UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Chapitre 5. La géographie des espèces de la pourpre

par

Partons d’une constatation : les couleurs de la pourpre semblent infiniment plus variées que les espèces. A priori, on pourrait donc penser que les couleurs résultaient d’un mélange de sucs tinctoriaux, autrement dit d’une recette d’atelier. Cette idée s’impose d’autant plus que certaines couleurs semblent avoir été spécifiques à certains ateliers comme le rouge de Tyr qui n’a jamais été reproduit ailleurs. Les secrets des teinturiers de Tyr étaient-ils si bien gardés qu’aucun atelier producteur d’Occident n’ait jamais réussi à produire la célèbre pourpre blatta ? Pourquoi certains ateliers comme Tyr et Sidon ont-ils gardé la primauté de certaines couleurs ou, autrement dit, pourquoi ces couleurs n’étaient-elles pas reproductibles ailleurs ? L’explication la plus probable est que la couleur est avant tout liée au lieu et c’est celle que nous fournissent les auteurs anciens.

Espèces et couleurs : les hypothèses anciennes

Dans l’Antiquité, la variation de couleur de la pourpre a été mise en relation d’une part avec le milieu naturel des coquillages, d’autre part avec l’intensité de la lumière solaire.

Pourpres et milieux naturels :
les observations d’Aristote

Pour Aristote la géographie jouait un rôle dans les couleurs données par les coquillages à pourpre : “Ils sont d’ordinaire noirs dans les lieux exposés au nord, rouges dans ceux qui sont exposés au midi”1. Mais la couleur fournie par les murex variait aussi pour lui en fonction des milieux naturels dans lesquels ils évoluaient. Ainsi, la majorité des murex qui vivaient dans les golfes avaient “la fleur de couleur noire”2 tandis qu’ils l’avaient rouge “sur les grèves et autour des promontoires”3.

Aristote ne relie pas seulement la couleur de la glande du coquillage à pourpre à la présence plus ou moins forte du soleil, mais aussi au type d’habitat des coquillages, ce que l’on appelle de nos jours le biotope.

Cette hypothèse intéressante qui mériterait d’être vérifiée par les biologistes et les écologistes n’est cependant pas reprise par Vitruve.

Pourpre et latitudes : la théorie de Vitruve

Avec les écrits de Pline (HN, 9.133-135), le chapitre 13 du livre 7 de l’œuvre de Vitruve constitue notre principale source sur la fabrication de la pourpre. Bien que la pourpre luxueuse n’ait été qu’un sujet d’étude secondaire pour ce savant nous avons pu apprécier la précision de sa description du prélèvement et du broyage des glandes tinctoriales4. Le début du chapitre 13 n’en n’est pas moins intéressant, car il nous livre une hypothèse sur les causes des variations de couleur de l’ostrum, c’est-à-dire, chez Vitruve, du suc tinctorial issu du coquillage à partir duquel est fabriquée la teinture pourpre5.

Pourpre et intensité solaire

Pour Vitruve, les couleurs de la pourpre variaient en fonction de l’ensoleillement des régions où elle était produite. Il explique que la couleur pourpre attire particulièrement l’attention “parce qu’elle n’a pas dans tous les lieux où elle est produite une seule variété de couleur, mais est nuancée naturellement selon la course du soleil”6.

Autrement dit Vitruve nous apprend que la couleur de l’ostrum variait selon les endroits où elle était produite, non pas parce que les teinturiers procédaient à certains mélanges, mais parce qu’elle était nuancée naturellement (naturaliter). Sachant que la couleur de la pourpre se révélait au contact de la lumière, il a attribué les variations de couleur aux variations de l’intensité lumineuse du soleil selon les régions de l’Empire. Puis, il nous présente une géographie des couleurs naturelles du suc tinctorial qui était aussi appelé “sucus” en latin (fig. 14).

La théorie de Vitruve : la couleur du suc tinctorial des murex en fonction de leur localisation géographique.
Fig. 14. La théorie de Vitruve : la couleur du suc tinctorial des murex en fonction
de leur localisation géographique.

Géographie des couleurs de l’ostrum selon Vitruve

C’est ainsi que la pourpre recueillie dans la région du Pont-Euxin et en Gaule, du fait que ces pays sont très proches du Septentrion, est noire ; si l’on s’avance entre le Septentrion et l’Occident, elle se révèle bleuâtre ; celle qui est recueillie aux abords de l’Orient et de l’Occident équinoxiaux révèle une couleur violette ; mais celle qui provient des régions méridionales est rouge par vertu de nature ; aussi est-ce cette variété que produisent, par exemple l’île de Rhodes et toutes les régions qui comme elle sont toutes proches de la course du soleil7.

Commentons une à une ces indications que Vitruve présente du nord au sud :

  • L’ostrum atrum de la “région du Pont-Euxin et la Gaule”

Les régions du Pont-Euxin et de la Gaule sont les plus au nord de toutes celles qui ont produit de la pourpre. Cette position géographique leur valait certainement un ensoleillement modéré qui rendait le suc “atrum”. Cet adjectif est employé ici non pas pour qualifier une couleur, mais plutôt une nuance sombre8. Pour tenter d’en savoir plus, nos expériences nous ont amenée à étaler sur un vêtement de coton du suc tinctorial de l’Hexaplex trunculus pêché dans le sud de la France. Mais la couleur obtenue tire vers le bleu foncé et correspondrait plutôt à l’ostrum lividum évoqué ci-dessous.

  • L’ostrum lividum des régions situées entre le “Septentrion et l’Occident”

Les régions situées entre le Septentrion et l’Occident sont au nord et à l’ouest de Rhodes et au sud de la Gaule et du Pont-Euxin que Vitruve vient de citer. Par déduction et en se reportant à l’ensemble de la répartition géographique donnée par Vitruve, il pourrait donc s’agir du nord de l’Espagne, de l’Italie et du nord de la Grèce, qui sont au nord de la ligne qui délimite ces régions de celle de la ligne suivante. Selon J. André, l’adjectif lividus employé par Vitruve définirait ici une couleur “d’un bleu sans beauté, sombre et terne comme une meurtrissure (un hématome), parfois proche du violet”9. Comme nous l’avons dit ci-dessus, les résultats que nous avons obtenus avec le suc tinctorial des Hexaplex trunculus pêchés dans le sud de la France ressemblent beaucoup à cette définition. Peut-être le sud de la Gaule serait-il plus à sa place dans cette zone ? Remarquons que le sud de la Gaule passe d’ailleurs très près du 43e parallèle.

  • L’ostrum violaceo colore des régions situées “aux abords de l’Orient et de l’Occident équinoxiaux”

La localisation géographique de l’Orient et de l’Occident équinoxiaux est impossible si l’on ne connaît pas le lieu fixe à partir duquel ils ont été observés. Cependant, Vitruve mentionne un peu plus loin l’île de Rhodes qui était généralement choisie comme point de repère par les géographes antiques10 et dont Polybe avait justement fixé les couchants et les levants d’équinoxes. Si Vitruve a repris les indications de l’historien grec, le levant d’équinoxe engloberait les régions comprises entre le Taurus et la Syrie et le couchant d’équinoxe désignerait les régions voisines des colonnes d’Hercule11. Les murex du sud de l’Espagne, de l’extrême sud de la péninsule italienne, ainsi que du sud de la Grèce et du nord de la Syrie, auraient donc produit de la pourpre dite violacea, c’est-à-dire violette. Ce terme qualifiait non pas une certaine teinte violette12, mais la catégorie des pourpres violettes13. Vitruve expose ici une théorie qui ne s’applique pas à une nuance en particulier, mais probablement à la gamme chromatique générale.

  • L’ostrum rubra potestate des “régions méridionales”

Par les “régions méridionales”, Vitruve entend les régions situées à la latitude de Rhodes et les régions situées au sud de Rhodes. Autrement dit, la Phénicie, les côtes d’Afrique du Nord, le sud de la Lycie et la Laconie produisaient de l’ostrum de nature vraiment rouge (vero rubra potestate). Là encore, la formule employée désigne ici la gamme chromatique du rouge plutôt qu’une teinte en particulier14.

La théorie de Vitruve peut être résumée dans le tableau ci-après.

La géographie des couleurs de l’ostrum selon Vitruve.
La géographie des couleurs de l’ostrum selon Vitruve.

Outre Aristote et Vitruve, les auteurs anciens étaient conscients du fait que la couleur obtenue avec des coquillages à pourpre de même type ne donnait pas les mêmes résultats selon la région. Ceux qui ont vanté les pourpres de Gétulie ou de Laconie ont souvent fait le choix de mentionner les coquillages qui les produisaient plutôt que leurs couleurs15. Ainsi, selon Pausanias :

Tout le Péloponnèse, excepté l’Isthme de Corinthe, est bordé par la mer, mais les meilleurs coquillages pour fabriquer de la pourpre après ceux de la mer phénicienne se trouvent sur les côtes de Laconie16 (3.21.6-7).

C’est à notre avis un choix volontaire de leur part : les coquillages à pourpre de ces régions étaient réputés pour les couleurs qu’ils fournissaient et les savants mélanges des teinturiers n’y étaient pour rien. Alors que le naturaliste qu’était Aristote pensait que les couleurs fournies par les murex dépendaient du milieu naturel dans lequel ils vivaient, Vitruve essayait d’expliquer ce phénomène par le degré d’intensité lumineuse à laquelle les couleurs étaient exposées. Qu’en est-il aujourd’hui ? Pouvons-nous expliquer ce phénomène de façon plus scientifique ?

La répartition spatio-temporelle des espèces de pourpre :
observations actuelles

En ce domaine, nous n’avons pas beaucoup progressé depuis l’Antiquité. L’hypothèse selon laquelle le suc tinctorial des murex pourrait varier en fonction des écosystèmes est très nouvelle et commence seulement à faire son chemin17. Pour notre part, nous sommes convaincue de son bien-fondé et nos entretiens avec J. Zaouali et S. Souissi18 n’ont fait que renforcer notre opinion : selon eux, il est très possible que le suc tinctorial des murex puisse varier en fonction de l’écosystème environnant, de la nourriture, de la température de l’eau de mer et de beaucoup d’autres facteurs encore insoupçonnés.

Pour l’heure nous avons tenté, pour vérifier l’hypothèse de Vitruve, d’étudier la répartition géographique des espèces de coquillages en les confrontant aux couleurs dominantes des teintures obtenues à partir de ces mêmes coquillages. Nous avons retenu les espèces de coquillages mentionnées par les textes et celles qui ont été identifiées sur les sites archéologiques19. Notons ici d’emblée que l’absence de l’Hexaplex trunculus sur des sites sur lesquels seuls des Stramonita haemastoma ou des Bolinus brandaris ont été signalés ne remet pas en cause la théorie de J. Doumet20. Il était selon lui nécessaire d’ajouter 10 % d’Hexaplex trunculus environ aux Stramonita haemastoma ou aux Bolinus brandaris afin que se révèle l’enzyme colorante de ces deux dernières espèces. Sur un site où la pourpre n’était faite qu’à partir de l’un ou l’autre de ces coquillages, il est normal que les débris de coquilles des Hexaplex trunculus n’aient pas été signalés : ils étaient assurément perdus dans la masse des coquilles de Bolinus brandaris ou de Stramonita haemastoma.

Nous avons classé nos tableaux de répartition dans l’ordre dans lequel Vitruve présente sa répartition des couleurs de l’ostrum pour tenter de vérifier le bien-fondé de sa théorie. Les cases laissées en blanc sont celles pour lesquelles nous ne disposons d’aucun renseignement. Nous avons pris en compte dans nos tableaux le paramètre du temps afin de repérer d’éventuelles ruptures d’emploi ou d’éventuels changements de mode. Sauf exceptions (Silius Italicus sur la pourpre d’Ancône et Suétone sur la “pourpre améthyste”), les sources textuelles nous livrent des informations contemporaines. Elles permettent donc a priori “de dater” l’utilisation d’une couleur pourpre. Les coquillages retrouvés sur les sites archéologiques ne sont en général pas datés. Cependant, il y a des exceptions : les coquillages du Monte Circeo sont datés par radiocarbone ; ceux d’Ibiza tantôt par carbone 14, tantôt par du matériel archéologique21 ; ceux d’Erétrie, de Délos, d’Aperlae et de Bérénice d’après le matériel archéologique et les techniques de construction22. Pour plus de précisions, il convient de se référer au catalogue.

Les pourpres du Nord (zone 1 de Vitruve)

Les pourpres du sud de la Gaule et de l’Italie sont connues essentiellement grâce aux sources textuelles et tout spécialement grâce à la Notitia Dignitatum qui mentionne deux procuratores bafii à Narbonne et à Toulon.

Aucune source littéraire ne mentionne la production de pourpre dans le sud de la Gaule. Les coquillages mis au jour à Toulon n’ont pas encore été identifiés23. Ce manque de témoignages nous empêche d’émettre une quelconque hypothèse.

Pourpres du Nord.
Pourpres du Nord.

Les pourpres d’Espagne, d’Italie et du nord
de la Grèce (zone 2 de Vitruve)

Sur six sites producteurs de pourpre recensés dans cette zone, quatre sont localisés dans la péninsule italienne. À notre connaissance, en dehors de l’Italie, seules les Îles Baléares et Mélibée en Grèce pourraient avoir également produit de l’ostrum dit “lividum”.

Ce tableau ne révèle pas d’élément important. Certes, les vestiges du Monte Circeo retiennent l’attention, car seuls les Hexaplex trunculus semblent avoir été utilisés pour l’élaboration de la teinture, mais nous ignorons la couleur de cette dernière. Il en est de même pour les coquillages retrouvés à Ibiza : nous ne pouvons tirer aucune conclusion des amas de Stramonita haemastoma et d’Hexaplex trunculus retrouvés sur cette île, car aucune source textuelle ne donne un quelconque renseignement sur la couleur produite par les ateliers des Baléares.

Pourpres d’Espagne, d’Italie et du nord de la Grèce.
Pourpres d’Espagne, d’Italie et du nord de la Grèce.

Les pourpres des régions situées entre
les latitudes du Cap Sacré et du nord de Rhodes (zone 3 de Vitruve)

Cette latitude comprend, rappelons-le, l’Italie du Sud, une partie de la Sicile, la Grèce du Sud, hormis la Laconie24 et les côtes nord de la Lycie et de la Syrie.

La pourpre violette concerne deux sites célèbres, Tarente et Milet. Nous avons la chance de posséder des sources archéologiques et textuelles pour la pourpre de Tarente : elle aurait été fabriquée avec des Hexaplex trunculus et des Bolinus brandaris et deux témoignages fournissent des renseignements sur la couleur de cette pourpre. Malheureusement, ces derniers se révèlent contradictoires : elle semble être passée du rouge au violet au cours du dernier siècle de la République. Selon Pline qui reprend les dires de Cornelius Nepos, la pourpre de Tarente était rouge (rubra), tandis que selon Horace elle imitait la couleur des violettes (uiolas imitata). Il pourrait s’agir d’une évolution due au savoir-faire. Une transformation si rapide du biotope est peu envisageable. Le plus probable est que Pline se soit trompé d’adjectif en reprenant les dires de Cornelius Nepos, car la description d’Horace correspond tout à fait à la théorie de Vitruve, puisque, selon le poète, cette pourpre était violette.

Aucune source textuelle ne nous renseigne sur la couleur de la pourpre produite en Grèce du Sud. Nous possédons en revanche deux témoignages archéologiques qui révèlent la mise au jour de Bolinus brandaris à Erétrie et à Salamine : serions-nous en présence du coquillage qui fournissait la couleur, peut-être violette, de cette région ? Nous ne pouvons l’affirmer à partir de si peu d’indices et cette piste devra donc être vérifiée à l’avenir.

Les pourpres des régions situées entre les latitudes du Cap Sacré et du nord de Rhodes.
Les pourpres des régions situées entre les latitudes du Cap Sacré et du nord de Rhodes.

Les pourpres au sud de Rhodes
(zone 4 de Vitruve)

Les pourpres fabriquées au sud de Rhodes sont localisées au sud de la Lycie, au sud de la Grèce en Laconie, en Phénicie et sur les côtes sud du bassin méditerranéen.

Les pourpres de Laconie
et de Lycie du Sud

Le 36e parallèle coupe la Grèce du Sud et la Lycie du Sud et fait ainsi entrer la Laconie et le site d’Aperlae dans la zone 4 de Vitruve.

La production de pourpre en Grèce et dans les Cyclades devait être connue des Romains depuis la conquête de la Macédoine. Pourtant, c’est véritablement à partir du dernier quart du Ier siècle a.C. que les auteurs commencèrent à célébrer la couleur de la pourpre fabriquée en Laconie. Celle-ci était considérée, au Ier siècle p.C., comme la pourpre la plus estimée de l’Europa25. Sa couleur était proche du rouge écarlate et d’après Pausanias26 : “Les meilleurs coquillages pour fabriquer de la pourpre après ceux de la mer Phénicienne se trouvent sur les côtes de Laconie”. C’est certainement pour cette raison que Clément d’Alexandrie27, Lucien28 et Pausanias célébrèrent autant les coquillages présents sur les littoraux de cette région. Des Bolinus brandaris ont été retrouvés sur le site de Gytheum : la célèbre pourpre de Laconie devait-elle sa couleur rouge à ce type de coquillage ? C’est possible, mais pour le moment invérifiable.

Les pourpres de Laconie et de Lycie du sud.
Les pourpres de Laconie et de Lycie du sud.

Les pourpres du littoral sud
du bassin méditerranéen

La production de pourpre en Afrique du Nord semble avoir été assez importante, surtout sur la côte est et sud-est de l’actuelle Tunisie.

Sur la côte sud du bassin méditerranéen, sur trois des six sites producteurs répertoriés, seul l’Hexaplex trunculus aurait été utilisé pour la production de pourpre (Bérénice, Meninx et Carthage). Pour cette région de l’Empire, nous ne connaissons qu’une seule couleur de pourpre, celle de la pourpre punique, qui était rouge écarlate29. Celle-ci était à la mode au dernier siècle de la République et il n’y est plus fait allusion après cette date30. Doit-on interpréter cela comme une rupture de production ? Nous ne le pensons pas : selon nous, cette pourpre qui était sans aucun doute produite sur les anciens territoires puniques, a pris un autre nom avec la romanisation de cette province. Au Ier siècle p.C., peut-être était-elle connue sous le nom de pourpre de Meninx31 ? Si l’on admet cette hypothèse de travail, la couleur rouge écarlate produite à Meninx aurait alors été obtenue à partir de l’Hexaplex trunculus.

Les pourpres du littoral sud du bassin méditerranéen.
Les pourpres du littoral sud du bassin méditerranéen.

Les pourpres de Tyr

Au total, la ville de Tyr a produit trois sortes de pourpre : la pourpre tyrienne, la pourpre tyrianthina, la pourpre oxytyria. Nous avons la chance de connaître la recette des deux premières grâce au témoignage de Pline l’Ancien32. Nous ne nous attarderons pas ici sur l’élaboration de ces teintures qui sera traitée dans le prochain chapitre et nous ne citerons que les coquillages qui permettaient d’obtenir ces teintures. Remarquons que la pourpre tyrienne a été produite sans discontinuité du Ier siècle a.C. au VIe siècle p.C.33.

Au vu de ces résultats, les pourpres de Tyr étaient sans aucun doute rouges. Les indices archéologiques retrouvés à Tyr sont paradoxalement très maigres comparés à l’importance que tenait l’industrie de la pourpre dans cette ville. Seule la découverte d’Hexaplex trunculus a été consignée dans un ouvrage du XIXe siècle34 et aucun Stramonita haemastoma n’a encore été mis au jour le long du littoral, ni d’ailleurs sur aucun des sites.

Les pourpres de Tyr.
Les pourpres de Tyr.

Les autres sortes de pourpres de Phénicie

Deux autres sortes de pourpres étaient fabriquées également en Phénicie : la pourpre améthyste qui entrait dans la composition de la pourpre tyrianthina et la pourpre de Sidon dont les textes célèbrent, cinq siècles durant, la beauté et l’éclat35.

Les observations que nous pouvons tirer de ce tableau sont assez frustrantes : d’un côté nous disposons de la recette de la pourpre améthyste, mais pas de sa localisation géographique précise et de l’autre, nous disposons de vestiges très importants témoignant de la production de la pourpre à Sidon, mais les coquillages entrant dans sa composition n’ont malheureusement pas été mentionnés par Pline. L’importance des débris d’Hexaplex trunculus encore visibles il y a quelques années semble indiquer que ce type de coquillage était l’ingrédient principal de la pourpre de Sidon.

Les autres sortes de pourpres de Phénicie.
Les autres sortes de pourpres de Phénicie.

La pourpre de Gétulie

Il n’existe, à notre connaissance, qu’une seule sorte de pourpre produite sur les territoires les plus occidentaux de l’Empire : la pourpre de Gétulie. Celle-ci fut produite à l’instigation du roi Juba II qui avait implanté cette industrie sur les Îles Purpuraires. Son arrivée au pouvoir datant de 25 a.C., on peut se demander si Vitruve, dont l’œuvre fut achevée en 23 a.C., n’avait pas déjà écrit son chapitre sur la pourpre lorsque la pourpre de Gétulie arrive sur le marché romain vers 23 a.C.36.

La couleur de cette pourpre est inconnue, mais nous pouvons remarquer que seuls des vestiges de Stramonita haemastoma ont été retrouvés sur la côte atlantique du Maroc37. Ce dernier devait être majoritaire dans cette région de l’Empire et la fabrication de la pourpre se fit donc peut-être essentiellement à partir de celui-ci. Le suc tinctorial de ce coquillage donne actuellement une jolie couleur violette : si le biotope n’a pas trop évolué, on peut en déduire que la pourpre de Gétulie était violette.

La pourpre de Gétulie.
La pourpre de Gétulie.

Résumons maintenant les enseignements que nous avons pu tirer de cette répartition :

  • La couleur brun foncé (ostrum atrum) des sucs tinctoriaux des régions situées au nord de la Gaule et du Pont-Euxin n’est corroborée par aucune autre source et reste donc inconnue.
  • La couleur bleuâtre (ostrum lividum) des sucs tinctoriaux de l’Espagne, de l’Italie du Nord et de la Grèce du Nord reste également inconnue.
  • La couleur violette (ostrum violaceo colore) des sucs tinctoriaux de l’Italie du Sud, d’une partie de la Sicile, de la Grèce du Sud, et des côtes nord de la Lycie et de la Syrie ne concerne qu’une petite partie des régions productrice de l’Empire. Ce suc tinctorial violet influait bien évidemment sur la couleur de la teinture et c’est ainsi que la pourpre de Tarente pourrait avoir produit une couleur imitant celle des violettes dans le dernier quart du Ier siècle a.C.
  • La couleur rouge (ostrum rubra potestate) des sucs tinctoriaux présente sur la latitude de Rhodes ainsi qu’au sud de Rhodes, c’est-à-dire au sud de la Lycie, au sud de la Grèce (Laconie), en Phénicie et sur les côtes sud du bassin méditerranéen semble avoir été très appréciée et exploitée. En effet, les sources textuelles révèlent au moins six pourpres différentes faisant partie de la gamme chromatique des rouges : la pourpre de Laconie, la pourpre punique, la pourpre tyrienne, la pourpre oxytyria, la pourpre hypoblatta et la pourpre de Sidon.

En conclusion, les résultats de la répartition confirment parfois la théorie de Vitruve :

  • Pour les zones 1 et 2, les sites ne sont pas nombreux et leur production semble assez restreinte dans le temps. Nos expériences pratiquées sur des Hexaplex trunculus du sud de la France ont révélé que leur suc tinctorial avait une couleur bleu foncé très proche de celle décrite par Vitruve pour la zone 2. Si le biotope n’a pas changé, cela signifierait d’une part que la pourpre du sud de la Gaule serait plutôt comprise dans cette dernière zone et, d’autre part, que Vitruve avait raison dans sa description de la couleur de l’ostrum de la zone 2.
  • La zone 3 qui forme une petite bande sur la carte (fig. 14) comprend deux sites italiens, Syracuse et Tarente. Pour Tarente, nous n’avons pas de témoignage entre le Ier siècle a.C. et la première décennie du Ve siècle p.C. Faut-il attribuer cette lacune de cinq siècles à une rupture de production ? Nous ne le savons pas, mais nous pouvons penser que l’atelier impérial implanté dans cette ville a repris ou absorbé des structures déjà en place auparavant. Plus à l’Est, en Lycie, la pourpre de Milet a, semble-t-il, connu une longévité moindre puisque les sources textuelles mentionnent une production comprise entre la fin du Ier siècle et 301 p.C. Néanmoins, sa présence dans l’Édit du Maximum pourrait signifier deux choses : la pourpre de Milet était non seulement plus demandée, mais elle était aussi d’une qualité supérieure à celles des pourpres italiennes38.

Pour cette zone, la théorie de Vitruve est corroborée par le témoignage d’Horace qui attribue à la pourpre de Tarente la couleur des violettes.

  • La zone 4 de Vitruve qui couvre tout le sud du bassin méditerranéen à partir de la latitude de Rhodes est la zone où sont concentrés le plus grand nombre de sites producteurs de pourpre. Parmi ceux-ci, la pourpre de Laconie, la pourpre de Tyr et la pourpre de Sidon ont connu des périodes de longévité tout à fait étonnantes et surtout sans rupture apparente, puisque nous possédons au moins un témoignage par siècle (trois siècles pour la Laconie, cinq siècles pour la pourpre de Sidon et sept siècles pour la pourpre de Tyr). Nous sommes ici en présence de pourpres ayant probablement fait figure de référence, comme le sont aujourd’hui certaines marques de haute couture. Il est dommage que nous ne soyons pas aussi bien renseignés sur la pourpre de Meninx pour laquelle nous ne possédons que des témoignages pour le Ier siècle, un témoignage pour le IIIsiècle p.C. avant celui de la Notitia Dignitatum dans la première décennie du Vsiècle p.C.

La théorie de Vitruve s’applique parfaitement à la couleur rouge que produisaient Tyr, Sidon, Meninx et la Laconie. Pour la zone 4, la pourpre améthyste qui était fabriquée en Phénicie est la seule à ne pas correspondre à cette théorie. Cependant, la recette donnée par Pline pour l’obtention de cette couleur évoque un mélange d’un peu plus d’un Hexaplex trunculus pour un coquillage à pourpre dont nous ne connaissons pas le type : c’est probablement ce dernier qui apportait la couleur violette nécessaire à l’élaboration de la couleur améthyste. La pourpre de Gétulie pourrait être la seconde exception, mais elle ne provient pas d’un rivage méditerranéen.

Les théories énoncées par Aristote et par Vitruve n’avaient jamais été prises en considération. Or, la répartition spatio-temporelle, malgré toutes ses lacunes, tend à corroborer les théories des deux auteurs sur la couleur rouge que produisaient les coquillages à pourpre de Phénicie, du littoral sud de la Méditerranée et de Laconie. Nous manquons encore d’éléments concrets pour assurer leurs hypothèses sur les couleurs produites dans les autres régions de l’Empire, mais ils pourront être apportés par des prospections archéologiques et l’archéologie expérimentale. Voyons maintenant de quelles façons les teinturiers en pourpre se sont accommodés de ces couleurs dominantes.

Notes

  1. Arist., Hist. an., 5.15.547a : Ἔτι δ´ ἐν μὲν τοῖς προσβορείοις μέλαιναι, ἐν δὲ τοῖς νοτίοις ἐρυθραὶ ὡς ἐπὶ τὸ πλεῖστον εἰπεῖν.
  2. Arist., Hist. an., 5.15.547b : “Ceux qu’on trouve dans les golfes sont grands et rugueux, la plupart ont la fleur de couleur noire, mais certains l’ont rouge et petite” (καὶ αἱ μὲν ἐν τοῖς κόλποις μεγάλαι καὶ τραχεῖαι, καὶ τὸ ἄνθος αὐτῶν αἱ μὲν πλεῖσται μέλαν ἔχουσιν, ἔνιαι δ´ ἐρυθρὸν καὶ μικρόν).
  3. “Au contraire ceux qu’on trouve sur les grèves et autour des promontoires sont de petite taille et leur fleur est rouge” (αἱ δ´ ἐν τοῖς αἰγιαλοῖς καὶ περὶ τὰς ἀκτὰς τὸ μὲν μέγεθος γίνονται μικραί, τὸ δ´ ἄνθος ἐρυθρὸν ἔχουσιν).
  4. Supra, p. 30.
  5. Id autem excipitur e conchylio marino e quo purpura inficitur.
  6. quod habet non in omnibus locis quibus nascitur unius generis colorem, sed solis cursu naturaliter temperatur.
  7. Itaque quod legitur Ponto et Gallia, quod hae regiones sunt proximae ad septentrionem, est atrum ; progredientibus inter septentrionem et occidentem inuenitur liuidum ; quod autem legitur ad aequinoctialem orientem et occidentem inuenitur uiolaceo colore ; quod uero meridianis regionibus excipitur rubra procreatur potestate, et ideo hoc rubrum Rhodo etiam insula creatur ceterisque eiusmodi regionibus quae proximae sunt solis cursui.
  8.  André 1949, 47.
  9. André 1949, 172.
  10. Aujac 1966, 196-197.
  11. Aujac 1966, 141-143.
  12. André 1949, 196-197.
  13. Infra, p. 59.
  14. Infra, p. 60.
  15. Pour la Laconie : Clem. Al., Paed., 10bis, 115, 1-4 ; Paus. 3.21.6-7. Pour la Gétulie : Hor., Epist., 2.2.181-184 ; Pompon. 3.104.18 ; Plin., HN, 5.12.
  16. Θαλάσσῃ μὲν δὴ, πλὴν τοῦ Κορινθίων ἰσθμοῦ, περιέχεται πᾶσα ἡ Πελοπόννησος· κόχλους δὲ ἐς βαφὴν πορφύρας παρέχεται τὰ ἐπιθαλάσσια τῆς Λακωνικῆς ἐπιτηδειοτάτας μετά γε τὴν Φοινίκων θάλασσαν.
  17. Cardon 2003, 448-449.
  18. Nous remercions le Dr. S. Souissi de nous avoir accordé un entretien.
  19. On se reportera au catalogue, au nom du site donné dans le tableau.
  20. Supra, p. 35
  21. Catalogue, p. 179.
  22. Catalogue, p. 192 ; p. 196 ; p. 206 ; p. 159.
  23. Catalogue, p. 79.
  24. Infra, p. 49.
  25. “La pourpre la plus estimée est, en Asie, celle de Tyr ; en Afrique, celle de Meninx et de la cote gétule de l’Océan ; en Europe, celle de Laconie” (Plin., HN, 9.125-129 : Tyri praecipuus hic Asiae, Meninge Africae et Gaetulo litore oceani, in Laconica Europae).
  26. Paus. 3.21.6-7.
  27. Clem. Al., Paed., 10bis.115.1-4.
  28. Œuvres, 2.18.
  29. Infra, p. 53.
  30. Prop. 3.51.
  31. Infra, p. 68.
  32. Infra, p. 61 ; p. 69.
  33. Catalogue, p. 215 ; Verg., G., 3.305-307 ; Stat., Silv., 1.2.148-151 ; Juv. 1.29 ; Euseb., Hist. eccl., 7.32.2-4 ; Édit du Maximum, 24.2 ; Claud., Ruf., 1.207-208 ; Cassiod., Var., 1.1.2.
  34. Wilde 1840, 148-153 et 468-488.
  35. Catalogue, p. 214 ; Prop. 2.16.50-55 ; Mart., Epigr., 2.16 ; Clem. Al., Paed., 10bis.115.1-4 ; SHA, Carus, Carin, Numerus, 20.4 ; Claud., Carm., 8.552-553.
  36. La première mention de la pourpre de Gétulie est attribuée à Hor., Epist., 2.2.181-184 : “Pierres précieuses, marbre, ivoire, statuettes tyrrhéniennes, tableaux, argenterie, étoffes teintes avec les murex de Gétulie, il est des hommes qui n’en ont point, j’en sais un qui ne soucie pas d’en avoir” (Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas, / argentum, uestes Gaetulo murice tinctas / sunt qui non habeant, est qui non curat habere /).
  37. Desjacques & Koeberlé 1955, 199 ; Jodin 1967, 12.
  38. Si la pourpre de Tarente et la pourpre de Syracuse avaient été des pourpres luxueuses ou des pourpres à la mode, elles auraient très certainement été mentionnées dans l’Édit du Maximum.
ISBN html : 978-2-38149-008-3
Rechercher
Livre
Posté le 16/12/2022
EAN html : 9782381490083
ISBN html : 978-2-38149-008-3
ISBN pdf : 978-2-38149-015-1
ISSN : 2741-1508
10 p.
Code CLIL : 4117 ; 3385
licence CC by SA

Comment citer

Macheboeuf, Christine, “La géographie des espèces de la pourpre”, in : Macheboeuf, Christine, Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l’Empire romain, Pessac, Ausonius éditions, collection DAN@ 4, 2022, 47-56 [en ligne] https://una-editions.fr/la-geographie-des-especes-de-la-pourpre/ [consulté le 13/12/2022].
doi.org/10.46608/DANA4.9782381490083.7
Accès au livre Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l'Empire romain
Illustration de couverture • Hexaplex trunculus
(cl. C. Macheboeuf).
Publié le 16/12/2022
Retour en haut
Aller au contenu principal