d’Alexandre semble s’être effectivement particulièrement manifestée lors de cette séquence : Arrien (An., 1.11.5-1.11.8) mentionne de son côté un sacrifice à Éléonte, le port de départ, en l’honneur de Protésilas ; un autre au milieu du détroit, en l’honneur de Poséidon et des Néréides ; un troisième à Zeus Apobaterios (Protecteur des Débarquements), Athéna et Héraclès au point d’arrivée de la traversée ; un autre encore à Athéna à Ilion ; un dernier enfin à Priam sur l’autel de Zeus.

Or on trouve alors, chez l’auteur de l’Anabase également, un passage qui lie le saut d’Alexandre et les sacrifices qu’il fit, très proche donc du texte de Trogue Pompée / Justin, même s’il tait le lancer du javelot :

Λέγουσι δὲ καὶ πρῶτον ἐκ τῆς νεὼς σὺν τοῖς ὅπλοις ἐκβῆναι αὐτὸν ἐς τὴν γῆν τὴν Ἀσίαν καὶ βωμοὺς ἱδρύσασθαι ὅθεν τε ἐστάλη ἐκ τῆς Εὐρώπης καὶ ὅπου ἐξέβη τῆς Ἀσίας Διὸς ἀποβατηρίου καὶ Ἀθηνᾶς καὶ Ἡρακλέους.

“On dit aussi qu’il fut le premier à sauter tout en armes du navire sur la terre d’Asie et que, à l’endroit où son expédition était partie d’Europe, comme là où il avait débarqué en Asie, il éleva des autels à Zeus Protecteur-des-débarquements, à Athéna et à Héraclès.ˮ39

L’expression “on dit aussiˮ (λέγουσι δέ), typique d’Arrien lorsque celui-ci évoque une autre source que Ptolémée et Aristobule, peut renvoyer à Clitarque, d’autant que la scène est proche de celle qu’on lit dans les Histoires philippiques.

L’analyse des chapitres 11.5 et 11.6, passant par leur confrontation avec les textes de Plutarque, Diodore et Arrien, permet ainsi de conclure que Trogue Pompée suit dans ce passage vraisemblablement Clitarque. L’auteur gaulois insiste, tout comme Justin après lui, d’abord sur la liberalitas d’Alexandre, mais plus encore sur sa fortitudo, et sur une forme de pietas du roi, soucieux de s’attirer par des pratiques cultuelles la faveur des dieux au moment de son expédition, et de marcher sur les traces des anciens héros grecs auxquels il témoigne son respect40. L’arrivée d’Alexandre en Asie est donc éclatante, digne de ses premiers pas à la tête de la Macédoine, et en même temps annonciatrice des qualités extraordinaires que le roi mettra en œuvre lors des deux grandes batailles qui suivirent, qui l’opposèrent directement à Darios et à son armée, et qui forgèrent sa légende.

Les batailles d’Issos et de Gaugamèles

(DS 17.32.6-17.37.2 ; Curt. 3.9.1-3.11.27 ; Just. 11.9.1-11.9.10 ; Plut., Alex., 20.1-20.10 et Arr., An., 2.7.1-2.11.8) & (DS 17.55.6-17.61.3 ; Curt. 4.12.24-4.16.33 ; Just. 11.13.1-11.14.8 ; Plut. Alex., 31.6-34.1 et Arr., An., 3.9.1-3.15.7)

La première de ces batailles, la bataille d’Issos, se trouve être un moment particulièrement célèbre de l’histoire d’Alexandre41 : c’est un combat exceptionnel, une grande victoire macédonienne déterminante pour la suite de l’expédition, et la première rencontre entre Alexandre et Darios. Tous les historiens que nous avons conservés se sont donc longuement étendus sur sa narration, et l’on sait par Plutarque que Charès en avait parlé (Alex., 20.8), par Arrien que Ptolémée l’avait rapportée (An., 2.11.8), par Polybe que Callisthène l’avait également racontée42.

La narration de ce combat constitue donc pour Trogue Pompée / Justin une occasion idéale pour parfaire le portrait qu’ils peignent d’Alexandre en chef de guerre hors normes :

Interea Darius cum CCCC milibus peditum et centum milibus equitum in aciem procedit. Mouebat haec multitudo hostium respectu paucitatis suae Alexandrum, sed interdum reputabat quantas res cum ista paucitate gessisset quantosque populos fudisset. Itaque cum spes metum uinceret, periculosius differre bellum ratus, ne desperatio suis cresceret, circumuectus suos singulas gentes diuersa oratione adloquitur. Illyrios et Thracas opum ac diuitiarum ostentatione, Graecos ueterum bellorum memoria interneciuique cum Persis odii accendebat ; Macedonas autem nunc Europae uictae admonet, nunc Asiae expetitae, nec inuentos illis toto orbe pares uiros gloriatur ; ceterum et laborum finem hunc et gloriae cumulum fore. Atque inter haec identidem consistere aciem iubet, ut hac mora consuescant oculis turbam hostium sustinere.

Nec Darii segnis opera in ordinanda acie fuit ; quippe, omissis ducum officiis, ipse omnia circumire, singulos hortari, ueteris gloriae Persarum imperiique perpetuae a diis immortalibus datae possessionis admonere. Post haec proelium ingentibus animis committitur. In eo uterque rex uulneratur. Tam diu certamen anceps fuit quoad fugeret Darius. Exinde caedes Persarum secuta est. Caesa sunt peditum sexaginta unum milia, equitum decem milia ; capta XL milia. Ex Macedonibus cecidere pedestres CXXX, equites CL.

“Cependant Darios, avec quatre cent mille soldats fantassins et cent mille cavaliers, s’avance pour la bataille. Cette foule d’ennemis, au regard de la faiblesse de ses propres forces, ébranlait Alexandre, mais il songeait entre temps aux exploits qu’il avait accomplis avec ces faibles forces, et aux grands peuples qu’il avait renversés. Aussi, comme l’espoir vainquait la peur, ayant pensé qu’il était plus dangereux de différer la guerre de peur que l’abattement ne grandît chez les siens, il fait un à un le tour des peuples de son armée et leur adresse des harangues différentes. Les Illyriens et les Thraces, c’était par l’étalage des ressources et des richesses qu’il les enflammait ; les Grecs, par le souvenir des anciennes guerres et de leur haine mortelle à l’égard des Perses ; quant aux Macédoniens, il leur rappelle tantôt l’Europe vaincue, tantôt l’Asie convoitée, et il se vante de n’avoir pas trouvé d’hommes qui leur fussent égaux sur toute la terre ; du reste ce serait là aussi la fin de leurs fatigues et le comble de leur gloire. Et, pendant ces discours, il ordonne que sans cesse l’armée s’arrête en position, pour que les soldats s’habituent par ce retardement à soutenir la vue de la masse de leurs ennemis.

Et le soin de Darios à mettre son armée en ordre de bataille ne manqua pas d’énergie ; de fait, sans se reposer sur les devoirs de ses chefs, il fit lui-même le tour de tout, exhorta les soldats un à un, leur rappela la gloire ancienne des Perses et la possession éternelle de l’empire que les dieux immortels leur avaient accordée.

Après quoi le combat est engagé de très grand cœur. Lors de celui-ci, l’un et l’autre roi sont blessés. La lutte fut longtemps incertaine, jusqu’à ce que Darios s’enfuie. Il s’ensuivit le massacre des Perses. Furent tués soixante-et-un mille fantassins, dix mille cavaliers ; furent capturés quarante mille hommes ; chez les Macédoniens tombèrent cent trente soldats à pied, cent cinquante cavaliers.ˮ43

Il convient de constater que sur cet épisode fameux, tous les auteurs présentent de grandes similitudes. On trouve pour ainsi dire chez tous l’ensemble des éléments suivants : un discours d’Alexandre aux Macédoniens (adloquitur) ; des temps d’arrêt imposés par Alexandre dans la progression de son armée (consistere aciem iubet) ; une lutte difficile et incertaine (diu certamen anceps fuit) ; la focalisation d’Alexandre sur Darios ; la blessure d’Alexandre à la cuisse (rex uulneratur) ; la fuite du roi perse (fugeret Darius) ; le massacre des ennemis (exinde caedes Persarum secuta est).

On trouve également quelques différences, notamment à propos de la blessure d’Alexandre : on ne trouve que dans les Histoires philippiques le fait que les deux rois furent blessés (uterque rex uulneratur), alors que tous les autres auteurs ne parlent que de la blessure du roi macédonien, Plutarque citant même Charès pour dire que Darios en fut l’auteur. On remarque en outre qu’il n’y a que dans les Histoires philippiques que n’apparaît pas le face à face des rois, le fait qu’Alexandre chercha à atteindre directement Darios. On peut toutefois estimer que l’expression uterque rex renvoie d’une certaine manière à ce duel. Enfin, les chiffres des morts du côté perse sont partout les mêmes, soit cent dix mille hommes tombés, cent mille fantassins et dix mille cavaliers, sauf chez Trogue Pompée / Justin qui parlent de soixante-et-un mille fantassins. Il peut cependant s’agir d’une simple erreur de lecture ou de copie, imputable à Trogue Pompée ou à Justin, comme cela arrive assez souvent avec les chiffres. M.-P. Arnaud-Lindet (11.9, note 46) estime quant à elle que les autres historiens ont sans doute additionné les morts et les prisonniers. De même, si Diodore, Quinte-Curce et Trogue Pompée / Justin s’entendent sur le nombre de morts parmi les cavaliers macédoniens, à savoir 150, ils donnent trois chiffres différents concernant les fantassins, soit respectivement trois cents, trente-deux et cent trente.

Il paraît donc extrêmement difficile de voir l’influence précise de Clitarque dans un tel passage, même s’il est fort probable que celui-ci avait aussi fait une relation de cette bataille si célèbre. C’est dans les événements précédant la bataille (le combat lui-même étant réduit à assez peu de choses chez Trogue Pompée / Justin), que l’on peut certainement trouver des traces originales de son texte.

Plus précisément, on voit des points communs très nets entre les paroles prononcées par Alexandre à ses soldats chez Trogue Pompée / Justin et celles qu’il prononce chez Quinte-Curce où l’on lit :

Cumque agmini obequitaret, uaria oratione, ut cuiusque animis aptum erat, milites adloquebatur. Macedones, tot bellorum in Europa uictores, ad subigendam Asiam atque ultima Orientis non ipsius magis quam suo ductu profecti inueteratae uirtutis admonebantur : illos terrarum orbis liberatores emensosque olim Herculis et Liberi patris terminos non Persis modo, sed etiam omnibus gentibus inposituros iugum ; Macedonum prouincias Bactra et Indos fore ; minima esse, quae nunc intuerentur, sed omnia uictoria aperiri. Non in praeruptis petris Illyriorum et Thraciae saxis sterilem laborem fore : spolia totius Orientis offerri. Vix gladio futurum opus : totam aciem suo pauore fluctuantem umbonibus posse propelli. Victor ad haec Atheniensium Philippus pater inuocabatur ; domitaeque nuper Boeotiae et urbis in ea nobilissimae ad solum dirutae species repraesentabatur animis. Iam Granicum amnem, iam tot urbes aut expugnatas aut in fidem acceptas, omniaque quae post tergum erant, strata et pedibus ipsorum subiecta memorabat. Cum adierat Graecos, admonebat ab his gentibus inlata Graeciae bella, Darei prius, deinde Xerxis insolentia aquam ipsos terramque poscentium, ut neque fontium haustum nec solitos cibos relinquerent deditae : bis templa ruinis et ignibus esse deleta, urbes eorum expugnatas, foedera diuini humanique iuris uiolata referebat. Illyrios uero et Thracas, rapto uiuere adsuetos, aciem hostium auro purpuraque fulgentem intueri iubebat, praedam non arma gestantem : irent, et inbellibus feminis aurum uiri eriperent ; aspera montium suorum iuga nudasque calles et perpetuo rigentes gelu ditibus Persarum campis agrisque mutarent.

“Chaque fois qu’il passait à cheval devant le front des troupes, il les haranguait, modifiant ses paroles selon le caractère de chaque nation. Aux Macédoniens, victorieux dans tant de guerre en Europe, partis à la conquête de l’Asie et de l’Extrême-Orient moins sous son impulsion que sous la leur propre, il rappelait leur antique valeur : ‘c’étaient eux, les libérateurs du monde ; un jour, ils dépasseraient les bornes d’Hercule et de Liber le Vénérable ; alors ils courberaient sous le joug non les Perses seuls, mais tous les peuples ; Bactres, l’Inde seraient des provinces de la Macédoine ; ce qu’ils avaient aujourd’hui sous les yeux n’était à peu près rien ; tout : voilà les perspectives de la victoire. Désormais, c’en était fini des peines stériles sur les parois abruptes d’Illyrie et les rocs de Thrace : les dépouilles de tout l’Orient s’offraient à eux. À peine aurait-on besoin de l’épée ; toute cette armée, ballottée par la peur, les bosses de leurs boucliers suffiraient à les mettre en fuite.’ Il invoquait ensuite son père, Philippe, vainqueur d’Athènes, et il rappelait à leurs esprits l’image de la Béotie récemment domptée et de la ville illustre qu’ils y avaient rasée. Puis il évoquait le Granique, et tant de villes ou prises d’assaut ou faisant leur soumission, et tout, derrière eux, abattu et gisant à leurs pieds. S’il abordait des Grecs, il leur remémorait les invasions de la Grèce par ces peuples, quand l’insolence de Darius d’abord, puis de Xerxès, leur demandait la terre et l’eau, de sorte qu’après sa soumission il ne serait resté à leur pays ni une fontaine pour boire ni les aliments essentiels ; leurs temples, rappelait-il, avaient été deux fois anéantis par la destruction et par les flammes, leurs villes prises d’assaut, toutes les conventions du droit humain et divin violées. Aux Illyriens et aux Thraces, habitués à vivre de pillage, il faisait contempler la ligne ennemie dans l’éclat de l’or et de la pourpre et portant moins des armes qu’une proie : ‘en avant ! à eux d’arracher virilement leur or à ces lâches efféminés ! qu’ils changent les cimes abruptes de leurs montagnes, leurs sentiers dénudés et durcis par les glaces éternelles contre la richesse des terres et des campagnes de Perse !’ˮ44

On remarque aisément que l’annonce des discours d’Alexandre à ses hommes se fait de la même manière, en usant des mêmes mots, chez Trogue Pompée / Justin et chez Quinte-Curce : au verbe adloquitur des uns répond la forme adloquebatur de l’autre ; à l’expression diuersa oratione des premiers répond l’expression uaria oratione du second. Ensuite l’on observe qu’Alexandre s’adresse aux mêmes peuples, mais dans des sens contraires : les Thraces et les Illyriens (Illyrios et Thracas), les Grecs (Graecos) et les Macédoniens (Macedonas) chez Trogue Pompée / Justin, les Macédoniens (Macedones), les Grecs (Graecos) puis les Thraces et les Illyriens (Illyrios et Thracas, dans le même ordre que chez Justin) chez Quinte-Curce. Les uns semblent avoir choisi d’aller du peuple le moins proche d’Alexandre au peuple le plus proche de lui, l’autre de commencer au contraire par le peuple le plus concerné au peuple qui l’était le moins. Enfin, il apparaît que les arguments employés sont les mêmes dans les deux œuvres, même s’ils sont, comme souvent, bien plus développés chez Quinte-Curce qui use même du discours indirect : pour les Thraces et les Illyriens, Alexandre leur fait miroiter le butin à venir (opum ac diuitiarum ostentatione dans les Histoires philippiques ; auro purpuraque et praedam chez Quinte-Curce) ; pour les Grecs, c’est l’esprit de revanche qui prévaut, contre les guerres menées par Darios et Xerxès contre leurs cités (ueterum bellorum memoria interneciuique cum Persis odii dans les Histoires philippiques ; ab his gentibus inlata Graeciae bella chez Quinte-Curce) ; pour les Macédoniens enfin, Alexandre met surtout en avant la gloire qui les attend (gloriatur, gloriae cumulum dans les Histoires philippiques ; inueteratae uirtutis et la référence à deux fils de Zeus, Herculis et Liberi patris, chez Quinte-Curce), le fait qu’ils seront les vainqueurs et de l’Europe et de l’Asie (balancement présent dans les deux textes). Tant de similitudes, malgré la démarche de contraction de Justin, et au contraire le style prolifique de Quinte-Curce, ne peuvent être le fruit du hasard, et doivent provenir d’une source commune. Dans la mesure où on trouve également chez Arrien (An. 2.7.3-2.7.7) un discours où sont distinguées les différentes nationalités de l’armée d’Alexandre, mais cette fois pour mettre en valeur les avantages que chacune présente face à l’armée de Darios, et où ce discours-ci doit être tiré de Ptolémée ou d’Aristobule, W. Heckel (1997, 134) tire la conclusion assez sensée qu’une source commune devait exister (certainement Callisthène) que Clitarque aurait de son côté encore enjolivée.

On pourrait cependant alléguer, non sans raison, que Quinte-Curce reprend peut-être là un développement trouvé dans Trogue Pompée, qu’il a lu, et qu’il aurait eu envie de faire figurer dans son propre texte, en l’aménageant à sa manière45. Cette hypothèse est vraisemblable. Pourtant, une source antérieure commune, en l’occurrence Clitarque, paraît être une meilleure explication, en raison du texte que propose Diodore. Celui-ci n’a pas repris à son compte tous ces discours qu’il aurait, selon notre théorie, lus chez Clitarque. Mais il relate le fait qu’Alexandre avait parlé à ses soldats en ces termes :

…τοὺς μὲν στρατιώτας τοῖς οἰκείοις λόγοις παρεκάλεσεν ἐπὶ τὸν περὶ τῶν ὅλων ἀγῶνα, τὰ δὲ τάγματα τῶν στρατιωτῶν καὶ τὰς τῶν ἱππέων εἴλας οἰκείως τοῖς ὑποκειμένοις τόποις διατάξας τοὺς μὲν ἱππεῖς ἐπέστησε πρὸ πάσης τῆς στρατιᾶς, τὴν δὲ τῶν πεζῶν φάλαγγα κατόπιν ἐφεδρεύειν προσέταξεν.

“Après avoir exhorté les soldats par des discours appropriés à chacun en vue du dernier des combats, et après avoir disposé, de manière appropriée à la disposition des lieux, les corps d’infanterie et les troupes de cavalerie, il plaça la cavalerie devant toute l’armée et il ordonna que la phalange d’infanterie restât en réserve à l’arrière.ˮ46

S’il l’on comprend bien qu’ici Diodore cherche à montrer qu’Alexandre agit de la manière la plus appropriée aussi bien pour ce qui est de la prise en compte de ses soldats que de celle du terrain, par l’usage de l’adjectif οἰκείοις repris ensuite par l’adverbe οἰκείως, il ne faut pas négliger le sens de cet adjectif, qui signifie d’une chose qu’elle est appropriée à quelqu’un ou quelque chose, en tant qu’elle lui convient car elle lui est propre. Ainsi l’expression τοῖς οἰκείοις λόγοις, qui plus est au pluriel, fait très probablement référence aux différents discours tenus par Alexandre à ces différentes troupes, mettant en avant pour chacune les arguments les plus appropriés car les plus aptes à toucher chacune d’elles. Aussi l’on peut voir en Clitarque la source très probable de ce passage des Histoires d’Alexandre de Quinte-Curce et des Histoires philippiques de Trogue Pompée et Justin qui, sensible au talent oratoire ici mis en œuvre, n’aura certainement qu’abrégé sans les couper les arguments retranscrits par Trogue Pompée.

On peut en outre trouver un certain nombre de similitudes entre cette présentation de la bataille d’Issos et celle de la bataille de Gaugamèles, livrée le 1er octobre 331, le troisième et dernier grand combat d’Alexandre contre les Perses, et contre Darios lui-même, qui vit la fuite à nouveau du roi ennemi et une brillante victoire des Macédoniens. L’enjeu de ce combat était très important, puisque Darios avait rassemblé l’ensemble de ses forces ; cette bataille est ainsi l’une des plus développées de l’ensemble des livres 11 et 12 des Histoires philippiques :

Postera die aciem producunt, cum repente ante proelium confectum curis Alexandrum somnus arripuit. Cum ad pugnam solus rex deesset, a Parmenione aegre excitatus ; quaerentibus somni causas omnibus inter pericula, cum etiam in otio semper parcior fuerit, magno se aestu liberatum ait, somnumque sibi a repentina securitate datum, quod liceat cum omnibus Darii copiis confligere ; ueritum se longam belli moram, si Persae exercitum diuisissent. Ante proelium utraque acies hostibus spectaculo fuit. Macedones multitudinem hominum, corporum magnitudinem armorumque pulchritudinem mirabantur ; Persae a tam paucis uicta suorum tot milia stupebant. Sed nec duces circuire suos cessabant. Darius uix denis Armeniis singulos hostes, si diuisio fieret, euenire dicebat ; Alexander Macedonas monebat, ne multitudine hostium, nec corporis magnitudine uel coloris nouitate mouerentur ; tantum meminisse iubet, cum isdem se tertio pugnare ; nec meliores factos putarent fuga, cum in aciem secum tam tristem memoriam caedium suarum et tantum sanguinis duobus proeliis fusi ferrent ; et quemadmodum Dario maiorem turbam hominum esse, sic uirorum sibi. Hortatur, spernant illam aciem auro et argento fulgentem, in qua plus praedae quam periculi sit, cum uictoria non ornamentorum decore, sed ferri uirtute quaeratur.

Post haec proelium committitur. Macedones in ferrum cum contemptu totiens a se uicti hostis ruebant. Contra Persae mori quam uinci praeoptabant. Raro in ullo proelio tantum sanguinis fusum est. Darius cum uinci suos uideret, mori et ipse uoluit, sed a proximis fugere conpulsus est. Suadentibus deinde quibusdam ut pons Cydni fluminis ad iter hostium impediendum intercluderetur, non ita se saluti suae uelle consultum ait ut tot milia sociorum hosti obiciat ; debere et aliis fugae uiam patere, quae patuerit sibi. Alexander autem periculosissima quaeque adgrediebatur, et ubi confertissimos hostes acerrime pugnare conspexisset, eo se semper mergebat periculaque sua esse, non militis uolebat. Hoc proelio Asiae imperium rapuit, quinto post acceptum regnum anno ; cuius tanta felicitas fuit ut post hoc nemo rebellare ausus sit patienterque Persae post imperium tot annorum iugum seruitutis acceperint. Donatis refertisque militibus XXXIV diebus praedam recognouit.

“Le jour suivant, ils font avancer leur armée en ligne, quand soudain, avant le combat, le sommeil s’empare d’Alexandre épuisé par les soucis. Comme seul le roi manquait pour le combat, il fut réveillé à grand-peine par Paménion ; à tout le monde qui lui demande les raisons de son sommeil au cœur des dangers alors même qu’il a toujours été particulièrement économe de son repos, il dit qu’il a été libéré de sa violente agitation, et que son sommeil lui est venu d’une tranquillité soudaine, parce qu’il peut combattre toutes les troupes de Darios ; qu’il craignait un long enlisement de la guerre si les Perses avaient divisé leur armée.

Avant le combat, chacune des armées fut observée par ses ennemis. Les Macédoniens admiraient la multitude des hommes, la taille de leurs corps, la beauté de leurs armes ; les Perses étaient stupéfaits de ce que tant de milliers des leurs aient été vaincus par si peu d’hommes.

Mais les chefs ne cessaient pas non plus de faire le tour de leurs hommes. Darios disait que, si l’on faisait la division, un ennemi à peine rencontrait dix Arméniens ; Alexandre avertissait les Macédoniens de ne pas se laisser impressionner par la multitude des ennemis, ni par la taille de leurs corps ou l’étrangeté de leur couleur ; il leur ordonne de se souvenir seulement que c’est la troisième fois qu’ils combattent contre les mêmes ennemis ; et qu’ils ne pensent pas qu’ils ont été rendus meilleurs par la fuite, alors qu’ils apportent avec eux sur la ligne de front le si sombre souvenir des massacres qu’ils ont subis et de tant de sang versé en deux combats ; et que, de même que Darios avait une plus grande foule d’individus, de même il avait lui une plus grande foule d’hommes. Il exhorte à mépriser cette armée rangée qui brille d’or et d’argent, dans laquelle se trouve plus de butin que de danger, puisque la victoire ne s’acquiert pas à la parure des armures mais à la valeur du fer.

Après quoi le combat est engagé. Les Macédoniens se précipitaient sur le fer, avec le mépris d’un ennemi qu’ils avaient si souvent vaincu. En face les Perses préféraient mourir qu’être vaincus. Rarement dans aucun combat on versa tant de sang. Darios, comme il voyait les siens être vaincus, voulut mourir aussi lui-même, mais il fut poussé à la fuite par ses proches. Ensuite, à certains qui tentaient de le persuader de couper le pont du Cydnos pour bloquer la marche des ennemis, il dit qu’il ne voulait pas, pour son propre salut, d’un plan tel qu’il exposerait tant de milliers d’alliés à l’ennemi ; que le chemin de la fuite qui aurait été ouvert pour lui devait aussi être ouvert pour les autres.

Alexandre cependant s’attaquait à tout ce qui était le plus dangereux et, où il avait remarqué que les ennemis, en formation très serrée, combattaient avec le plus d’acharnement, c’était là toujours qu’il se plongeait, et il voulait que les dangers soient les siens, non pas réservés aux soldats. Par ce combat, il ravit l’empire de l’Asie, la cinquième année après avoir accédé au trône ; et son bonheur en fut si grand qu’après cela personne n’osa se révolter et que les Perses, après un empire de tant d’années, acceptèrent patiemment le joug de la servitude.

Une fois ses soldats récompensés et comblés, il fit la revue du butin trente-quatre jours.ˮ47

Ce n’est pas, ici non plus, tant dans le combat lui-même que l’on peut voir une influence nette de Clitarque, mais dans l’épisode qui le précède, que l’on trouve également chez Diodore (17.56) et Quinte-Curce (4.13), mais aussi chez Plutarque (32) : il s’agit du repos pris par Alexandre juste avant la bataille. Ce texte est extrêmement proche de ceux que nous livrent les autres auteurs de la Vulgate : chez les trois autres auteurs, on lit en effet qu’Alexandre veille pendant la nuit, et s’endort au matin48, à quoi correspond l’expression de Trogue Pompée / Justin repente ante proelium confectum curis Alexandrum somnus arripuit ; chez Plutarque et Quinte-Curce également, c’est Parménion qui vient réveiller Alexandre (a Parmenione aegre excitatus), alors que chez Diodore il se contente de mettre les hommes en ordre, et ce sont les Compagnons qui réveillent leur roi ; le motif du sommeil est en revanche exactement le même chez Diodore et Trogue Pompée / Justin49 : les ennemis sont concentrés et l’issue apparaît proche (ueritum se longam belli moram, si Persae exercitum diuisissent), tandis qu’elle varie un peu chez Quinte-Curce et Plutarque, mais sans engager une compréhension réellement différente du texte, puisque ceux-ci écrivent qu’Alexandre se trouvait soulagé de ne plus avoir à poursuivre Darios et ses hommes.

On observe ainsi que ces quatre auteurs proposent une vision très proche de ce passage absent chez Arrien. Trogue Pompée doit donc être à nouveau très proche de sa source initiale, et Justin très proche de Trogue Pompée50.

Pour autant, Trogue Pompée et Justin ne sont pas de simples copistes de Clitarque. Ces batailles célèbres sont en effet pour eux des occasions de vanter les mérites militaires d’Alexandre et de le présenter sous le jour d’un parfait imperator, réunissant toutes les qualités essentielles du chef de guerre idéal que l’on peut trouver, par exemple, dans le portrait qu’en fait Cicéron :

Ego enim sic existimo in summo imperatore quattuor has res inesse oportere, scientiam rei militaris, uirtutem, auctoritatem, felicitatem.

“Pour ma part en effet, j’estime ainsi qu’il doit y avoir, chez un éminent général, ces quatre qualités : la science de la chose militaire, la vertu, l’autorité, la félicité.ˮ51

Lors de la bataille du Granique déjà, l’expression arte Alexandri (11.6.11) pouvait faire référence à la scientia rei militaris52 du jeune roi. Cette connaissance de l’art de la guerre s’observe en action dans ces deux épisodes, et notamment dans la manière dont Alexandre tient compte de l’aspect psychologique de la bataille : il se met à la place de ses hommes, qui ne peuvent pas ne pas être impressionnés par la foule d’ennemis qui se trouvent en face d’eux. Ainsi à Issos, Alexandre, pour que la vue des soldats innombrables de Darios ne décourage pas ses hommes, les fait s’arrêter régulièrement pour s’habituer à leur vue (11.9.7). Comprenant la stratégie de Darios, misant sur le nombre53, Alexandre développe la sienne propre, misant sur la valeur de ses hommes. C’est aussi l’objet de la harangue qu’il adresse aux Macédoniens à Gaugamèles (11.13.8-11.13.11), où il fait de ses soldats des vainqueurs et des ennemis des vaincus ; eux doivent avoir en tête leurs victoires, ceux d’en face doivent être hantés par les précédents massacres ; les Perses sont des “individusˮ (hominum), les Macédoniens sont des “hommesˮ (uirorum). Surtout, il insiste sur ce qui fait la force de l’armée adverse, à savoir son nombre, afin que ses soldats ne se laissent pas “impressionnerˮ (ne multitudine hostium […] mouerentur) : son armée a pour elle “la valeur du ferˮ (uirtute ferri). C’est cette connaissance des données de la guerre qui permet à Alexandre d’user de son armée de la meilleure des manières, et donc d’obtenir la victoire.

Cette scientia est ainsi liée à la réflexion que mène le roi pour en tirer sa stratégie et contrer celle de l’adversaire, qui mise sur le nombre. Elle est donc liée au consilium54, qualité nécessaire et éminente du chef de guerre, que César avait particulièrement mise en avant dans ses Commentaires55, et que Cicéron élève au rang des uirtutes imperatoriae : labor in negotiis, fortitudo in periculis, industria in agendo, celeritas in conficiendo, consilium in prouidendo56.

Or Trogue Pompée / Justin mettent en avant ces efforts d’analyse d’Alexandre : avant que le combat ne s’engage, il réfléchit, comme l’indiquent les verbes reputabat (11.9.2) et ratus (11.9.3), ce qui lui permet d’être libéré de son inquiétude face à l’armée de Darios (movebat, 11.9.2). De la même manière, le repos d’Alexandre avant Gaugamèles vient de sa compréhension “qu’il peut combattre toutes les troupes de Dariosˮ (11.13.3), ce qui lui ôte la crainte d’un enlisement (ueritum […] longam belli moram). C’est ainsi que cette qualité essentielle de réflexion est un appui pour Alexandre pour déjouer l’appréhension ou la peur (cum spes metum uinceret, 11.9.3), ce qui se manifeste particulièrement clairement par le repos avant la bataille. Le chef de guerre peut en effet, parce qu’il a su analyser une situation favorable, trouver la “tranquillitéˮ de l’âme (securitate, 11.13.2). On retrouve ainsi la fortitudo, sérénité consciente face aux dangers, qui est l’apanage des grands imperatores. Par son consilium et sa fortitudo, Alexandre fait ainsi preuve de uirtus, deuxième qualité essentielle pour les commandants d’armée selon l’analyse de Cicéron.

Plusieurs autres éléments constituant la uirtus se retrouvent dans les batailles d’Issos et de Gaugamèles. Alexandre évoque ainsi les “effortsˮ (laborum, 11.9.6) de son armée dans son discours aux Macédoniens à Issos. Surtout, avant que les deux combats ne soient lancés, il fait preuve d’une industria admirable, lui qui parvient avant la première bataille à mener son armée, tout en la haranguant et en lui imposant “continuellement pendant ces discoursˮ (inter haec identidem, 11.9.7) les haltes évoquées. Cette énergie inlassable grâce à laquelle le chef semble s’occuper en même temps de toutes choses57, se retrouve avant Gaugamèles, aussi bien d’ailleurs chez Alexandre que chez Darios (nec duces circuire suos cessabant, 11.13.6). Mais c’est la fortitudo in periculis58 que l’on retrouve développée de la manière la plus nette, surtout lors de la seconde de ces batailles. À Issos déjà, l’expression proelium ingentibus animis committitur (11.9.9) souligne certainement la bravoure du roi Alexandre, puisque la phrase est suivie d’une focalisation sur sa personne et celle de Darios : in eo uterque rex uulneratur. À Gaugamèles surtout (11.14.5-11.14.6), le regard porté sur le seul Alexandre (Alexander autem) au cœur de la mêlée, et l’emploi successif de trois superlatifs (periculosissima, confertissimos, acerrime) font de lui le héros de cet affrontement, et il ne semble devoir qu’à lui-même la conquête de la Perse selon l’expression hoc proelio Asiae imperium rapuit. À nouveau, son jeune âge et son efficacité sont mis en avant dans cet exploit (quinto post acceptum regnum anno)59.

Parmi les quatre qualités essentielles de l’imperator désignées par Cicéron, la felicitas60 est ici la moins présente. Pourtant, cette chance octroyée par la faveur des dieux est évoquée elle aussi, et la victoire écrasante face aux troupes de Darios suffit par ailleurs à la justifier. Elle est d’ailleurs, dans le texte des Histoires philippiques, liée directement à l’auctoritas qu’Alexandre acquiert par ces batailles : tanta felicitas fuit ut post hoc nemo rebellare ausus sit patienterque Persae post imperium tot annorum iugum seruitutis acceperint (11.14.7).

Cette quatrième qualité cicéronienne, l’auctoritas, qui confère “une efficacité militaire au ‘prestige’ du chef d’armée en le définissant essentiellement par l’influence qu’il exerce sur les peuples étrangers qu’il rencontre, alliés ou ennemisˮ61, est ici particulièrement nette, comme elle l’était déjà au sortir de la bataille du Granique, alors que Trogue Pompée / Justin affirmaient :

Post uictoriam maior pars Asiae ad eum defecit. Gessit et plura bella cum praefectis Darii, quos iam non tam armis quam terrore nominis sui uicit.

“Après sa victoire, la plus grande partie de l’Asie se rangea derrière lui. Il mena également un assez grand nombre de batailles contre les gouverneurs de Darios que dès lors il vainquit, non pas tant par les armes que par la terreur que son nom inspirait.ˮ62

C’est ainsi qu’Alexandre, pour ces deux grandes batailles, apparaît comme un modèle d’imperator selon les conceptions romaines de l’époque de Trogue Pompée dont Cicéron se fait l’écho, et que César revendique. L’historien gaulois a su s’appuyer sur des passages favorables de Clitarque, dont l’influence est visible, pour attribuer des qualités militaires exceptionnelles au Conquérant, s’appuyant sur une tradition encomiastique grecque pour créer, dans ces épisodes guerriers, un personnage tout aussi digne d’éloges suivant des critères romains. Depuis ses premières expéditions en Thrace jusqu’aux grands combats qui l’opposèrent au roi perse, en passant par son arrivée en terre ennemie, la construction de la figure militaire d’Alexandre est ainsi particulièrement cohérente et progressive, justifiant sa réputation héroïque.

Ce génie militaire ne constitue cependant qu’un pan du portrait positif dressé du roi dans le livre 11. Trogue Pompée / Justin ont en effet davantage encore appuyé les qualités humaines d’Alexandre, toutes celles qu’il manifeste à de nombreuses reprises au bénéfice d’autrui, notamment des vaincus, en-dehors du champ de bataille.

Alexandre : un être aux qualités exceptionnelles au cœur du livre 11

Il n’est de fait pas que dans le domaine militaire qu’Alexandre paraît exceller. Magnanimité, loyauté, humanité, piété… Les qualités du roi macédonien se multiplient au fur et à mesure d’épisodes souvent célèbres, dont Trogue Pompée / Justin rendent compte en s’appuyant le plus souvent fidèlement sur leur source grecque.

Deux épisodes de fortitudo et de magnitudo animi : le nœud gordien et la maladie de Tarse

(Curt. 3.1.11-3.1.18 ; Just. 11.7.3-11.7.16. ; Plut., Alex., 18.1-18.4 ; Arr., An., 2.3.1-2.3.8) & (DS 17.31-4-17.31.6 ; Curt. 3.5.1-3.6.20 ; Just. 11.8.1-11.8.9 ; Plut., Alex., 19.1-19.10 et Arr., An., 2.4.7-2.4.11)

Situés dans les Histoires philippiques précisément entre les batailles du Granique et d’Issos, deux épisodes bien connus de la geste alexandrine dévoilent des qualités d’Alexandre qui peuvent apparaître comme une transposition, en des circonstances différentes, de l’action guerrière, du courage et de la force d’âme dont il fait preuve dans les combats.

Il s’agit d’abord de l’anecdote du nœud gordien, dont il n’est pas utile de rappeler le texte que nous avons déjà cité dans l’introduction pour montrer le travail de Justin, et qui montrait de grandes similitudes avec celui de Quinte-Curce.

Diodore a quant à lui fait le choix de ne pas rapporter l’événement, mais ce n’est pas le cas de Plutarque et d’Arrien. Ces deux auteurs racontent exactement la même chose en proposant de la même manière deux versions de cette histoire : d’abord celle de la plupart des auteurs (οἱ μὲν πολλοί chez Plutarque) ou de certains (οἱ μέν chez Arrien), qui reprend exactement les éléments présents dans les Histoires philippiques et chez Quinte-Curce, puis celle d’Aristobule (Ἀριστόβουλος δέ chez les deux auteurs), présentant une variante notable :

Ἀριστόβουλος δὲ καὶ πάνυ λέγει ῥᾳδίαν αὐτῷ γενέσθαι τὴν λύσιν, ἐξελόντι τοῦ ῥυμοῦ τὸν ἕστορα καλούμενον, ᾧ συνείχετο τὸ ζυγόδεσμον, εἶθ´ οὕτως ὑφελκύσαντι τὸν ζυγόν.

“Aristobule affirme au contraire qu’il les dénoua très facilement en enlevant la pièce appelée cheville du timon, qui maintenait la courroie du joug, puis en détachant le joug de cette manière. ˮ63

Aristobule, source commune de Plutarque et d’Arrien, proposait donc une interprétation originale différant des versions traditionnelles, et que ces deux auteurs veulent faire entendre. Si l’on ne sait à quel historien remonte cette anecdote, il nous est permis de penser que Clitarque l’avait prise à son compte, et à sa suite Trogue Pompée / Justin et Quinte-Curce. Cela permettait en effet à l’historien alexandrin de mettre Alexandre en valeur, dans un épisode où celui-ci paraît à la fois plus vif d’esprit que les autres hommes, mais aussi particulièrement déterminé, et enfin comme le futur maître de l’univers. Et cette image, qui met en avant la fortitudo d’Alexandre, cette qualité relevant pour les Romains de l’assurance du chef et que l’on peut mettre en lien avec le lancer de javelot sur la terre perse lors de son débarquement en Asie, est bien ici à l’œuvre. Le portrait d’Alexandre s’étoffe encore, et il n’est dès lors pas qu’au combat qu’il paraît doté d’une grande force de sa volonté.

Ce point se manifeste mieux encore dans l’épisode qui suit celui du nœud gordien, où Alexandre, tombé malade à Tarse64, frôle la mort. Cette maladie fut tantôt interprétée comme une forme de malaria, tantôt comme une pneumonie65. Elle accabla fortement Alexandre et survint, selon Trogue Pompée / Justin, à la suite d’un bain qu’il prit dans le Cydnos66. Cet épisode met en lumière le médecin le plus proche d’Alexandre, nommé Philippe d’Acarnanie67 :

Haec illi agenti nuntiatur Darium cum ingenti exercitu aduentare. Itaque timens angustias magna celeritate Taurum transcendit, in qua festinatione quingenta stadia cursu fecit. Cum Tarsum uenisset, captus Cydni fluminis amoenitate per mediam urbem influentis, proiectis armis, plenus pulueris ac sudoris, in praefrigidam undam se proiecit, cum repente tantus neruos eius occupauit rigor ut, interclusa uoce, non spes modo remedii, sed nec dilatio periculi inueniretur. Vnus erat ex medicis, nomine Philippus, qui solus remedium pollicetur ; sed et ipsum Parmenionis pridie a Cappadocia missae epistulae suspectum faciebant, qui ignarus infirmitatis Alexandri scripserat a Philippo medico caueret, nam corruptum illum a Dario ingenti pecunia esse. Tutius tamen ratus dubiae se fidei medici credere quam indubitato morbo perire. Accepto igitur poculo epistulas medico tradidit atque ita inter bibendum oculos in uultum legentis intendit. Vt securum conspexit, laetior factus est sanitatemque quarta die recepit.

“Tandis qu’il accomplit ces actions, on lui annonce que Darios approche avec une immense armée. C’est pourquoi, craignant les défilés, il franchit le Taurus à toute vitesse, et dans son empressement fit cinquante stades à la course. Comme il était arrivé à Tarse, séduit par le charme du Cydnos qui coule au milieu de la ville, après avoir lancé ses armes, plein de poussière et de sueur, il se lance dans l’onde glacée quand une raideur saisit soudain ses nerfs, si grande que, alors que sa voix était coupée, on ne trouvait non seulement pas d’espoir de remède, mais pas non plus de moyen de retarder le danger. Parmi ses médecins il n’y en avait qu’un, du nom de Philippe, qui seul proposât un remède ; mais une lettre de Parménion envoyée la veille de Cappadoce le rendait lui-même également suspect : celui-ci, qui n’était pas au courant de la maladie d’Alexandre, lui avait écrit de se défier de son médecin Philippe car il avait été corrompu par Darios contre une grosse somme d’argent. Alexandre estima cependant plus sûr de se fier à la loyauté douteuse de son médecin que de périr d’une maladie qui ne laissait pas de doutes. Il accepta donc la coupe et remit la lettre au médecin et ainsi, tout en buvant, dirigea ses regards sur le visage de ce dernier, pendant qu’il lisait. Comme il le vit calme, il se réjouit, et recouvra la santé le quatrième jour.ˮ68

Comme précédemment, Aristobule s’oppose en partie à cette version des faits, et prétend, aux dires de Diodore et d’Arrien qui mentionne aussi la version des “autres auteursˮ69, que c’est la fatigue et non le bain dans le fleuve montagneux qui valut sa maladie à Alexandre70. Plutarque, assez naturellement, fait aussi mention de cette version des faits sans préciser la source. On ne trouve en outre chez Diodore aucun mot concernant le bain du roi, ni la lettre de Parménion ou la prétendue tentative de corruption du médecin par Darios : il suit encore certainement sur ce point la version d’Aristobule.

Pour le reste, tous les autres auteurs mentionnent cet épisode fameux en suivant les mêmes grandes lignes : la chaleur, le bain du roi, la maladie, le renoncement des autres médecins, le remède de Philippe, la lettre de Parménion, la scène de la lecture de la lettre par le médecin pendant qu’Alexandre boit la potion, la guérison. Clitarque fait sans trop de doute possible partie des “autresˮ auteurs mentionnés par Arrien, et c’est lui qui doit être ici suivi par Trogue Pompée / Justin. C’est l’avis également de N. G. L. Hammond (2007 (2), 97-98), même s’il considère étrangement qu’il n’y a pas de “preuveˮ pour le montrer. On remarque en effet encore d’autres liens qui unissent Trogue Pompée / Justin à Quinte-Curce, et notamment les réflexions menées par Alexandre pour déterminer quelle devait être sa réaction face à cette situation (même si les pensées diffèrent alors sensiblement, le trouble du roi reste le même), ou encore le fait qu’Alexandre ne fut sur pied que quatre jours après être tombé malade.

Deux différences cependant, l’une assez mineure, l’autre assez notable.

La première concerne Parménion, dont Trogue Pompée / Justin nous disent qu’il écrit sa lettre depuis la Cappadoce, quand les autres auteurs affirment qu’il est dans le camp71. Les deux versions étonnent : pourquoi Parménion, présent dans le camp, aurait-il envoyé une lettre à Alexandre tout près de lui ? Et pourquoi aurait-il été en Cappadoce, région que les Macédoniens venaient de soumettre sans grande difficulté, et vers laquelle Darios ne portait pas ses troupes ? S’appuyant sur les travaux de J. D. Bing (1989) qui développent l’idée que Parménion avait été envoyé en mission pour occuper le col de Kara Kapu près de Castabalum à l’ouest d’Issos (ce qui est de fait plus probable), W. Heckel (1997, 130), émet l’hypothèse que Justin ou un scribe a pu changer le nom de Castabalum par celui de Cappadocia. Cette différence ne change cependant rien à la scène au cœur de l’épisode, et s’il faut admettre une erreur, il reste difficile de cerner avec certitude son origine et son auteur.

La seconde concerne le tête-à-tête entre le roi et son médecin. Chez Quinte-Curce, Alexandre fait lire la lettre à Philippe après avoir vidé la coupe d’un seul trait. Si c’est là un écart à la version de Clitarque, elle est cependant l’œuvre de Quinte-Curce et non de Trogue Pompée ou Justin72 puisque Plutarque et Arrien relatent la même simultanéité entre lecture et absorption de la potion. C’est sans doute là une volonté de Quinte-Curce d’accentuer encore la confiance qu’Alexandre portait à ses amis.

On notera d’ailleurs, et Clitarque avait certainement dû exploiter cet aspect, que la situation était hautement dramatique, dans le jeu de regards entre Alexandre buvant le remède et Philippe lisant la lettre de Parménion l’accusant de traîtrise, ce que n’a pas manqué de relever Plutarque (Alex., 19-7) qui introduit la narration de la scène par ces termes : θαυμαστὴν καὶ θεατρικὴν τὴν ὄψιν εἶναι (“Ce fut un spectacle admirable et digne du théâtre.ˮ)

Cet épisode s’inscrit bien ainsi dans la tradition encomiastique du personnage d’Alexandre : celui-ci, au seuil de la mort, continue à se fier à ses proches, même si on lui enjoint de s’en défier ; il fait en outre preuve de courage et de sang-froid dans une situation critique. Dans les Histoires philippiques comme ailleurs, Alexandre fait ainsi montre de sa magnitudo animi 73. Ce faisant, il met aussi en œuvre une autre qualité essentielle aux Romains : la fides, à laquelle Hellegouarc’h (19722, 13) donne le sens “de confiance et particulièrement celui de confiance réciproque entre deux partiesˮ. Ce principe fondamental est en effet placé au centre de leur pacte social en général, et de l’amicitia en particulier74, et c’est dans ce contexte qu’Alexandre en use précisément.

La noblesse du caractère d’Alexandre est donc particulièrement visible dans ces deux épisodes successifs : d’une part, il développe une qualité montrant sa force personnelle, sa détermination et son courage, une fortitudo ou magnitudo animi digne d’admiration, et dont il sait lui-même tirer les fruits ; d’autre part, même dans un moment critique, il use de ses vertus pour d’autres que pour lui-même, et montre la largesse de sa fides à son médecin et ami. Or c’est précisément dans son rapport à autrui que les qualités d’Alexandre continuent de se manifester dans la suite du livre 11.

Deux épisodes d’humanitas : la rencontre de la famille royale perse et la mort de Stateira

(DS 17.36.2-17.38.7 et 114.2 ; Curt. 3.12.1-3.12.27 ; Just.11.9.11-11.9.16 ; Plut., Alex., 21.1-21.7 et Arr., An., 2.12.3-2.12.8 et 4.20.1-4.20.3 ) & ( DS 17.54.7 ; Curt. 4.10.18-4.10.34 ; Just. 11.12.6-11.12.8 ; Plut., Alex., 30.1-30.14)

Après le médecin Philippe, ceux qui bénéficient de la générosité d’Alexandre ne sont autres que les membres de la famille de Darios.

Suite à la bataille d’Issos en effet, Alexandre a poursuivi le roi perse en vain et il rentre au camp de ses ennemis vaincus où ses hommes se livrent au pillage. Arrivé dans la tente de Darios qu’on lui avait réservée, il entend les gémissements des femmes de sa famille (sa mère, son épouse et ses deux filles nubiles ; son jeune fils est là aussi75), et toutes les sources sont étonnamment parfaitement concordantes sur ce qu’il advint alors : les femmes croient Darios mort car ses attributs royaux furent aperçus dans le camp et elles pleurent ; touché par leurs plaintes, Alexandre envoie Léonnatos pour les rassurer : il doit leur dire que Darios est en vie et qu’Alexandre leur accorde à elles-mêmes de grands honneurs et de garder le nom de reines.

Il y a peu de doute qu’à ce moment Plutarque et Arrien suivent exactement la même source tant leurs textes sont proches, eux qui seuls font part d’un propos de Léonnatos, qui affirme qu’Alexandre n’est mu par aucune inimitié à l’égard de Darios, mais par un simple objectif de conquête. Arrien (An., 2.12.6) affirmant utiliser Ptolémée et Aristobule, la source de Plutarque doit dès lors être Aristobule, et le texte de ce Compagnon semble être scrupuleusement observé par les deux auteurs. Peut-être Diodore, assez concis à cet endroit, suit-il aussi cette tradition.

Cet épisode extrêmement célèbre ne fut pas développé que par Aristobule et Ptolémée. Arrien (An., 2.12.3) commence en effet sa narration de l’épisode en disant s’appuyer sur “certains des biographes d’Alexandreˮ (τινες τῶν τὰ Ἀλεξάνδρου γραψάντων), ce qui laisse entendre que d’autres ont développé cette histoire, et Clitarque fut très probablement de ceux-là. Or on trouve chez Quinte-Curce (3.12.10-3.12.12) et Trogue Pompée / Justin trois éléments absents ailleurs : la peur des femmes à l’entrée des hommes en armes dans leur tente, la prosternation de la mère et de l’épouse de Darios, et la demande de Sisigambis d’ensevelir son fils. Ces trois traits pathétiques peuvent être la marque de l’auteur alexandrin. On lit ainsi chez Trogue Pompée / Justin :

In castris Persarum multum auri ceterarumque opum inuentum. Inter captiuos castrorum mater et uxor eademque soror et filiae duae Darii fuere. Ad quas uisendas hortandasque cum Alexander ueniret, conspectis armatis, inuicem se amplexae uelut statim moriturae, conplorationem ediderunt. Prouolutae deinde genibus Alexandri non mortem, sed, dum Darii corpus sepeliant, dilationem mortis deprecantur. Motus tanta mulierum pietate Alexander et Darium uiuere dixit et timentibus mortis metum dempsit easque et haberi et salutari ut reginas praecepit ; filias quoque non sordidius dignitate patris sperare matrimonium iussit.

“Dans le camp des Perses, on trouva beaucoup d’or et toutes les autres sortes de richesses. Parmi les prisonniers faits dans le camp, il y eut la mère de Darios, sa femme qui était aussi sa sœur, et ses deux filles. Alors qu’Alexandre était venu les voir et les encourager, à la vue des hommes en armes, elles s’embrassèrent mutuellement, comme si elles devaient mourir sur le champ, et poussèrent ensemble des lamentations. Puis, s’étant jetées aux genoux d’Alexandre, elles le supplient par leurs prières non pas de leur épargner la mort, mais de différer leur mort, le temps qu’elles ensevelissent le corps de Darios. Touché par la piété si grande de ces femmes, Alexandre leur dit que Darios était en vie, ôta la peur de la mort à celles qui la craignaient, et prescrivit qu’on les considérât et saluât comme des reines ; les filles aussi, il les engagea à espérer un mariage qui ne fût pas plus méprisable que ce que leur valait la dignité de leur père. ˮ76

Les versions des auteurs latins sont à cet endroit très comparables. Pourtant, un changement considérable s’est produit, qui distingue les Histoires philippiques de toutes les autres narrations de cet épisode conservées : ce n’est pas Léonnatos qui entre dans la tente des femmes, c’est Alexandre lui-même, et c’est lui qui porte les nouvelles77. Pourquoi un tel changement, qui est sans nul doute l’œuvre de Trogue Pompée ou de Justin, puisque la source originelle, a priori Clitarque, faisait ici intervenir le personnage de Léonnatos ? C’est qu’un choix ici a été fait, et pour bien le comprendre, il faut regarder la suite de cette scène telle qu’on la trouve chez Diodore, Quinte-Curce et Arrien. À la suite de la référence que fait ce dernier à Ptolémée et Aristobule, Arrien ajoute :

…λόγος δὲ ἔχει καὶ αὐτὸν Ἀλέξανδρον τῇ ὑστεραίᾳ ἐλθεῖν εἴσω ξὺν Ἡφαιστίωνι μόνῳ τῶν ἑταίρων ‘καὶ τὴν μητέρα τὴν Δαρείου ἀμφιγνοήσασαν ὅστις ὁ βασιλεὺς εἴη αὐτοῖν, ἐστάλθαι γὰρ ἄμφω τῷ αὐτῷ κόσμῳ, τὴν δὲ Ἡφαιστίωνι προσελθεῖν καὶ προσκυνῆσαι, ὅτι μείζων ἐφάνη ἐκεῖνος. Ὡς δὲ ὁ Ἡφαιστίων τε ὀπίσω ὑπεχώρησε καὶ τις τῶν ἀμφ᾽ αὐτήν, τὸν Ἀλέξανδρον δείξας, ἐκεῖνον ἔφη εἶναι Ἀλέξανδρον, τὴν μὲν καταιδεσθεῖσαν τῇ διαμαρτίᾳ ὑποχωρεῖν, Ἀλέξανδρον δὲ οὐ φάναι αὐτὴν ἁμαρτεῖ’ καὶ γὰρ ἐκεῖνον εἶναι Ἀλέξανδρον.

“Mais on dit aussi que, le lendemain, Alexandre était entré dans leur tente avec un seul Compagnon, Héphestion ; la mère de Darius, ne sachant pas qui des deux était le roi (car ils portaient tous les deux la même tenue), s’était approché d’Héphestion et s’était prosternée devant lui, parce que c’était lui qui paraissait le plus grand ; Héphestion s’était alors reculé et quelqu’un de sa suite avait montré Alexandre, et dit que c’était lui qui était le roi ; toute confuse de sa méprise, elle voulait s’en aller, mais Alexandre l’avait assurée qu’elle n’avait commis aucune faute, car Héphestion, lui avait-il dit, était un autre Alexandre.ˮ78

Cette rencontre est racontée exactement de la même manière par Diodore et Quinte-Curce, jusque dans les moindres détails (ainsi par exemple de la mention de la taille plus grande d’Héphestion ou des gestes du serviteur pour indiquer à Sisigambis son erreur). La formule initiale d’Arrien “mais on dit aussi queˮ (λόγος δὲ ἔχει καί), qui distingue cette tradition de celle d’Aristobule et de Ptolémée, montre l’usage d’une autre source. Étant donné que Diodore et Quinte-Curce utilisent principalement Clitarque, c’est lui qui semble être l’auteur de cette anecdote et Trogue Pompée, suivant à ce moment cet auteur, comme en témoigne le passage précédent, l’a donc normalement lue. Dans ce cas, il y a deux possibilités : ou bien Trogue Pompée, ne désirant pas faire apparaître cette rencontre où Héphestion est présent, a lui-même exclu ce passage de son œuvre et a donc, pour que la rencontre ait malgré tout lieu entre la famille de Darios et Alexandre, transformé Léonnatos en Alexandre lors de l’annonce de la survie de Darios, ou bien c’est Justin qui, dans son travail d’abréviation, a fait ces modifications.

En tout état de cause, s’il fallait faire un choix, nous opterions, à l’instar de L. Santi Amantini (1981, 247) et W. Heckel (1997, 138)79, pour l’idée que Justin est l’auteur de ces transformations du texte originel de Clitarque. En effet, ce qui caractérise les livres 11 et 12 des Histoires philippiques telles qu’il nous les a transmis, c’est une grande unité autour du personnage d’Alexandre. Il y est fort peu question des Compagnons en général, alors même que ceux-ci jouent souvent des rôles extrêmement importants dans les autres traditions. Ce même Léonnatos, qui sauva la vie d’Alexandre lors de la bataille contre les Malles, n’y est alors même pas nommé. Héphestion, le bras droit et le meilleur ami d’Alexandre, n’est mentionné qu’au moment de sa mort et de ses funérailles (12.12). Et il n’est même pas question de lui directement lors des noces de Suse (12.10), alors qu’il épouse en même temps qu’Alexandre une autre fille de Darios. Ainsi, la présence d’Héphestion dans le texte de Trogue Pompée pouvait justifier d’autant plus les paroles “prophétiquesˮ d’Alexandre, pour reprendre l’expression de M.-P. Arnaud-Lindet (11.9, note 48), concernant le mariage des princesses royales. Ce passage, qui va plus loin que l’allusion de Diodore80, est sans doute quant à lui une invention de Trogue Pompée, qui vit là l’occasion d’un bon mot, non dépourvu de significations, allant dans le sens de sa source81.

Nous pouvons également remarquer à propos de Justin que les modifications apportées ne changent rien à la manière dont Alexandre est perçu à ce moment : qu’il apporte lui-même ses décisions quant à la famille de Darios ou que Léonnatos le fasse, elles ont la même généreuse allure82, et Alexandre apparaît empreint d’une humanité toute aussi grande, lui qui est dit “touché par la piété si grande de ces femmesˮ. Ainsi, il n’apparaît pas moins glorieux chez Justin, malgré les transformations, que chez tous les autres auteurs qui profitent de ce passage pour faire un éloge appuyé du héros macédonien83, dans la lignée probable de Clitarque qui, s’il ne le louait peut-être pas directement lui-même, avait dû développer des actions invitant à l’éloge du roi.

On peut ainsi noter en conclusion que l’épisode des bonnes nouvelles apportées aux femmes par Léonnatos, commun à de nombreux historiens d’Alexandre, fut certainement développé par Clitarque, et que celui-ci ajoute une rencontre entre la famille de Darios et Alexandre, où le roi de Macédoine apparaît particulièrement humain et généreux. Cette partie de l’histoire ne fut pas reprise dans notre version des Histoires philippiques, certainement du fait de Justin ; le texte initial fut alors modifié, mais de manière cohérente puisque cette transformation renforce l’unité des deux livres autour d’Alexandre, sans corrompre l’image positive du roi que l’anecdote véhiculait. Il apparaît en effet doté d’une qualité essentielle, qui est également du ressort de la fides, mais en tant qu’elle est liée à ses ennemis et non à ses amis, à savoir l’humanitas, qu’Hellegouarc’h (19722, 267) définit comme “le sentiment qui nous conduit à considérer nos semblables comme des hommes auxquels nous lie une commune solidaritéˮ84. Cette humanitas peut ainsi revêtir les traits de la misericordia et de la mansuetudo, et ce sont bien ces qualités qu’Alexandre, dans sa générosité à l’égard de la famille de son ennemi, met ici en œuvre : le portrait d’Alexandre, particulièrement positif, ne cesse ainsi de s’enrichir au gré de ses aventures.

Trogue Pompée / Justin emploient d’ailleurs eux-mêmes ce mot d’humanitas dans un autre épisode touchant à la famille de Darios : le décès de sa femme Stateira et les honneurs funèbres que lui fit rendre Alexandre. Le roi macédonien lui-même parle alors à Darios de sa “grandeur d’âmeˮ (animi magnitudinem, 11.12.13) dans un sens qui s’avère ici tout proche. Voici ce que l’on lit à ce sujet chez Trogue Pompée / Justin :

In itinere nuntiatur uxorem eius ex conlisione abiecti partus decessisse, eiusque mortem inlacrimatum Alexandrum exequiasque benigne prosecutum, idque eum non amoris, sed humanitatis causa fecisse ; nam semel tantum eam ab Alexandro uisam esse, cum matrem paruulasque filias eius frequenter consolaretur. Tunc se ratus uere uictum, cum post proelia etiam beneficiis ab hoste superaretur, gratumque sibi esse, si uincere nequeat, quod a tali potissimum uinceretur.

“En chemin on lui annonce que sa femme est morte du contre coup d’une fausse-couche, qu’Alexandre a pleuré sa mort, qu’il a suivi avec bonté le convoi funèbre, et qu’il l’a fait non par amour, mais par humanité : Alexandre ne l’avait en effet vue qu’une fois seulement, alors qu’il allait souvent réconforter sa mère et ses toutes jeunes filles. Alors Darius pensa qu’il était vraiment vaincu, puisqu’il était encore, après l’avoir été dans les combats, surpassé par son ennemi en bienfaits, et qu’il lui était agréable que, s’il ne pouvait le vaincre, il fût à tout le moins vaincu par un tel homme.ˮ85

Il semble qu’à nouveau ici Trogue Pompée (et Justin après lui) ait fidèlement suivi sa source, certainement Clitarque, puisque l’on retrouve la plupart des mêmes éléments chez Quinte-Curce et Plutarque, Diodore étant particulièrement laconique sur ce sujet. Ainsi dans les trois cas, la narration de cet épisode se fait par une focalisation sur le personnage de Darios qui apprend la nouvelle (nuntiatur). Quinte-Curce et Plutarque précisent quant à eux que le messager est un eunuque attaché à la suite des femmes perses, et qui s’était échappé86. Dans les trois cas l’on retrouve également les pleurs (inlacrimatum) d’Alexandre87 et de superbes funérailles88 accordées à la défunte. Quinte-Curce et Plutarque évoquent quant à eux un quiproquo, peut-être écarté par Justin : Darios, incrédule face aux propos de l’eunuque, l’accuse de mensonge avant d’être convaincu par sa réponse sur la grandeur d’Alexandre. Car c’est bien là tout l’enjeu de ce passage, visant à la glorification des qualités humaines du Conquérant : quand Trogue Pompée / Justin évoquent son humanité (humanitatis), Quinte-Curce insiste aussi bien sur sa mansuétude (mansuetudinis) et sa retenue (continentia) que sur sa gloire (gloriae)89, tandis que Plutarque pointe le fait qu’“Alexandre est aussi généreux après la victoire qu’il est terrible au combatˮ90.

Ainsi Alexandre s’attire-t-il un éloge de la bouche de Darios lui-même, qui chez les trois auteurs revêt la même forme : on y voit Darios vaincu par la bonté d’Alexandre et par ses bienfaits (beneficiis chez Trogue Pompée / Justin ; χάριτας chez Plutarque), implorant les dieux que, s’il doit être vaincu, il le soit par Alexandre91. Cette apostrophe a disparu dans l’épitomé de Justin mais devait être présente dans l’œuvre de Trogue Pompée tant les textes sont proches entre Quinte-Curce et Plutarque développant la même scène que lui. N’y a-t-il rien de plus probant que l’éloge de son propre ennemi pour mettre en évidence l’humanitas exceptionnelle du roi macédonien ?

Ce respect de la dignité d’autrui, fût-il étranger, se retrouve dans la manière dont Alexandre n’a pas hésité à accorder les plus hautes fonctions à des étrangers dont il avait reconnu la valeur exceptionnelle. Dans ce cadre, c’est Abdalonymos qui tira plus que tout autre bénéfice de cette générosité du Conquérant, dont il usera aussi peu après pour tenter d’alléger les peines des Grecs mutilés qu’il rencontre.

Deux épisodes de iustitia : Abdalonymos fait roi de Sidon et la rencontre des Grecs mutilés

(DS 17.47.1-17.47.6 ; Curt. 4.1.15-4.1.26 ; Just. 11.10.6-11.10.9) & (DS 17.69.2-17.69.9 ; Curt. 5.5.5-5.5.24 ; Just. 11.14.11-11.14.12)

L’histoire d’Abdalonymos suit de près la rencontre entre Alexandre et les femmes de Darios. Elle vient appuyer la construction de l’image d’Alexandre comme un roi plein d’humanité, et elle semble avoir été traitée par Justin, dans les choix qu’il fit au cœur de sa réécriture, de la même manière que l’épisode précédent. Cette anecdote n’est pas reprise par Arrien, ni par Plutarque, du moins dans sa Vie d’Alexandre92. Ce simple fait invite à penser que Clitarque est encore ici la source commune des auteurs de la Vulgate. Voici ce que l’on peut en lire chez Trogue Pompée / Justin :

Tunc in Syriam proficiscitur, ubi obuios cum infulis multos Orientis reges habuit. Ex his pro meritis singulorum alios in societatem recepit, aliis regnum ademit, suffectis in loca eorum nouis regibus. Insignis praeter ceteros fuit Abdalonymus, rex ab Alexandro Sidoniae constitutus, quem Alexander, cum operam oblocare ad puteos exhauriendos hortosque inrigandos solitus esset, misere uitam exhibentem regem fecerat, spretis nobilibus, ne generis id, non dantis, beneficium putarent.

“Alors il part pour la Syrie, où vinrent à sa rencontre de nombreux rois d’Orient, avec leurs ornements sacrés. Parmi eux, en fonction des mérites de chacun, il reçut les uns dans son alliance, priva les autres de leur trône en nommant de nouveaux rois à leur place. Plus remarquable que les autres fut Abdalonymos, roi établi à Sidon par Alexandre : alors qu’il avait l’habitude de louer son travail pour tirer de l’eau au puits et arroser les jardins, Alexandre avait fait roi cet homme qui se maintenait en vie misérablement au mépris des nobles, pour éviter qu’ils pensent que ce bienfait venait de leur naissance, non de son donateur.ˮ93

Si l’on omet la confusion de Diodore qui fait d’Abdalonymos le roi de Tyr94, l’essentiel est semblable dans les trois versions : alors que l’ancien roi de Sidon, Straton, fut démis de ses fonctions, un autre roi fut recherché et ce fut un homme appartenant à la famille royale, mais de manière éloignée, extrêmement pauvre et occupé pour survivre à l’entretien de jardins, qui fut désigné roi. Mais ici encore, le rôle d’Alexandre est normalement secondaire, puisque chez Diodore comme chez Quinte-Curce, c’est Héphestion qui doit choisir le nouveau roi. Il propose d’abord aux jeunes gens qui l’hébergent mais ceux-ci déclinent, n’étant pas de sang royal, et lui désignent Abdalonymos. Héphestion s’occupe ainsi de l’ensemble de cette affaire, même si Diodore et Quinte-Curce font tous deux en sorte de faire intervenir Alexandre dans l’épisode, le premier en affirmant (à tort95), qu’Abdalonymos deviendra l’un des Compagnons d’Alexandre (17.67.6), le second en racontant une rencontre entre les deux hommes où Alexandre se fit “une haute idée des qualités d’Abdalonymeˮ et lui accorda non seulement “le mobilier royal, mais même la plus grande partie du butin perseˮ, avant de “soumettre à son autorité la région qui attenait à la villeˮ96.

Pourtant, aucun des deux auteurs n’est allé aussi loin que Justin, dont on peut penser qu’il usa de son talent d’abréviateur pour faire disparaître le personnage d’Héphestion, comme il l’avait vraisemblablement fait précédemment. Dans la mesure où celui-ci agissait au nom d’Alexandre, on ne peut pas dire que Justin dénature le texte originel : c’est toujours l’autorité d’Alexandre qui est en jeu. Son mutisme sur l’action de son bras droit vaut malgré tout modification, mais avec toujours un souci de cohérence97. On retrouve ainsi la même volonté d’unité autour de la figure d’Alexandre, qui exclut les actions de ses lieutenants. En outre Justin ne s’écarte à nouveau pas du ton de la source originelle, favorable au roi, puisqu’Alexandre apparaît ici plus qu’ailleurs comme un faiseur de roi, fort de son auctoritas, et comme un être avisé, sachant dépasser les apparences et reconnaître la valeur des gens, comme il le fait, mais d’une autre manière, sans doute moins éloignée de la réalité historique98, chez Quinte-Curce. Cette fois-ci donc, Justin, plus vraisemblablement que Trogue Pompée, s’est certainement montré plus favorable encore que Clitarque à la figure d’Alexandre.

Cet épisode permet ainsi de consolider l’image toute empreinte d’humanité d’Alexandre, qui use de sa puissance, de son auctoritas, à bon escient, en respectant autrui, mu par un sens marqué de la iustitia. Il est alors le roi qui, au cours de son expédition, rend à la vertu ce qui lui appartient, et de ce fait apporte de la justice dans l’empire qu’il conquiert. C’est exactement ainsi qu’il tente d’agir un peu plus tard, lorsqu’il croise sur son chemin un groupe de Grecs qui ont subi un sort terrible :

Inter haec octingenti admodum Graeci occurrunt Alexandro, qui poenam captiuitatis truncata corporis parte tulerant, rogantes ut sicuti Graeciam se quoque ab hostium crudelitate uindicaret. Data potestate redeundi agros accipere maluerunt, ne non tam gaudium parentibus quam detestandum sui conspectum reportarent.

“Sur ces entrefaites au moins huit cents Grecs, qui avaient enduré le tourment de la captivité après la mutilation d’une partie de leur corps, se présentent à Alexandre en lui demandant de les venger de la cruauté des ennemis comme il avait vengé la Grèce. Alors que leur fut donnée la possibilité de rentrer, ils préférèrent recevoir des terres, de peur de ne pas ramener à leurs parents tant de joie qu’une horrifiante image d’eux-mêmes.”99

La rencontre des Grecs mutilés100 est placée dans les Histoires philippiques après la prise de Persépolis. Il est difficile de savoir si cette rencontre a eu lieu101. Ce qui est certain, c’est que tous ces éléments se retrouvent chez Diodore et Quinte-Curce, qui eux aussi suivent scrupuleusement leur source, d’autant plus qu’ils se livrent tous deux à un catalogue des mutilations subies par les Grecs et à un autre des cadeaux d’Alexandre à leur endroit (dans les deux cas, Alexandre leur donne en plus de l’argent, des vêtements et des bœufs) : ils suivent donc sans trop de doute possible la même source. Ce sont là autant d’éléments que Justin a pu passer sous silence si Trogue Pompée les avait lui-même exposés. Quinte-Curce quant à lui, qui cherche ici à accentuer encore le pathétique de cette scène, affirme qu’il n’y avait pas huit cents Grecs mutilés (comme Diodore et Trogue Pompée / Justin), mais quatre mille, et il imagine un long débat entre deux Grecs, Euctémon de Cymé affirmant qu’il ne faut pas pour eux rentrer en Grèce afin de cacher leur honte, et l’Athénien Théétète affirmant au contraire la nécessité de rentrer dans leur pays102.

On peut malgré cet écart conclure, au vu de la grande proximité des trois textes à propos d’une anecdote présente uniquement chez les auteurs de la Vulgate, que la source commune des historiens à cet endroit est Clitarque103, qui présente encore une fois Alexandre de manière très méliorative, comme un roi très humain et soucieux d’autrui104. Chez Trogue Pompée / Justin ainsi, en offrant aux Grecs mutilés la possibilité de rentrer chez eux, puis, devant leur refus, celle d’avoir des terres, le Macédonien fait à nouveau preuve d’une humanitas et d’une liberalitas qui l’honorent, à ne pas abandonner à leur sort ces pauvres hommes.

On voit dans ces deux épisodes la manière dont Alexandre met en œuvre, dans le cours de son expédition, des qualités reconnues par les Romains pour réparer, autant qu’il lui est possible, l’arbitraire et l’injustice des Perses dans les territoires qui deviennent son empire. Les Histoires philippiques reprennent ainsi l’image d’Alexandre laissée par Clitarque pour montrer la supériorité d’Alexandre sur les souverains achéménides, à commencer par Darios, dont la mort intervient peu après la rencontre des Grecs mutilés. Celle-ci constitue une nouvelle occasion de vanter les mérites exceptionnels du roi macédonien.

En point d’orgue de ce portrait exceptionnel : les dernières paroles de Darios

(DS 17.73.3-17.73.4 ; Curt. 5.13.23-5.13.25, avec une lacune ; Just. 11.15.1-11.15.14; Plut., Alex., 43.2-43.7 et Arr., An., 21.1-22.1)

Cet épisode capital fut développé par tous les historiens d’Alexandre. Dans les Histoires philippiques, il joue en outre le rôle de pivot, puisqu’il constitue la fin du livre 11, perçu comme le livre de la conquête perse : celle-ci s’arrête après la mort du roi ennemi. Il pousse plus loin encore la construction extrêmement positive d’Alexandre, en donnant à Darios lui-même la parole et en offrant aux lecteurs le jugement qu’il porte sur celui qui l’a vaincu.

Voici ce que l’on peut lire à ce sujet :

Interea Darius in gratiam uictoris a cognatis suis aureis compedibus catenisque in uico Parthorum Thara uincitur, credo ita diis inmortalibus iudicantibus ut in terra eorum qui successuri imperio erant Persarum regnum finiretur. Alexander quoque citato cursu postera die superuenit. Ibi cognouit Darium clauso uehiculo per noctem exportatum. Iusso igitur exercitu subsequi cum sex milibus equitum fugientem insequitur. In itinere multa et periculosa proelia facit. Emensus deinde plura milia passuum cum nullum Darii indicium reperisset, respirandi equis data potestate, unus e militibus, dum ad fontem proximum pergit, in uehiculo Darium multis quidem uulneribus confossum, sed spirantem adhuc inuenit ; qui applicito captiuo cum ciuem ex uoce cognouisset, id saltim praesentis fortunae habere se solacium dixit, quod apud intellecturum locuturus esset, nec incassum postremas uoces emissurus. Perferri haec Alexandro iubet : se nullis in eum meritorum officiis maximorum illi debitorem mori, quod in matre liberisque suis regium eius, non hostilem animum expertus felicius hostem quam cognatos propinquosque sortitus sit ; quippe matri et liberis suis ab eodem hoste uitam datam, sibi a cognatis ereptam, quibus et uitam et regna dederit ; quamobrem gratiam illis eam futuram quam ipse uictor uolet ; Alexandro referre se, quam solam moriens potest, gratiam, precari superum inferumque numina et regales deos ut illi terrarum omnium uictori contingat imperium ; pro se iustam magis quam grauem sepulturae ueniam orare ; quod ad ultionem pertineat, iam non suam, sed exempli communemque omnium regum esse causam, quam neglegere illi et indecorum et periculosum esse, quippe cum in altero iustitiae eius, in altero etiam utilitatis causa uersetur ; in quam rem unicum pignus fidei regiae, dextram se ferendam Alexandro dare. Post haec porrecta manu expirauit.

Quae ubi Alexandro nuntiata sunt, uiso corpore defuncti, tam indignam illo fastigio mortem lacrimis prosecutus est corpusque regio more sepeliri et reliquias eius maiorum tumulis inferri iussit.

“Pendant ce temps Darios, pour complaire au vainqueur, est chargé d’entraves et de chaînes d’or par ses propres parents, dans le village parthe de Thara, les dieux immortels en décidant ainsi, je crois, pour que ce soit sur la terre de ceux qui allaient succéder à leur empire que le règne des Perses prenne fin. Alexandre arriva lui aussi en toute hâte le lendemain. Là il apprit que Darios avait été emmené pendant la nuit dans une voiture fermée. L’armée ayant reçu l’ordre de le suivre de près, il poursuit le fuyard avec six mille cavaliers. En chemin il livre de nombreux et dangereux combats. Puis, alors qu’il n’avait trouvé, après avoir parcouru plusieurs milliers de pas, aucune trace de Darios, comme on avait donné aux chevaux la possibilité de reprendre haleine, un de ses soldats, pendant qu’il va jusqu’à une source toute proche, trouve dans sa voiture Darios, percé certes de nombreuses blessures, mais respirant encore ; et celui-ci, comme un prisonnier avait été appelé près de lui, tandis qu’il avait reconnu à sa langue un concitoyen, dit qu’il avait au moins cette consolation dans sa situation d’alors qu’il parlerait auprès de quelqu’un qui le comprendrait, et qu’il ne prononcerait pas en vain ses dernières paroles. Il ordonne qu’on rapporte à Alexandre les propos suivants : qu’il meurt, sans lui avoir rendu aucun service, en lui étant redevable des très grands bienfaits qu’il lui a prodigués, parce qu’il a éprouvé à l’égard de sa mère et de ses enfants l’âme royale, et non ennemie d’Alexandre, et qu’il a eu plus de chance dans l’ennemi que dans les parents et les proches qu’il a obtenus de la destinés ; que de fait, pour sa mère et ses enfants, la vie fut accordée par ce même ennemi, alors que pour lui elle lui fut arrachée par des parents auxquels il avait donné leur vie et leurs royaumes ; que pour cette raison, leur récompense sera celle que voudra le vainqueur lui-même ; qu’il témoigne à Alexandre la seule reconnaissance qu’il peut témoigner en mourant : prier les divinités d’en haut et d’en bas, ainsi que les dieux qui veillent sur les rois, qu’il lui soit donné d’avoir, victorieux, l’empire de toutes les terres ; que pour lui-même il implorait de recevoir la grâce d’une sépulture, plus légitime qu’importune ; que pour ce qui concernait la vengeance, ce n’était désormais plus la sienne propre, mais qu’elle tenait de l’exemple et qu’il s’agissait de la cause commune de tous les rois : il était inconvenant et dangereux à Alexandre de la négliger, puisque de fait c’était d’un côté la question de sa justice, de l’autre celle de son intérêt aussi qui se posait ; qu’à cette fin il donne à Alexandre, comme unique gage de sa royale loyauté, sa dextre à lui apporter. Après quoi, sa main tendue, il expira.

Lorsque l’on eut annoncé cela à Alexandre, après avoir vu le cadavre du défunt, il accompagna de ses larmes une mort si indigne pour un tel rang, et ordonna que le cadavre fût enterré selon la coutume royale et que l’on portât ses restes aux tombeaux de ses ancêtres.ˮ105

Il convient de citer entièrement ce long passage, tant il nous paraît riche106. Précisons d’emblée que Diodore (17.73.3-17.73.4) ne suit pas ici la même source que les autres auteurs, puisqu’il prétend, dans une narration très rapide des faits, que c’est Alexandre lui-même qui découvrit Darios, soit déjà mort, soit, selon d’autres sources que l’historien ne précise pas, expirant107. Arrien (An., 3.21.10), dans les deux lignes qu’il consacre à la mort du roi perse, semble d’ailleurs s’opposer à cette version des faits, lui qui écrit sobrement que ce sont Satibarzanès et Barsaentès qui blessèrent Darios, le laissèrent à l’agonie, et qu’il mourut avant l’arrivée qu’Alexandre eût pu le voir.

C’est donc entre Quinte-Curce, Plutarque et Trogue Pompée / Justin que se trouvent des points communs permettant de conclure qu’ils durent user d’une même source, vraisemblablement Clitarque, dans la rédaction de cet épisode. Il convient de citer le texte de l’érudit grec :

…τοὺς πρώτους ἐδίωκον, ὡς ἐν ἐκείνοις Δαρεῖον ὄντα. Μόλις δ´ εὑρίσκεται πολλῶν ἀκοντισμάτων κατάπλεως τὸ σῶμα κείμενος ἐν ἁρμαμάξῃ, μικρὸν ἀπολείπων τοῦ τελευτᾶν· ὅμως δὲ καὶ πιεῖν ᾔτησε, καὶ πιὼν ὕδωρ ψυχρόν, εἶπε πρὸς τὸν δόντα Πολύστρατον· “Ὦ ἄνθρωπε, τοῦτό μοι πέρας γέγονε δυστυχίας ἁπάσης, εὖ παθεῖν ἀμείψασθαι μὴ δυνάμενον· ἀλλ´ Ἀλέξανδρος ἀποδώσει σοι τὴν χάριν, Ἀλεξάνδρῳ δ´ οἱ θεοὶ τῆς εἰς μητέρα καὶ γυναῖκα καὶ παῖδας τοὺς ἐμοὺς ἐπιεικείας, ᾧ ταύτην δίδωμι τὴν δεξιὰν διὰ σοῦˮ. Ταῦτ´ εἰπὼν καὶ λαβόμενος τῆς τοῦ Πολυστράτου χειρός, ἐξέλιπεν. Ἀλέξανδρος δ´ ὡς ἐπῆλθεν, ἀλγῶν τε τῷ πάθει φανερὸς ἦν, καὶ τὴν ἑαυτοῦ χλαμύδα λύσας ἐπέβαλε τῷ σώματι καὶ περιέστειλε. […] Τότε δὲ τοῦ Δαρείου τὸ μὲν σῶμα κεκοσμημένον βασιλικῶς πρὸς τὴν μητέρ´ ἀπέστειλε, τὸν δ´ ἀδελφὸν Ἐξάθρην εἰς τοὺς ἑταίρους ἀνέλαβεν.

“[Les cavaliers] poussèrent jusqu’aux premiers rangs de l’armée, comptant y trouver Darios. Ils eurent de la peine à le découvrir, criblé de coups de javelots, étendu dans son chariot et sur le point de mourir. Cependant il demanda à boire, et, lorsqu’il eut bu de l’eau fraîche, il dit à Polystratos, qui la lui avait donnée : ‘Mon ami, c’est pour moi le comble du malheur de recevoir un service et de ne pouvoir le rendre ; mais tu en seras récompensé par Alexandre, et Alexandre le sera par les dieux pour sa clémence envers ma mère, ma femme et mes enfants. Je lui donne ma main droite par ton intermédiaire.’ En disant ces mots, il prit la main de Polystratos, puis il expira. Quand Alexandre survint, il se montra visiblement affligé de l’événement. Il enleva sa chlamyde et la jeta sur le corps de façon à l’en couvrir. […] Mais, pour l’instant, il fit revêtir d’ornements royaux le corps de Darios et l’envoya à sa mère, puis il admit son frère Exarthès au nombre des Hétaïres.ˮ108

Outre la poursuite de Darios par les cavaliers, on retrouve la présence d’un soldat particulier (unus e militibus) ici appelé Polystratos (Πολύστρατον) qui découvre le roi perse sur le point de mourir mais encore apte à parler. Et c’est surtout dans les paroles de Darios que les similitudes apparaissent : celui-ci commence en regrettant de ne pouvoir rendre un service qu’on lui procure (mais si, chez Trogue Pompée / Justin, l’expression meritorum maximorum illi debitorem est adressée à Alexandre, le verbe ἀμείψασθαι concerne Polystratos chez Plutarque), puis il salue Alexandre pour le soin avec lequel il s’est occupé de sa propre famille (matri et liberis suis chez Trogue Pompée / Justin ; μητέρα καὶ γυναῖκα καὶ παῖδας τοὺς ἐμοὺς chez Plutarque), enfin il lui donne sa dextre (dextram et τὴν δεξιὰν), pour symboliser le don de son empire. À la suite de cela, les deux auteurs insistent sur le chagrin d’Alexandre et sur les honneurs rendus à la dépouille de Darios, envoyée à Sisigambis (πρὸς τὴν μητέρα) chez Plutarque, ce qui doit correspondre à la mention des Histoires philippiques concernant les tombeaux des ancêtres (eius maiorum tumulis), la vieille femme étant a priori restée à Persépolis.

Ces deux récits très proches nous donnent une idée de celui que Quinte-Curce avait dû écrire, malheureusement aujourd’hui en grande partie disparu. Nous n’en possédons en effet que le commencement, mais celui-ci permet de rattacher son texte à ceux de Trogue Pompée / Justin et Plutarque. On retrouve en effet dans son œuvre (5.13.23-5.13.25) la présence d’un soldat, nommé Polystrate (Polystratus) comme chez Plutarque, qui, alors qu’il va chercher de l’eau comme chez Trogue Pompée / Justin, découvre (le sens nous paraît clair même si le verbe est manquant) un homme à moitié mort (semiuiui hominis), comme chez les deux auteurs. Le livre 5 de Quinte-Curce s’achève là, mais l’on ne doute guère qu’il devait contenir lui aussi les dernières paroles de Darios profitant, pour les prononcer, du peu de vie qui lui restait.

Clitarque a donc certainement proposé dans ses Histoires un passage assez traditionnel109 : celui des dernières paroles d’un grand personnage. Cela convient assez bien à son goût du dramatique et du pathétique. Ces paroles furent adressées à un soldat macédonien se substituant à Alexandre à qui elles étaient adressées. Dans ces mots, Darios apparaît comme un personnage au caractère noble, soucieux de remercier même ses ennemis des grâces qu’ils lui firent, et particulièrement reconnaissant à Alexandre d’avoir pris soin de sa famille ; aussi lui confie-t-il son empire sans hésiter. C’est donc également l’éloge d’Alexandre qui se fait ici, d’autant plus précieux et riche de sens qu’il est prononcé par son propre ennemi qui le légitime comme le nouveau roi de son empire.

Cette scène d’éloge d’Alexandre est très proche de celle qui est développée après la mort de Stateira, au point qu’elles semblent avoir été pensées en lien l’une avec l’autre : Darios fait à nouveau état des “très grands bienfaitsˮ (beneficiis, 11.12.8 ; meritorum maximorum, 11.15.7) d’Alexandre à son égard, concernant sa famille (matrem paruulasque filias eius, 11.12.7 ; in matre liberisque suis, 11.15.7)110, et alors qu’il faisait de lui son successeur auparavant par sa lettre, il le fait son successeur par son geste de tendre sa main droite (offert deinde et maiorem partem regni usque Euphraten flumen et alteram filiam uxorem, 11.12.10 ; unicum pignus fidei regiae, dextram se ferendam Alexandro dare, 11.15.13). Enfin, comme pour clore cette séquence de magnanimité du roi macédonien par ces jeux d’échos savamment orchestrés, Alexandre réagit à la mort de Darios de la même manière qu’à la mort de Stateira, versant des pleurs (inlacrimatum, 11.12.6 ; lacrimis, 11.15.14) devant le cadavre du défunt et lui octroyant des funérailles royales respectant les traditions perses (exequias, 11.12.6 ; regio more, 11.15.14)111. Alexandre apparaît donc encore une fois, et ici peut-être davantage que partout ailleurs, un mouvement de gradation pouvant être observé entre la rencontre de la famille perse à Issos, la mort de Stateira et la mort de Darios, dans toute son humanitas qui lui vaut, notons-le, la fides (11.15.13) de son ennemi mourant.

Il est en dernier lieu tout à fait notable également que cet épisode soit traité plus longuement par Trogue Pompée / Justin que par n’importe quel autre auteur (à la précision près qu’il ne faut pas oublier le caractère lacunaire du texte de Quinte-Curce), ce qui est un fait unique concernant les livres 11 et 12 des Histoires philippiques. Justin, en fin connaisseur de l’art oratoire, ne pouvait pas négliger la valeur des ultima uerba du roi perse. C’est pourquoi il tend à leur conserver une certaine ampleur et à les dramatiser, notamment par la présence d’un compatriote de Darios pouvant comprendre ce qu’il disait, de sorte que ces paroles ne furent pas vaines : nec incassum postremas uoces emissurus. Elles sont donc très largement développées, plus que chez Plutarque, dans un discours indirect qui est de loin le plus long des deux livres consacrés à Alexandre. En plus des trois points communs aux textes de Trogue Pompée / Justin et de Plutarque précédemment abordés, Justin trouvait en outre dans ces paroles des paradoxes dont il est friand : Darios a eu plus de chance dans son ennemi que dans sa famille d’une part, et de l’autre sa famille fut sauvée par son ennemi quand il fut quant à lui tué par sa famille. De même l’insistance sur les paroles du Grand Roi reconnaissant Alexandre comme le roi de l’univers rehausse encore la stature du Macédonien.

Au vu de la proximité de ce passage avec la source originelle, de l’élaboration de cet extrait par un long discours indirect, auquel nous savons par Justin que Trogue Pompée était attaché, de la longueur du passage tout à fait remarquable dans les Histoires philippiques, on peut supposer qu’ici Justin, qui reconnaissait le talent oratoire de Trogue Pompée, notamment pour ce qui est des discours (d’où la reprise verbatim de celui de Mithridate au livre 38), suit de très près l’auteur gaulois qui avait apporté un soin particulier à la fin du livre 11, ce que pense aussi N. G. L. Hammond (2007 (2), 101). Par ce passage à la fois éloquent et émouvant, donnant une haute image des qualités humaines du Conquérant, mettant en valeur la figure des deux rois autrefois ennemis et à ce moment réconciliés, se terminait la première partie de l’expédition d’Alexandre le Grand.

Le livre 11 s’appuie donc très largement sur Clitarque pour dresser du roi macédonien le portrait d’un roi noble, tant dans sa valeur guerrière, que dans les qualités humaines dont il fait si souvent preuve à l’égard d’autrui, eût-il été son ennemi. La cohérence de cet ensemble et la fidélité des auteurs à leur source première se révèlent très nettes. Elles structurent cet ensemble textuel tout en fixant comme l’un des enjeux essentiels cette valorisation de la figure du roi.

Le livre 12 conservera lui aussi des échos de hauts-faits d’Alexandre tels que les peignait Clitarque. Bien que les auteurs des Histoires philippiques aient tâché de conserver des éléments de structuration de leur texte, cette présentation méliorative se fait cependant de manière plus disparate, au gré d’épisodes particulièrement célèbres investissant la narration de l’expédition. Ils devaient être à ce point inscrits dans la culture de tout Romain ayant fréquenté les écoles de rhétorique qu’ils ne pouvaient être passés sous silence, ni par Trogue Pompée, ni par Justin. L’héritage de Clitarque, s’il est bien présent, apparaît donc bien moins fort et cohérent au livre 12 qu’il ne l’est au livre 11, et la figure d’Alexandre qui s’en dégage moins uniforme. En tant qu’imperator, Alexandre doit ainsi commencer à faire face à un amoindrissement de son auctoritas qui se développe en trois temps importants.

L’héritage d’un Alexandre positif dans le livre 12

Alexandre chef de guerre : une auctoritas qui se fragilise

La remobilisation des troupes en Parthie

(DS 17.74.3 ; Curt. 6.2.15-6.4.2 ; Just. 12.3.2-12.3.4)

La découverte de la dépouille de Darios, survenue à la fin du livre 11, ne signifie pas la fin de la guerre, contrairement à ce que pensèrent les Macédoniens112. Alexandre conserve ainsi sa tenue de chef de guerre, et cela commence pour lui par la nécessité de redonner de l’ardeur à ses troupes, ce dont seuls les auteurs de la Vulgate rendent compte. On retrouve alors une des qualités essentielles des chefs, celle dont le roi avait fait preuve à Issos : la capacité à s’adresser à ses hommes.

Omnibus deinde, uelut perpetrato bello, reditum in patriam expectantibus coniugesque ac liberos suos animo iam quodam modo conplectentibus, ad contionem exercitum uocat. Ibi nihil actum tot egregiis proeliis ait, si incolumis orientalis barbaria relinquatur, nec se corpus, sed regnum Darii petisse, persequendosque eos esse qui a regno defecerint. Hac oratione uelut ex integro incitatis militum animis, Hyrcaniam Mardosque subegit.

“Puis alors que tous, comme si la guerre avait été menée à son terme, attendaient le retour dans leur patrie et déjà embrassaient en quelque sorte en pensée leurs femmes et leurs enfants, il convoque son armée en assemblée. Là, il dit que rien n’a été accompli par tant de combats remarquables si on laisse intacte la barbarie de l’Orient, qu’il n’a pas recherché le corps mais le royaume de Darios et qu’il faut poursuivre ceux qui ont fait défection au royaume. Comme ce discours avait pour ainsi dire rendu au moral des soldats son premier enthousiasme, il soumit l’Hyrcanie et les Mardes.ˮ113

Diodore ne développe pas les arguments en question, mais à nouveau use de l’expression λόγοις οἰκείοις114 pour montrer leur choix approprié. Quinte-Curce quant à lui profite de l’occasion pour prêter à Alexandre un long discours rapporté directement, où il développe notamment deux des trois arguments avancés chez Trogue Pompée / Justin : le fait que l’empire n’est pas conquis si l’Orient reste insoumis ; la poursuite nécessaire de Bessos et de ses complices115.

Trogue Pompée / Justin s’appuient ainsi à nouveau sur un épisode favorable à Alexandre trouvé dans leur source première, Clitarque probablement, pour continuer de brosser son portrait sous le jour d’un bon imperator, capable de jouer de son auctoritas116 pour motiver ses troupes117. Ainsi on voit Alexandre qui sait comprendre ses hommes, et qui leur adresse une série de trois arguments qui semblent faire mouche et ainsi emportent leur adhésion, moteur premier de ses victoires, comme le souligne l’évocation de la soumission consécutive de deux territoires.

On peut toutefois d’ores et déjà s’interroger sur la qualité de cette auctoritas qui semble s’émousser car, même si Alexandre parvient à redonner de l’ardeur à son armée et à la gagner à sa cause, c’est la première fois qu’il fait face à un mouvement, même léger, d’opposition de ses soldats, animés par des sentiments qu’on ne peut leur reprocher : la volonté de retrouver leurs familles (coniugesque ac liberos suos) et leur patrie (patriam). On peut ainsi voir là, dans la nécessité de cette remobilisation en Parthie, les prémices de l’opposition plus directe des Macédoniens arrivés à l’Indus.

L’écoute des plaintes des soldats en Inde

(DS 17.94 ; Curt. 9.2.10-9.3.19 ; Just. 12.8.10-12.8.17 ; Plut., Alex., 62 et Arr., An., 5.25.2-5.29.2)

Plus tard en effet, la démoralisation des soldats fut telle qu’Alexandre dut se résoudre à faire demi-tour et à abandonner les conquêtes. Après sa victoire sur le roi Indien Poros, Alexandre désirait franchir le Gange et combattre les Praésiens et les Gangarides118. Son armée, exténuée, manifesta son manque d’enthousiasme, voire son hostilité, face à ce projet. Les cinq historiens rapportent cet épisode, et il est assez délicat de faire la part des choses à propos des sources utilisées. On peut cependant émettre certaines hypothèses.

Voici ce qu’écrivent Trogue Pompée / Justin :

Cum ad Cufites uenisset, ubi eum hostium CC milia equitum opperiebantur, exercitus omnis non minus uictoriarum numero quam laboribus fessus lacrimis eum deprecatur finem tandem bellis faceret, aliquando patriae reditusque meminisset, respiceret militum annos quibus uix aetas ad reditum sufficeret. Ostendere alius canitiem, alius uulnera, alius aetate consumpta corpora, alius cicatricibus exhausta : solos se esse qui duorum regum, Philippi Alexandrique, continuam militiam pertulerint. Tandem orare, ut reliquias saltim suas paternis sepulcris reddat, quorum non studiis deficiatur quam annis, ac, si non militibus, uel ipsi sibi parcat, ne fortunam suam nimis onerando fatiget. Motus his tam iustis precibus, uelut in finem uictoriae, castra solito magnificentiora fieri iussit, quorum molitionibus et hostis terreretur et posteris admiratio sui relinqueretur. Nullum opus laetius milites fecere. Itaque, caesis hostibus, cum gratulatione in eadem reuerterunt.

“Alors qu’il était arrivé chez les Cufites, où deux cent mille cavaliers ennemis l’attendaient, toute son armée, épuisée non moins par le nombre des victoires que par ses peines, le supplie en larmes de mettre enfin un terme aux guerres, de se souvenir une bonne fois de la patrie et du retour, de considérer les ans de ses soldats pour lesquels le reste de leur vie suffirait à peine au retour. Et l’un de montrer ses cheveux blancs, un autre ses blessures, un autre son corps épuisé par l’âge, un autre le sien accablé de cicatrices : ils étaient les seuls à avoir supporté sans s’arrêter la campagne ininterrompue de deux rois, Philippe et Alexandre. Ils le prient enfin de rendre à tout le moins leurs cendres aux tombeaux de leurs pères, eux dont ce n’est pas tant le zèle que les ans qui leur font défaut, et que, s’il n’épargne pas ses soldats, il épargne du moins sa propre personne de peur de fatiguer sa fortune en lui en demandant trop. Touché par de si légitimes prières, comme pour signifier la fin de la victoire, il ordonna de monter un camp plus imposant que d’habitude, en sorte que l’ennemi fût terrifié par sa construction, et que fût laissé à la postérité un sentiment d’admiration pour sa personne. Les soldats ne firent jamais aucun travail avec plus de joie. Aussi, après avoir massacré les ennemis, rentrèrent-ils dans ce même camp en se félicitant.ˮ119

Outre une erreur provenant certainement de l’abréviateur, puisqu’il s’agit selon toutes les autres sources de deux cent mille fantassins Gangarides120, et non seulement de cavaliers, qui attendent les Macédoniens, on peut noter la tonalité pathétique de cet extrait, perceptible dans le défilé des vieux soldats, l’exposition de leurs blessures, leurs “larmesˮ (lacrimis) et leurs “si légitimes prièresˮ (tam iustis precibus). Si Alexandre renonce ainsi à porter plus loin la guerre, c’est par pitié (motus), et le chef de guerre fait ici preuve d’une humanitas et d’une misericordia qui l’honorent. De manière assez insolite, c’est ici la version de l’événement la plus favorable à Alexandre que l’on peut lire chez les cinq auteurs qui la rapportent.

Diodore quant à lui évoque des pillages auxquels Alexandre convie ses hommes pour tenter de leur redonner de l’enthousiasme. Seuls Trogue Pompée / Justin et lui évoquent alors des combats contre les ennemis. L’auteur de la Bibliothèque historique dresse aussi un tableau pathétique de la situation des Macédoniens (17.94.2-17.94.3), mais il insiste davantage sur leur sort pénible — l’usure des armes et des chevaux, la perte de leurs tenues grecques d’origine, troqués contre des tissus barbares, les conditions climatiques extrêmes — que sur leur vieillesse et leur accablement. Diodore ne développe en revanche aucun argument formulé par Alexandre ou par ses soldats, et n’insiste pas non plus sur la pitié dont fut touché le roi. Il se contente ainsi d’écrire que le roi tint à ses troupes “un discours longuement méditéˮ (λόγον πεφροντισμένον)121 visant à poursuivre son expédition contre les Gangarides. Ce discours ou à tout le moins les éléments importants de ce discours devaient donc se trouver dans sa source originelle. Or, chez Quinte-Curce comme chez Arrien, la parole est directement et longuement donnée à Alexandre à cette occasion. Et l’on trouve en outre chez l’auteur romain la même tonalité pathétique dans l’ensemble de ce passage. Ainsi, dans la bouche de Coênos parlant pour toute l’armée, on lit des propos semblables à ceux que l’on peut lire chez Trogue Pompée / Justin et Diodore :

Intuere corpora exsanguia, tot perfossa uulneribus, tot cicatricibus putria. Iam tela hebetia sunt, iam arma deficiunt. Vestem Persicam induimus, quia domestica subuehi non potest ; in externum degenerauimus cultum. Quotocuique lorica est ? quis equum habet ? Iube quaeri, quam multos serui ipsorum persecuti sint, quid cuique supersit ex praeda. Omnium uictores omnium inopes sumus.

“Regarde nos corps exsangues, labourés par tant de blessures, déformés par tant de cicatrices. Désormais les armes sont émoussées pour l’attaque, et nous font défaut pour la défense. Nous avons revêtu l’habit perse, parce qu’on ne peut en amener de chez nous ; nous nous sommes avilis à nous vêtir en étrangers. Combien d’entre nous ont une cuirasse ? qui possède un cheval ? Enquiers-toi du nombre de ceux qu’ont accompagné leurs esclaves et de ce que chacun conserve de son butin. Victoire totale, dénuement total.ˮ122

Si la fin de l’extrait est tout à fait proche de Diodore sur l’état misérable des hommes, accoutrés comme des étrangers, sans cheval, aux armes émoussées, la première phrase est tout à fait proche de ce qu’écrivent Trogue Pompée / Justin : les soldats demandent à leur roi de porter le regard (ostendere chez Trogue Pompée / Justin ; intuere chez Quinte-Curce) sur leurs corps (corpora dans les deux textes), leurs blessures (uulnera et uulneribus), leurs cicatrices (cicatricibus). Se retrouve également chez les auteurs latins une grande insistance sur les larmes versées par les soldats et par Alexandre lui-même, chez Quinte-Curce avant les paroles de Coênos (9.3.2), puis encore par les hommes après le discours de leur porte-parole (9.3.16). Ainsi chez Quinte-Curce se dessine aussi un tableau pathétique, porté par des soldats à bout de force vivant dans des conditions difficiles, excitant la compassion (misericordia) de leur roi. Tous ces éléments, communs aux trois auteurs, sont certainement hérités de Clitarque qui montre ainsi un roi capable de s’adapter à ses hommes, qui sait leur rendre leur enthousiasme quand cela est possible, et répondre à leurs besoins s’ils sont nécessaires. La description qui suit de l’édification d’un camp plus grand que les camps normaux, visant à impressionner les Indiens, commune à tous les auteurs, vient certainement alors de cette même source.

La difficulté de ce passage tient au fait que Quinte-Curce développe très longuement l’échange entre Alexandre et ses hommes d’une part, et d’autre part qu’il montre un autre sentiment chez le roi que la miséricorde, puisque celui-ci est si plein de colère (ira) qu’il s’enferme trois jours dans sa tente avant d’ordonner l’édification du camp et le retour. Il nous semble que Quinte-Curce ici mêle deux sources, Clitarque, dont nous venons de voir le contenu, et une source commune à Arrien qui suit exactement le même plan que l’auteur latin : discours d’Alexandre, silence de l’ensemble des hommes, discours de Coênos au nom de l’armée, colère d’Alexandre, retrait dans la tente. Cette colère est aussi évoquée par Plutarque. Ces trois auteurs suivent ici un autre historien d’Alexandre (Ptolémée, évoqué par Arrien à propos de sacrifices infructueux ?123), et dès lors la figure d’Alexandre dans ce passage apparaît chez Quinte-Curce assez confuse, entre compassion et colère. Cela expliquerait le caractère bien plus humain et positif d’Alexandre chez Trogue Pompée / Justin : Trogue Pompée n’aurait utilisé que Clitarque, lui-même bienveillant à l’égard d’Alexandre dont il avait tu la colère.

Toutefois, dans les Histoires philippiques, si le roi écoute bel et bien ses soldats et se range à leur avis, c’est qu’il est touché par des demandes parfaitement légitimes de ses soldats (tam iustis precibus), ce qu’atteste le tableau pathétique qu’il en est fait. Autrement dit, si les soldats sont dans leur bon droit et dans le vrai à demander la fin de l’expédition, c’est qu’Alexandre est dans l’erreur et dans la démesure en voulant la poursuivre, démesure par ailleurs soulignée dans la grandeur du camp qu’il fait construire à la seule fin d’être admiré (admiratio sui). Les soldats font par ailleurs preuve de bon sens lorsqu’ils demandent à Alexandre de ne pas pousser trop loin sa bonne fortune (fortunam suam) ; ainsi, si cette qualité essentielle de l’imperator n’est pas remise en cause pour ce qui est d’Alexandre dans cet extrait, elle paraît plus fragile et limitée qu’elle ne l’était auparavant, comme à la fin de la bataille de Gaugamèles. Enfin, et surtout, on voit qu’Alexandre se contraint à suivre l’avis de ses troupes désirant le retour, sachant qu’il ne peut les pousser à aller plus loin, contrairement à ce qu’il était parvenu à faire en Parthie : la comparaison des deux épisodes montre un effritement de son auctoritas, qui sera confirmé dans la suite de l’œuvre.

Ainsi, si l’on ne peut nier qu’Alexandre conserve ici une image positive héritée de la source grecque de Trogue Pompée, qui devait utiliser Clitarque à cet endroit, c’est surtout car il fait preuve de qualités humaines. Celles-ci tendent à éclipser un affaiblissement de ses qualités d’imperator pourtant à l’œuvre, puisque son désir excessif de conquête et de gloire fragilise sa felicitas et, surtout, son auctoritas. Or ce n’est pas la dernière fois que les soldats remettront en cause les volontés de leur chef : ils sauront à nouveau s’opposer à leur imperator, avec plus de force encore, lors d’une véritable mutinerie.

La mutinerie d’Opis

(DS 17.109 ; Curt. 10.2.10.2.8-10.4.3, avec des lacunes à la fin de l’extrait ; Just. 12.11.1-12.11.9 ; Plut., Alex., 71 et Arr., An., 7.8.1-7.11.9)

C’est à Opis124 qu’Alexandre finit par rencontrer une véritable mutinerie, dernier temps important de cette contestation grandissante. Seul Arrien (7.8.1) situe dans cette localité au nord-est de Babylone ce mouvement contestataire, quand les autres auteurs le placent à Suse125, ce qui permet de juger qu’ils utilisent une source commune différente, très probablement Clitarque. Or le texte des autres auteurs de la Vulgate est extrêmement proche de ce qu’écrivent Trogue Pompée / Justin :

Tunc ad contionem exercitus uocat et promittit se aes alienum omnium propria inpensa soluturum, ut praedam praemiaque integra domos ferant. Insignis haec munificentia non summa tantum, uerum etiam titulo muneris fuit nec a debitoribus magis quam a creditoribus gratius excepta, quoniam utrisque exactio pariter ac solutio difficilis erat. XX milia talentum in hos sumptus expensa. Dimissis ueteranis exercitum iunioribus supplet, sed retenti ueteranorum discessum aegre ferentes missionem et ipsi flagitabant, nec annos sed stipendia sua numerari iubebant, pariter in militiam lectos pariter sacramento solui aequum censentes, nec iam precibus, sed conuitio agebant, iubentes eum solum cum patre suo Hammone inire bella, quatenus milites suos fastidiat. Contra ille nunc castigare milites, nunc lenibus uerbis monere ne gloriosam militiam seditionibus infuscarent. Ad postremum cum uerbis nihil proficeret, ad corripiendos seditionis auctores e tribunali in contionem armatam inermis ipse desiluit et, nemine prohibente, tredecim correptos manu sua ipse ad supplicium duxit. Tantam uel illis moriendi patientiam metus regis uel huic exigendi supplicii constantiam disciplina militaris dabat.

“Alexandre convoque alors ses troupes en assemblée, et promet qu’il paiera les dettes de tous à ses frais pour qu’ils rapportent chez eux intacts leur butin et leurs récompenses. Cette générosité fut remarquable non seulement par son montant mais aussi parce qu’elle était présentée comme une récompense, et elle ne fut pas accueillie avec plus de plaisir par les débiteurs que par les créanciers, puisque le recouvrement et le paiement étaient également difficiles, pour les uns comme pour les autres. On dépensa vingt mille talents à ces frais.

Après avoir licencié les vétérans, il complète l’effectif de son armée avec de plus jeunes soldats. Mais ceux qui furent retenus, supportant mal le départ des vétérans, réclamaient eux-mêmes également leur congé, et exigeaient que l’on ne comptât pas les années mais le temps de service, estimant équitable que, puisqu’ils avaient été recrutés pour l’armée en même temps, ils soient délivrés de leur serment en même temps. Et ils n’employaient déjà plus les prières, mais les invectives, exigeant qu’Alexandre entreprenne seul ses guerres avec son père Ammon, puisqu’il méprisait ses soldats. Et lui en face de tantôt châtier ses soldats, de tantôt les engager par de douces paroles à ne pas ternir leur service glorieux par des séditions. À la fin, comme il n’obtenait aucun résultat avec des paroles, il descendit lui-même d’un bond du tribunal au sein de l’assemblée armée, sans armes, pour saisir les auteurs de la sédition et, sans que personne ne l’en empêche, il en saisit treize de sa propre main et les conduisit lui-même au supplice. Si grande était pour eux l’acceptation de la mort qu’engendrait la crainte du roi, ou si grande était pour lui sa fermeté à exiger le supplice qu’engendrait la discipline militaire.ˮ126

L’attitude d’Alexandre paraît assez violente, et l’on s’étonne qu’elle puisse rendre compte de la manière dont Clitarque présentait le roi dans cet épisode, lui qui tend à le montrer, comme nous l’avons vu, sous son meilleur jour. Pour autant, il faut considérer que l’attitude des soldats est elle aussi à mettre en cause. En effet, ceux-ci font preuve d’une grande ingratitude puisqu’Alexandre, dans les trois textes de la Vulgate, vient juste de rembourser l’ensemble de leurs dettes127. Cet acte de générosité (munificentia) est un peu antérieur chez Arrien128 et dès lors paraît moins l’effet de contraste entre le plaisir de ses hommes de voir disparaître leurs dettes et leurs mauvais sentiments à l’égard du roi. De plus, leurs critiques vont trop loin puisqu’ils tombent dans l’invective (conuitio chez Trogue Pompée / Justin ; καταβοώντων chez Diodore, 17.109.2 ; ferocius chez Quinte-Curce, 10.2.12). Leur attitude un peu plus tard, suppliant en pleurs Alexandre de les pardonner129, montre bien le fait reconnu par eux-mêmes qu’ils avaient dépassé les bornes.

La réaction d’Alexandre est donc celle d’un chef qui sait faire preuve de l’autorité nécessaire au moment voulu. La remarque finale de Trogue Pompée / Justin sur la “discipline militaireˮ (disciplina militaris) va dans ce sens. De même, chez Quinte-Curce, les Macédoniens ne réagissent pas face à Alexandre car ils sont frappés par “l’assurance d’un homme si énergique dans l’exercice de son pouvoirˮ (fiducia tanta ui exercentis imperium, 10.3.3). De fait, cette assurance incroyable du roi qui descend de son estrade et vient chercher lui-même les treize soldats les plus séditieux ne manque pas de panache, ce que le rapprochement entre armatam et inermis (traduit par “au sein de l’assemblée armée, sans armesˮ) exacerbe dans le texte de Trogue Pompée / Justin. On retrouve la même scène chez Diodore (17.109.2, sans qu’apparaisse le nombre de soldats concernés) et Quinte-Curce (10.2.30). Arrien aussi en fait part, de manière sans doute plus réaliste130.

Ainsi Clitarque, tout en ayant cherché à justifier la réaction vive d’Alexandre lors de la mutinerie d’Opis (qu’il situe à Suse), aurait montré Alexandre en chef responsable et courageux, qui n’a pas besoin de l’escorte de ses généraux, ni de l’intervention des hypaspistes131 pour faire régner l’ordre dans son armée. Il n’est donc pas certain que cet épisode ait terni l’image du roi dans la source de Trogue Pompée. Pour autant, surtout si on met ce texte en lien avec ceux de la remobilisation en Parthie et de la fin de l’expédition en Inde, on observe que l’auctoritas d’Alexandre a peu à peu décliné, et qu’elle n’est plus que l’ombre de celle qu’elle avait été dans le livre 11, alors que même sa générosité envers ses troupes par le remboursement de leurs dettes ne suffit plus à gagner les cœurs des soldats132, et que ceux qui jadis l’écoutaient et lui obéissaient les yeux fermés avec l’enthousiasme des troupes gagnées à la cause de leur chef se permettent à cette occasion de se perdre en invectives contre lui, et ne lui obéissent plus qu’en raison de la peur (metus) qu’il leur inspire.

De la sorte, Trogue Pompée / Justin proposent un texte qui s’appuie certes sur une source qui devait rester positive dans sa présentation d’Alexandre, et qui en rend compte dans une certaine mesure, mais l’image du roi est travaillée dans un cadre plus général de l’œuvre pour entamer un peu plus l’image de l’imperator idéal qui était la sienne dans le livre précédent.

Restent cependant dans le livre 12 quelques épisodes extrêmement célèbres, pour la plupart desquels Clitarque est d’ailleurs attesté, qui persistent à montrer Alexandre sous un jour globalement positif, voire héroïque. Ces passages sont disséminés dans l’ensemble du livre et, malgré certains effets de structure, ne dévoilent pas la cohérence forte de construction133 qui avait été identifiée au livre 11.

Quelques anecdotes célèbres, vestiges d’auctoritas, fortitudo et felicitas

Deux épisodes d’auctoritas : la rencontre avec Thalestris, reine des Amazones, et l’ambassade romaine

(DS 17.77.1-17.77.3 ; Curt. 6.5.24-6.5.32 ; Just. 12.3.5-12.3.7 et Plut., Alex., 46 ; Arr., An., 7.13.2-7.13.3) & (DS 17.113.1-17.113.4 ; Curt. : lacune ; Just. 12.13.1-12.13.3 ; et Arr., An., 7.15.5-7.15.)

Si l’auctoritas d’Alexandre le Grand, en tant que chef de guerre, sur ses troupes, tend à s’affaiblir au fil du livre 12, son auctoritas en tant que roi, imposant le respect aux nations étrangères, est encore visible. Deux anecdotes, l’une au début du livre, l’autre à la fin du voyage du Conquérant, en attestent, dans des proportions qui montrent combien la gloire du roi a grandi entre le début et le terme de son expédition indienne. Ces deux épisodes étaient particulièrement célèbres, et à ce titre il n’est pas étonnant que nous ayons conservé des preuves que Clitarque les avait pris à son compte ou en fut la source.

Le premier d’entre eux est la rencontre entre Alexandre et Thalestris, reine des Amazones, au sujet de laquelle le texte de Plutarque est particulièrement précieux :

Ἐνταῦθα δὲ πρὸς αὐτὸν ἀφικέσθαι τὴν Ἀμαζόνα οἱ πολλοὶ λέγουσιν, ὧν καὶ Κλείταρχός ἐστι καὶ Πολύκλειτος καὶ Ὀνησίκριτος καὶ Ἀντιγένης καὶ Ἴστρος. Ἀριστόβουλος δὲ καὶ Χάρης ὁ εἰσαγγελεύς, πρὸς δὲ τούτοις Ἑκαταῖος ὁ Ἐρετριεὺς καὶ Πτολεμαῖος καὶ Ἀντικλείδης καὶ Φίλων ὁ Θηβαῖος καὶ Φίλιππος ὁ Θεαγγελεὺς καὶ Φίλιππος ὁ Χαλκιδεὺς καὶ Δοῦρις ὁ Σάμιος πλάσμα φασὶ εγονέναι τοῦτο. Καὶ μαρτυρεῖν αὐτοῖς ἔοικεν Ἀλέξανδρος . Ἀντιπάτρῳ γὰρ ἅπαντα γράφων ἀκριβῶς, τὸν μὲν Σκύθην φησὶν αὐτῷ διδόναι τὴν θυγατέρα πρὸς γάμον, Ἀμαζόνος δ´ οὐ μνημονεύει. Λέγεται δὲ πολλοῖς χρόνοις Ὀνησίκριτος ὕστερον ἤδη βασιλεύοντι Λυσιμάχῳ τῶν βιβλίων τὸ τέταρτον ἀναγινώσκειν, ἐν ᾧ γέγραπται περὶ τῆς Ἀμαζόνος . τὸν οὖν Λυσίμαχον ἀτρέμα μειδιάσαντα «καὶ ποῦ» φάναι «τότ´ ἤμην ἐγώ ;» Ταῦτα μὲν οὖν ἄν τις οὔτ´ ἀπιστῶν ἧττον οὔτε πιστεύων μᾶλλον Ἀλέξανδρον θαυμάσειε.

“C’est là que l’Amazone vint le trouver, au dire de nombreux auteurs, parmi lesquels Cleitarchos, Polycleitos, Onésicrite, Antigénès et Istros ; mais Aristoboulos, Charès le chambellan, Ptolémée, Anticleidès, Philon de Thèbes, Philippe de Théangéla, et en outre Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Douris de Samos disent que c’est là pure invention. Alexandre semble témoigner en faveur de ces derniers : en effet, dans une lettre adressée à Antipatros, où il fait un récit circonstancié de tout ce qui s’était passé, il écrit que le roi des Scythes lui offrit sa fille en mariage, mais il ne parle pas de l’Amazone. On dit que, longtemps après, Onésicritos lut à Lysimaque, devenu roi, son quatrième livre, et que Lysimaque, en souriant doucement, lui demanda : ‘Et moi, où étais-je alors ?’ Du reste, que l’on ajoute foi ou non à ce récit, l’admiration pour Alexandre n’en sera ni diminuée ni accrue.”134

S’il convient de citer ce passage in extenso, c’est que les informations qu’il recèle sont extrêmement nombreuses. Plutarque semble s’être arrêté longuement sur cette anecdote en raison de sa notoriété, d’où cette liste apparemment exhaustive de sources (la plus longue dans la Vie d’Alexandre), opposant les auteurs qui ont rapporté cette histoire et ceux qui l’ont rejetée. Le fait que des auteurs de premier plan, tels qu’Aristobule, Ptolémée et Charès l’ont qualifiée de mensongère prouve en outre qu’elle fut célèbre dès sa parution. Or dans la mesure où, parmi les auteurs attestés, Onésicrite paraît avoir écrit le premier son Histoire d’Alexandre, on estime qu’il est l’inventeur de cette légende135, ce que confirme l’anecdote finale de Plutarque, la lecture par Onésicrite de ce passage de son œuvre à Lysimaque. Clitarque, écrivant plusieurs décennies après lui, lecteur des historiens d’Alexandre qui l’avaient précédé, aurait alors reproduit dans son texte cet incroyable épisode, susceptible de plaire par son exotisme et sa référence aux mythiques Amazones à de nombreux lecteurs.

Voici ce que l’on peut lire de cette histoire chez Trogue Pompée / Justin :

Ibi ei occurrit Thalestris, siue Minythyia, Amazonum regina, cum CCC mulieribus, XXXV dierum inter confertissimas gentes itinere confecto, ex rege liberos quaesitura ; cuius conspectus aduentusque admirationi omnibus fuit, et propter insolitum feminis habitum et propter expetitum concubitum. Ob hoc tredecim diebus otio a rege datis, ut est uisa uterum implesse, discessit.

“Là [en Parthie] vint à sa rencontre Thalestris, ou Minythyia, reine des Amazones, avec trois cents femmes, après avoir accompli une route de trente-cinq jours au milieu de nations très peuplées, pour avoir des enfants du roi ; son aspect et son arrivée soulevèrent l’admiration de tous, tant en raison de sa tenue, inusitée chez les femmes, que de son désir de partager la couche d’Alexandre. Aussi treize jours de repos furent-ils accordés par le roi et elle se retira lorsqu’il lui sembla avoir fertilisé son ventre.”136

Si l’on compare cette version à celle de Diodore et celle de Quinte-Curce, on n’observe que de légères différences : ces deux auteurs situent plus précisément l’endroit de la rencontre (en Hyrcanie), et révèlent ce qu’Alexandre offre à Thalestris, à savoir des cadeaux chez Diodore et une proposition d’alliance chez Quinte-Curce. À cela près, tout est semblable : le nom de Thalestris, son équipage de trois cents Amazones, sa tenue créant l’admiration, sa volonté de faire des enfants137 avec le roi, les treize jours qu’ils passent ensemble. Il paraît dès lors très probable que nous soyons face à la version de Clitarque, attestée par Plutarque, reprise par les trois auteurs. Arrien connaissait également cette tradition célèbre et la mentionne, mais pour mieux condamner son manque de sérieux : “Cependant, il n’est fait aucune mention de cela ni chez Aristobule ni chez Ptolémée, ni chez aucun de ceux dont le témoignage est digne de foi en ces matières”138.

On observe en outre que Trogue Pompée, pour cet épisode, avait fait un choix : celui de rapporter l’anecdote telle qu’il la lisait chez Clitarque dont il devait alors suivre la lecture, alors même qu’il en connaissait une autre version. On ne trouve en effet que chez Trogue Pompée / Justin le nom Minythyia donné comme une autre possibilité de celui de Thalestris (Thalestris, siue Minythyia, Amazonum regina). Or ce nom apparaît plus tôt dans l’œuvre, au livre 2, dont les premiers chapitres portent sur les Scythes. Trogue Pompée passe alors en revue toutes les reines des Amazones, depuis les premières aux origines de la création de ce peuple étrange, Martesia et Lampeto, jusqu’à la dernière, Minithyia, appelée aussi Thalestris (Harum Minithyia siue Thalestris regina). Le fait que Trogue Pompée donne à chaque fois les deux noms, en usant de la conjonction de coordination siue, mais d’abord dans un sens, puis dans l’autre, montre qu’il met lui-même en relation l’histoire telle qu’il la rapporte au livre 2, et telle qu’il la reprend d’une première source139, et celle telle qu’il la rapporte au livre 12, et telle qu’il la reprend de Clitarque140. On ne peut en effet penser que Clitarque est la source du passage du livre 2 au vu de la manière dont ce dernier conclut une liste de nombreuses reines amazones, vraisemblablement le fruit d’un autre historien, de la différence de nom et de ce qu’on y apprend sur cette reine, repris nulle part ailleurs, tant chez Quinte-Curce que chez Diodore.

Harum Minithyia siue Thalestris regina, concubitu Alexandri per dies tredecim ad subolem ex eo generandum obtento, reuersa in regnum breui tempore cum omni Amazonum nomine intercidit.

“Leur reine Minithyia, appelée aussi Thalestris, ayant réussi à partager la couche d’Alexandre pendant treize jours pour qu’il lui fasse un enfant, périt peu de temps après être revenue dans son royaume, et avec elle périt toute la puissance des Amazones.”141

Le fait que Trogue Pompée précise déjà, dès le livre 2, le nom de Thalestris n’est alors selon nous qu’un témoignage à nouveau manifeste de la notoriété de cet épisode tel que le racontait Clitarque : notre auteur le connaissait et donne alors ce deuxième nom pour faire une référence connue à ses lecteurs.

Il est selon nous fort vraisemblable dès lors que Clitarque avait dû s’attarder longuement sur cette histoire142, raison pour laquelle Plutarque le cite en premier, avant même Onésicrite qui en fut l’inventeur. Trogue Pompée / Justin la reprennent ainsi telle quelle, dans la mesure où ce devait être un passage obligé de la littérature alexandrine. Cette anecdote met ainsi en valeur l’image du roi, dont la seule réputation, son auctoritas, pousse une reine étrangère à faire un voyage de trente-cinq jours en grand équipage dans le seul but de le rencontrer, de s’unir à lui et d’en avoir un enfant. De plus, cette rencontre avec une reine légendaire permet d’élever Alexandre au rang des héros qui avaient eux-mêmes rencontré ce peuple mythique, ainsi de Thésée, et, plus encore, d’Héraclès et d’Achille dont il prétendait descendre, par son père et par sa mère.

Comme en écho à cette ambassade des Amazones, une autre ambassade vient trouver Alexandre à son retour à Babylone, après l’expédition indienne. C’est Pline l’Ancien qui nous apprend que Clitarque est à l’origine de cette anecdote : “Clitarque a seulement dit qu’une délégation [romaine] avait été envoyée à Alexandre”143. Il semble ainsi, par le terme tantum employé par Pline, qu’il n’y ait pas eu chez Clitarque une volonté d’exagération au sujet de cette ambassade, ce que le texte de Trogue Pompée / Justin tend à confirmer :

Ab ultimis litoribus Oceani Babyloniam reuertenti nuntiatur legationes Carthaginiensium ceterarumque Africae ciuitatium, sed et Hispaniarum, Siciliae, Galliae, Sardiniae, nonnullas quoque ex Italia aduentum eius Babylonae opperiri. Adeo uniuersum terrarum orbem nominis eius terror inuaserat, ut cunctae uelut gentes destinato sibi regi adularentur. Hac igitur ex causa Babylonam festinanti, uelut conuentum terrarum orbis acturo, quidam ex magis praedixit ne urbem introiret, testatus hunc locum ei fatalem fore.

“Alors qu’Alexandre retourne vers Babylone depuis les rivages les plus éloignés de l’Océan, on lui annonce que des légations de Carthaginois et des autres cités d’Afrique, mais aussi des Espagnes, de Sicile, de Gaule, de Sardaigne, ainsi que quelques-unes venues d’Italie, attendent son arrivée à Babylone. La terreur que son nom inspirait avait à ce point envahi le monde entier que, pour ainsi dire, tous les peuples sans exception adulaient le roi qui leur était destiné. C’est donc pour cette raison qu’il accélérait sa marche vers Babylone, comme pour y tenir les assises du monde entier, quand un de ses mages l’avertit de ne pas entrer dans la ville, ayant affirmé que ce lieu lui serait fatal.”144

De fait comme on le voit, le nom de Rome n’est pas ici mentionné, mais est suggéré dans l’expression nonnullas quoque ex Italia. W. Heckel (1997, 281) y voit une volonté de Trogue Pompée de préserver la fierté des Romains en occultant toute référence directe à Rome. Cette expression clôt dans tous les cas une liste de peuples européens, eux-mêmes ajoutés aux cités africaines : il s’agit bien davantage d’insister sur l’image d’un Alexandre devenu maître du monde, puisque tout l’Occident semble se soumettre alors qu’il vient de conquérir l’Orient, que de se concentrer sur le moment particulier de la rencontre avec les Romains. Chez Diodore non plus (17.113.2), les Romains ne sont pas davantage mis en avant que les autres cités concernées. Il n’y a donc guère que chez Arrien que les Romains ont un statut particulier au milieu des autres ambassades, mais on peut être sûr qu’il ne s’appuie pas ici sur Clitarque, puisqu’il donne ses sources :

Ἄριστος δὲ καὶ Ἀσκληπιάδης τῶν τὰ Ἀλεξάνδρου ἀναγραψάντων καὶ Ῥωμαίους λέγουσιν ὅτι ἐπρέσβευσαν: καὶ ἐντυχόντα ταῖς πρεσβείαις Ἀλέξανδρον ὑπὲρ Ῥωμαίων τι τῆς ἐς τὸ ἔπειτα ἐσομένης δυνάμεως μαντεύσασθαι, τόν τε κόσμον τῶν ἀνδρῶν ἰδόντα καὶ τὸ φιλόπονόν τε καὶ ἐλευθέριον καὶ περὶ τοῦ πολιτεύματος ἅμα διαπυνθανόμενον.

“Aristos et Asclépiade, parmi les historiens d’Alexandre, disent que même les Romains lui envoyèrent une ambassade et que, après l’entrevue accordée à leurs ambassadeurs, Alexandre pressentit ce que deviendrait par la suite la puissance des Romains en voyant leur discipline, leur ardeur au travail, leur fierté, et aussi d’après ce qu’il avait appris de leur Constitution.”145

On ne sait rien d’Asclépiade, et d’Aristos on sait seulement, grâce à Strabon, qu’il vient de Salamine et vécut bien après Aristobule et Onésicrite (14.3.8 et 14.6.3). On peut alors légitimement penser que ces auteurs ont eux-mêmes repris l’histoire de l’ambassade racontée par Clitarque, et développé le détail de la rencontre entre Alexandre et les Romains à un moment où leur cité gagnait en puissance, peut-être vers 150146. Il n’est cependant pas exclu que les ambassades aient bien eu lieu, et que les Romains aient préféré n’en jamais faire état puisqu’ils avaient échappé à la guerre par la mort prématurée d’Alexandre147.

Arrien de son côté a sans doute aussi utilisé Clitarque dans son développement sur cette ambassade, événement qu’il ne juge “ni tout à fait certain ni tout à fait indigne de foi” (οὔτε ὡς ἀτρεκὲς οὔτε ὡς ἄπιστον πάντῃ, 7.15.6), même si “personne, parmi les Romains, n’a jamais fait mention d’une telle ambassade qui aurait été envoyée auprès d’Alexandre, ni parmi les historiens d’Alexandre sur lesquels je m’appuie principalement, à savoir Ptolémée, fils de Lagos, et Aristobule”148, et de donner d’autres motifs de doute. On peut reconnaître ainsi la trace de Clitarque, jamais nommé dans l’Anabase lorsqu’Arrien exclut de son propos ses deux sources principales. De fait, des points communs existent entre Diodore et lui, notamment sur la découverte par les Macédoniens de nouveaux peuples lors de cette entrevue, dont ils apprenaient les noms et découvraient les tenues. On en remarque d’autres entre Arrien et Trogue Pompée / Justin, puisque ces auteurs insistent sur le fait que ces ambassades font d’Alexandre le maître du monde, et les expressions de Trogue Pompée / Justin “tous les peuples sans exception adulaient le roi qui leur était destiné” et “comme pour y tenir les assises du monde entier” répondent parfaitement à ce qu’écrit Arrien : “c’est l’époque où, tant à ses yeux qu’à ceux de son entourage, Alexandre apparut le plus incontestablement comme le maître de toute la terre et de toutes les mers”149.

Ainsi Clitarque semble avoir été l’inventeur d’une rencontre entre Alexandre et des ambassades venues de tout l’Occident, histoire qui eut un tel succès par la suite qu’elle fut reprise par d’autres historiens qui insistèrent sur la présence des Romains lors de cette ambassade. Son but était double : en plus de créer une scène étonnante où les Macédoniens rencontraient, même alors qu’ils étaient rentrés à Babylone, encore de nouveaux peuples, il s’agissait surtout de présenter Alexandre comme le maître de toutes les terres, du détroit de Gibraltar à l’Indus.

Trogue Pompée / Justin, face à une histoire si connue impliquant leur propre peuple, ont donc choisi de la rapporter et de montrer, suivant la tradition, Alexandre au faîte de la puissance, peu avant sa mort. Le roi macédonien se trouve auréolé d’une auctoritas telle que nul autre ne pouvait s’en prévaloir et, même si l’anecdote peut être fictive, elle rend malgré tout compte de la gloire réelle du dirigeant. On note en outre que, alors qu’il eût été pour nos auteurs extrêmement facile de développer la place des Romains au sein de ces ambassades et d’inventer une rencontre entre le peuple qui dominait leur monde et Alexandre qui dominait celui du IVe siècle, ils s’en sont apparemment tenus, tout comme Diodore, à une grande fidélité à leur source150, ce qui tend à nouveau à prouver que la recherche des effets marquants pour les lecteurs ne se fait pas au détriment du texte originel. C’était par là également un moyen de ne pas donner plus d’importance à cette anecdote célèbre qu’elle n’en avait déjà. Il ne sera d’ailleurs pas fait mention de la rencontre effective entre Alexandre et les représentants de toutes ces cités, dont Diodore fait quant à lui état : le travail de réécriture de Justin est peut-être ici à l’œuvre, s’il ne vit pas un intérêt premier à relater les remises de présents et autres doléances portées au roi.

Les ambassades du livre 12 sont ainsi deux moments particulièrement célèbres de l’histoire d’Alexandre, et elles permettent de lui conférer une auctoritas indéniable en tant que roi, maître d’une grande partie du monde. On peut cependant remarquer que ces deux épisodes, pour marquants qu’ils soient, parce qu’ils sont un peu isolés, ne relèvent pas d’une construction aussi forte et cohérente de l’image d’Alexandre comme souverain exceptionnel que celle construite au livre 11 à partir de l’œuvre de Clitarque. Il en va de même pour le caractère valeureux d’Alexandre au combat, qui n’est développé que dans un seul passage, lui aussi largement passé à la postérité.

Un épisode de fortitudo : le combat chez les Malles

(DS 17.98.1-17.100.1 ; Curt. 9.4.26-9.5.30 ; Just. 12.9 ; et Plut., Alex., 63 ; Arr., An., 6.8.1-6.11.8)

Cet épisode éclatant a lieu lors de l’expédition en Inde. Après avoir décidé, suite aux supplications de ses hommes, de ne pas poursuivre son expédition vers l’est, Alexandre entreprend de descendre un fleuve jusqu’à l’Océan. C’est alors que s’écrit l’une des pages les plus héroïques des actions d’Alexandre, dont il convient de rappeler la narration par Trogue Pompée / Justin.

Inde Alexander ad amnem Acesinem pergit. Per hunc in Oceanum deuehitur. Ibi Agensonas Sibosque, quos Hercules condidit, in deditionem accepit. Hinc in Mandros et Sugambros nauigat ; quae gentes eum armatis, LXXX milibus peditum et LX milibus equitum, excipiunt. Cum proelio uictor esset, exercitum ad urbem eorum ducit. Quam desertam a defensoribus cum de muro, quem primus ceperat, animaduertisset, in urbis planitiem sine ullo satellite desiliit. Itaque cum eum hostes solum conspexissent, clamore edito, undique concurrunt, si possint in uno capite orbis bella finire et ultionem tot gentibus dare ; nec minus Alexander constanter restitit et unus aduersus tot milia proeliatur. Incredibile dictu est ut eum non multitudo hostium, non uis magna telorum, non tantus lacessentium clamor terruerit, solus tot milia ceciderit ac fugauerit ! Vbi uero obrui multitudine se uidit, trunco se, qui propter murum stabat, adplicuit, cuius auxilio tutus cum diu agmen sustinuisset, tandem cognito periculo eius amici ad eum desiliunt, ex quibus multi caesi, proeliumque tam diu anceps fuit, quoad omnis exercitus muris deiectis in auxilium ueniret.

In eo proelio sagitta sub mamma traiectus cum sanguinis fluxu deficeret, genu posito, tam diu proeliatus est, donec eum a quo uulneratus fuerat occideret. Curatio uulneris grauior ipso uulnere fuit.

“À partir de là, Alexandre se dirige vers le fleuve Acésinès. Il descend en bateau sur ce dernier jusqu’à l’Océan. Il reçut là la soumission des Agensones et des Sibes, nations qu’Hercule a fondées.

De là, il navigue vers les Mandres et les Sugambres ; ces peuples le reçoivent avec des hommes armés, quatre-vingts mille fantassins et soixante mille cavaliers. Comme il était vainqueur au combat, il conduit son armée vers leur ville. Et comme il avait remarqué depuis le rempart, qu’il avait gagné le premier, qu’elle avait été abandonnée par ses défenseurs, il sauta à terre dans la place de la ville sans aucun garde. Aussi, alors que ses ennemis s’étaient aperçus qu’il était seul, ils accourent de toutes parts en poussant une clameur, au cas où ils pourraient, avec une seule tête, mettre un terme aux guerres touchant le monde entier et venger tant de peuples ; Alexandre n’en résista pas moins opiniâtrement et il se bat, lui seul contre tant de milliers d’individus. C’est un récit incroyable, que ni le nombre des ennemis, ni la grande puissance des traits, ni la si forte clameur de ses assaillants ne l’effrayèrent, que seul il massacra et mit en fuite tant de milliers d’hommes ! Quand il vit qu’il était, en vérité, débordé par le nombre, il s’adossa à un tronc d’arbre qui se dressait à côté du rempart ; alors qu’il avait, à l’abri derrière la protection que celui-ci lui offrait, longtemps soutenu leur assaut, lorsqu’ils apprirent le danger ses Amis, dont un grand nombre fut tué, le rejoignent d’un saut à terre, et le combat fut longtemps incertain jusqu’à ce que toute l’armée vînt à leur secours après avoir abattu les remparts.

Traversé par une flèche sous le sein au cours de ce combat, comme il défaillait en raison de la perte de son sang, il posa un genou à terre et combattit longtemps, jusqu’à ce qu’il tuât l’homme par lequel il avait été blessé. Le traitement de sa blessure fut plus pénible que la blessure elle-même.”151

Diodore et Quinte-Curce racontent exactement la même chose, avec quelques éléments supplémentaires que Justin certainement n’a pas repris dans son œuvre. Outre la confusion entre l’Acésinès et l’Hydaspe, commune aux auteurs de la Vulgate et que W. Heckel (1997, 255) a bien démontrée, et des divergences de noms dans le texte de Trogue Pompée / Justin152, on retrouve ainsi : la position d’Alexandre, seul sur les remparts153, son saut dans la ville, la protection que l’arbre lui assure au côté droit, un éloge d’Alexandre, la flèche qu’il reçoit sous le sein, la mort de l’Indien qui l’a blessé, l’aide qu’il reçoit de certains Amis, puis de toute l’armée, et enfin le long temps de soin que nécessita la blessure du roi.

En revanche, Diodore et Quinte-Curce rapportent quatre éléments qui ne figurent pas dans les Histoires philippiques : la mention d’un présage de blessure à cette bataille qu’Alexandre aurait méprisé, le fait que si les Macédoniens tardèrent tant à le rejoindre, c’est que leurs échelles avaient rompu sous leur poids, le massacre qui eut lieu dans la ville une fois que les Macédoniens furent parvenus à y entrer en nombre, mais aussi l’identité des hommes qui vinrent l’aider d’abord à l’intérieur de la ville : Peucestas chez les deux auteurs, puis Timée, Léonnatos et Aristonos chez Quinte-Curce uniquement, qui rapporte aussi la mort de Timée et les blessures des autres combattants.

On ne peut savoir si ces hommes sont ceux désignés par Trogue Pompée / Justin comme eius amici […] ex quibus multi caesi ou si Quinte-Curce donne ici des informations différentes, lui qui semble refuser de suivre des sources qui indiquent que Ptolémée faisait partie de la bataille, alors que le Lagide lui-même avait affirmé le contraire, et il critique alors les historiens coupables, à savoir Clitarque et Timagène, et leur credulitas (11.5.21), passage qui permet de faire de Clitarque la source de nos auteurs et de se rendre compte de la notoriété de l’événement. On peut noter, cela dit, que Quinte-Curce lui-même n’est pas exempt de crédulité, lui qui, tout en dénonçant Clitarque, reprend pourtant à son compte sa version des faits dans sa quasi-intégralité. Pour s’en rendre compte, on peut citer les variantes que l’on trouve chez Plutarque et Arrien, qui par opposition soulignent la cohérence des trois autres auteurs. Ainsi chez eux Alexandre s’appuie contre le rempart et non contre un arbre pour se protéger, et ces deux auteurs eux-mêmes ne s’accordent pas sur le nombre des amici venant au secours de leur roi : il y en eut deux selon Plutarque (Peucestas et Limnaios qui trouva alors la mort à la suite de nombreuses blessures), trois selon Arrien (Peucestas154, Léonnatos et un certain Abréas qui reçut une flèche au visage et mourut). On voit ainsi que Quinte-Curce ne suit pas lui-même Ptolémée qu’il cite en référence, puisqu’il parle d’un certain Timée, mort en raison de multiples blessures, et non d’Abréas ; or Arrien, comme il en a coutume, s’appuie vraisemblablement à cet endroit sur le Compagnon d’Alexandre, qu’il cite d’ailleurs comme source à propos de la blessure du roi (6.10.2). Arrien souligne d’ailleurs lui-même le fait qu’“il existe beaucoup d’autres récits de ce malheur chez les historiens” (πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα ἀναγέγραπται τοῖς ξυγγραφεῦσιν ὑπὲρ τοῦ παθήματος, 6.11.2). Plus loin il dénonce “un bruit universellement admis, selon lequel ce malheur serait arrivé à Alexandre chez les Oxydraques” (ἐν Ὀξυδράκαις τὸ πάθημα τοῦτο γενέσθαι Ἀλεξάνδρῳ ὁ πᾶς λόγος, 6.11.3). Plus loin encore155 il commente d’autres variantes de cet épisode sur l’identité des hommes entourant Alexandre et sur les blessures qu’il reçut. Et d’ajouter enfin “la plus grave erreur commise par ceux qui ont écrit l’histoire d’Alexandre” (τὸ δὲ δὴ μέγιστον πλημμέλημα τῶν ξυγγραψάντων τὰ ἀμφὶ Ἀλέξανδρον, 6.11.8), à savoir la présence de Ptolémée qui serait monté sur le rempart avec Alexandre et l’aurait protégé de son bouclier quand lui-même avait écrit qu’“il était à la tête de ses propres troupes, et livrait d’autres combats contre d’autres barbares”156, comme Quinte-Curce l’avait aussi indiqué. Toutes ces variantes montrent à nouveau la notoriété de cet épisode, et l’on peut voir que Diodore, Quinte-Curce et Trogue Pompée / Justin semblent être restés fidèles à leur même source originelle, Clitarque.

Deux conclusions nous semblent devoir être tirées de cet épisode. La première concerne Clitarque qui, en tout état de cause, fournissait ici un passage tout entier dédié à la gloire d’Alexandre et où ne point aucune forme de critique. Les éloges partagés par les différents auteurs de la Vulgate attestent du caractère encomiastique de leur source, et c’est un héros davantage qu’un homme qui apparaît dans cet extrait, destiné à chanter sa gloire, sa force et son courage. W. Heckel (1997, 259) suggère même que la mort de l’Indien tué par Alexandre est une touche personnelle de Clitarque.

La seconde concerne Trogue Pompée et Justin. Si les versions des trois auteurs sont très proches, celle qui apparaît dans les Histoires philippiques semble cependant moins cohérente a priori. En effet, on ne comprend guère pourquoi les Macédoniens ne viennent pas plus tôt secourir leur chef, puisque le détail des échelles cassées a disparu. Trogue Pompée / Justin nous disent que des hommes vinrent à son secours, puis toute l’armée, “lorsqu’ils apprirent le danger” (cognito periculo), après une lutte déjà longue d’Alexandre, et alors que les ennemis avaient dès le début poussé un cri (clamore edito) en fondant sur le roi. Pourtant Justin (à la suite de Trogue Pompée ?) a fait un choix : celui de faire de cet épisode un passage consacré au seul Alexandre, et c’est pourquoi les Macédoniens disparaissent complètement jusqu’à leur assaut final ; pourquoi aussi, sans doute, les hommes qui défendent Alexandre restent anonymes et n’ont pas la chance de voir décrits leurs faits d’arme, par ailleurs vantés par tous les autres historiens ; pourquoi enfin il n’est pas fait allusion au massacre qu’ils firent de l’ensemble des Malles. Ce parti pris est assumé au cœur de l’épisode : les Histoires philippiques montrent Alexandre seul contre des milliers, et Justin insiste dessus à deux reprises : unus aduersus tot milia, et plus loin solus tot milia. Cette image devait plaire à l’épitomateur qu’était Justin, qui y trouvait là un mirabile : comme il le souligne lui-même, cet épisode est incredibile dictu ! Mais également Justin y trouvait une représentation du paroxysme de la puissance d’Alexandre : seul alors à combattre des milliers d’hommes, il était aussi l’homme qui lui seul portait la guerre à tant de peuples et même, écrit Justin, au monde entier : si possint in uno capite orbis bella finire et ultionem tot gentibus dare. On voit ici le goût du contraste de notre rhéteur, opposant uno capite et orbis bella, contraste développé ensuite par la reprise de l’adjectif unus, et par celle de l’adverbe tot dans les expressions déjà relevées. Le combat physique devient une allégorie de la guerre universelle d’Alexandre perçu seul contre le reste du monde.

C’est ainsi également que tout ce qui a trait à la blessure d’Alexandre est reporté à la suite du combat, ce que nous avons choisi de traduire dans un nouveau paragraphe. Alors que les autres historiens parlent de cette blessure, et de la mort de l’Indien qui la suivit, au moment où elle eut lieu, c’est-à-dire avant l’arrivée des Compagnons, les Histoires philippiques ne l’évoquent que plus tard avec une phrase concernant sa difficile guérison. Cette incongruité a un but : c’est certainement un autre moyen de ne pas perturber le tableau de ce roi luttant seul contre des milliers d’hommes par l’évocation de ce que ses ennemis lui ont fait subir, et surtout par le combat d’Alexandre contre l’Indien qui l’avait touché, bien qu’il en fût sorti victorieux, puisqu’il relevait quant à lui du simple face-à-face. Bien que Trogue Pompée soit lui aussi reconnu pour ses talents rhétoriques, et même si l’on ne peut exclure qu’il ait peut-être été à l’origine de ces transformations, les maladresses engendrées par ces choix laissent à penser que la construction de l’ensemble de ce passage est plutôt l’œuvre de Justin, qui vit là un exemplum devant frapper les esprits.

De fait, la bataille contre les Malles constitue sans doute le moment où la fortitudo du roi est la plus évidente dans l’ensemble de son expédition. Épisode ayant une base réelle, reprise et sans doute amplifiée par Clitarque, il eut une grande renommée dans le monde antique, ce qui justifie un travail particulier de nos auteurs à cet endroit. Cependant à nouveau, on notera que la fortitudo, cette qualité essentielle du chef militaire, n’est guère présente que dans ce passage du livre 12157, bien moins valorisant à cet égard que la globalité du livre 11. La felicitas d’Alexandre en revanche semble un peu plus appuyée, elle que l’on retrouve dans deux épisodes distincts.

Deux épisodes de felicitas : le mont Nysa et le rêve d’Alexandre pour sauver Ptolémée

(DS : lacune ; Curt. 8.10.13-8.10.18 ; Just. 12.7.6-12.7.8 ; Plut., Alex., 58.6-58.9 ; Arr., An., 5.2.5-5.2.7) & (DS 17.103 ; Curt. 9.8.17-9.8.28 ; Just. 12.10.2-12.1.4)

Le premier de ces épisodes se situe au tout début de l’expédition indienne, et est associée à la figure de Dionysos. Alexandre se rend en effet sur le mont Nysa, colline où le dieu fut élevé par des nymphes. On situa ce mont à l’endroit de la cité de Dionysopolis (Nagarahara) “near Jalalabad on the Kabul river in Afghanistan”158.

C’est une scholie à Apollonios de Rhodes qui nous permet de faire remonter la parenté de la visite du mont Nysa par Alexandre et ses soldats, une fois encore, directement à Clitarque : “Que Dionysos ait fait la guerre contre les Indiens, Denys le dit, ainsi qu’Aristodème dans son premier livre Des Thébains ; Clitarque aussi dans ses Histoires d’Alexandre. Il raconte aussi que la Montagne Nysa est en Inde, et qu’il y pousse une plante assez semblable au lierre, qu’il appelle skindapsos. C’est aussi ce que raconte Charmeleiôn dans le livre 5 de Sur l’Iliade.”159

Voici ce que l’on peut en lire dans les Histoires philippiques :

Cum ad Nysam urbem uenisset, oppidanis non repugnantibus fiducia religionis Liberi patris a quo condita urbs erat, parci iussit, laetus non militiam tantum, uerum et uestigia se dei secutum. Tunc ad spectaculum sacri montis duxit exercitum, naturalibus bonis, uite hederaque non aliter uestiti, quam si manu cultus colentiumque industria exornatus esset. Sed exercitus eius, ubi ad montem accessit, repentino impetu mentis in sacros dei ululatus instinctus, cum stupore regis, sine noxa, discurrit, ut intellegeret non tam oppidanis se parcendo quam exercitui suo consuluisse.

“Alors qu’il était arrivé près de la ville de Nysa, comme ses citoyens n’opposaient pas de résistance, ayant confiance en le culte qu’ils rendaient à Liber Pater par lequel la ville avait été fondée, il ordonna qu’on les épargnât, heureux d’avoir suivi non seulement l’expédition du dieu, mais aussi ses traces. Il conduisit alors son armée contempler le mont sacré, recouvert d’une nature bienfaitrice, de vigne et de lierre, tout comme si elle avait été parée par la pratique de la culture et l’industrie des cultivateurs. Mais son armée, quand elle s’approcha du mont, excitée par un soudain élan de l’esprit à pousser les hurlements sacrés dus au dieu, courut en tous sens à la stupeur du roi, sans causer de dommage, de sorte qu’il comprit qu’il n’avait pas veillé tant aux intérêts des citoyens en les épargnant, qu’à ceux de sa propre armée.”160

Si l’on omet l’absence de la nature luxuriante, on trouve chez Arrien exactement les mêmes éléments : la possession par le dieu et les transports bacchiques des soldats – qui épargnent le roi. Arrien cependant rapporte cette tradition en l’introduisant par l’une des formules de distanciation qui lui sont chères161, et qui semblent concerner particulièrement les emprunts à la Vulgate, et donc à Clitarque. Ces éléments sont également mentionnés par Quinte-Curce qui lui aussi prend quelque distance avec cette partie de l’histoire telle qu’il la rencontre dans sa source162. Enfin, même si on ne peut en être certain, il est vraisemblable que cette anecdote figurait également dans le texte de Diodore. Si une lacune nous a malheureusement fait perdre ce passage, le sommaire du deuxième tome indique bien que figuraient dans l’œuvre les “bienfaits accordés à la ville appelée Nyséenne, en raison de liens de parenté avec Dionysos”163. Or c’est à la suite de ces bienfaits (c’est-à-dire pour Alexandre le fait de n’avoir pas attaqué la ville et d’avoir laissé son roi, Acuphis, à sa tête) que le roi macédonien s’était rendu avec ses troupes sur la colline sacrée.

On ne sait pas, s’il les a effectivement rapportés, quelle fut la position de Diodore face à de tels propos. La position d’Arrien, comme nous l’avons vu, n’a quant à elle rien d’étonnant au vu du scepticisme avec lequel il regarde souvent la Vulgate. Celle de Quinte-Curce, qui exprime un avis personnel sur la question (credo equidem) et remet en question une véritable transe divine (diuino instinctu) au profit d’une simple allégresse est plus rare dans son œuvre. Il semble ici se conformer à l’attitude qu’il expose dans une célèbre formule du livre 9, à propos des chiens du roi Sophitès. Alors que quatre de ces chiens étaient venus à bout d’un lion d’une taille exceptionnelle, et comme ils ne lâchaient pas leur proie tant ils étaient de nature opiniâtre, un serviteur du roi découpa petit à petit l’un des chiens de chasse qui finit par mourir, mais sans avoir retiré ses dents enfoncées dans la blessure du lion. À ce propos donc, Quinte-Curce affirme : “J’en rapporte certes plus que je n’en crois : car je ne peux ni me résoudre à donner comme certitude ce dont je doute, ni à retrancher ce que j’ai reçu de mes sources”164.

Ce scrupule de Quinte-Curce, ce déni d’Arrien, s’expliquent assez aisément par le caractère assez invraisemblable de l’aventure, où l’on voit des soldats en état de transe bacchique (bacchantibus), tels que l’on représente les Bacchantes entourant Dionysos dans son thiase. Dans tous les récits qui nous la rapportent, et donc dans le texte de Clitarque, Alexandre est épargné par cette folie ménadique, et apparaît de manière extrêmement positive : il est un roi avisé, qui s’inscrit sur les pas de Dionysos en foulant le sol qui l’a vu grandir, et qui a respecté le dieu en respectant son peuple, épargnant de fait à ses soldats la vengeance du fils de Zeus, comme le souligne le texte laissé par Trogue Pompée / Justin qui met en avant un paradoxe tel que l’épitomateur les affectionne : ut intellegeret non tam oppidanis se parcendo quam exercitui suo consuluisse.

Cette anecdote, qui voit Alexandre respecter Dionysos165 et Dionysos respecter Alexandre, peut ainsi être vue comme une réponse au pamphlet d’Éphippos cité par Athénée, où celui-ci assure que Dionysos en voulait à Alexandre d’avoir détruit sa ville natale, Thèbes. Plutarque nous apprend d’ailleurs qu’Alexandre lui-même pensait s’être ainsi attiré la colère du dieu166. Ce passage, chez Clitarque, qu’il soit ou non l’inventeur de cette légende, montre à nouveau une grande bienveillance à l’égard d’Alexandre, considéré par Dionysos à qui il rend hommage, faisant ainsi oublier le ressentiment que le dieu aurait pu nourrir à son égard, et que d’autres auteurs moins bienveillants ne manquèrent pas de souligner.

Contrairement à Arrien et à Quinte-Curce, et d’une certaine manière à Putarque qui ne prend même pas la peine de rapporter cette histoire, le texte des Histoires philippiques ne marque aucune distance avec les propos rapportés. Que cette absence de réserve soit le fait de Trogue Pompée ou, peut-être plus vraisemblablement, de Justin, importe peu : il s’agit ici de partager une part célèbre de l’histoire d’Alexandre telle que les Romains la connaissaient de Clitarque, et ainsi de mettre en avant sa felicitas, la faveur des dieux dont il semble ici profiter. Pourtant, si Alexandre semble jouir d’un traitement à part dans cette histoire, il ne tire aucun bénéfice direct de l’attention du dieu. De la même manière, le songe qui lui vient, manifestement inspiré par les dieux, n’a pas pour vocation de le favoriser personnellement, puisque c’est Ptolémée, alors blessé, qui sera sauvé grâce à lui.

Selon la version des Histoires philippiques, cette blessure fut reçue par le Lagide lors du combat qu’il mena contre la tribu du roi Ambiger167. Cette bataille tient une place importante dans notre œuvre puisqu’elle apparaît comme le pendant de l’affrontement contre les Malles, l’autre grand combat présent chez Trogue Pompée / Justin dans le cadre de la descente du fleuve indien168. Voici ce que l’on peut lire à son sujet :

Cum uenisset ad urbem Ambigeri regis, oppidani inuictum ferro audientes sagittas ueneno armant atque, ita gemino mortis uulnere, hostem a muris submouentes plurimos interficiunt. Cum inter multos uulneratus etiam Ptolomeus esset moriturusque iam iamque uideretur, per quietem regi monstrata in remedia ueneni herba est, qua in potu accepta statim periculo liberatus est, maiorque pars exercitus hoc remedio seruata. Expugnata deinde urbe, reuersus in naues Oceano libamenta dedit, prosperum in patriam reditum precatus…

“Alors qu’il était arrivé à la ville du roi Ambiger, les habitants, apprenant que le fer n’a pu le vaincre, empoisonnent leurs flèches et, comme une blessure était ainsi synonyme de mort, en repoussant l’ennemi loin de leurs murs, ils en tuent un très grand nombre. Alors que, parmi de nombreux hommes, Ptolémée aussi avait été blessé et qu’il semblait devoir mourir d’un instant à l’autre, une herbe apparut au roi pendant son sommeil comme un remède au poison ; aussitôt qu’il la prit dans un breuvage, Ptolémée fut délivré du danger et la plus grande partie de l’armée fut sauvée par ce remède. Puis, après avoir soumis la ville et être revenu à son navire, il offrit des libations à l’Océan, en ayant demandé dans ses prières un retour heureux dans sa patrie…ˮ169

Ce passage montre particulièrement l’attachement de la source grecque au personnage de Ptolémée, héros avec Alexandre de cet épisode, et lié à lui par une apparition surnaturelle d’origine divine : ce sont les dieux qui sont naturellement apparus dans les rêves d’Alexandre pour sauver son général. De ce fait, les deux hommes se trouvent également glorifiés170. Mais il n’y a pas que cette valorisation de Ptolémée qui permette de penser que Clitarque soit la source de cet épisode171. Celui-ci est en effet également repris par les seuls Diodore et Quinte-Curce, avec très peu de différences. Pour Diodore, la ville attaquée est celle des Brahmanes, alors que Quinte-Curce y voit celle de Sambos172 ; les deux auteurs s’entendent en revanche pour dire que ce sont des épées qui ont été empoisonnées et non des flèches. De même ils exposent la ruse d’Alexandre afin de prendre la cité, et font un éloge de Ptolémée, ce que Justin, si ce n’est Trogue Pompée, aura fait disparaître pour ne conserver que l’essentiel de cette anecdote. De fait pour le reste, l’empoisonnement du général, le rêve du roi, la plante miraculeuse, la guérison du général et de tous les soldats empoisonnés, les sacrifices à l’Océan, tous s’entendent. On peut voir à nouveau ici l’esprit de synthèse de Justin qui ne conserve que les éléments essentiels à la trame narrative et à la qualité de l’anecdote, et ne s’encombre guère du reste : qu’importe le plan tactique d’Alexandre, quand l’intérêt de l’histoire porte sur son rêve salvateur ! Cependant, il est notable que, alors que nous avons identifié une éviction systématique des Compagnons du roi dans la réécriture de l’œuvre par l’épitomateur (rencontre de la famille royale, combat contre les Malles…), la figure de Ptolémée est ici mise à l’honneur, plus encore peut-être que celle d’Alexandre, héritage sans doute du texte de Clitarque et de sa perspective de propagande de son souverain. Aussi, si Trogue Pompée et Justin se montrent fidèles à leur source originelle, et présentent comme lui une figure d’Alexandre favorable par sa relation privilégiée avec les divinités, cette felicitas est amoindrie car fortement partagée avec son général.

La présence de l’héritage clitarquéen au livre 12 est moindre qu’au livre 11. Il se repère au gré d’épisodes extrêmement célèbres devant tous appartenir à la culture commune du lectorat de Trogue Pompée d’abord, de Justin ensuite. Ces passages incontournables permettent donc de voir encore dans l’œuvre certaines traces de la grandeur d’Alexandre. Si ces épisodes paraissent plus épars et faire l’objet d’une construction bien moins cohérente que celle qui avait prévalu au livre 11, ils ne sont pas dénués de tout effort de structure par des jeux d’échos créés par Trogue Pompée et Justin : l’auctoritas du roi relevée par la rencontre avec Thalestris est reprise et amplifiée par la venue des ambassadeurs occidentaux et africains ; la felicitas mise en avant à Nysa se retrouve lors du rêve salvateur173 ; enfin dans la mesure où la bataille contre Ambiger apparaît comme le pendant du combat contre les Malles, puisqu’ils constituent les deux grands affrontements de la descente du fleuve indien, il semble que ce dyptique serve à mettre en exergue deux qualités du roi : sa fortitudo in periculis d’un côté, et sa felicitas de l’autre.

Ces qualités, si elles ne peuvent être niées dans les épisodes cités, peinent cependant à construire un portrait aussi cohérent d’Alexandre que ne l’était celui du livre 11. Ils sont davantage les vestiges d’une tradition que Trogue Pompée et Justin tendent à moins suivre. Or lorsqu’ils le font, c’est parfois en en atténuant l’éclat, comme c’était le cas dans les différents passages traitant des relations entre Alexandre et ses troupes, où son auctoritas s’effritait, mais également dans l’épisode de sa mort, qui peut poser question.

La question de la mort d’Alexandre : le banquet chez Médios

(DS 17.117.1-17.117.2 ; Curt. : lacune ; Just. 12.13.6-12.13.10 ; Plut., Alex., 75.4-75.6 ; Arr., An., 7.27.1-7.27.3)

Il est un point sur lequel toutes les sources anciennes semblent s’accorder à propos de la mort d’Alexandre, c’est que le roi macédonien se sentit mal à la suite d’un banquet organisé par le Thessalien Médios174, et qu’à partir de ce moment-là, sa santé ne fit que se dégrader jusqu’à son décès175. Nous avons déjà vu comment des pamphlétaires tels qu’Éphippos et Nicoboulè avaient insisté dans leur texte sur l’ivrognerie d’Alexandre, particulièrement marquée à cette occasion, allant jusqu’à prétendre qu’elle fut la cause de sa mort. Voyons ce qu’écrivent Trogue Pompée / Justin à ce sujet :

Reuersus igitur Babyloniam, multis diebus otio datis, intermissum olim conuiuium sollemniter instituit ; totusque in laetitiam effusus cum diei noctem peruigilem iunxisset, recedentem iam e conuiuio Medicus Thessalus instaurata comisatione et ipsum et sodales eius inuitat. Accepto poculo, media potione, repente uelut telo confixus ingemuit elatusque conuiuio semianimis tanto dolore cruciatus est, ut ferrum in remedia posceret tactumque hominum uelut uulnera indolesceret.

“Étant donc retourné à Babylone, après avoir consacré de nombreuses journées au repos, il organisa un banquet selon la coutume autrefois interrompue ; et alors que, s’étant abandonné tout entier à la joie, il avait fait durer jusqu’au jour une nuit de veille, au moment où il quitte le banquet le Thessalien Médios l’invite, lui et ses Compagnons, à une nouvelle orgie. Il prit une coupe et, au milieu du verre, soudain, comme s’il avait été percé d’un trait, poussa un gémissement et, emporté à moitié mort hors du banquet, il fut torturé par une douleur si grande qu’il réclamait une épée pour y remédier et que le contact des hommes le faisait souffrir comme des blessures.ˮ176

On retrouve tous ces éléments chez Diodore, à ceci près qu’Alexandre se trouvait avec des devins et non, déjà, à un banquet, lorsqu’il fut convié chez Médios.

Plutarque quant à lui reprend la version d’Aristobule, comme le fait Arrien (7.26.3) qui indique également Ptolémée comme source. Rappelons que ces deux auteurs s’appuient également sur les Éphémérides royales pour raconter la mort du roi. Pourtant l’un comme l’autre ne peut s’empêcher de s’opposer à la version des faits relatée par Trogue Pompée / Justin et Diodore, comme le montre bien le texte de Plutarque :

Ἑστιάσας δὲ λαμπρῶς τοὺς περὶ Νέαρχον, εἶτα λουσάμενος ὥσπερ εἰώθει μέλλων καθεύδειν, Μηδίου δεηθέντος ᾤχετο κωμασόμενος πρὸς αὐτόν· κἀκεῖ πιὼν ὅλην τὴν νύκτα καὶ τὴν ἐπιοῦσαν ἡμέραν, ἤρξατο πυρέττειν, οὔτε σκύφον Ἡρακλέους ἐκπιὼν οὔτ´ ἄφνω διαλγὴς γενόμενος τὸ μετάφρενον ὥσπερ λόγχῃ πεπληγώς, ἀλλὰ ταῦτά τινες ᾤοντο δεῖν γράφειν, ὥσπερ δράματος μεγάλου τραγικὸν ἐξόδιον καὶ περιπαθὲς πλάσαντες. Ἀριστόβουλος δέ φησιν αὐτὸν πυρέττοντα νεανικῶς, διψήσαντα δὲ σφόδρα, πιεῖν οἶνον· ἐκ τούτου δὲ φρενιτιᾶσαι καὶ τελευτῆσαι τριακάδι Δαισίου μηνός.

“Il offrit à Néarque un magnifique banquet, après quoi il prit son bain, comme d’habitude, et s’apprêtait à dormir, lorsque, à la prière de Médios, il se rendit chez lui pour une partie de plaisir. Là, il but toute la nuit et le jour suivant, et il commença à avoir la fièvre. Ce ne fut point parce qu’il avait vidé la coupe d’Héraclès, ni parce qu’il fut soudain frappé d’une douleur dans le dos, comme d’un coup de lance : ces détails sont imaginés par certains auteurs, qui ont cru nécessaire d’inventer pour un grand drame un dénouement tragique et pathétique. Aristoboulos, lui, dit que, pris d’un fort accès de fièvre et ayant très soif, Alexandre but du vin, qu’il se mit alors à délirer et qu’il mourut le trente du mois Daesios.ˮ177

Plutarque et Arrien s’accordent avec les Histoires philippiques pour dire qu’Alexandre quittait un premier banquet quand il fut invité chez Médios. Pour le reste, on voit l’opposition de Plutarque à ce que racontent “certains auteursˮ (τινες), notamment par les négations οὔτε. Il dément ainsi l’absorption par Alexandre d’une coupe d’Héraclès178 et la douleur violente qui le prit soudainement. Or ce sont deux points sur lesquels Diodore et Trogue Pompée / Justin se retrouvent parfaitement. Le refus de cette tradition soutenue par les deux autres auteurs est parfaitement perceptible dans le vocabulaire employé : à propos de la coupe, Diodore et Plutarque emploient peu ou prou les mêmes termes (῾Ηρακλέους μέγα ποτήριον ἐξέπιεν pour le premier ; σκύφον Ἡρακλέους ἐκπιὼν pour le second), tandis qu’en latin Trogue Pompée / Justin emploient le terme poculo, sans affirmer quant à eux qu’Alexandre avait bu intégralement le contenu de la coupe, mais en précisant qu’il s’arrêta au milieu du verre (media potione), peut-être afin de rendre la scène plus dramatique encore ; à propos de la douleur, Plutarque et Diodore utilisent le même adverbe pour indiquer qu’elle fut soudaine (ἄφνω) alors que Trogue Pompée / Justin emploient un adverbe équivalent en latin (repente), et les trois auteurs se retrouvent également sur la comparaison de cette douleur à un coup, ce qui se ressent à nouveau dans les similitudes du vocabulaire employé (ὥσπερ λόγχῃ πεπληγώς chez Plutarque ; ὥσπερ ὑπό τινος πληγῆς ἰσχυρᾶς πεπληγμένος chez Diodore et uelut telo confixus dans les Histoires philippiques).

Arrien (7.27.2) n’emploie pas exactement les mêmes mots quand il reprend cette version des faits pour lui aussi s’y opposer, mais le sens reste le même : il parle également d’une vive douleur (ὀδύνην ὀξεῖαν) survenue à la suite de l’absorption de la coupe (ἐπὶ τῇ κύλικι), ayant conduit Alexandre à quitter l’orgie (ἀπαλλαγῆναι ἐκ τοῦ πότου). Toutefois Arrien critique peut-être ici une autre tradition encore que celle de Clitarque, comme nous le verrons lorsque nous aborderons la question de l’empoisonnement d’Alexandre.

En tout état de cause, il paraît cependant très probable que Clitarque ait présenté la mort d’Alexandre en situant les prémices de son mal au banquet de Médios, au cours d’une beuverie, sous la forme d’une violente douleur, même s’il ne fut (et les fragments d’Éphippos conservés en attestent) pas le seul à présenter cette version des faits. La proximité des textes de Diodore et de Trogue Pompée / Justin va dans ce sens, de même que la distance prise par Arrien, et surtout Plutarque, qui lui préfèrent Aristobule. On reconnaît probablement aussi l’historien alexandrin dans l’expression de Plutarque jugeant que les auteurs ayant présenté cette version du mal d’Alexandre le firent pour offrir δράματος μεγάλου τραγικὸν ἐξόδιον καὶ περιπαθές. Car c’est là aussi, à notre sens, la fonction de cette relation de la mort : lors des banquets, Alexandre va trop loin, lui qui boit du vin pur (chez Diodore), dans des coupes d’Héraclès, allant de banquet en banquet. Il n’est pas tant question ici de critiquer son ivrognerie, que de montrer un effet de démesure du personnage, voyant trop grand dans la boisson comme il voyait grand pour tout le reste dans sa vie. Alexandre est ainsi le roi qui ne connaît pas de limite, et qui finit par en mourir, d’où l’aspect tragique. Le pathétique quant à lui vient de cette dramatisation de la scène, qui se passe devant tous les Amis du roi179, de la douleur comparée à un coup de lance, image particulièrement éloquente s’agissant de ce grand combattant, du cri poussé par le roi, de son retour très affaibli dans son palais. Diodore et Trogue Pompée / Justin ne reprennent pas ici le texte d’un pamphlétaire, mais celui d’un historien qui s’appuie sur une tradition existante de la mort d’Alexandre, et qui cherche à lui donner une dimension littéraire et vivante, sans trop salir l’image de son héros. Cet historien doit être Clitarque qui, s’il tend à présenter Alexandre de manière extrêmement positive, concède à ce qui lui apparaissait la réalité historique certains défauts au Conquérant.

Cependant, si cette version des faits ne devait pas abîmer considérablement l’image du roi dans l’œuvre de l’auteur alexandrin, tant Alexandre y devait être auréolé d’une constante gloire tout à la fois militaire que morale, cette narration de sa mort, à la fin du livre 12 des Histoires philippiques où l’héritage de Clitarque est moindre et le portrait du roi moins assujetti à sa tradition encomiastique, laisse apparaître un aspect du souverain qui paraît bien plus négatif sous la plume de Trogue Pompée et de Justin : il est un homme de plaisir, qui s’abandonne volontiers à l’ivrognerie. On trouve là d’ores et déjà un indice d’une perspective toute différente de l’œuvre par rapport à sa source, qui prend tout son sens lorsque l’on observe la manière dont elle fut par endroit rejetée ou fortement orientée.

Conclusion

Par ce travail de comparaison des différents extraits qui présentent de grandes similitudes entre les Histoires philippiques et les autres textes de la Vulgate, parfois aussi avec Plutarque et certains passages d’Arrien voulant éclairer son lecteur sur des traditions différentes de Ptolémée et Aristobule, nous pouvons établir qu’il existe bien une source commune qui a nourri tant Trogue Pompée que Diodore et Quinte-Curce. Cette source, attestée pour certains épisodes (tels la bataille contre les Malles ou l’ambassade romaine), est selon toute vraisemblance Clitarque, qui proposait un portrait d’Alexandre cohérent, brillant de valeurs morales et guerrières, en accord parfait avec la propagande lagide dans laquelle il devait s’inscrire.

On peut également noter que Trogue Pompée / Justin proposent une image d’Alexandre en lien avec les valeurs et les consciences romaines du premier siècle avant notre ère, et qu’à ce titre leur source grecque est exploitée pour créer un roi qui soit un summus imperator, pour reprendre l’expression de Cicéron, doté de toutes les qualités que ce dernier expose dans le De Imperio Cn. Pompei : la scientia rei militaris, la uirtus, l’auctoritas et la felicitas. Mais ce roi n’est pas qu’un homme de guerre. Il est aussi un bonus uir dans ce qu’il a de plus humain dans son rapport à l’autre, qui sait faire preuve de moderatio ou temperentia, de fides, d’humanitas et de misericordia, de magnitudo animi, toutes qualités qui se retrouvent elles aussi exposées par Cicéron, lorsqu’il définit ce qu’est l’honestum :

Sed omne, quod est honestum, id quattuor partium oritur ex aliqua. Aut enim in perspicientia ueri sollertiaque uersatur aut in hominum societate tuenda tribuendoque suum cuique et rerum contractarum fide aut in animi excelsi atque inuicti magnitudine ac robore aut in omnium, quae fiunt quaeque dicuntur ordine et modo, in quo inest modestia et temperantia.

“Mais toute chose qui est honnête tire son origine d’un de ces quatre domaines. En effet, ou bien elle réside dans la bonne perception et le discernement du vrai, ou dans la protection de la société humaine, dans l’attribution à chacun de ce qui lui revient et le respect des engagements pris, ou dans la grandeur et la robustesse d’une âme élevée et invaincue, ou bien dans tout ce que l’on fait et tout ce que l’on dit avec ordre et mesure, où demeurent la modération et la tempérance.ˮ180

On notera enfin que si le livre 11 utilise beaucoup Clitarque, de manière fidèle, et montre de fait un Alexandre extrêmement positif, le livre 12 quant à lui semble s’en éloigner et propose moins de passages qui en sont manifestement tirés. Lorsqu’ils s’en trouvent, il s’agit d’épisodes particulièrement illustres, dont il devait paraître difficile de faire l’économie, tels que la rencontre avec Thalestris et les ambassades qui mettent en valeur l’auctoritas d’Alexandre, la visite du mont Nysa et le songe permettant de sauver Prolémée qui soulignent sa felicitas, ainsi que le combat contre les Malles qui met en avant sa uirtus. Ce livre tend donc à prendre ses distances avec la tradition encomiastique de l’historien alexandrin, en plus de créer, dans sa composition, des jeux de rappels qui affaiblissent la stature héroïque d’Alexandre, notamment par la dégradation progressive de son auctoritas auprès de ses propres troupes. On voit ainsi déjà à l’œuvre le travail de Trogue Pompée / Justin visant à ternir l’image du roi macédonien.


Notes


  1. Just. 11.1.1-11.2.2.
  2. DS 17.2.1-17.2.2. Trad. P. Goukowsky.
  3. Plut., Alex, 10.6 ; DS 16.93-16.94 ; Just. 11.6. Voir à ce sujet Heckel 1997, 73 ; Berve 1926, II, 308. On notera d’ailleurs que chez Diodore, Pausanias est tué lors de sa capture par Perdiccas, Léonnatos et Attale. Trogue Pompée / Justin quant à eux proposent aussi une autre théorie sur les instigateurs de la mort de Philippe, mais il s’agit alors d’Olympias et d’Alexandre lui-même.
  4. Malgré ce que pense N. G. L. Hammond (2007 (2), 51) qui voit en Diyllos la source de Diodore.
  5. On retrouve ailleurs des traces de cette théorie du complot qui n’est pas une invention de Clitarque. Voir par exemple Arr., An., 1.25.1 : Ἦν μὲν δὴ ὁ Ἀλέξανδρος οὗτος ἀδελφὸς Ἡρομένους τε καὶ Ἀρραβαίου τῶν ξυνεπιλαβόντων τῆς σφαγῆς τῆς Φιλίππου. (“Cet Alexandre [des Lyncestes] était, en outre, frère d’Héroménès et d’Arrabeos, qui avaient pris part à l’assassinat de Philippe.ˮ Trad. P. Savinel.) M.-P. Arnaud-Lindet (11.2, note 5) relève d’ailleurs à propos de l’expression Alexandro Lyncestarum fratri que le pluriel Lyncestarum peut faire référence aux frères d’Alexandre des Lyncestes dont les noms auraient été donnés par Trogue Pompée dans une liste énumérant les conjurés, mais que Justin n’aurait pas reprise. Tous ces éléments tendent à aller dans le même sens.
  6. Just. 11.2.4-11.3.5.
  7. 11.1.8. R. M. Errington (1978, 88 sq.) a montré qu’il s’agissait d’une assemblée consultative, constituée des Macédoniens les plus éminents.
  8. Le terme latin dux recouvre ici plusieurs aspects. À Corinthe, Alexandre put être désigné hegemon de la ligue et / ou strategos autokrator, c’est-à-dire comme le chef de l’expédition de revanche contre les Perses. Pour un développement sur le sujet, voir Bosworth 1980, 46-49 ; 1989, 187 sq. Quant à la Thessalie, Alexandre y fut en réalité désigné archonte. Voir sur ce point Westlake 1935, 196 sq., et pour une riche bibliographie Heckel 1997, 91. L’usage d’un même mot par Justin, et peut-être Trogue Pompée avant lui, peut servir à montrer le pouvoir général d’Alexandre sur toutes les parties de la Grèce se rangeant derrière lui.
  9. 11.2.6. W. Heckel (1997, 86) estime que Trogue Pompée / Justin entendent ici parler de la campagne contre les Triballes, dont il est question plus loin (11.2.8). Mais évoquer tout de suite la guerre contre la Perse n’est-il pas un moyen d’insister justement sur la continuité de projet très précoce entre Alexandre et son père ?
  10. W. Heckel (1997, 108) note que cette expression n’apparaît ailleurs qu’une fois chez Quinte-Curce (5.5.8). Trogue Pompée / Justin accentuent ici la légitimité d’Alexandre.
  11. Olympias appartenait à la famille des Molosses, prétendant descendre de Molossos, fils de Néoptolème, lui-même fils d’Achille, et d’Andromaque (Plut., Alex., 2.1 ; Arr., An., 1.11.8 ; DS 17.1.5). Voir Heckel 1981, 79 sq. ; 1997, 90.
  12. Alexandre trouve d’ailleurs le temps de s’arrêter en plus sur son chemin en Thessalie (in transitu, 11.3.1) pour recevoir sa soumission. Trogue Pompée / Justin tordent alors la chronologie puisque cet arrêt eut lieu lors du premier voyage d’Alexandre en Grèce, ce qui accentue d’autant la rapidité du roi dans ses actions et déplacements.
  13. Plut., Alex., 11.4-11.6. Plutarque emploie notamment l’expression ὀξέως ἐπιδραμὼν qui évoque assez bien la formule citato gradu des Histoires philippiques, ce qui peut en outre nous interroger sur la possibilité d’une source commune à cet endroit entre l’historien de Chéronée et Trogue Pompée / Justin.
  14. Diodore (17.8.1) de son côté passe très vite sur ces événements sans mettre en avant de qualité notable d’Alexandre ; Arrien (An., 1.1.4-1.6.10) développe longuement ces expéditions, avec une chronologie précise (par exemple 1.3.1 et 3.6.9) qui ne rend pas compte d’un effet particulier de vivacité.
  15. Voir Cic., Pomp., 29 pour la liste de ces uirtutes (labor in negotiis, fortitudo in periculis, industria in agendo, celeritas in conficiendo, consilium in prouidendo), et les paragraphes 30-35 à propos de Pompée. Combès 1966, 288-298.
  16. Caes., BG, 1.18.1 ; 1.37.5 ; 2.12.5 ; 2.35.2… Rambaud 1952, 251-254.
  17. Just. 11.3.3-11.3.5. Sur les railleries de Démosthène sur la jeunesse d’Alexandre, voir Plut., Alex., 11.6 et Démosth., 23.2. J. R. Hamilton (1969, 29) pense que Démosthène se moque de la volonté d’Alexandre de rivaliser avec Achille.
  18. Sur la moderatio dans les Histoires philippiques, voir Borgna 2018, 163-170 ; Heckel 1997, 78.
  19. Just. 1.1.1.
  20. “Philippe était plus mesuré dans ses paroles et discours, celui-ci dans ses actions.ˮ Just. 9.8.19.
  21. Alexandre voulait faire preuve de la même indulgentia à l’égard de Thèbes (11.4.6), mais il oublia face à leur attitude ses projets modérés.
  22. Lorsque nous comparons les diverses sources d’un même événement des Histoires d’Alexandre, nous indiquerons les références aux textes dans cet ordre : ceux de la Vulgate par ordre chronologique, puis Plutarque et Arrien s’il y a lieu d’être.
  23. Just. 11.5.4-11.6.3.
  24. Sur la tradition du Compagnonnage, voir aussi Battistini 2004, 731-732 ; Billows 1990, 19-21 ou Hammond 1989, 49 sqq.
  25. Plut., Alex., 15.3-15.6. On relèvera par exemple : ἤδη δὲ κατανηλωμένων καὶ διαγεγραμμένων σχεδὸν ἁπάντων τῶν βασιλικῶν, ὁ Περδίκκας “σεαυτῷ δ´ˮ εἶπεν “ὦ βασιλεῦ τί καταλείπεις ;ˮ τοῦ δὲ φήσαντος ὅτι τὰς ἐλπίδας… : “Comme déjà il avait dépensé pour cette liste de donations presque tous les biens du domaine royal, Perdiccas lui dit : ‘Mais pour toi, roi, que gardes-tu ? – L’espérance, répondit Alexandre.’ˮ Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  26. Just. 11.1.10.
  27. C’est la première grande bataille qui opposa, en mai 334, sur les rives du fleuve Granique, les armées macédonienne et perse. Le texte des Histoires philippiques qui la relate est si bref qu’il est difficile de tirer quelque conclusion que ce soit sur sa source.
  28. Just. 11.6.10-11.6.13.
  29. Μετὰ δὲ τὴν μάχην ὁ βασιλεὺς τοὺς τετελευτηκότας ἔθαψε μεγαλοπρεπῶς, σπεύδων διὰ ταύτης τῆς τιμῆς τοὺς στρατιώτας προθυμοτέρους κατασκευάσαι πρὸς τοὺς ἐν ταῖς μάχαις κινδύνους. DS 17.21.6. Trad. P. Goukowsky.
  30. En 146 avant notre ère, elles furent emportées à Rome par Q. Metellus Macedonius. Voir Vell., Historia Romana, 1.11.3-1.11.5 ; Plin. 34.64 ; Stewart 1993, 123-130 ; Heckel 1997, 117.
  31. Voir Plut., Alex., 4.1 ; Pollitt 1990, 98 sq.
  32. Sur ce lien avec Protésilas, le premier Grec à avoir mis un pied sur la terre d’Asie lors de la guerre de Troie, voir aussi Heckel 1997, 109.
  33. P. Goukowky suit ici W. Schmitthener (1968). Il faut cependant noter que certains ne voient aucune signification juridique à ce lancer de javelot : Bosworth 1989, 38. D’autres estiment que cette action rappelle une déclaration de guerre romaine : Badian 1965 et M.-P. Arnaud-Lindet (11.5, notes 30 et 31) qui voit dans le lancer de javelot un rappel du rituel romain des féciaux, et dans la danse exécutée par Alexandre une “allusion aux danses rituelles guerrières romainesˮ. Quoi qu’il en soit, l’acte a toujours valeur d’attaque des ennemis en vue d’appropriation de leur territoire.
  34. DS 17.17.2. Trad. P. Goukowsky.
  35. periculorum susceptio et laborum perpessio. Cic., De Inuent., 2.163. Sur la fortitudo comme qualité de l’imperator, voir Combès 1966, 262-263, et dans son opposition à l’audacia p. 275-279. J. Hellegouarc’h (19722, 249) rappelle quant à lui au sujet de l’homme fortis que “cette qualité doit le pousser aux grandes entreprises et aux nobles effortsˮ.
  36. Rambaud 1952, 265.
  37. Notamment la pratique des auspices et de l’augurat, voir Combès 1966, 388-408.
  38. Pour un récapitulatif des édifications d’autels par Alexandre, voir Heckel 1997, 107.
  39. Arr., An., 1.11.7. Trad. P. Savinel.
  40. M.-P. Arnaud-Lindet (11.5, note 32) précise d’ailleurs que la tentation fut grande pour certains éditeurs, à la suite de Sebisius, de corriger “le texte des mss ad tumulus eorum en ad tumulus heroum (près des tombeaux des héros), ce qui est plus expressif, mais sans doute pas ce que Justin a écritˮ.
  41. L. Santi Amantini (1981, 246) rappelle que la bataille d’Issos eut lieu quant à elle sur la côte syrienne, à environ 12 km d’Issos, en octobre ou novembre 333. L’armée de Darios aurait compté cent mille hommes.
  42. Pol., surtout 12.17.1-12.17.2. À cette occasion, Polybe qualifie la bataille d’Issos d’ἐπιφανεστάτην.
  43. Just. 11.9.1-11.9.10.
  44. Curt. 3.10.4-3.10.10. Trad. d’H. Bardon.
  45. Voir la discussion à ce sujet dans Atkinson 1980, 222-225 et Bosworth 1985, 204 sq.
  46. DS 17.33.1.
  47. Just. 11.13.1-11.14.8.
  48. W. Heckel (1997, 164) note justement que la version abrégée de Justin crée l’impression qu’Alexandre s’endort juste après avoir déployé ses troupes. Il les avait en fait déployées la veille, et il s’endort durant la nuit.
  49. On notera qu’il existe une contradiction au sein des Histoires philippiques, puisque Trogue Pompée / Justin affirmaient dans un premier temps qu’Alexandre s’était endormi “épuisé par les soucisˮ. A. Sonny (1886) y voit une réminiscence de Virgile.
  50. Ce que souligne aussi L. Santi Amantini (1981, 254).
  51. Cic., Pomp., 28. Nous traduisons volontairement par des termes transparents les termes latins que nous allons analyser. Cicéron développe ensuite ces qualités, et clôt son développement en les rappelant, usant des mêmes termes (hormis felicitas remplacé par fortuna) : etcum ei imperatorem praeficere possitis, in quo sit eximia belli scientia, singularis uirtus, clarissima auctoritas, egregia fortuna (Pomp., 49).
  52. Sur cette notion voir R. Combès 1966 (298-306).
  53. À ses hommes, “Darios disait que, si l’on faisait la division, un ennemi à peine rencontrait dix Arméniensˮ (11.14.7).
  54. R. Combès lie d’ailleurs scientia et consilium au sein d’un même chapitre intitulé “La direction des opérationsˮ (1966, 298-328).
  55. Rambaud 1952, 250-251 où l’on trouvera de nombreux exemples de l’efficacité de ce consilium, aussi bien sur le plan tactique (Ceas., BG, 1.8 ; 1.51 ; 4.13-4.14…) que stratégique (Ceas, BG, 1.15 sq. ; 1.41 ; 7.68…). Pour un développement sur le consilium qui “s’applique à l’homme d’État complet, aussi habile dans les affaires purement politiques que remarquable dans ses exploits militairesˮ, avec de nombreux exemples, voir Hellegouarc’h 19722, 255-256.
  56. Cic., Pomp., 29.
  57. César de la même manière se montre souvent sous ce jour du chef s’occupant de tout, comme lorsqu’il est surpris par les Belges en pleine marche : omnia uno tempore erant agenda (BG, 2.20.1). Voir un développement à ce sujet dans Combès 1966, 303-304.
  58. Nous entendons ici le terme fortitudo de manière un peu différente que précédemment : il ne s’agit plus d’une assurance permettant de se confronter au danger, mais bel et bien du courage guerrier dont doit faire preuve le chef de guerre au cœur de la bataille.
  59. L. Santi Amantini (1981, 254) précise qu’Alexandre profita de cette victoire pour se faire déclarer “roi de l’Asieˮ (Plut., Alex., 34).
  60. Sur la felicitas, ou fortuna, voir Combès 1966, 428-434. Sur sa place très importante dans l’œuvre de César, et pour de nombreux exemples (BG, 1.40.12 ; 1.53.6 ; 2.22.2 ; 2.4.26…), voir Rambaud 1952, 246-254.
  61. Combès 1966, 379. Pour un développement sur la notion d’auctoritas, voir l’ensemble du sous-chapitre p. 379-386. Cette qualité est également au cœur du portrait que César brosse de lui-même dans ses Commentaires, qui lui assure le ralliement de nombre de cités gauloises, italiennes, de provinces, mais aussi de villes d’Orient par leur propre uoluntas (BG, 1.31.16 ; BC, 3.34.2 ; 3.56.4…) : voir Rambaud 1952, 272-283, particulièrement p. 279-281.
  62. Just. 11.6.14.
  63. Plut., Alex, 18.4. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  64. L’arrivée d’Alexandre à Tarse est située à la première semaine de septembre 333 par D. W. Engels (1978, 42), deux mois auparavant par A. B. Bosworth (1989, 54).
  65. Pour l’hypothèse de la malaria, voir Engels 1978 (2), 224-228 : on retrouve des symptômes identiques au moment de la mort d’Alexandre. Pour celle de la pneumonie, voir Green 1991, 220.
  66. C’est aujourd’hui la rivière de Berdan, ou rivière de Tarse. La fraîcheur de ses eaux était bien connue dans l’Antiquité, comme le montre W. Heckel (1997, 128) qui souligne qu’elle fut sans doute aussi la cause de la mort Frédéric Ier Barberousse en 1190.
  67. Sur ce médecin qui avait dû être avant cela celui de Philippe, voir Berve 1926, II, 388-9, note 788 et Heckel 1988, 42.
  68. Just. 11.8.1-11.8.9.
  69. οἱ δέ, Arr., An., 2.4.7.
  70. Voir Arnaud-Lindet (11.8, note 42).
  71. Curt. 3.6.4 ; Plut., Alex., 19.5 ; Arr., An., 2.4.9-2.4.11.
  72. L. Santi Amantini (1981, 245) considère d’ailleurs ce passage comme un passage très proche du texte de Trogue Pompée.
  73. Nous préférons ici, par souci de nuance, cette expression à celle de fortitudo qui renvoie à l’assurance face aux grandes entreprises et au courage face aux dangers, notamment des combats, Alexandre faisant preuve ici d’une force d’âme face à une probable mort imminente. Il faut toutefois reconnaître, avec R. Combès (1966, 270-273), une assez grande porosité de ces expressions dans la littérature contemporaine à Trogue Pompée.
  74. Sur les rapports entre fides et amicitia, voir Hellegouarc’h 19722, 42-48. Citons aussi par exemple Cicéron (Lael., 65 : Firmamentum autem stabilitatis constantiaeque est eius quam quam in amicitia quaerimus, fides.)
  75. Ochos ; mais sa présence est omise dans notre texte des Histoires philippiques.
  76. Just. 11.9.11-11.9.16.
  77. Pour une comparaison des textes, voir aussi Lytton 1973, 70 ; Heckel 1997, 139.
  78. Arr., An., 2.13.6-2.13.7. Trad. P. Savinel.
  79. Les deux auteurs lient justement ce changement à un esprit de concision qui avait fait oublier à Justin de préciser la raison pour laquelle la famille de Darios le croyait mort, à savoir la venue d’un serviteur portant sa tenue.
  80. τῆς μὲν τῶν παρθένων ἐκδόσεως βέλτιον τῆς Δαρείου κρίσεως ἐπηγγείλατο προνοήσεσθαι. (“Il promit également de pourvoir à l’établissement des jeunes filles mieux que ne l’avait décidé Darius.ˮ) DS 17.38.1. Trad. P. Goukowsky.
  81. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que Trogue Pompée insère un propos annonçant la suite de son œuvre. Ainsi par exemple au chapitre 15 du même livre 11, il affirme, lors de la capture de Darios par Bessos en Parthie : credo ita diis inmortalibus iudicantibus ut in terra eorum qui successuri imperio erant Persarum regnum finiretur (“les dieux immortels en [avaient décidé] ainsi, je crois, pour que ce soit sur la terre de ceux qui allaient succéder à leur empire que le règne des Perses prenne fin.ˮ Just. 11.15.2). Il développe ainsi le thème de l’enchaînement des empires qui lui est cher.
  82. A. B. Bosworth (19952, I, 221) note cependant que la famille de Darios avait aussi une importance politique, et W. Heckel (1997, 137) qu’elle constituait des otages de premier ordre pour les échanges diplomatiques.
  83. Citons ainsi une phrase rapide de Diodore (17.38.4), rendant compte de l’unanime admiration d’Alexandre à cet endroit : Καθόλου δ’ ἔγωγε νομίζω πολλῶν καὶ καλῶν ἔργων ὑπ’ ᾿Αλεξάνδρου συντετελεσμένων μηδὲν τούτων μεῖζον ὑπάρχειν μηδὲ μᾶλλον ἄξιον ἀναγραφῆς καὶ μνήμης ἱστορικῆς εἶναι. (“Bref, de toutes les belles actions accomplies par Alexandre, je crois pour ma part qu’il n’en est aucune qui soit plus grande ni plus digne d’être mentionnée et consignée dans un ouvrage historique que sa conduite en cette occurrence.ˮ) Trad. P. Goukowsky.
  84. Sur cette notion d’humanitas comme uirtus de l’homme de gouvernement, voir Hellegouarc’h 19722, 267-271.
  85. Just. 11.12.6-11.12.8.
  86. Curt. 4.10.18 et Plut., Alex., 30.2. Quinte-Curce nomme cet esclave Tyriotès, Plutarque Tiréos.
  87. Plutarque évoque “les larmes des ennemisˮ (πολεμίων δάκρυσιν. Alex., 30.5) tandis que Quinte-Curce insiste beaucoup sur les pleurs d’Alexandre (gemitus et lacrimis en 4.10.20 ; flere en 4.10.23).
  88. Trogue Pompée / Justin évoquent seulement un convoi funèbre (exequias). Il faut cependant sûrement l’imaginer doté de la pompe extraordinaire évoquée par Quinte-Curce (omnemque honorem funeri patrio Persarum more seruauit, 4.10.23) et Plutarque (ἔθαψεν οὖν τὴν ἄνθρωπον οὐδεμιᾶς πολυτελείας φειδόμενος, Alex., 30.1).
  89. Curt. 4.10.23-4.10.24. I. Yakoubovitch (2015, 350-351) note que le récit de l’esclave permet “une surenchère dans la continentiaˮ, si bien qu’“avec la mort de Stateira […] Alexandre montre une continentia qui semble vouée à durer jusqu’à sa mort.ˮ Ajoutons que chez Quinte-Curce, Stateira ne meurt pas d’une fausse couche, comme chez Trogue Pompée / Justin (11.12.6) ou Plutarque (Alex., 30.1) mais d’épuisement (4.10.19), ce qui est, selon J. E. Atkinson (1980, 392), un changement de Quinte-Curce lui-même visant à ne pas éveiller de doute sur le respect qu’Alexandre eut pour les femmes perses.
  90. …οὕτω γάρ ἐστι χρηστὸς κρατήσας Ἀλέξανδρος ὡς δεινὸς μαχόμενος : Plut., Alex., 30.6. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  91. Voir les textes similaires de Quinte-Curce (4.10.34) et Plutarque (Alex., 30.12-30.13). H. Bardon (1948, 87) voit à juste titre dans ce passage un témoignage du goût des historiens alexandrins (nous dirions Clitarque en l’occurrence) “pour la scène émouvanteˮ : ils s’étaient ainsi plu à cette attitude de Darios “désarmé par la bonté de son vainqueurˮ. De fait, ce passage devait être particulièrement célèbre, au point qu’on le retrouve également chez Arrien mais dans un autre contexte. Celui-ci situe cette rencontre entre Darios et l’eunuque à la suite de la bataille d’Issos, et le Grand Roi n’est pas touché par les bontés d’Alexandre dans le contexte de la mort de sa femme, mais de la capture de sa famille. On retrouve les doutes de Darios sur la pureté préservée de sa femme et une apostrophe à Zeus-Roi, se terminant par cette prière : εἰ δὲ δὴ ἐγὼ οὐκέτι σοι βασιλεὺς τῆς Ἀσίας, σὺ δὲ μηδενὶ ἄλλῳ ὅτι μὴ Ἀλεξάνδρῳ παραδοῦναι τὸ ἐμὸν κράτος. (“Mais, si je ne suis plus du tout pour toi le souverain de l’Asie, ne transmets mon pouvoir à personne d’autre qu’à Alexandre !ˮ) Arr., An., 4.20.3. Trad. P. Savinel.
  92. Il en est en revanche question dans Sur la Fortune d’Alexandre, 2, 340 d-e, preuve que Plutarque connaissait cette tradition. Abdalonymos est en revanche alors fait roi de Paphos de Chypre.
  93. Just. 11.10.6-11.10.9.
  94. Ce que ne met pas en cause G. Rawlinson (1889, 529).
  95. Voir Heckel 1997, 143 : seuls les frères d’Abdalonymos sont partis avec Alexandre.
  96. Magnae indolis specimen ex hoc sermone Abdalonymi cepit ; itaque non Stratonis modo regiam supellectilem attribui ei iussit, sed pleraque etiam ex persica praeda, regionem quoque urbi adpositam dicioni eius adiecit. Curt. 4.1.26. Trad. H. Bardon.
  97. Il est donc un peu exagéré de voir avec L. Santi Amantini (1981, 248) dans cet extrait un passage quasiment original de Trogue Pompée.
  98. Abdalonymos est aujourd’hui effectivement considéré avoir été roi de Sidon à partir de 333 ou de 332, et cette histoire reconnue comme vraisemblablement authentique. Il serait ainsi le commanditaire du fameux sarcophage de Sidon conservé au Musée de Constantinople, voir Graeve 1970.
  99. Just. 11.14.11-11.14.12.
  100. P. Goukowsky (1976, 221) affirme que ces mutilations étaient fréquentes chez les Perses, s’appuyant sur Polybe (8.21.3) et Ammien Marcellin (Res gestae, 30.8.4).
  101. Pour G. Radet (1927, 7-8), l’épisode ne fait pas de doute, et les Grecs mutilés devaient être des bagnards ; pour P. Goukowsky (1976, 221), il s’agit peut-être de malades macédoniens trouvés à Issos auxquels Darios a fait trancher les mains ; pour W. Heckel (1997, 174), ces Grecs peuvent être un souvenir d’Érétriens, qui s’étaient, selon Xénophon (HG, 3.1.6) installés en Asie Mineure : il les associe aux Gortuae évoqués par Quinte-Curce (4.12.11) qui en parle comme d’un peuple de l’Eubée ayant complètement dégénéré de leur culture jusqu’à l’oublier. Cette dégénérescence aurait inspiré l’image de la mutilation.
  102. Sur cette invention de Quinte-Curce, voir Atkinson 1994, 108. W. Heckel (1997, 175) pense quant à lui qu’il peut s’agir d’une invention de Clitarque. Étrange alors que ni Trogue Pompée / Justin ni Diodore ne les mentionnent.
  103. Voir aussi Hammond 2007 (2), 101 ; Heckel 1980 et 1997, 174, où il insiste sur le fait que cette rencontre inventée par Clitarque lui permet de renforcer l’hostilité du lecteur à l’encontre des Perses.
  104. Diodore termine d’ailleurs cet épisode par cette conclusion : ᾿Αλέξανδρος μὲν οὖν ἀκολούθως τῇ κατ’ αὐτὸν ἐπιεικείᾳ τοιαύταις εὐεργεσίαις τὰς τῶν ἠτυχηκότων συμφορὰς διωρθώσατο. (DS 17.69.9), où l’expression τῇ κατ’ αὐτὸν ἐπιεικείᾳ renvoie autant au sens de l’équité d’Alexandre qu’à sa générosité, ce que l’on observe aussi chez Trogue Pompée / Justin où Alexandre est présenté comme le vengeur (uindicaret, 11.14.11) des Grecs mutilés, et comme leur bienfaiteur par les offres qu’il leur fait.
  105. Just. 11.15.1-11.15.14.
  106. Nous nous intéresserons dans son traitement aux enseignements que l’on peut en tirer sur le travail de Trogue Pompée et de Justin. Notons, cela dit, qu’ils sont les seuls à donner le nom d’une localité, à savoir le village de Thara, que W. Heckel (1997, 176) pense être la ville de Choara, dont le nom aurait subi des modifications dues aux transcriptions de Trogue Pompée et de Justin. Sur la province parthe, à l’est des Portes Caspiennes, où se situe cette ville, voir Herzfeld 1968, 317. A. B. Bosworth (19952, I, 343) place cette cité à l’emplacement de l’actuelle Lasjerd, quand R. A. J. Talbert (1985) la situe à une petite centaine de kilomètres au nord-est de cette localité, non loin de Semnan. Notons ensuite quelques autres informations précieuses que le texte délivre, concernant d’abord les individus qui ont capturé Darios, appelés ses “parentsˮ (cognatis suis). Il s’agit de Bessos, Nabarzanès et Barsaentès (voir DS 17.74.1 ; Curt. 5.10.1 ; Arr., An., 3.21.1). On ignore la nature de leur parenté avec Darios mais A. B. Bosworth (1985, I, 343) note que d’éminents Achéménides furent souvent à la tête de la Bactriane et de la Sogdiane. Concernant les entraves d’or (aureis compedibus catenisque), W. Heckel (1997, 177) montre qu’il s’agit là d’un traitement marquant le respect de la personne entravée, ce que l’on trouve ailleurs chez Trogue Pompée / Justin (5.11.4) concernant Cyrus. Pour ce qui est de la voiture fermée (clauso uehiculo), enfin, il s’agit d’une harmamaxa / armamaxa, une litière fermée utilisée d’abord par les femmes perses. Voir Casson 1974.
  107. P. Goukowsky (1976, 223) relève qu’il suit en cela la même source que celle utilisée pour le Roman d’Alexandre.
  108. Plut., Alex, 43.2-43.5. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  109. À propos de Clitarque comme source de ce passage, voir aussi Hammond 2007 (1), 75 ; (2), 101, 133, 137 ; Heckel 1997, 178-179. Ce dernier relève à propos de l’expression “En chemin il livre de nombreux et dangereux combatsˮ qu’il s’agit d’une erreur de Justin, car ces combats ne sont pas autrement attestés et paraissent peu probables ; le travail de l’épitomateur se verrait aussi dans l’absence d’une description du camp de Darios que l’on trouve chez Plutarque (Alex., 43.2), selon lui issue de Clitarque et reprise par Trogue Pompée. Cette omission volontaire ressemble assez en effet au travail de Justin, préférant relayer longuement une scène dramatique et des paroles éloquentes que s’attarder sur la description d’un décor.
  110. On note d’ailleurs que Darios chez Plutarque espérait dans un premier temps pouvoir rendre ses bienfaits à Alexandre (Alex., 30.12), alors que chez Trogue Pompée / Justin il regrette à sa mort de n’avoir pu lui rendre ses services, et de mourir en “débiteur des très grands bienfaitsˮ qu’Alexandre lui a prodigués (11.15.7). Ne peut-on pas voir là un effet de composition de Clitarque, qu’aucun des deux auteurs n’aura repris dans son ensemble ?
  111. Ces funérailles sont attestées par tous les auteurs : DS 17.73.3 ; Arr., An., 3.22.1. Plutarque (Alex., 43.7) dit que le corps fut envoyé à Sisigambis ; ainsi R. H. Lytton (1973, 105) suppose que le corps fut porté à Suse auprès de la vieille femme pour être ensuite convoyé jusqu’à Persépolis.
  112. D’autant, comme le note W. Heckel (1997, 199), qu’Alexandre avait licencié les troupes alliées laissées à Ecbatane. M. A. Levi (1977, 355-379) explique que la poursuite de la guerre a surtout pour but pour Alexandre le contrôle des routes commerciales de l’Extrême-Orient.
  113. Just. 12.3.2-12.3.4.
  114. DS 17.74.3.
  115. Curt. 6.3.1-6.3.15.
  116. L’auctoritas ne concerne pas seulement le prestige acquis par un imperator lui permettant de rallier à sa cause villes et cités, mais aussi la réputation du chef d’armée qui lui permet d’entraîner derrière lui ses troupes. Voir notamment, à propos de César, Rambaud 1952, 274-278.
  117. Quinte-Curce va exactement dans le même sens : Summa militum alacritate iubentium quocumque uellet duceret, oratio excepta est. Nec rex moratus impetum, tertioque per Parthienen die ad fines Hyrcaniae penetrat… (“Ces paroles provoquèrent, de la part des soldats, le plus vif enthousiasme ; ils invitaient le roi à les mener où ils voudraient. Il ne retint pas leur élan ; après avoir, en trois jours, traversé la Parthiène, il atteint la frontière de l’Hyrcanie…ˮ) Curt. 6.4.1-6.4.2. Trad. H. Bardon.
  118. Sur ces peuples vivant sur la côte est du Gange, voir Heckel 1997, 251 ; McCrindle 19692, 364-366 ; Tarn 1948, II, 275 sq.
  119. Just. 12.8.10-12.8.17.
  120. J. C. Yardley (1997) ajuste ainsi le texte : “200,000 enemy < infantry and also 20,000> cavalryˮ pour le rapprocher des autres sources. W. Heckel (1997, 253) impute la confusion au travail de compression de Justin. M.-P. Arnaud-Lindet (12.8, note 57) refuse cette correction. De la même manière, à la suite de Ruelh 1885, “Cufitesˮ fut changé en “Sophitesˮ et à la suite de Seel 1935 en “<royaume de> Sophitesˮ par de nombreux éditeurs. L. Santi Amantini (1981, 272), qui choisit lui-même cette correction, note cependant qu’il s’agit d’une erreur de Justin puisque les troupes appartiennent au prince Xandrames. Force est de constater que le texte est ici contestable, peut-être à cause d’étourderies de Justin, mais que les corrections, assez abusives, n’apportent rien de pertinent.
  121. DS 17.94.5.
  122. Curt. 9.3.10-9.3.11. Trad. H. Bardon.
  123. Arr., An., 5.28.4 ; mais il est alors étrange que Quinte-Curce, lui, n’en parle pas.
  124. Une mutinerie survint à l’été 324. Selon N. G. L. Hammond (2002, 222), s’appuyant notamment sur Arrien (An., 7.6.2-7.6.7 et 7.8.2), elle viendrait d’une erreur de jugement d’Alexandre, qui n’avait pas compris l’amertume des soldats face à l’orientalisation des mœurs et du pouvoir. Sur cet épisode, voir aussi Green 1991, 453-457 ; Heckel 1997, 272-273 ; Goukowsky 1976, 267 ; Carney 1996.
  125. Voir Heckel 1997, 273. P. Goukowsky (1976, 267) y voit une indication que la mutinerie aurait eu lieu effectivement à Suse.
  126. Just. 12.11.1-12.11.9.
  127. Pour une somme de vingt mille talents chez Trogue Pompée / Justin (12.11.3), de dix mille chez Diodore (17.109.2) et Quinte-Curce (10.2.10-10.2.11).
  128. Il le développe en 7.5.3, alors que la mutinerie est traitée en 7.8.
  129. Voir Just. 12.5.5-12.5.7 ; DS 17.109.3 : οἱ δὲ Μακεδόνες μετανοήσαντες καὶ πολλὰ μετὰ δακρύων δεηθέντες μόγις ἔπεισαν τὸν ᾿Αλέξανδρον αὐτοῖς διαλλαγῆναι.; Plut., Alex., 71.6 ; Arr., An., 7.11.4. Le texte de Quinte-Curce est ici lacunaire.
  130. ταῦτα ἀκούσας Ἀλέξανδρος […] καταπηδήσας σὺν τοῖς ἀμφ᾽ αὑτὸν ἡγεμόσιν ἀπὸ τοῦ βήματος ξυλλαβεῖν τοὺς ἐπιφανεστάτους τῶν ταραξάντων τὸ πλῆθος κελεύει, αὐτὸς τῇ χειρὶ ἐπιδεικνύων τοῖς ὑπασπισταῖς οὕστινας χρὴ συλλαμβάνειν: καὶ ἐγένοντο οὗτοι ἐς τρισκαίδεκα. (“À ces mots, Alexandre, […] sauta en bas de la tribune en même temps que les généraux qui l’entouraient, et ordonna de se saisir des principaux meneurs, désignant lui-même de la main aux hypaspistes ceux qu’il fallait arrêter : ils se trouvèrent être treize.ˮ) Arr., An., 7.8.3. Trad. P. Savinel.
  131. Ils constituaient une sorte de police militaire. Voir Heckel 1992, 304.
  132. La liberalitas de l’imperator est un moyen évident pour lui d’asseoir son auctoritas auprès de ses hommes, et César en donne quelques exemples dans ses Commentaires (BC, 1.39.3 ; 3.6.1), ce que Cicéron pointe dans une lettre à Atticus (Att., 8.14.1). Voir Rambaud 1952, 277.
  133. Il est en outre possible que Justin soit intervenu plus fortement dans la structure du livre 12, surtout dans les passages concernant la descente du fleuve indien. Voir annexe 2.
  134. Plut., Alex., 46.1-46.5. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  135. M.-P. Arnaud-Lindet n’exclut pas de son côté que les faits soient réels, et se soient produits en 330 avant notre ère (2.4, note 28).
  136. Just. 12.3.5-12.3.7.
  137. Diodore, plus réaliste, ne parle que d’un seul enfant.
  138. Ταῦτα δὲ οὔτε Ἀριστόβουλος οὔτε Πτολεμαῖος οὔτε τις ἄλλος ἀνέγραψεν ὅστις ἱκανὸς ὑπὲρ τῶν τηλικούτων τεκμηριῶσαι. Arr., An., 7.13.3. Trad. P. Savinel.
  139. La source habituellement reconnue du livre 2 sur les Scythes est Éphore mais ce dernier n’a pas eu le temps d’achever son œuvre, qui devait avoir pour ambition de s’arrêter à la mort de Philippe (Maisonneuve 2011, 185). Il faut donc y voir une autre source.
  140. Sur Thalestris comme étant le nom de la reine Amazone donné par Clitarque, voir aussi Heckel 1997, 200-201 et Hammond 2007 (2), 102. Quant aux deux noms utilisés relevant de deux traditions, voir aussi Santi Amantini 1981, 262.
  141. Just. 2.4.33. Trad. M.-P. Arnaud-Lindet.
  142. Strabon (11.5.4) cite lui aussi Clitarque en rapportant cette anecdote, et il porte sur lui un regard très sévère : l’historien alexandrin a en effet fait peu de cas de la géographie et n’a pas tenu compte des distances qui rendaient impossible un tel voyage de la reine des Amazones. Cependant Clitarque semble avoir tordu la géographie à dessein, précisément pour rendre crédible cette rencontre extraordinaire entre les deux souverains. Voir Horn 2107, 131-133.
  143. Clitarchus […] legationem tantum ad Alexandrum missam (dixit). Plin. 3.57.
  144. Just. 12.13.1-12.13.3.
  145. Arr., An., 7.15.5. Trad. P. Savinel.
  146. Beaucoup soulignent que Clitarque a écrit trop tôt pour être influencé par la puissance plus tardive de Rome : Heckel 1997, 281 ; Brunt 1983, 498 ; Bosworth 1988, 88-93.
  147. Humm 2006.
  148. Πλήν γε δὴ οὔτε τις Ῥωμαίων ὑπὲρ τῆς πρεσβείας ταύτης ὡς παρὰ Ἀλέξανδρον σταλείσης μνήμην τινὰ ἐποιήσατο, οὔτε τῶν τὰ Ἀλεξάνδρου γραψάντων, οἷστισι μᾶλλον ἐγὼ ξυμφέρομαι, Πτολεμαῖος ὁ Λάγου καὶ Ἀριστόβουλος. Arr., An., 7.15.6. Trad. P. Savinel.
  149. Καὶ τότε μάλιστα αὐτόν τε αὑτῷ Ἀλέξανδρον καὶ τοῖς ἀμφ᾽ αὐτὸν φανῆναι γῆς τε ἁπάσης καὶ θαλάσσης κύριον. Arr., An., 7.15.5. Trad. P. Savinel.
  150. L. Santi Amantini (1981, 279) estime de la même manière que le texte de Justin doit être très proche de celui de Trogue Pompée.
  151. Just. 12.9.
  152. Sur cette divergence, É. Chambry et L. Thely-Chambry (1936, 406, note 44) s’étonnent de voir le nom Sugambres qui est celui d’un peuple de Germanie, et pensent que c’est Justin ou un scribe qui l’a substitué par erreur à Sudraques (en sanskrit Xudraca). L. Santi Amantini (1981, 274) suppose que des erreurs se sont produites au moment de la transcription de ces noms de peuples peu connus par Trogue Pompée, ce que soutient aussi M.-P. Arnaud-Lindet (12.9, note 60). Il précise que les Sudraques / Oxydraques et les Mardres / Malles sont des peuples belliqueux vivant au confluent des fleuves Sin-âb et Ravi. Pour s’y retrouver dans les noms des peuples autour de l’Hyphase, voir aussi Heckel 1997, 257.
  153. Selon A. B. Bosworth (1989, 136), l’isolement d’Alexandre à ce moment était davantage dû au manque d’enthousiasme de ses troupes après leur mutinerie de l’Hyphase qu’à l’audace de leur roi.
  154. Le rôle de Peucestas est certain dans cet épisode, puisqu’il devint le huitième Somatophylax d’Alexandre pour lui avoir sauvé la vie. Arr., An., 6.28.3-6.28.4 ; Heckel 1992, 263-267.
  155. Arr., An., 6.11.7.
  156. …στρατιᾶς γὰρ αὐτὸς ἡγούμενος ἄλλας μάχεσθαι μάχας καὶ πρὸς ἄλλους βαρβάρους. Arr., An., 6.11.8. Toutes ces traductions sont de P. Savinel.
  157. La prise du rocher de l’Aornos (12.7.12-12.7.13), si elle constitue également un exploit militaire, est bien trop peu développée dans les Histoires philippiques pour que l’on puisse y voir une volonté de louer les qualités d’Alexandre.
  158. Eggermont 1975, 178, qui suit Tarn 1951, 159. L. Santi Amantini (1981, 270) hésite entre cette hypothèse et Koh-i-Mor-Tal, de même que M.-P. Arnaud-Lindet (12.7, note 50). Il pense que les habitants honoraient un dieu (peut-être Shiva) identifié à Dionysos. A. B. Bosworth (1995, 159-161) situe ce mont à l’est du Kunar.
  159. Ὅτι δὲ ἐπολέμησεν Ἰνδοὺς ὁ Διονύσός φησι καῖ Ἀριστόδημος ἐν α’ Θηβαικῶν ἐπιγραμμάτων καὶ Κλείταρχος ἐν ταῖς Περὶ Ἀλέξανδρον ἱστορίαις προσιστορῶν, ὅτι καῖ Νύσα ὅρος ἐστὶν ἐν Ἰνδικῇ καὶ κισσῷ προσόμοιον φυτὸν φυτεύεται ἐκεῖ, ὃ προσαγορεύεται σκινδαψός. Ὡσαύτως δὲ καὶ Χαμαιλέων ἱστόρησεν ἐν ε’ Περὶ Ἰλιάδος. Scholie à Apollonios de Rhodes 2.904. Trad. J. Auberger.
  160. Just. 12.7.6-12.7.8.
  161. Οἱ δὲ καὶ τάδε ἀνέγραψαν, εἰ δή τῳ πιστὰ καὶ ταῦτα… (“Certains ont même rapporté, si l’on peut ajouter foi à de telles histoires…”) Arr., An., 5.2.7. Trad. P. Savinel. S’ensuivra tout un développement sur la crédibilité des sources (5.3.4) et, si Arrien termine en affirmant qu’il faut rester neutre, son scepticisme concernant l’histoire de Nysa est bel et bien palpable.
  162. Credo equidem non diuino instinctu, sed lasciuia esse prouectos, ut passim hederae ac uitium folia decerperent, redimitique fronde toto nemore similes bacchantibus uagarentur. (“À mon avis, ce n’est pas une inspiration divine, mais l’allégresse, qui poussa les soldats à cueillir çà et là les feuilles du lierre et des vignes et, avec leur couronne de feuillage, à parcourir la forêt entière, telles des bacchantes.”) Curt. 8.10.15. Trad. H. Bardon.
  163. Ὡς τὴν Νυσίαν ὀνομαζομένην πὸλιν εὐεργέτησε διὰ τὴν ἀπὸ Διονύσου συγγένειαν. DS, Sommaire du deuxième tome du livre 17. Trad. P. Goukowsky.
  164. Equidem plura transcribo quam credo : nam nec adfirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere, quae accepi. Curt. 9.1.34.
  165. Sur le rapport d’Alexandre à Dionysos, voir Goukowsky 1978-1981, II ; Edmunds 1971, 363 sq. et Bardon 1948, I, 28, note 1 ; Fredricksmeyer 2003, 264-265. L. Santi Amantini (1981, 271) souligne la volonté d’Alexandre de marcher sur les traces de son divin prédécesseur.
  166. Plutarque écrit en effet, à la suite de la destruction de la célèbre cité : Ὅλως δὲ καὶ τὸ περὶ Κλεῖτον ἔργον ἐν οἴνῳ γενόμενον, καὶ τὴν πρὸς Ἰνδοὺς τῶν Μακεδόνων ἀποδειλίασιν, ὥσπερ ἀτελῆ τὴν στρατείαν καὶ τὴν δόξαν αὐτοῦ προεμένων, εἰς μῆνιν ἀνῆγε Διονύσου καὶ νέμεσιν. (“Au fond, l’attentat contre Cleitos, qu’il commit en état d’ivresse, et l’abandon des Macédoniens qui, aux Indes, en refusant de le suivre, laissèrent comme imparfaites son expédition et sa gloire, il attribua tout cela au ressentiment et à la vengeance de Dionysos.”) Plut., Alex, 13.4. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  167. Beaucoup d’éditeurs parlent plutôt du roi Ambus, voyant dans les manuscrits une altération de Ambi regis. Il est identifié au roi Sambos, à la tête d’un royaume au sud de l’Inde. Voir Arnaud-Lindet 2003, 12.10, note 62 ; Santi Amantini 1981, 275 ; Heckel 1997, 263. P. H. L. Eggermont (1975, 18-21) l’identifie au roi Samaxos.
  168. Voir annexe 2.
  169. Just. 12.10.2-12.10.4.
  170. Pour cet aspect de propagande, voir notamment Goukowsky 1969.
  171. O. Seel (1956, F98c) attribue à tort ce passage à Trogue Pompée.
  172. Il y a beaucoup de confusion sur l’identité des personnes et des lieux de cet épisode. Voir une mise au point dans Heckel 1997, 262-264.
  173. De même que, dans une moindre mesure, sa pietas, dans le respect qu’il témoigne à Dionysos d’une part, et par les gestes religieux destinés à l’Océan d’autre part (libamenta, precatus).
  174. Sur Médios de Larissa, voir notre développement sur les sources. Pour plus d’informations, on se reportera utilement à Santi Amantini 1981, 280 ; Heckel 1988, 37-38 ; Billows 1990, 400.
  175. La cause de la mort d’Alexandre crée encore débat aujourd’hui. Certains soutiennent que ce fut la maladie (voir Engels 1978 (2), 224-228) qui emporta le roi, d’autres son alcoolisme, allant dans le sens d’Éphippos ou de Nicoboulè (voir O’Brien 1980, 1992), d’autres encore se penchent sur la thèse de l’empoisonnement (Milns 1968, 255-258 ; Green 1974, 476-477).
  176. Just. 12.13.6-12.13.10.
  177. Plut., Alex, 75.4-75.6. Trad. R. Flacelière et É. Chambry.
  178. Sur cette coupe utilisée pour célébrer la mort d’Héraclès lors de cérémonies sur le mont Oeta, en Thessalie, et donc connues du thessalien Médios, voir Heckel 1997, 286 et Welles 1963, 466.
  179. W. Heckel (1997, 285) fait la liste des compagnons présents, mentionnés par la plupart des sources, parmi lesquels notamment Perdiccas, Ptolémée, Léonnatos, Néarque, Peucestas, Méléagre, Pithon, Philotas, Eumène…
  180. Cic., Off., 1.5.15. C’est nous qui mettons en gras.
ISBN html : 978-2-35613-398-4
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EAN html : 9782356133984
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ISBN pdf : 978-2-35613-399-1
ISSN : 2741-1818
Posté le 24/06/2021
58 p.
Code CLIL : 3385 ; 3436
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Comment citer

Horn, Nelson, “Chapitre 1. L’héritage d’un Alexandre positif”, in : Horn, Nelson, L’image d’Alexandre le Grand chez Trogue Pompée / Justin. Analyse de la composition historique des Histoires philippiques (livres 11 et 12), Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 9, 2021, 61-118, [en ligne] https://una-editions.fr/heritage-alexandre-positif [consulté le 24 juin 2021].
doi.org/10.46608/primaluna9.9782356133984.3
Illustration de couverture • Montage à partir de photos d'un buste de d’Alexandre de la fin du IVe siècle (Musée de Pella), d'une épée attribuée à Philippe retrouvée dans la tombe 2 de Vergina et d'une cruche de vin retrouvée dans le tombeau de Philippe II, tous les deux datant de 336 a.C. (Musée des tombes royales d'Aigéai, Ministère de la Culture et du Tourisme grec).
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