Écrit par une protohistorienne et un antiquisant, cet article à quatre mains souhaite offrir un point de vue nouveau et une réactualisation de la perception des statues assises d’Argentomagus1. Cette agglomération est le site antique le mieux connu du département de l’Indre mais aussi l’un des plus importants du Berry. Dans le passé archéologique de l’Indre, Argentomagus a lié son histoire à celle de Levroux. Des relations amicales durables se sont ainsi nouées entre les deux chantiers, illustrées par les célèbres parties de football qui avaient lieu chaque été dans les années 1980 entre les deux équipes de fouilles… Et le souci de la vérité historique nous oblige à dire qu’Argentomagus l’emportait à chaque confrontation ! Cet article est un hommage aux travaux d’Olivier Buchsenschutz dans le Berry, et la revanche, 25 ans après, des Gaulois sur les Romains…
Introduction
Précurseur de la tradition historiographique berrichonne, dès le milieu du XVIe s., Jean Chaumeau remarquait la richesse des vestiges antiques autour d’Argenton-sur-Creuse2. Puis, sur ce site du Sud-Ouest du Berry, les découvertes fortuites s’accumulèrent tout au long du XIXe s. jusqu’au début des fouilles sur le plateau des Mersans, initiées par le docteur Jacques Allain en 1963. Depuis cette date, des recherches se sont déroulées presque chaque année (fig. 1) et de nombreuses sculptures anthropomorphes ont été mises au jour dans l’agglomération antique d’Argentomagus, provenant aussi bien de découvertes fortuites que de fouilles archéologiques. Ces statues témoignent de l’émulation, de la richesse artistique de la ville pendant l’époque gallo-romaine et du raffinement du décor des maisons privées, des monuments et des espaces publics. Majoritairement en pierre, ces représentations accordent une large place aux divinités du panthéon romain et, dans une moindre mesure, aux dieux gaulois et orientaux. Au sein de cette statuaire gallo-romaine, on dénombre quinze figurations assises et, parmi elles, un étonnant ensemble de personnages assis en tailleur. Il constitue d’ailleurs la plus importante collection actuellement connue en Gaule pour un même site. On recense, en effet, sept statues et statuettes représentées dans cette position. Pour la plupart d’entre elles, les contextes archéologiques sont connus car ces sculptures proviennent de lieux de culte clairement identifiés. Plusieurs étaient placées dans les temples, une autre dans l’exceptionnel autel conservé in situ sous le musée. Leur découverte, en contexte archéologique identifié et daté, accentue la valeur de la série.
Les sculptures présentées dans cet article dévoilent certaines spécificités : elles figurent toutes des personnages assis en tailleur, installés sur un socle ou un coussin, et la plupart portent un torque, bijou réservé aux aristocrates celtes. Cette parure et la position assise révèlent ensemble l’héritage d’une tradition celtique connue depuis La Tène ancienne. Celle-ci s’attache à la représentation de personnages importants, des divinités, les ancêtres des familles ou des héros revenus au pays après une guerre. Chez les Celtes, ces personnages sont figurés avec leurs attributs guerriers (armes à la ceinture) et les parures conformes à leur rang et à leur statut social (torque). Cette tradition, que l’on connaît dès le Ve s. a.C., au Glauberg par exemple, se prolongera dans toute l’Europe jusqu’au Ier s. p.C., comme on peut encore le voir sur le chaudron de Gundestrup avec la représentation de Cernunnos assis en tailleur3. Les sculptures de héros vont probablement disparaître peu à peu avec les derniers Celtes, mais cette tradition restera particulièrement vivante chez les Bituriges Cubi à l’époque gallo-romaine. Le site d’Argentomagus témoigne de manière remarquable de cette permanence.
1. Le petit personnage du temple 3, Les Mersans
(fouilles Gérard Coulon, 1982) ; n°inv. : 2009-1-33
Cette statue est l’une des plus singulières et des plus énigmatiques au sein de la série d’Argentomagus (fig. 2). Son allure générale évoque d’emblée les statues de guerriers de Provence. Celles-ci sont désormais datées entre les VIe et IIIe s. a.C.4 et représentent généralement des personnages en grandeur réelle. La statue du temple 3, en calcaire très fin, est petite : sa hauteur totale n’est que de 17,5 cm. Le personnage est assis sur un socle rectangulaire (base basse : 13,5 x 13,5 cm ; base haute : 12 x 11,5 cm) dont la hauteur est de 0,25 à 0,30 cm. Ce socle ne comporte aucun décor et il est réduit à sa plus simple expression. Sans ambiguïté, cette sculpture représente un homme. Il est acéphale et le bras droit a été brisé anciennement. Le personnage est vêtu d’un habit moulant coupé court, une ceinture marquant la taille. Il est assis sur ce vêtement qui, sur les cuisses, comporte des échancrures triangulaires bien marquées. Cet habit pourrait correspondre à un justaucorps s’arrêtant à mi-cuisses ou à une tunique. On note l’analogie avec le vêtement du Cernunnos du chaudron de Gundestrup qui porte un justaucorps orné d’un décor de lignes verticales. Les vêtements de la statue du temple 3 ne comportent pas plus de détails, mais il est probable que des peintures ornaient la pierre et précisaient cet habillement.
Le cou est paré d’un torque épais à section quadrangulaire, agrémenté de tampons carrés en son milieu. La statue de Verteuil en Charente5 porte au cou un torque similaire, ainsi que trois ou quatre bijoux identiques dans le creux de son coude gauche. J.-P. Baigl et C. Vernou ont rapproché très justement ces torques plats des deux bijoux suspendus aux bois de cerf du Cernunnos du Pilier des Nautes de Lutèce6. En effet, le torque accroché au bois droit présente clairement au premier plan deux gros tampons carrés et décorés, fermant un torque plat à section quadrangulaire7.
Le dos de notre statue présente la trace d’un accessoire disparu qui semble avoir été arraché au moment du bris de la tête. Cet accessoire, allongé et de forme rectangulaire, se terminait nettement au milieu du dos. Vu de profil, cet objet semble solidaire du torque, mais c’est visiblement là un effet du sculpteur. À l’image des statues provençales, il s’agit certainement du vestige d’une arme défensive associée à un casque ou à une dossière. La statue de Roquepertuse est, en effet, représentée avec une grande dossière décorée8, tout comme le petit personnage de l’œnochoé en bronze de la tombe 1 du Glauberg, équipé lui aussi d’une cuirasse9. Comme sur la statue du temple 3, la grande sculpture de Grézan à Nîmes présente une pièce rectangulaire allongée qui a été arrachée dans le dos. Elle a été interprétée comme un casque à cimier retombant jusqu’au milieu du dos10. On retrouve cet accessoire sur la statue du guerrier de Lattes, datée des environs de 500 a.C. et qui présente de fortes influences italiques, plus précisément étrusques11. Celle-ci a été découverte lors des fouilles de 2002 en remploi comme piédroit d’une porte datée du IIIe s. a.C. Si cette statue n’était pas assise, mais plus probablement en position d’archer comme le suggère la torsion du corps, le vestige de son casque à cimier présente de fortes analogies avec la marque visible dans le dos de la statue du temple 3. Si cette hypothèse s’avérait juste, cet équipement serait le seul signe d’un thème guerrier figuré sur la statue d’Argentomagus, celui d’un casque à cimier long, probablement un panache retombant dans le dos.
Le personnage d’Argentomagus a les pieds nus, simplement évoqués et les orteils ne sont pas figurés. Les jambes sont bien détaillées, y compris le galbe du mollet. Ce détail, remarqué également sur les statues provençales, renforce son caractère masculin. Sur chacun des bras, on observe un bourrelet, mais ces deux reliefs ne se situent pas au même niveau. Sur le bras gauche, le bourrelet est marqué juste au-dessus du coude, sur le droit, il est un peu plus haut. Ces reliefs correspondent probablement à des bracelets. On pourrait certes évoquer les revers des manches courtes de l’habit, mais ils ne sont pas symétriques. Si on observe le dos de la statue, on a l’impression que la ceinture s’enroule sur les bras en formant ces bracelets. S’il ne s’agit pas d’une commodité technique du sculpteur, ce détail pourrait représenter l’attribut symbolique d’une fonction qui nous échappe. La présence d’anneaux de bras est une caractéristique des statues du Midi. Mais celles-ci n’en portent qu’un seul, à droite ou à gauche, encore que le doute subsiste car l’un des bras est souvent brisé, comme sur les statues de Roquepertuse ou de la Villa Roma de Nîmes12.
Entre ses cuisses, le personnage présente une sorte de réceptacle et ses deux mains devaient être posées sur les bords ou les tenir. Cet objet montre une face inférieure convexe et une face supérieure légèrement concave et lisse. Simone Deyts a proposé l’hypothèse selon laquelle ce réceptacle était formé par le devant de la tunique tenue des deux mains13. Cette proposition peut être retenue, mais il pourrait aussi s’agir d’un récipient de type bassin ou vasque. Un argument s’oppose toutefois à ces deux théories : l’objet n’est pas creux mais plein. Dès lors, il représenterait plutôt une sorte de tablette dont la surface plane pouvait recevoir des objets ou des offrandes à l’intérieur du temple.
La statue du temple 3 présente de nombreuses analogies avec la plupart des grandes statues provençales assises en tailleur, même si son caractère guerrier est moins affirmé. Celui-ci pouvait toutefois l’être davantage à travers des décors peints qui ne nous sont pas parvenus. Parmi ces analogies, on trouve le vêtement de type justaucorps ou tunique, les bracelets au-dessus des coudes, la ceinture et au moins un attribut du guerrier avec le probable casque à cimier. La différence essentielle réside dans la taille, car les statues provençales sont proches de l’échelle 1, donc grandeur nature, alors que la statue d’Argentomagus est une miniature avec ces 17,5 cm de hauteur totale. Si la fonction cultuelle de cette statue est assurée étant donné son contexte de découverte, sa datation a posé quelques problèmes. Elle ne ressemble pas aux autres statues gallo-romaines, ni d’Argentomagus, ni d’ailleurs. Les modèles de comparaison les plus proches sont effectivement les statues du sud de la Gaule, désormais bien calées chronologiquement entre le VIe et le IIIe s. a.C. La statue du temple 3 a pu être sculptée à l’âge du Fer et conservée longtemps à Argentomagus jusqu’à sa présentation dans un temple de l’époque augustéenne et sa découverte dans une couche de démolition du Ier s. p.C. De tels décalages chronologiques, liés à une longue utilisation de ces objets ont été observés dans le Midi où les contextes de découvertes sont le plus souvent postérieurs de plusieurs siècles à la fabrication des grandes statues. Mais la variété des attributs de notre statue nous conduit à penser désormais qu’elle a plus probablement été sculptée au cours de la période augustéenne, ou pendant la première moitié du Ier s. p.C. Le torque plat conforte cette hypothèse si on le compare à ceux que portent la statue de Verteuil14 ainsi que le Cernunnos du Pilier des Nautes, dont l’inscription est datée du règne de Tibère15. La statue du temple 3 concentre des références diverses, puisées à la fois sur des modèles anciens (chaudron de Gundestrup et statues du Midi) et des représentations qui lui sont contemporaines (Pilier des Nautes, statue de Verteuil). Compte tenu du décalage chronologique entre la mise en place des modèles et la sculpture du personnage, il semble que les attributs guerriers aient été atténués pour offrir une image plus conforme aux références alors en usage.
Le socle était manifestement destiné à être posé sur un support plat. On peut imaginer un pilier comme cela a été envisagé pour la statue de Glanum16. Etant donné le soin apporté par le sculpteur à toutes les faces, y compris le dos, la statue devait être visible de tous les côtés. Si elle était posée sur un pilier à hauteur des yeux, on pouvait probablement en faire le tour. Mais il n’y a pas d’argument pour s’opposer au fait qu’elle pouvait également être exposée dans une niche du temple. Et que pouvait-elle représenter aux yeux des Gallo-romains ? Elle renvoyait probablement au souvenir du héros d’une famille, d’un guerrier ayant laissé son nom dans l’histoire de la civitas, un héros dont l’effigie exposée dans le sanctuaire permettait d’ancrer la tradition des ancêtres glorieux et l’hérédité illustre des Bituriges.
2. Petit personnage du temple 1, les Mersans
(sauvetage Jacques Allain, 1970) ; n°inv. : 2010-1-365
Cette petite statue à l’exécution très sommaire et dont les détails sont parfois difficilement lisibles, a été découverte dans l’aire cultuelle, contre le mur oriental du temple 1. Elle est dépourvue de tout contexte car elle a été recueillie au cours du décapage mécanique. Elle est façonnée dans un calcaire local de qualité médiocre, dur et granuleux (fig. 3). Conservée sur une hauteur de 0,20 m, avec une largeur maximum de 0,15 m et une épaisseur de 0,09 m, sa tête est partiellement cassée mais la partie inférieure du visage est présente. Le bas du nez est encore visible et on observe une fossette sur le menton. Le cou est très dégagé et épais, avec des côtés bien verticaux. Ce type de figuration n’est pas sans rappeler le cou massif de la statue gauloise de Levroux17. Un gros torque de 2 cm d’épaisseur, sans tampons visibles, orne la base du cou. Mais cette parure n’est montrée que sur la face antérieure puisque le sculpteur n’a pas jugé utile de la figurer au dos. De même, la coiffure est courte sur les côtés et la nuque, mais elle a été dessinée de manière dissymétrique à l’arrière. Le bras droit est marqué par un simple épaississement, le gauche par une rainure ; les deux sont bien visibles, repliés sur la poitrine. Le coude droit forme un angle proche de 90°. Les détails des mains et des doigts ne sont pas visibles, mais on devine que la droite tient un objet ou un petit animal. Quant au bras gauche, il est situé le long du corps, suggérant que la main était posée de côté sur le genou ou la cuisse. Cette main n’est plus visible mais il est probable qu’elle était en relief. Il est possible que cette position soit contrainte dans un fauteuil dont les côtés ne sont pas figurés. La jambe gauche est repliée sur la droite. Cette jambe gauche semble atrophiée pour pouvoir tenir dans l’espace de la statue, en position forcée. Sous les jambes, la base est rudimentaire : il n’y a ni socle, ni coussin, ni décor. Le dos a été préparé et aplani mais n’est pas lissé.
Cette petite statue n’était manifestement pas destinée à être vue de dos, si bien qu’elle était probablement placée dans une niche pour être regardée de face. Un accident inconnu a emporté une grande partie de la tête et de l’épaule gauche. Il est probable que ce bris soit volontaire et consécutif à un coup porté sur le haut de la tête ayant entraîné la perte d’une partie du côté gauche. Elle avait sa place dans le temple 1 d’Argentomagus dont la construction est généralement datée du début ou du milieu du Ier s. p.C18. Sa position et son style, enfin, rappellent la statue gallo-romaine découverte à Meillant (Cher)19.
3. Personnage de la rue Hors-les-Murs, 1968
n°inv. : 2010-1-404
Très érodée, cette sculpture en calcaire a été détériorée par l’engin mécanique qui l’a mise au jour lors de travaux de voirie rue Hors-les-Murs à Saint-Marcel (fig. 4). C’est ainsi que la tête, le cou, et l’angle droit du socle ont disparu. Haute de 0,57 m, large de 0,54 m, épaisse de 0,32 m, elle représente un personnage assis en tailleur, jambe gauche sur jambe droite. Si la cheville et le cou-de-pied gauches sont cachés, on distingue nettement les extrémités des deux pieds aux angles du socle. Le personnage, manifestement un homme, est assis sur un socle légèrement trapézoïdal, le côté le plus large étant celui de la face principale (0,54 m et 0,50 m pour les bases ; 0,32 m et 0,33 m pour les petits côtés). Ce socle semble être un coussin comme le suggèrent la pente et le profil obliques à l’angle arrière droit. Le personnage a les bras posés sur les cuisses, les mains sur les genoux. La partie inférieure de son corps est disproportionnée par rapport à ses épaules qui paraissent frêles et étroites. Il pourrait certes s’agir d’une maladresse du sculpteur, mais nous pensons plutôt à une accentuation délibérée du bas du corps pour en marquer la virilité. L’artiste a visiblement amplifié cette position en tailleur pour en renforcer la signification.
Entre ses bras et au bas de son buste, il tient un objet indéterminé dont ne subsiste qu’une proéminence. Un coup de pelle mécanique a malheureusement endommagé cette partie, ce qui empêche d’en préciser la nature (objet, animal ?). On observe d’autre part un épaississement marqué à l’extrémité de la main gauche. S’agit-il de la suite de l’objet (ou de l’animal) tenu contre le bas du buste, ou bien sommes-nous en présence d’un deuxième attribut, une bourse par exemple ? La détérioration de cette partie de la sculpture empêche toute certitude.
Quatre larges traces en creux sont visibles sur l’épaule droite. Un examen attentif montre qu’il ne s’agit en aucune façon des plis d’un vêtement, mais de l’impact des dents de la pelle mécanique. Un seul détail dans le dos du personnage suggère un habit. C’est un léger sillon creusé en oblique, nettement marqué, sous l’omoplate droite. Il est à noter que ce trait en creux n’a pas été tracé en position symétrique côté gauche, comme on serait en droit de l’attendre. Si la partie supérieure du dos est lisse, la partie inférieure n’a pas subi le même traitement et les traces d’outil y sont encore bien présentes. Il est clair, à voir la différence de relief (environ 2 mm) et de traitement entre ces deux zones dorsales, que l’une a été terminée et l’autre simplement ébauchée. Ces constatations nous amènent à penser que cette statue n’a jamais été terminée20. Certes, on nous objectera qu’elle était peut-être destinée à n’être vue que de face et latéralement, mais alors pourquoi en avoir lissé une partie et avoir tracé un bord du vêtement ? Un autre argument en faveur du caractère inachevé de cette statue, est qu’il existe une autre zone ébauchée et une partie lissée sur le devant du corps, sous l’épaule gauche.
Découverte fortuitement, cette sculpture gallo-romaine au rendu sommaire, dépourvue de détails et présentant encore de nombreuses traces d’outils, n’a vraisemblablement pas été achevée. Étant donnée sa taille (0,57 m), on peut en déduire qu’elle a été sculptée à l’échelle 1. De ce fait, elle dégage une impression de puissance, de sérénité et de majesté, encore accentuée par le dos parfaitement vertical et la pose hiératique du personnage. Elle semble révéler l’existence d’un atelier de sculpture local dont la datation reste à déterminer. En l’absence de tout contexte de datation, seule sa ressemblance avec les autres personnages assis en tailleur nous inciterait à la placer au Ier s. p.C.
4. Personnage des Ripottes, 1970
n°inv. : 2009-1-65
Trouvée lors de travaux dans un jardin au lieu-dit Les Ripottes, en bordure nord-est du plateau des Mersans, cette sculpture en calcaire est haute de 0,36 m, large de 0,31 m et épaisse de 0,29 m (fig. 5). Elle nous est parvenue dans un état de conservation relativement médiocre puisque manquent la tête et le cou, les poignets et les mains, les genoux et la partie avant des jambes. En outre, plusieurs parties présentes sont partiellement endommagées : les pieds, l’angle avant gauche et le milieu du bord droit du socle. Cette statue correctement proportionnée représente un personnage masculin assis en tailleur sur un socle rectangulaire (0,29 m x 0 ,31 m x 0,05 m), jambe droite sur jambe gauche. L’extrémité du pied gauche dépasse d’ailleurs à l’angle avant droit du socle. Les angles vifs et l’aspect général de ce socle excluent la présence d’un coussin comme c’est le cas pour au moins deux statues du groupe. Selon la position habituelle, les deux avant-bras reposaient sur les cuisses. Dans les parties conservées on ne remarque aucun objet ni attribut. S’il en existait un, il pouvait être tenu à la partie basse du buste, entre les jambes croisées. Le personnage porte un manteau sur lequel il est assis à la manière du “Grand Accroupi” du temple 1 (cf. infra notice n°5). Le bord de ce manteau vient d’ailleurs jusqu’aux pieds où il forme un épaississement dû à la pliure de l’étoffe. Agrafé sur l’épaule droite, ce vêtement recouvre la poitrine, le dos, une partie de la cuisse droite et tout le côté gauche, épaule et bras. Ce manteau dessine plusieurs plis traités en creux, quatre en forme de V dans le dos, cinq disposés également en V qui descendent des épaules, trois qui tombent verticalement du bras gauche recouvert et trois enfin de chaque côté du personnage, au niveau du bassin. L’homme était-il nu sous ce manteau ou portait-il un habit de dessous ? La dégradation de la surface de la sculpture ne permet pas de trancher.
Bien que le calcaire soit altéré et percé de petits trous, les volumes sont bien marqués, à l’instar du bras droit nettement individualisé. Recueillie hors contexte, cette sculpture s’insère parfaitement dans le groupe des statues de tradition celtique d’Argentomagus et nous proposons, comme la précédente, de la dater du Ier s. p.C.
5. Le “Grand Accroupi”, temple 1, Les Mersans
(sauvetage Jacques Allain, 1970) ; n°inv. : 2010-1-64
Cette sculpture en calcaire se singularise, dans la série que nous présentons, par sa remarquable qualité d’exécution (fig. 6). Elle a été découverte à l’extérieur du mur de la galerie périphérique du temple 1, à droite de la porte d’accès, c’est-à-dire côté nord. Elle était brisée en quatre fragments et la bonne conservation de chaque morceau montre qu’elle a été volontairement et brutalement brisée à l’aide d’une masse, le coup principal étant porté de l’avant. Manquent aujourd’hui la tête et le cou, les épaules, presque toute la partie antérieure de la poitrine, les bras et les mains, la partie interne de la cuisse droite, le mollet droit et une grande partie de la jambe gauche, les deux coins avant du socle et la partie médiane du bord gauche. Cette statue recomposée offre les dimensions suivantes : hauteur : 0,62 m, largeur : 0, 46 m, épaisseur : 0,49 m. Elle représente un personnage masculin assis en tailleur, la jambe gauche croisée sur la jambe droite. En dépit des lacunes, une partie du pied droit est conservée tandis que l’extrémité du pied gauche émerge à l’angle droit du socle. L’homme est assis sur un coussin suggéré par le profil incurvé résultant d’une taille en biais. Ce coussin est particulièrement bien visible à l’arrière – où trois traits incisés pourraient évoquer des plis – et sur les deux côtés du socle. Sur la face principale, si l’on en distingue une partie sous la cheville droite, le bord est taillé presque verticalement pour recevoir une inscription gravée sur laquelle nous reviendrons.
Le personnage porte une tunique serrée à la taille par une ceinture faite de trois bandeaux incisés. La compression de cet accessoire provoque des plis verticaux sur la tunique, quatre sur le côté gauche, trois à droite. Ce vêtement ainsi ceinturé moule le corps et remonte juste au-dessus des genoux. La bordure de cette tunique est constituée d’un galon composé d’une bande étroite prolongée par des franges tressées sur deux rangs. Cette extrémité de la tunique forme un léger relief au-dessus de la cuisse nue. Sur ce vêtement de dessous, le personnage porte un manteau sur lequel il est assis, à l’instar de la statue des Ripottes. Ce manteau recouvre entièrement les épaules et le dos. Un pan passe par devant en formant trois grands plis sur la poitrine, côté gauche. Ce vêtement de dessus passe ensuite sur la ceinture, sur la jambe gauche, avant de s’insérer sous la cheville et le mollet droits pour se terminer en pointe sur le coussin incurvé, juste au-dessus de l’inscription. Sur le bord le mieux conservé du socle, à droite, le bord du manteau pend légèrement sur le coussin qu’il recouvre partiellement. Pour les plis du dos, nous reproduisons la description donnée par Claire Merleau-Ponty21 : “Ils sont inclinés du haut en bas vers le centre du dos et se répondent deux à deux. Les deux du haut dessinent les branches d’un V qui ne se rejoignent pas. Les deux suivants sont cassés vers l’intérieur, les deux derniers les encadrent. Sur les côtés, le tissu est rassemblé et les plis sont plus denses. À gauche, ils tombent droits et parallèles. À droite, le pan du manteau a été rabattu sur l’épaule si bien que le rebord couvre, en dessinant un zigzag, les plis droits”. Le pied droit, dont l’extrémité est brisée, est figuré en extension et on observe à l’arrière une incision longitudinale évoquant une semelle. Quant à l’extrémité en pointe du pied gauche, elle évoque également un soulier, car aucun orteil n’est figuré, ce que le soin apporté à l’exécution de la sculpture aurait pu permettre.
Revenons à l’inscription sur le bandeau légèrement oblique à la partie inférieure de la face principale. On ne lit que quatre lettres majuscules gravées avec soin (hauteur : 0,04 m, largeur des lettres comprise entre 0,032 et 0,055 m) et deux signes de ponctuation : *AVG*E que Gilbert Charles-Picard propose de restituer par la formule : Numini Augusti et deo… c’est-à-dire : “Au génie de l’empereur et au dieu …”22. Cette inscription très incomplète permet cependant d’envisager la disposition de la statue dans le temple. Il existe entre la lettre E et l’extrémité restituée de l’angle du socle, un espace de 0,055 m, ce qui ne laisse la place que pour une seule lettre supplémentaire, un T. On peut donc en déduire qu’une autre statue était accolée à celle-ci et que le texte se poursuivait sur le bandeau de cette sculpture voisine en précisant le nom du dieu représenté. On peut dès lors supposer que ces deux statues juxtaposées étaient placées sur un soubassement dans la cella du temple, de manière à ce que l’inscription soit plus facilement lisible.
De fort belle facture, cette sculpture exécutée à l’échelle 1, présente des proportions harmonieuses et l’anatomie du personnage se laisse deviner sous la tunique. Réalisée par un sculpteur habile, elle est manifestement gallo-romaine et peut tout aussi bien dater du Ier que du IIe s. Prudemment et faute d’indices chronologiques plus sûrs, nous proposons de l’attribuer au début du Haut-Empire.
6. Le personnage de l’autel sous le musée
(fouilles Gérard Coulon, 1986) ; n°inv. : 86.1.1
En 1986, les fouilles préalables à la construction du musée amenèrent la découverte des vestiges d’un édicule maçonné (1,10 x 1 m) renfermant deux statues placées côte à côte, séparées par un galet de forme phallique et disposées debout contre une paroi peinte, derrière une table circulaire en calcaire. Cet ensemble, retrouvé dans un étonnant état de conservation, avait été aménagé dans une construction en sous-sol. La plus petite des deux sculptures (hauteur : 0,42 m) montre un homme assis dans un fauteuil tenant une bourse dans sa main gauche. La plus grande des deux sculptures, celle qui nous intéresse ici, est haute de 0,49 m, large de 0,29 m et épaisse de 0,23 m (fig. 7). Façonnée dans un calcaire riche en minuscules cavités de polypiers – dont un banc est identifié à la carrière proche de Tendu23 – elle est presque intacte puisque seule l’extrémité du pied droit est brisée. Elle représente un personnage masculin assis en tailleur, mais avec seulement les chevilles croisées, droite sur gauche24. Ses bras reposent sur ses cuisses et il est assis sur une sorte de coussin évasé, haut de 0,09 m, surtout visible sur les faces latérales.
La statue a été réalisée en taille directe, c’est-à-dire sur un même plan à partir de la face principale à la manière d’un haut-relief. Le dos est simplement dégrossi, mis à part le bord du vêtement bien marqué côté droit. Cette particularité montre qu’elle a manifestement été sculptée pour être placée contre une paroi et n’être vue que de face et latéralement25. Si le corps est bien proportionné, il est légèrement désaxé sur son côté gauche où l’épaule est un peu affaissée et de ce fait, plus basse que la droite. Le visage est rond et un peu empâté. Les joues rebondies et le menton bien dessiné lui donnent un air poupin. Les cheveux sont disposés en larges mèches courtes séparées dans l’axe du nez où elles affectent deux directions différentes. Descendant sur les épaules, la chevelure fournie masque partiellement l’oreille gauche alors que la droite est mieux dégagée. Le cou est court et épais, le nez droit et les narines bien marquées. La bouche est nettement dessinée, les commissures des lèvres retombent légèrement et le sillon naso-labial est bien visible. Les arcades sourcilières profondes forment une accolade avec le nez et si le visage semble dépourvu d’expression, le réalisme des traits pourrait indiquer qu’il s’agit d’un portrait et non de la simple évocation d’une physionomie.
Aucun vêtement de dessous n’a été sculpté. En revanche, le personnage porte un manteau qui lui couvre la poitrine – où il dessine deux plis en V – et la partie inférieure du buste pour venir se terminer en pointe entre les jambes croisées. Laissant nu le bras droit, ce vêtement de dessus recouvre le bras gauche et cette disposition fait naître plusieurs plis. À l’instar des statues d’Argentomagus décrites aux n°4 et 5, le personnage est assis sur son manteau qui, côté droit, forme deux plis triangulaires qui débordent sur le coussin. Sur le côté droit du buste enfin, le bord de ce manteau forme un bourrelet. La disposition de ce vêtement de dessus laisse à penser qu’il était agrafé par une fibule sur l’épaule droite où une légère protubérance arrondie pourrait indiquer la présence de cet accessoire. Si l’on ne voit pas de chaussures aux pieds, deux arguments peuvent en laisser supposer l’existence. Lisse, le pied gauche se termine en pointe et le sculpteur n’a représenté aucun orteil alors que le volume disponible s’y prêtait.
Deux bijoux sont figurés sur cette sculpture. Au cou, le personnage porte un torque fin à deux tampons qui n’est visible devant que sur une longueur de 0,15 m. Il en tient un autre plus large de sa main droite. Le jonc semble passer entre le pouce et l’index, replié comme les autres doigts pour le serrer tout en le laissant jouer librement, ce qui permet de ne pas le confondre avec un bracelet qui lui, aurait été plaqué plus haut contre le poignet. Cette disposition s’explique d’ailleurs par les contraintes du matériau et de la ronde-bosse qui ne permettaient pas au sculpteur de dégager complètement le bijou qu’il a traité selon la technique du bas-relief.
Un serpent, long de 0,34 m, large au maximum de 0,02 m, ondule sur la partie gauche du corps contre laquelle il est plaqué. La tête du reptile, plate et triangulaire, repose sur l’avant-bras gauche de la statue et passe dans la main gauche entre le pouce et l’index. Une deuxième ondulation est visible entre les deux jambes croisées et la queue est dessinée au niveau du bas des mollets, dans le creux formé par la pointe du manteau.
Cette statue – de même que l’autre près de laquelle elle se dressait – était peinte. L’examen des vestiges de polychromie a montré que notre personnage était assis sur un coussin rouge orangé, qu’il était vêtu d’un manteau vert et portait des braies de la même couleur mais rehaussées d’un quadrillage rouge26. Certaines de ces traces de polychromie sont visibles à l’œil nu et couvrent des surfaces de l’ordre de quelques centimètres carrés. C’est le cas du vert et du rouge. D’autres traces, plus ténues, n’ont pu être repérées qu’à la loupe binoculaire et à l’issue de patientes investigations, à la partie inférieure de la statue et généralement dans les creux, c’est-à-dire aux endroits les mieux protégés. Des prélèvements, qui n’ont guère excédé quelques dizaines de micromètres, ont été effectués sous la loupe binoculaire à l’aide d’une fine aiguille de métal et ont permis de constater que cinq couleurs composaient la polychromie de la sculpture27. Parmi ces teintes figurent le bleu égyptien (silicate de cuivre et de calcium bien cristallisé), le rouge vif (oxyde de fer rouge de type hématite), le jaune vif (jaune d’oxyde de fer de type gœthite), le rouge orangé (résultat du mélange des deux couleurs précédentes) et le vert grisâtre (terre verte naturelle, probablement constituée de glauconie). La peinture des statues était-elle effectuée par le sculpteur lui-même ou par un peintre spécialisé dans cette tâche au sein de l’atelier ? Rien ne permet de trancher. Quoi qu’il en soit, l’artisan a appliqué au préalable un badigeon blanc à base de craie sur l’ensemble de la sculpture. Cet enduit, dont subsistent quelques vestiges pouvant atteindre une épaisseur de près d’un millimètre, était destiné à uniformiser la surface à peindre, à masquer les éventuels défauts du calcaire et à favoriser l’adhérence des couleurs.
La position en tailleur et les attributs (torques et serpent), nous paraissent ici particulièrement éloquents et conduisent à associer ce personnage à Cernunnos. Si sur le bas-relief de Vendœuvres28 on retrouve ces mêmes attributs associés à cette divinité, il est remarquable que sur la statue d’Argentomagus, les deux torques et le reptile se retrouvent dans la même configuration que sur le Cernunnos du chaudron de Gundestrup, à savoir un torque au cou, un autre tenu à la main droite et un serpent serré dans la main gauche. Reste que ce dieu celtique à la ramure de cerf est habituellement accompagné de cet animal comme à Verteuil en Charente29 ou coiffé de bois de cerf comme à Vendœuvres ou sur le pilier des Nautes à Lutèce. Il ne manque donc à la statue d’Argentomagus qu’un couvre-chef équipé d’andouillers pour identifier formellement le dieu Cernunnos. Or, on remarque que les cheveux ne sont pas dessinés sur le sommet du crâne seulement dégrossi. Les mèches s’arrêtent à 0,04 m au dessus du front, laissant le sommet de la tête relativement plat, ce qui permet de formuler cette hypothèse. En effet, si la présence d’une ramure est réalisable sur une statue de bronze, il est pratiquement impossible de sculpter des bois de cerf sur une ronde-bosse à partir de ce calcaire local relativement grossier. Le personnage d’Argentomagus a donc pu porter un bonnet ou un casque amovible orné d’une ramure de cerf, réelle ou en bois végétal, aujourd’hui disparue30.
Reste à dater cette représentation probable du dieu Cernunnos. La pièce en sous-sol voisine de l’édicule contenant les deux statues et la table, a été datée par sa stratigraphie du milieu du IIe s. p.C. Or l’édicule, simplement appuyé contre l’un des murs de ce sous-sol, sans liaison structurelle avec lui, ne peut être que postérieur. C’est pourquoi nous proposons de dater cet ensemble de la seconde moitié du IIe ou du début du IIIe s.
7. “Statuette chinoise” trouvée à Argenton
Nous donnons cette découverte à la fin de notre inventaire car il s’agit d’un objet disparu, recueilli à la fin du XIXe s., et sur lequel nous ne possédons aucun renseignement. On doit la mention de cette trouvaille à l’abbé François Voisin qui, dans une brève communication au Congrès Archéologique de France tenu à Châteauroux en 1873, indique : “Quelques personnes ont trouvé bizarre, avec raison, la découverte d’une statuette chinoise dans le sol gallo-romain d’Argenton. Sans chercher à expliquer ce fait curieux, ni à prendre parti pour ou contre, j’ai l’honneur de soumettre au congrès quelques notes que j’ai recueillies, en essayant de me rendre compte à moi-même de la présence par trop insolite de ce Bouddha sur les bords de la Creuse”31.
Si l’abbé ne précise pas s’il s’agit d’un bronze ou d’une statuette de pierre, on peut raisonnablement interpréter cette figuration comme celle d’un personnage assis en tailleur. Pendant longtemps, en effet, les archéologues ont parlé de pose, d’attitude ou de position “bouddhique”32 pour caractériser un personnage assis de cette manière, qualifiée aussi “d’orientale”. Malheureusement, dans son article, l’abbé ne donne pas la moindre description de cette statuette et malgré de multiples recherches, nous n’avons jamais trouvé d’autres indications la concernant.
Conclusion
Les statues assises d’Argentomagus, déjà maintes fois décrites ou mentionnées, ont été réexaminées dans cet article sous un angle nouveau, avec le regard croisé du protohistorien et de l’antiquisant. Si nous avons rassemblé ces statues, c’est d’abord parce qu’on peut les considérer comme une série, c’est-à-dire comme un ensemble cohérent, dont chaque pièce fait référence à des modèles communs. Ensuite parce que ces modèles sont des symboles de la tradition celtique encore bien ancrée chez les Bituriges, deux siècles après la conquête romaine. Le premier point commun de ces statues est la position assise qui renvoie aux représentations laténiennes, depuis le petit personnage en bronze du Glauberg jusqu’aux grands guerriers du Midi de la France, en passant par les deux statues du complexe princier de Vix en Bourgogne. C’est une position codifiée et métaphorique, peut-être celle des Anciens ou des sages, des héros ou des dieux qui ont une parole à transmettre. Cette posture a traversé le Second âge du Fer européen et sa représentation la plus éclatante est celle du dieu Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup, attribué au Ier s. a.C. La permanence de la position assise de certains personnages à l’époque gallo-romaine révèle une transmission continue et fidèle de ce symbole ancestral, avec une signification forte qui relie, à travers les siècles, les anciens Celtes et leurs descendants. Les statues d’Argentomagus sont parées également des attributs et des accessoires matériels à haute valeur symbolique, témoins archéologiques de cette transmission. Les bijoux celtiques tiennent une place prépondérante sur ces statues, le collier étant généralement attribué aux élites gauloises. À travers le torque, ce sont aussi des personnages masculins qui sont évoqués, ce que confirment la morphologie des corps et les vêtements des statues de notre série. À l’inverse, certains éléments de la statuaire celtique ont disparu, comme le caractère guerrier qui est symbolisé par les armes sur nombre de statues de l’âge du Fer. Il y a toutefois une exception avec la statue du temple 3 qui montre le vestige d’un cimier de casque, d’un type italique ou étrusque. L’arme défensive figurée sur cette statue n’est plus que l’évocation lointaine d’un caractère guerrier et elle fait référence au passé. Elle est la preuve que les sculpteurs gallo-romains ont utilisé des modèles anciens qui pouvaient avoir valeur de canons convenus, même si les symboles qu’ils associaient avaient perdu tout ou partie de leur signification.
Alors que les personnages figés dans la pierre à l’âge du Fer sont le plus souvent considérés comme des individus profanes (ancêtres des familles, héros, etc.) et non des divinités (car on n’y décèle aucun attribut divin), il n’en est pas de même pour les statues d’Argentomagus. En effet, si le personnage du temple 3 ne peut pas être assimilé à une divinité, faute d’accessoires particuliers, la statue de l’autel sous le musée (n°6) correspond probablement à une représentation de Cernunnos. Le torque au cou, un autre tenu dans la main droite et le serpent dans la main gauche sont les attributs de cette divinité telle qu’elle est représentée sur l’archétypal chaudron de Gundestrup, les symboles matériels étant identiques et tenus dans les mêmes mains. Quoi qu’il en soit, chaque fois que le contexte archéologique est connu, c’est-à-dire dans la majorité des cas, les statues assises d’Argentomagus sont liées à une ambiance cultuelle qui peut être publique (temples) ou privée (autel sous le musée). Ces contextes ne font pas d’elles ipso facto des divinités, mais ils montrent le caractère sacré de ces images, divines ou sacralisées par la tradition. Si certaines sont sans doute des dieux, comme la statue de l’autel sous le musée, d’autres peuvent représenter des héros ou les ancêtres des anciennes familles bituriges. Leur présence dans les sanctuaires suffisait-elle à les tenir pour divins ou sacrés ? On l’ignore, mais la coïncidence entre ces objets et les lieux de découverte montre bien la puissance du symbole reliant le monde des ancêtres gaulois et la religion romaine désormais adoptée. Les modèles dont se sont inspirés les sculpteurs gallo-romains pour réaliser ces statues sont probablement très divers et puisés à la fois parmi les canons de leur époque mais aussi dans les traditions anciennes, voire très anciennes : on emprunte un casque ou un torque celtique et on ajoute des références typiquement gallo-romaines, petits animaux, objets dans les mains. Il en résulte un mélange subtil de tradition et de modernité, dans lequel transparaissent des références au passé, aux mythes des Bituriges. Ces symboles devaient être à la fois simples et clairs, et surtout intelligibles pour un public fervent, fréquentant régulièrement les temples.
Pour conclure cet article, nous aimerions rappeler l’histoire du roi biturige Ambigatus révélée par Tite-Live au Ier p.C.33 Cet épisode est situé sous le règne de Tarquin l’Ancien au VIIe s. a.C. et relate qu’Ambigatus, le roi des Bituriges – qui avait également occupé la fonction de roi de la Celtique – envoie ses neveux Bellovèse et Ségovèse à la conquête de nouveaux territoires. Si l’historien de Rome connaissait cette légende au début de l’Empire, il est probable qu’elle était connue à la même époque chez les Bituriges, descendants directs de ce monarque mythique, considéré peut-être comme le fondateur d’une dynastie ou de la civitas. Il est difficile d’aller plus loin car nous ne savons rien de plus de cet ancêtre lointain et de ses neveux héroïques, dont l’un fonda, d’après Tite-Live, la ville de Milan en Italie. Il serait évidemment exagéré de voir dans chaque représentation en pierre du Berry l’image dupliquée d’Ambigatus ou de ces héros légendaires. Mais les statues de pierre d’Argentomagus ne sont pas les seuls témoins de la forte tradition celtique en Berry. Cet ancrage profond s’exprime aussi dans les rites funéraires et il s’avère particulièrement frappant dans la tombe augustéenne de Fléré-la-Rivière (Indre). En effet, dans cette sépulture, un aristocrate aux habitudes déjà bien romanisées s’est fait inhumer sous un tumulus, à la manière de ses ancêtres gaulois. Et on a posé sur sa poitrine deux grandes épées en fer qui n’étaient plus en usage depuis quelques décennies. Ces armes appartenaient-elles aux aïeux de cet homme ? Ont-elles été conservées comme les reliques du passé illustre de cette famille biturige ? Dans la tombe de Fléré-la-Rivière, leur dépôt marque la volonté d’affirmer un puissant lien avec le passé. Ainsi, que ce soit à travers leurs rites funéraires ou leurs statues de pierre, quel que soit leur degré de romanisation, les Bituriges ont tenu à exprimer un attachement profond aux traditions de leurs ancêtres et à l’histoire de leur glorieuse cité.
Bibliographie
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- Voisin, F. (1874) : “Note à propos de la statuette chinoise trouvée à Argenton”, Congrès Archéologique de France, XLe session tenue à Châteauroux en 1873, Paris-Tours, 626-628.
Notes
- Pour les facilités accordées à la réalisation de cette étude, nous tenons à remercier Coralie Bay, conservatrice du musée d’Argentomagus, tout le personnel de l’établissement et particulièrement Arnaud Dessolier, adjoint du patrimoine chargé des collections et Nathalie Verger, adjoint du patrimoine.
- Chaumeau 1566, 263.
- Olmsted 1979, pl. 2.
- Py 2011, 195.
- Baigl & Vernou 2001-2002, 19.
- Baigl & Vernou 2001-2002, 21.
- Deyts 1992, 36.
- Arcelin & Rapin 2003, 205.
- Megaw & Megaw 2001, 2 et 257.
- Arcelin & Rapin 2003, 200.
- Janin & Py 2008 ; Py 2009, 58.
- Py 2011, 86 et 113.
- Deyts 1991, 20.
- Baigl & Vernou 2001-2002, 18.
- Caillet 1984, 402.
- Py 2011, 108.
- Krausz et al. 1989.
- Coulon, dir. 1996, 118.
- Krausz & Coulon 2010.
- Il est à noter que cette hypothèse avait été brièvement envisagée par C. Merleau-Ponty qui ne l’avait finalement pas retenue : “Le caractère sommaire de la main gauche dont les doigts ne sont pas modelés, m’avait fait croire que la sculpture n’était pas terminée mais il faut plutôt attribuer l’absence de détails au mauvais état de la statue.” (Merleau-Ponty 1972, 34).
- Merleau-Ponty 1972, 54.
- Charles-Picard 1971, 628.
- Lorenz et al. 2000, 25.
- À la différence des autres statues de la série, ce personnage présente une position plus ramassée, jambes relevées et genoux moins écartés.
- La statue découverte à côté présente la même particularité, ce qui tendrait à montrer que toutes les deux ont été réalisées pour reposer dans cet édicule et n’ont probablement jamais été déplacées.
- Tenue typiquement gauloise qui fait écho au texte de Diodore de Sicile : “Ils (les Gaulois) ont des vêtements étonnants, des tuniques peintes en diverses couleurs et brodées, et des pantalons qu’ils appellent des braies ; ils agrafent à leurs épaules des sayons rayés épais en hiver, légers l’été, divisés en carreaux serrés et de diverses couleurs”. Diod. 5.30.
- Ces prélèvements et l’étude qui a suivi ont été réalisés en 1994 par B. Guineau (Centre Ernest-Babelon, CNRS, équipe “Étude des pigments, histoire et archéologie”, Orléans).
- Espérandieu E., Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, Paris, 1908, t. II, n°1539.
- Baigl & Vernou 2001-2002, 21.
- L’hypothèse d’un bonnet ou d’un casque portant des bois a déjà été suggérée par H. Vertet à propos du Cernunnos du Pilier des Nautes (Vertet 1985).
- Voisin 1874, 626.
- Ce qualificatif est employé par plusieurs archéologues de la fin du XIXe s. jusqu’aux années 1960. Citons par exemple Maître L., Le dieu accroupi de Quilly. Figuration gauloise, Bull. de la Soc. d’anthropologie de Paris, 1899, 10, 10, 152 ; Rolland H., Chapiteau à figures découvert à Glanum (Saint-Rémy-de-Provence), Gallia, 1963, 21, 21-2, 307 et Thévenot E., Divinités et sanctuaires de la Gaule, Paris, Fayard, 1968, 147.
- Liv. 5.34.