De même que les visites de vestiges archéologiques antiques donnent la fausse impression d’une blancheur immaculée de colonnes pourtant bariolées à l’heure de leur érection, leur silence nous trompe quant à la réalité sonore de ces lieux de vie passés. Tout comme aujourd’hui, ils étaient emplis de bruits, de sons, de cris. La forme la plus sophistiquée des trois, autrement appelée musique, est profondément ancrée dans le quotidien des Anciens1 bien qu’elle ne soit, ni hier ni aujourd’hui, un « produit de première nécessité ». La recherche a très longtemps ignoré cet aspect de la vie des Anciens. En effet, peu de documents de nature musicale ont été retrouvés malgré l’existence d’un système de notation musicale dès l’époque classique2 et même si les auteurs grecs et latins évoquent très souvent la musique, peu lui ont consacré un ouvrage3. Pourtant, lors des fêtes religieuses dans l’Antiquité, la musique est un élément indispensable de leur bon déroulé, venant protéger les rituels, faciliter la connexion des hommes et des dieux, mais aussi codifier et construire les étapes du discours religieux et civique. Cette construction, que les chercheurs appellent le paysage sonore4 ancien, fait qu’on ne joue pas n’importe quelle musique à n’importe quel moment.
Musique religieuse, musique civique : une affaire de spécialistes ?
La musique comme ses instruments peut être elle-même considérée comme une offrande aux dieux en même temps qu’elle participe à la théâtralisation et à la construction sensorielle des fêtes privées et publiques, qu’elles soient religieuses ou non, avec d’autres éléments5. Les individus produisant cette musique ne sont pas tous logés à la même enseigne : à côté de la musique pratiquée en amateur, qui nous échappe en partie, mais dont on sait qu’elle fait partie de l’éducation des jeunes citoyens en Grèce comme à Rome, on trouve des musiciens professionnels, engagés par contrat et rémunérés pour leur prestation6. Aristote évoque la nécessité de distinguer ces deux mondes dans l’éducation7 :
« On ne doit pas faire entrer l’aulos dans l’éducation, ni aucun autre instrument professionnel comme la cithare ou tout autre de ce genre, mais tous ceux, au contraire, qui sont propres à former de bons auditeurs pour une éducation musicale ou pour tout autre. De plus, l’aulos a une influence non pas moralisante, mais plutôt excitante ; aussi faut-il le réserver pour ce genre d’occasion où le spectacle a un effet de purgation plutôt que d’instruction. Ajoutons – autre obstacle à sa valeur éducative – que jouer de l’aulos empêche de se servir de la parole ».
Entre amateurs et virtuoses s’illustrant dans les concours, les fêtes sont animées en majeure partie par des musiciens professionnels. Ces derniers se réunissent parfois en associations, la plus connue étant celle des technites dionysiaques dont « l’objectif (…) consistait à mettre leurs pratiques artistiques au service du culte divin, et plus particulièrement à honorer le dieu Dionysos, sous le patronage duquel ils s’étaient placés »8. De par leur patronage mais aussi leur activité, les musiciens sont au cœur des festivités qui rythment la vie des cités dans l’Antiquité. Ils n’interviennent toutefois pas tous dans les mêmes fêtes et spectacle.
À chacun son instrument
Les créations musicales ne font pas toujours appel aux mêmes modes et aux mêmes instruments. En effet, instruments à cordes, à vent ou à percussion ne sont pas utilisés de la même manière, dans les mêmes contextes. Du fait de leur puissance mais aussi d’autres facteurs, les cordophones sont avant tout réservés à un usage domestique, feutré, même s’ils sont également utilisés dans un cadre théâtral. Les aérophones sont plus polyvalents et se retrouvent dans nombre de contextes festifs, qu’ils soient privés ou publics, religieux ou civiques.
D’autres cultes plus « exotiques » aux yeux des Romains sont souvent évoqués à travers leurs instruments caractéristiques. Un passage d’Ausone concentre en quelques lignes cette idée9 :
« La nature n’a rien créé de muet : ni l’oiseau des airs ni le quadrupède ne se taisent, le serpent, lui, émet ses sifflements, et pour les troupeaux marins le souffle est un faible substitut de la voix. Les cymbales rendent un son quand on les heurte, de même que la scène lorsqu’elle est frappée par les pieds des danseurs ; les tambourins creux retentissent sous la peau tendue ; les sistres maréotiques provoquent le vacarme des fêtes d’Isis, et à Dodone l’airain ne cesse de tinter lorsque les bassins frappés en cadence par des baguettes répondent docilement au rythme des coups ».
Le sistre, instrument à percussion en alliage cuivreux, est clairement, dans la littérature grecque et latine, un instrument associé aux dévots d’Isis, une déesse d’origine égyptienne. L’étude de la musique permet alors de saisir parfois, dans la subjectivité des auteurs, les débats sociaux et religieux de l’époque. Si certains cultes sont reconnaissables à leur sonorité et parfois condamnés pour cela, le débat musical s’effectue aussi entre générations.
Musique moderne, musique décadente !
Pourtant les anthropologues savent combien les « us et coutumes » sont mouvants et évolutifs. En effet les fêtes, même si elles portent le même nom, ne sont plus tout à fait les mêmes d’un siècle à l’autre. La musique qui les accompagne suit cette évolution que masque l’étiquette trompeuse du « conformément à la tradition ». L’homme étant réticent au changement, toute incartade identifiée aux habitues se retrouve parfois fermement condamnée. On trouve ainsi dans l’Antiquité plusieurs illustrations du fameux « c’était mieux avant ». Ainsi Athénée de Naucratis, citant Aristoxène de Tarente, dénonce – non sans une certaine ironie – la décadence de la musique de son temps (l’Empire romain)10 :
« Nous faisons comme les Posidoniates qui habitent le golfe tyrrhénien. Il leur est advenu ceci : eux qui étaient, à l’origine, des Grecs, ils se sont barbarisés et sont devenus des Étrusques ou des Romains ; ils ont changé leur langue et le reste de leur tradition. Mais, encore aujourd’hui, ils célèbrent une fête grecque ; ils s’y rassemblent et se rappellent les mots et les usages d’autrefois, et, après s’être lamentés entre eux et avoir versé des larmes, ils repartent. Ainsi donc, dit-il, nous aussi, puisque les théâtres se sont barbarisés et que cette musique vulgaire en est arrivée à un haut degré de corruption, réduits à un petit nombre, nous nous ressouvenons de ce que fut la musique ».
L’auteur déplore les pratique de son époque par rapport à la musique grecque qui n’était pas encore, dans les temps reculés, barbarisée et donc pour lui « pure »11.
Conclusion
De même que les Romantiques ont vu à tort une pureté blanche dans les statues et colonnes antiques, on y voit encore de façon erronée une forme de tranquillité acoustique qui n’y avait que rarement court, surtout en contexte urbain. Chacun pouvait participer au tumulte des fêtes, ou au contraire condamner leurs nuisances sonores ; chacun pouvait reconnaître à l’oreille tel ou tel défilé, tel ou tel appel, la musique et les sons servant de marques sonores et étant porteurs de sens pour l’individu. Outre les festivités, la musique était utilisée pour la bonne marche de l’armée, pour informer, comme des signaux pour différentes activités quotidiennes, pour protéger le sacrifice ou encore soulager la peine du travail. Le pouvoir des sons était débattu12. Tout comme aujourd’hui, la musique elle-même comme les controverses à son propos occupaient le temps des fêtes !
Bibliographie
- Bélis, A. (1999) : Les musiciens dans l’Antiquité, Paris.
- Bellia, A. et Bundrick, S. D. (2018) : Musical Instruments as Votive Gifts in the Ancient World, TELESTES IV, Istituti Editoriali e Poligrafici Internazionali.
- Emerit, S., Perrot, S. et Vincent, A. (2015) : Le paysage sonore de l’Antiquité. Méthodologie, historiographie et perspectives, Le Caire.
- Le Guen, B. (2007) : « L’association des Technites d’Athènes ou les ressorts d’une cohabitation réussie », in : Couvenhes, J.-C et Milanezi, S. éd. : Individus, groupes et politique à Athènes de Solon à Mithridate, Tours.
- Perpillou-Thomas, F. (1995) : « Artiste et athlètes dans les papyrus grecs d’Egypte », ZPE, 108.
- Pöhlmann, E. (2001) : Documents of Ancient Greek Music, Oxford.
- Vincent, A. (2016) : Jouer pour la cité. Une histoire sociale et politique des musiciens professionnels de l’Occident romain, Rome.
Notes
- Pour une introduction, nous invitons le lecteur à consulter l’ouvrage Bélis, 1999. Incontournable de l’historiographie française.
- Pour une présentation synthétique du système et de la documentation : Pöhlmann, 2001.
- Ces derniers sont souvent de nature philosophique ou de nature théorique : voir par exemple le Traité d’Harmonique d’Aristoxène de Tarente.
- Terme forgé par Schaeffer, M. Pour son application dans le domaine de la recherche, voir l’ouvrage d’Emerit, Perrot & Vincent, 2015.
- Voir par exemple le recueil collectif édité par Bellia & Bundrick, 2018.
- Pour le cadre civique romain, voir Vincent, A. : Jouer pour la cité. Une histoire sociale et politique des musiciens professionnels de l’Occident romain, EFR, Rome, 2016. Pour des exemples de contrats, surtout retrouvés dans l’Egypte gréco-romaine, voir notamment Perpillou-Thomas, F. : « Artiste et athlètes dans les papyrus grecs d’Égypte », ZPE, 108, 1995, 225-262 extrait de sa thèse (1991).
- Politiques, 8, 6, 1341a.
- Le Guen, 2007.
- Lettres, 1, 9-28.
- Deipnosophiques, 14, 31, 632a-b (texte et trad. Rougier-Blanc, S., Bordeaux, Ausonius, 2018).
- Humm 2018, 355-356.
- Exhumée des cendres d’Herculanum, l’œuvre de Philodème de Gadara (Sur la Musique) est un bel exemple de controverse autour de l’utilité et des vertus de la musique.