« Mais pourquoi n’invites-tu pas aussi les spectateurs ?
– Ma parole, nous n’avons pas l’habitude, eux et moi, d’échanger des invitations. Mais si vous voulez bien applaudir et donner votre agrément à notre troupe et à la pièce, je vous inviterai pour demain »1.
C’est par cette plaisante invitation que l’esclave Pseudolus – doublement triomphant parce qu’il a mené à bien sa ruse et réussi à convaincre son maître, le vieux Simon, de venir participer au banquet bien arrosé avec lequel il fête sa victoire – met fin à la comédie qui porte son nom. Tandis qu’à l’instar de Pseudolus, les bons acteurs des comédies de Plaute sont récompensés par une coupe de vin ou par un banquet fastueux (les mauvais, qui sont aussi les personnages perdants de la comédie, dans une confusion sans cesse renouvelée entre personnages et acteurs, reçoivent quant à eux des coups de bâton)2, les spectateurs sont invités à un dîner qui n’aura jamais lieu : qu’il soit fixé au lendemain ou, comme dans le Rudens, à dans seize ans3, il est en effet renvoyé à un au-delà du temps scénique qui n’existe pas4 – autant dire aux Calendes grecques !
Et c’est justement la Grèce qui sert de référence permanente au motif du banquet et de la fête dans les comédies de Plaute et de Térence : non seulement ces invitations finales lancées par les acteurs constituent un clin d’œil à la tradition grecque du banquet d’épinicie (banquet offert par le vainqueur du concours dramatique5), non seulement les personnages de ces comédies romaines, puisqu’ils vivent dans le monde grec, célèbrent des fêtes religieuses grecques (les Aphrodisies dans le Poenulus de Plaute, les Dionysies dans l’Heautontimoroumenos de Térence), mais surtout les plaisirs festifs auxquels ils s’adonnent sont décrits explicitement comme des plaisirs grecs. Plaute semble en effet avoir forgé à cette fin le verbe pergraecari, qui est régulièrement utilisé par des personnages sévères pour dénoncer ceux qui s’adonnent aux plaisirs mêlés du banquet et de l’amour :
« Buvez nuit et jour, faites les grecs à fond (pergraecamini), achetez des filles, faites-en des affranchies ; nourrissez des parasites ; ravitaillez-vous à la régalade »6.
Les personnages de comédie romaine ne sont donc pas seulement des Grecs, ce sont des hyper-grecs, comme l’indique le préfixe per– qui marque l’achèvement, la complétude dans le verbe pergraecari : ils évoluent dans une Grèce de fiction7 et s’adonnent à des plaisirs plus grecs que le banquet grec. Ainsi, quand l’esclave Stichus reçoit de la part de son maître un jour de liberté pour faire la fête, et prépare sur scène un banquet qui est la version débridée de celui que son maître offre hors-scène à ses invités, c’est à une fête grecque, les Éleuthéries, qu’il se réfère8, et non à la fête bien romaine des Saturnales qui est fréquemment évoquée comme modèle du renversement des hiérarchies sociales à l’œuvre dans la société comique9. Et encore s’y réfère-t-il avec un brin de liberté, puisque les Éleuthéries de Stichus ne sont ni une fête publique célébrant la liberté d’une cité, ni une fête privée organisée pour l’anniversaire de l’affranchissement d’un ancien esclave10, mais constituent une simple parenthèse dans la vie d’un esclave, une journée de congé consacrée aux plaisirs11. Sur la scène romaine, la fête est donc présentée comme une fête grecque grâce à des références déformées, ludiques, à la culture grecque : les Éleuthéries de Stichus ne sont pas grecques, elles sont hyper-grecques, elles sont une fête de comédie romaine. Stichus explique lui-même le sens de cette référence à la Grèce, en s’adressant aux spectateurs :
« Et que cela ne vous étonne pas de voir de pauvres types, des esclaves, boire, aimer et s’inviter à dîner, tout ça nous est permis à Athènes »12.
Athènes, la Grèce sont pour les Romains, dans la comédie, le lieu où tous les excès, toutes les transgressions sont permises : banquet d’esclaves dans le Stichus et le Persa, mariage d’esclaves dans la Casina13, hommes libres roués de coups, esclaves trompant leurs maîtres ou les invitant à banqueter avec eux, comme Pseudolus avec Simon. La fête grecque des comédies de Plaute et de Térence est donc une fête romaine impossible, qui ne peut avoir lieu que dans la Grèce fictive de la scène comique14.
En fait, la parenthèse qu’offrent les Éleuthéries de Stichus correspond moins aux fêtes du monde grec qu’à un pan essentiel de la culture romaine : les ludi, dans lesquels s’insèrent les performances théâtrales. Celles-ci ont en effet lieu dans le cadre des ludi scaenici(« jeux scéniques »), qui participent d’un appareil rituel plus large, les ludi, comprenant également une procession (pompa) et des compétitions sportives, parmi lesquelles les courses de char (ludi circenses). Les ludi, qui duraient plusieurs jours, étaient des célébrations religieuses (on organisait également des « jeux funéraires » pour les obsèques de grands personnages), mais constituaient aussi des fêtes civiques, dans la mesure où elles étaient présidées par des magistrats et financées par l’État qui offrait les spectacles théâtraux et sportifs à l’ensemble des citoyens : au théâtre se réunissait ainsi la communauté civique romaine, le populus. Et c’est à l’ensemble de cette communauté politique que les ludi offraient une parenthèse comparable (en moins débridé) à celle dont bénéficie l’esclave plautinien Stichus : les ludi constituaient en effet un temps de suspension, pendant lequel les affaires politiques, judiciaires et commerciales ne pouvaient avoir lieu.
Les répliques des acteurs de comédie ne cessent de rappeler le contexte ludique de la performance théâtrale, par exemple dans des adresses explicites aux spectateurs :
« Chassez de votre cœur les soucis et les dettes, que personne ne craigne son créancier. Ce sont les jeux (ludi sunt), on a donné congé (ludus datus est) aux banquiers, le ciel est serein, le temps est calme autour du forum. Voici le principe qu’ils appliquent : pendant les jeux ils ne réclament d’argent à personne, mais après les jeux ils n’en rendent à personne »15.
L’appel à la bienveillance du public est ainsi l’occasion, dans la Casina, de rappeler que, pendant les ludi, toutes les affaires sérieuses sont suspendues, tout en jouant avec le sens du mot latin ludus qui renvoie au contexte de performance en même temps qu’à l’esprit ludique qui règne en maître sur la scène. Un esprit du jeu qui se traduit par des plaisanteries et jeux de mots, par des clins d’œil appuyés aux spectateurs, par des jeux avec les attentes du public et les conventions comiques, mais aussi avec les références aux activités sérieuses (économiques et sociales) des citoyens romains : les propositions d’affaires commerciales se transforment en nugae (plaisanteries)16, les invitations à dîner sont purement virtuelles.
Même les fêtes sont frappées par cet esprit ludique : si la ruse d’un vieillard, dans l’Andrienne de Térence, repose sur l’organisation d’un faux mariage, c’est dans la Casina que ce procédé est exploité à fond par Plaute. Après avoir installé l’esprit de suspension des ludi grâce à sa plaisanterie sur les banquiers, mais aussi la Grèce de fiction qui sert de décor à ses comédies, en annonçant un mariage d’esclaves (inconcevable à Rome mais rendu possible par la référence à la Grèce), Plaute continue de jouer avec le modèle de cette fête sociale, puisqu’il fait entrer en scène un esclave déguisé en jeune mariée qui franchit le seuil de sa maison, dans une parodie de la cérémonie romaine du mariage, puisqu’une esclave donne des conseils « inversés » de désobéissance à la future épouse17, et que la nuit de noce se transforme en bastonnade (sans que soient négligées les allusions obscènes permises par la situation : assimilation du phallus de la fausse mariée à une épée puis à un concombre, mais aussi au bâton avec lequel l’esclave bat son maître ainsi pris au piège, le maître ayant lui-même perdu son propre bâton…).
Ainsi, la fête romaine servie à la sauce grecque par les acteurs comiques joue des multiples implications du terme ludus, jeu scénique, jeu verbal, et aussi jeu érotique, mais surtout jeu gratuit avec les conventions sociales, inscrit dans le temps suspendu des ludi. Toutes dimensions qui se trouvent superposées lors des invitations ludiques adressées aux spectateurs à la fin des comédies, celles-ci étant associées à la demande conventionnelle des applaudissements qui garantissent la validité du rituel des ludi. Sur la scène comique, la fête civique romaine des ludi se trouve transposée en fête grecque hyperbolique, une fête impossible mise en scène pour mieux rappeler que pendant les ludi les affaires sérieuses sont renvoyées aux Calendes grecques !
Bibliographie
- André, J.-M. (1996) : L’otium dans la vie morale et intellectuelle romaine, Paris.
- Bastin-Hammou, M. (2018) : « Adresses au public, politique, rituel et métathéâtre dans les comédies d’Aristophane », in : Faure-Ribreau, M. éd., Plaute et Aristophane. Confrontations, Paris, 87-104
- Dumont, J.-C. (2003) : « Banquet comique, banquet de comédiens chez Plaute », Pallas, Revue d’études antiques, 61, 237-244.
- Dupont, F. (2005) : « Les mots grecs du banquet romain », Mètis, N.S. 3, 35-56.
- Dupont, F. (2005) : « Plaute “fils du bouffeur de bouillie”. La palliata est-elle une comédie grecque en latin ? » et « L’altérité incluse : l’identité romaine dans sa relation à la Grèce », in : Dupont, F. et Valette-Cagnac, E. dir., Façons de parler grec à Rome, Paris,175-208 et 255-277.
- Faure-Ribreau, M. (2012) : Pour la beauté du jeu. La construction des personnages dans la comédie romaine, Paris.
- Faure-Ribreau, M. (2018) : « Public es-tu là ? Jeux plautiniens sur la communication ludique », in : Faure-Ribreau, M., Plaute et Aristophane. Confrontations, Paris, 71-85.
- Faure-Ribreau, M. (2021) : « Fin heureuse ou fin de la fête ? Les deux faces du mariage dans la comédie romaine », in : Galli Milić, L. et Stoehr-Monjou, A. éd., Au-delà de l’épithalame : le mariage dans la littérature latine (IIIe av.-VIe s. ap. J.-C.), Galli Milić, L. et Stoehr-Monjou, A., éd., Turnhout, 21-53.
- Segal, E. (1968): Roman Laughter, Cambridge.
- Williams, G. (1958) : « Some Aspects of Roman Marriage Ceremonies and Ideals », The Journal of Roman Studies, 48, 16-29.
- Yon, A. (1940) : « À propos de latin ludus », in : Mélanges de philologie, de littérature et d’histoire anciennes offerts à Alfred Ernout, Paris, 389-395.
Notes
- Plaute, Pseudolus, v. 1332-1335.
- Sur cette confusion, voir Faure-Ribreau, 2012, 346-348.
- Plaute, Rudens, v. 1421-1422.
- Dans le Stichus de Plaute (v. 775), les spectateurs sont invités à dîner chez eux, dans un jeu qui repose sur l’inversion ludique de la convention sociale de l’invitation, mais qui renvoie également à un espace hors-scène aussi virtuel que le futur des deux autres non-invitations.
- Ce banquet est l’objet de jeux chez Aristophane (M. Bastin-Hammou, « Adresses au public, politique, rituel et métathéâtre dans les comédies d’Aristophane », in : Faure-Ribreau, M., Plaute et Aristophane. Confrontations, Paris, 2018, 87-104). Pour l’hypothèse de banquets d’acteurs à Rome, voir J. C. Dumont, « Banquet comique, banquet de comédiens chez Plaute », in : Orfanos C. et Carrière, J.-C. éd., Symposium. Banquet et représentations en Grèce et à Rome, Pallas, Revue d’études antiques, 61, 2003, 237-244.
- Plaute, Mostellaria, v. 22-24. Plaute invente ici l’adverbe pollucibiliter, sur la racine du verbe polluceo (« offrir en sacrifice, régaler »).
- M. Faure-Ribreau, Pour la beauté du jeu, op. cit., 160-162.
- Plaute, Stichus, v. 422.
- Erich Segal, Roman Laughter, Cambridge, 1968.
- Daremberg & Saglio, vol. II, 1892, 581.
- L’autre référence aux Éleuthéries chez Plaute confirme cette analyse, puisqu’elle décrit la situation d’un esclave qui se donne du bon temps pendant que son maître est à l’étranger (Persa, v. 29a). Notons que les deux références à cette fête grecque interviennent dans les deux comédies de Plaute qui mettent en scène un banquet d’esclaves, c’est-à-dire des esclaves s’adonnant au pergraecari.
- Plaute, Stichus, v. 446-448.
- Plaute, Casina, v. 71 pour la référence à la Grèce, associée à Carthage et à l’Apulie, autres lieux d’altérité pour les Romains.
- Dupont, 2005, 255-277. Florence Dupont développe le concept d’altérité incluse au sujet des rapports que Rome entretient avec la Grèce, notamment dans la comédie : celle-ci permet de construire comme autre une pratique pourtant bien romaine, l’otium, quand elle est mise en excès.
- Plaute, Casina, v. 23-28.
- Plaute, Ménechmes, v. 51-55 ; Poenulus, v. 80-82.
- Cette réplique constitue l’inversion des conseils donnés à la jeune mariée par la pronuba (le plus souvent sa mère) qui, lors d’un mariage romain, l’accompagne et la confie à son époux (deductio) : Williams, 1958, 18-22 ; G. Williams (p. 17) analyse d’ailleurs l’ensemble de cette scène de la Casina comme un jeu avec les gestes rituels du mariage romain, notamment avec le franchissement du seuil, déplacé de la maison de l’époux à celle de l’épousée.