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Chapitre 8• Poupées en série

Poupées en série.

Introduction

L’originalité du troisième long-métrage de Lucía Puenzo, Wakolda. El médico alemán, sorti en 2013 et adapté de son roman publié en 2011, repose sur son incursion historique et le traitement d’un sujet peu abordé par la littérature et le cinéma : la présence d’anciens nazis sur le territoire argentin après la Seconde Guerre Mondiale. La genèse du roman et du film s’inscrit dans un contexte de révision historiographique intense en Argentine. Où la mémoire, – expérience transmise ou expérience vécue – d’abord érigée en devoir, devint conflictuelle lorsqu’elle commença à contredire l’Histoire officielle et les discours constituants. Quelle place occupent les fictions de Lucía Puenzo dans ce moment où s’énoncent avec passion des vérités contradictoires, où resurgissent des questions longtemps réduites au silence dans les débats publics ? Quelles tensions révèlent les négociations à l’œuvre dans le roman et dans le film entre ce qui cherche à se dire et ce qui se terre ?

Il ne s’agira pas dans ce chapitre de requalifier le film en fonction des débats portant sur les relations qu’entretiennent le cinéma et l’Histoire, ni de proposer une analyse intertextuelle du film de Lucía Puenzo à partir du maigre corpus international abordant la figure de Mengele au cinéma1. Toutefois, les informations recueillies à propos des conditions d’émergence du roman et du film nourriront l’analyse qui interroge l’intrication entre les discours constituants et le positionnement de Lucía Puenzo. Mon objectif est d’interroger l’usage de l’Histoire dans la fiction El médico alemán, largement plébiscitée2 pour sa thématique historique, ainsi que les négociations de la cinéaste pour toucher un large public et consolider sa place dans un marché globalisé. J’essaierai de contribuer à « élucider la circulation de sens à quoi le film participe, si complexe et si subtile » en tenant compte de « l’association formellement cohérente et socialement (éthiquement) signifiante d’éléments esthétiques et non esthétiques […] et où notamment les contradictions “textuelles” concernent le réel » (Burch, 2006 : 165).

Après une première partie consacrée aux enjeux du roman, j’analyserai la sélection opérée par Lucía Puenzo lors du processus d’adaptation cinématographique et, dans une troisième partie, je m’intéresserai aux tensions à l’œuvre entre esthétique et idéologie.

Wakolda

Le roman et le film se distinguent du vaste ensemble de productions culturelles qui, depuis le milieu des années 90, se caractérise par une valorisation testimoniale sans précédent des expériences et narrations politiques révolutionnaires des années 70. Cécilia Gonzalez Scavino3 a démontré qu’en tant que narrations mémorielles, ces productions culturelles révélaient et mobilisaient à la fois une multiplicité d’usages collectifs des pratiques mémorielles (Halbwachs, 1997), une pluralité des voix et donc des mémoires en conflit (Jelin, 2002) et enfin différents usages politiques du passé (Traverso, 2005). Teresa Basile s’est intéressée quant à elle aux stratégies discursives de la génération qui vécut son enfance pendant le terrorisme d’état et produisit à l’âge adulte des récits traversés par cette mémoire traumatique4. Peu de sources en revanche ont interrogé la place et la part des sans-part5 mapuche, leur voix subalternes (Spivak, 1988) semblant toujours exclues de la sphère du discours et de la représentation hégémonique. Lucía Puenzo la convoque dans le titre de son roman Wakolda, laissant augurer une mise en perspective du retour du refoulé de l’histoire des massacres et de l’exploitation du peuple originaire au nom de la colonisation puis de la fondation de l’État-Nation argentin, érigé sur des frontières territoriales et identitaires exclusives.

De quoi Wakolda est-elle le nom ?

La matrice éditoriale et le regard culturel

Plusieurs éléments informent les circonstances de production et de publication du roman Wakolda, comme le dispositif de communication des éditions Duomo qui le présentèrent ainsi :

En su camino hacia la Patagonia en 1959, el científico alemán conoce a una familia que lo acoge en su nuevo hostal. Pronto el interés entre ellos crece, aunque la familia ignora que este hombre sofisticado y culto no es otro que el criminal nazi Josef Mengele, perseguido por el servicio de inteligencia israelí. Su carisma y misterio seducen sobre todo a la hija, cuyo físico a su vez fascina al médico. Lilith es una adolescente rubia, de piel muy blanca y grandes ojos azules, casi perfecta para Mengele, pero que apenas mide algo más de un metro. En Lilith, como en las muñecas de asombroso ideal estético ario que fabrica artesanalmente el padre, Josef revive todas sus obsesiones sobre la pureza y la perfección.

Le contenu de ce résumé laisse perplexe car il ne mentionne pas Wakolda, et l’on peut se demander s’il faut imputer cette absence à sa condition de paratexte éditorial, celui-ci étant souvent indépendant, voire très distinct, du paratexte auctorial, comme en témoignent l’un des différents dos de couverture du roman, ici pour la traduction en français6 :

En 1959, sur une route désolée en Patagonie, un médecin allemand pas comme les autres croise une famille argentine ordinaire et lui propose de faire route ensemble, afin d’être moins isolés. Ce médecin n’est autre que Josef Menguele. Très vite, il est fasciné par l’un des enfants, une jeune fille qui porte le doux nom de Lilith et qui est bien trop petite pour son âge. La fascination semble réciproque : elle ne peut quitter des yeux cet homme si cultivé et sophistiqué. Alors, quand il s’installe finalement dans la pension fraîchement ouverte par sa famille d’accueil, tout s’accélère. Surtout lorsque la mère de famille accouche de deux fragiles petites jumelles qu’il faut soigner. Traqué par des agents israéliens, il continue pourtant à vivre tranquillement, allant même jusqu’à investir dans le projet d’usine de poupées du père. Des poupées parfaites. Aryennes. Contrairement à Wakolda.

De même, la modification du titre, qui pourrait aussi répondre à des exigences de distribution internationale, confirme la prééminence donnée à l’histoire nazie et à la figure de Mengele. Lors de la réédition du roman, après le succès rencontré par le film, un sous-titre accrocheur et ambigu fut même ajouté : « Historia de una seducción ».

Contrairement à la prolixité des références concernant la présence nazie et les expériences génétiques menées en Europe, qui ponctuent presque tous les travaux publiés sur le film et/ou le roman, et surtout, contrairement au temps que la romancière-cinéaste déclara avoir consacré à la préparation de son roman sur ce sujet – un an et demi –, je n’ai pas trouvé d’allusion à une recherche sur les mapuche, ni de mentions de spécialistes de l’histoire mapuche dans les sources premières consultées. Cette absence de référence, mention ou source déclarée est une donnée pour interpréter le rapport entre la situation – incluant texte et contexte – et le surdestinataire, que Sophie Moirand7 proposa, dans la lignée de Bakhtine, d’analyser comme une représentation de « l’archétype de la conscience collective du domaine de référence dont l’auteur se réclame ou auquel il prétend accéder » (Moirand, 1988 : 458). En effet, c’est précisément à travers ces liens entre autrice, texte, configuration historique et lecteur·rice que se joue un rapport éthique qu’il est fécond d’envisager en reliant l’objet esthétique et ses conditions d’émergence.

Lucía Puenzo mobilise en pointillé plusieurs éléments du passé mapuche pour les insérer comme des traits saillants au sein d’une macrostructure narrative, ce qui pointe le rapport ambivalent entre histoire et culture à l’œuvre dans le roman. On trouve une trace de Guacolda dans le poème épique La Araucana rédigé en castillan par Alonso de Ercilla y Zúñiga, et daté de 1569, ainsi que dans plusieurs chroniques coloniales où elle fut célébrée en tant que compagne du guerrier Lautaro qui se souleva contre les Espagnols (Echeverri, 2013). Elle est donc à la fois un personnage littéraire crée par les Espagnols et un symbole de l’identité des peuples originaires qui, depuis la Conquête et la Pacification, luttent contre l’oppression, en Argentine et au Chili. Puenzo attribua le nom de Guacolda – dont elle modifia l’orthographe sans raison apparente –, à la poupée de bois et de tissu de Yanka, l’adolescente mapuche qui accepte de l’échanger contre Herlitzka, la poupée blanche et manufacturée de Lilith, et qui trouve son origine dans le nom attribué à une localité de la Province de Corrientes en hommage à l’ingénieur qui dirigea la construction du chemin de fer dans la région8.

Selon María José Punte9, la division du roman en deux parties justifierait l’idée d’une confrontation entre la culture des peuples originaires et celle des immigrants européens, devenus, au cours des phases de conquête territoriale, les nationaux. L’évocation de la Campagne du désert ferait ainsi une place au récit de l’expansion coloniale et de l’extermination massive de groupes ethniques et Wakolda s’inscrirait dans une logique de revalorisation des « vaincu·es » de l’histoire par la fiction dont le pouvoir réside dans la production de récits éclairant autrement les absences historiques. La gestation du roman puis de son adaptation coïncident avec un moment de forte mobilisation de la part des descendant·es des survivant·es qui réclament la reconnaissance de leur légitimité historique. Liliana Tamagno, spécialiste d’anthropologie socioculturelle à l’Université de la Plata, synthétise ainsi les liens entre politique contemporaine, histoire et discrimination raciale et ethnique10 :

Afirmamos que estamos frente a genocidio cuando las poblaciones indígenas son condenadas a vivir en total indigencia al ver abruptamente transformada su existencia frente al avance de proyectos en cuya diagramación no participan y que les son ajenos, no sólo porque no tienen en cuenta sus presencias, sino porque desconocen los valores que a pesar de todo aun las sustentan. Valores que se expresan en concepciones de vida, muerte, poder y naturaleza que son alternas a la concepción individualista que guía la expansión del capital y el desarrollo tecnológico a su servicio. Las muertes por desnutrición y por enfermedades que no tienen condiciones para tratar, los casos de suicidio étnico, el arrinconamiento, el desalojo y la represión cuando se rebelan y se juntan para deliberar sobre su existencia, son y continúan siendo una constante en el cotidiano de los pueblos indígenas. (Tamagno, 2011)

Le fait est que Lucía Puenzo est en phase avec l’actualité et que son projet donne l’occasion de revenir sur ce que David Viñas (1927-2011) étudia tout au long de sa trajectoire, à savoir les liens entre pouvoir et écriture et entre nation et narration.

La nation et sa barbarie. Situation d’énonciation

Je reprends à mon compte le titre La nación y su barbarie11 choisi par Viñas pour regrouper ses derniers cours publiés à titre posthume La date de publication de Wakolda (2011) coïncide avec un moment propice à la divulgation de travaux initiés dans les années 60 et qui commencèrent à circuler dans les années 2000 à une échelle transnationale pour revisiter la matrice « civilisation-barbarie » depuis une perspective critique. Ces travaux ont pour caractéristique commune de repenser les modalités de production des savoirs comme autant d’enjeux de luttes pour l’hégémonie et de questionnements des schémas et des modèles imposés et incorporés. Le philosophe et historien argentin Enrique Dussel12 avait retracé dès le début des années 90 le transfert des valeurs produites dans les pays « développés » aux pays « sous-développés » et la continuité de la relation de la dépendance.

La Modernidad se originó en las ciudades europeas medievales, libres, centros de enorme creatividad. Pero “nació” cuando Europa pudo confrontarse con “el Otro” y controlarlo, vencerlo, violentarlo; cuando pudo definirse como un “ego” descubridor, conquistador, colonizador de la Alteridad constitutiva de la misma Modernidad. De todas maneras, ese Otro no fue “des-cubierto” como Otro, sino que fue “en-cubierto” como “lo Mismo” que Europa ya era desde siempre. De manera que 1492 será el momento del “nacimiento” de la Modernidad como concepto, el momento concreto del “origen” de un “mito” de violencia sacrificial muy particular y, al mismo tiempo, un proceso de “en-cubrimiento” de lo no-europeo. (Dussel, 1994 : 10)

Le rapprochement entre les concepts de modernité et de colonialité constitua le point de départ d’une critique décoloniale de l’eurocentrisme dont l’invasion se produisit sur le plan biopolitique et sur le plan de l’imaginaire latino-américain, construisant une subjectivité altérisée, subalternisée et racialisée.

En se saisissant de références historiques dans son roman, Lucía Puenzo créa une situation fictive favorable à un éclaircissement ou du moins à une mise en scène, même indirecte, de ce rapport. Peut-on en déduire que les passages consacrés à la Campagne du désert et à l’histoire mapuche constituent une contribution à la déconstruction de cet imaginaire et de cette conception hégémonique de l’histoire, remise en cause en Amérique latine à partir des années 70 par la philosophie de la libération et la théologie de la libération basée sur la pédagogie de l’opprimé, de Paolo Freire ? Lucía Puenzo manifesta-t-elle ainsi son intérêt pour les silences de l’histoire concernant les pratiques génocidaires présentées comme une solution visant à extirper le « sauvage » du corps de la nation argentine ? Dans quelle mesure se nourrit-elle de ce mouvement de relecture critique de l’histoire qui, depuis la fin des années 1990, fit l’objet d’une réévaluation transdisciplinaire remarquable en termes de publications, et que la politique indigéniste entreprise durant le kirchnérisme tenta de matérialiser ?

Son ejemplos de ello la movilización generada por el proyecto de relevamiento territorial y por la puesta en acción del Consejo de participación indígena; la movilización que hizo posible la multitudinaria Marcha Indígena del Bicentenario en el mes de Mayo del 2010 y la recepción de referentes indígenas en la Casa de Gobierno por parte de la Presidenta de la Nación; el espacio particularmente dedicado a lo indígena en la escenificación realizada por el Grupo Teatral Fuerza Bruta como corolario de los mismos festejos; así como también el espacio significativo que la temática indígena ocupa en la programación del Canal Encuentro del Ministerio de Educación de la Nación; esto para nombrar los que entiendo como de mayor impacto en la sociedad argentina en los últimos años. (Tamagno, 2011)

Il convient de préciser que ce que les un·es considèrent comme une forme de réparation et de valorisation est loin de faire l’unanimité, comme le rappela le journaliste Darío Aranda qui retraça l’histoire des violences d’État depuis deux cents ans et l’histoire de l’impunité liée à la négation du génocide et des expropriations successives selon un modèle d’extractivisme toujours actuel13

Creo que la omisión sobre el genocidio indígena también se corresponde con una cuestión de clase, que incluye a intelectuales de izquierda y de izquierda peronista o kirchnerista, que relativizan lo que ocurrió. Pasó para mí con un artículo que discute los reclamos de plurinacionalidad de los indígenas. Creo que el fondo del problema es que las comunidades indígenas debaten cosas que ponen en aprietos al progresismo, como el tema de los recursos naturales, a quién pertenecen, cómo se debieran cuidar, y cuál es el modelo de desarrollo. (Aranda, 2010)

Le journaliste au quotidien Página 12 et collaborateur de l’Observatorio de Derechos Humanos de Pueblos Indígenas établit une continuité entre les pratiques génocidaires, reconnues dans le cas du nazisme et de la dictature argentine, et celles mises en œuvre contre les peuples originaires, et qui furent oubliées ou niées :

Campos de concentración. Desaparecidos. Torturas. Asesinatos masivos. Robo de niños. Las cinco acciones fueron sistemáticamente ejecutadas por el nazismo y la última dictadura militar de Argentina. Los dos, a pesar de pertenecer a distintos momentos históricos, fueron reconocidos como genocidios. (Aranda, 2010)

La conflictualité mémorielle qui agite la société est dès lors à envisager comme une scène englobante, c’est-à-dire comme le type général de discours au sein duquel la locutrice-romancière Lucía Puenzo prend la parole, soit l’inter-discours14, cet « ensemble des unités discursives (relevant de discours antérieurs du même genre, de discours contemporains d’autres genres, etc.) avec lesquelles un discours particulier entre en relation implicite ou explicite » (Charandea, Maingueneau, 2002 : 324). L’enjeu est d’examiner les multiples formes de relation que le roman Wakolda tisse avec d’autres discours, et comment le roman entre dans l’inter-discours.

Dans cette optique, il convient de rappeler que le dialogue entre les arts et les sciences s’est développé notamment grâce à la perspective transdisciplinaire qui irrigue les sciences humaines et sociales. Les travaux les plus récents visent à diffuser plus largement et à une échelle planétaire des débats portant sur la légitimation historique de crimes et d’exactions commises, à leur classification, et aux possibles modalités de réparation15. Dans le champs de l’histoire interculturelle argentine, la vigilance des acteur·rices du champ culturel s’est accrue face à la vague négationniste portant sur l’Holocauste et le terrorisme d’État de la dernière dictature civico-militaire argentine16. En 2009, l’INADI (Instituto Nacional contra la Discriminación, la Xenofobia y el Racismo) s’en fit ainsi l’écho dans la presse pour alerter l’opinion publique17. Ces éléments font partie de la genèse du roman de Lucía Puenzo. Les manifestations de la présence mapuche permettent-elles pour autant de valider l’hypothèse d’une relecture critique de l’archive coloniale ?

Présence mapuche dans le roman

Pour comprendre l’interprétation de l’histoire qu’induit le roman, il convient de se centrer sur les éléments relayant la prise en compte d’un imaginaire historiquement tronqué et en cours de réélaboration grâce au développement et à la circulation de connaissances actualisées. On peut considérer que la fiction Wakolda illustre l’infusion entre les sciences humaines et les arts, à la fois terreau et moule des discours constituants. Dans la mesure où Lucía Puenzo revendique l’importance du matériau historique dans la création romanesque, j’essaierai de montrer comment celui-ci se met en conformité ou en disconformité avec l’archive mobilisée.

Une rencontre anecdotique

Bloc 12 • Lucía Puenzo, Wakolda
Une rencontre anecdotique

Une tempête sur la route de Bariloche est le prétexte narratif à une rencontre imprévue entre les membres de la caravane et quatre mapuche :

[…] un hombre y dos niños, las cabezas y los cuerpos cubiertos con pedazos de chapa, una armadura improvisada que los transformaba en una mezcla de caballeros medievales y mendigos. […] Sus perros – que de tan salvajes parecían hienas – lo rodearon en silencio, moviendo las colas sin atreverse a ladrar. […] una chica de unos quince años, con el pelo negro y la piel trigueña, tan oscura como la de los dos varones. La mirada de Lilith se detuvo en la panza sietemesina que asomaba por debajo de una camiseta raída, por encima de unos pantalones de hombre. (Puenzo, 2011 : 31-33)

Cette description est un pastiche des récits de voyageurs sur la nature, les lois et les mœurs des contrées sauvages visitées au XIXe siècle qui instituèrent la pensée de la race comme une donnée scientifique. Tels des spécimens exposés au regard des lecteur·rices18, les mapuche sont observés à partir de leur différence et selon des critères d’observation européens ethnocentrés émanant de la famille criolla et/ou de l’anthropologue allemand qui s’avère être Mengele. Miséreux et incultes – le père sait lire mais pas les enfants, non scolarisés sans doute en raison de leur isolement géographique –, ils arrachent les pages du livre Ciencia mapuchepour allumer le feu, détruisant eux-mêmes la source d’un savoir qui leur serait propre… Je me suis demandé s’il pouvait s’agir d’une allusion à l’anthologie intitulée La Ciencia Secreta de los Mapuche, Aukanaw, dont le but était de réécrire l’histoire depuis la perspective indigène en rendant compte des travaux menés par la communauté mapuche – initiée dans les années 60 elle fut finalisée en 1995 – ? L’avertissement final de ce texte en lettres capitales: « EL LECTOR CRÍTICO ES EL COLABORADOR EN LA OBRA DEL AUTOR, MIENTRAS QUE EL LECTOR SUPERFICIAL ES SU ENCUBRIDOR »19, interpelle.

Père, fils et fille se nourrissent frugalement de viande séchée, ont des croyances magiques et des rituels exotiques. La violence et la barbarie des sauvages sont également suggérées par la grossesse de l’adolescente Yanka, en âge d’être la fille du chef de famille, Cumín, qui lui impose une relation incestueuse – qui rappelle le double inceste subi par Ailín dans El niño pez, une autre enfant indigène.

Tout le chapitre est construit sur une asymétrie socio-culturelle (éducation, lecture, mœurs, valeurs, habillement, aspect physique) qui révèle une forme d’orientalisme criollo caractéristique des Argentins « blancs » de descendance européenne, dont il est pourant difficile d’identifier la fonction. S’agit-il d’une stratégie littéraire, d’un détournement discursif dont la portée serait critique ou parodique ? En effet, la description par le narrateur omniscient des personnages indigènes est à la fois victimisante et surplombante, ce qui accentue encore le décalage entre le partage des voix, puisque le point de vue qui domine largement le roman, – salué par la critique comme un choix auctorial fort – est celui de Mengele, l’un des principaux responsables du génocide nazi. Très ponctuellement et brièvement – l’austérité du personnage de Cumín servirait-il de justificatif à sa parcimonie discursive –, le point de vue et la voix des mapuche apparaissent comme des éraflures à la surface du corpus textuel. La méconnaissance d’une large partie de la population argentine dans les années 60, figurée par l’ignorance de la famille de Lilith, aurait-elle pour fonction de pointer une forme de déresponsabilisation collective ?

Le maillage discursif révèle par ailleurs l’imbrication synchronique de récits fondateurs qui placèrent la matrice de la race au centre du projet nationaliste, ce qui justifia les exterminations historiques programmées et dont l’Holocauste fut le point culminant. La lecture suscite un malaise qui vient du déséquilibre structurel dans la répartition des vecteurs d’information sur la réalité évoquée car à l’hétérodésignation dominante des regards portés sur les indigènes s’ajoute l’absence de réciprocité. Les commentaires racistes de José-Mengele, exprimés par sa voix intérieure, ne sont pas contredits puisqu’il n’y a pas, ou si peu, de voix intérieure porteuse d’une possible (d)énonciation par Lemún, Nahuel, Yanka et Cumín, en réaction à l’intrusion des blancs. Les deux exceptions relevées ne font que renforcer l’asymétrie des périmètres de chaque personnage dans la fiction, dont une première apparition de la voix intérieure exprimant l’intuition de Cumín :

Era el único que le inspiraba desconfianza, hasta su sonrisa era helada. Parecía un autómata con una máscara, huraño, sin un gesto humano, rígido como un andamio de madera cubierto de ropa. Vacío. ¿Vacío de qué?, se preguntó Cumín. De él, se respondió. Ahí no hay nadie. (Puenzo, 2011 : 39, l’autrice souligne)

Le narrateur confère au mapuche une compétence empreinte de préjugés culturels et d’un binarisme catégoriel stéréotypé. Le pouvoir des chamanes fait ainsi face aux pouvoirs du médecin allemand, comme si les deux personnages se situaient sur un même plan a-historique20. La seconde manifestation d’une voix intérieure traduit une réaction de Cumín face à la méconnaissance des fils, pourtant scolarisés, d’Eva et Enzo :

¿Vos te creés que exterminar a todos los pueblos indígenas no fue un plan? ¿Sabés qué decían? Que primero iban a exterminar a los nómades y después a los sedentarios… Pero acá estamos, tenemos raíces y tierra y nadie nos exterminó. Somos la prueba viviente del fracaso de un proyecto. (Puenzo, 2011 : 53)

Si la déclaration du père mapuche, concise et sans adresse véritable, a pour fonction de condenser la colère des descendant·es survivant·es victimes de l’histoire et du refoulé de l’histoire, le fait qu’elle soit suivie d’un geste et d’un propos qui la réinscrivent dans un schéma réducteur de la sauvagerie en atténue la portée : « Bajó el grito de un trago de aguardiente– La puta que te parió – dijo, por lo bajo. Y era el insulto perfecto, casi una añoranza, porque lo había parido una puta que nunca quiso saber nada de ser madre. » (Puenzo, 2011 : 53) Le chapitre 4 est construit sur cette logique opposant l’affirmation de savoirs ancestraux et d’une résistance hors du commun à une mésestime de soi, redoublée par l’absence d’un véritable dialogue avec les hôtes blancs d’une nuit de tempête. Elle a pour effet d’inscrire le caractère irrémédiable d’un destin mapuche ainsi que d’une altérité irréductible.

La trentaine de pages consacrées à la rencontre entre deux univers reproduit un schéma antagonique fondé sur les observations formulées par les adultes, dérangés par les questions « naïves » que s’autorisent à formuler à voix haute les enfants – Lilith et Tomás. On retrouve ici une caractéristique de l’enfance promue et exploitée par la romancière-cinéaste dans toute son œuvre : la curiosité. Toutefois, celle-ci ne fait pas le poids narrativement parlant face à la crainte des parents retranchés dans un silence qui creuse encore l’écart entre un « nous » et un « eux », la famille blanche et les mapuche. Le principal ressort de l’altérisation c’est la monopolisation du discours et le privilège accordé, dès la première page du roman, au point de vue du protagoniste nazi, obsédé par la pureté du sang et des gênes, et menant un combat eugéniste contre le mélange. Or, c’est encore par sa voix, introduite par celle du narrateur, que sera évoqué, beaucoup plus tard dans le roman, le génocide mapuche :

José había pasado los últimos meses leyendo sobre los peligros de la mezcla en los territorios argentinos. Antes de ser diezmados, los aborígenes conformaban una tercera parte del total de los habitantes del país. Ya Sarmiento y Alberdi estaban convencidos de que la sangre europea mejoraría la calidad de una población constituida fundamentalmente por indios y criollos. Wakolda era la prueba de que no valía la pena perder el tiempo con engendros nacidos de la mezcla. (Puenzo, 2011 : 135)

La tension entre ce qui se dit, qui l’énonce, à qui et dans quel but, hante le roman et interroge la portée d’un discours qui rappelle que la fabrique de l’autre renvoie à une dimension relationnelle. S’agit-il ici d’une stratégie discursive pointant l’aveuglement tenace de l’histoire officielle qui recouvrit l’histoire des peuples originaires, exclus de la matrice nationaliste après avoir été exterminés par les fondateurs de la Nation Argentine ?

Los miraba preguntándose cómo era posible que un pueblo de raza bastarda, con mezclas tan contrapuestas e indeseables, hubiera podido sobrevivir por milenios en condiciones tan inhóspitas. Una raza genéticamente degenerada por el veneno de la mezcla, inoculado por más de dos mil años en su sangre… (Puenzo, 2011 : 35)

La structure du roman et l’omniscience détachée de la voix narrative entretient le trouble quant à sa propre responsabilité. L’effet de surcadrage narratif produit par les observations entomologiques morbides de Mengele, en phase avec un projet thanatopolitique avéré, prennent de fait le dessus sur les autres regards.

La guerre selon…

Ce n’est que dans le troisième tiers du roman, plus précisément au chapitre 8 qui ouvre la deuxième partie intitulée Wakolda, qu’une autre prise en charge de l’Histoire émerge, à travers la voix de voyageurs étrangers. Non seulement ils sont d’emblées victimes d’une suspicion chauviniste universelle, mais surtout, leurs propos sont également encadrés par les commentaires de Mengele, auxquels les lecteur·rices se sont d’ailleurs habitué·es depuis cent vingt pages. À cela s’ajoute la mise en scène de la parole à travers un duel entre les égos des deux hommes – le français et l’allemand – qui ne se supportent pas d’emblée, un duel qui conditionne et finalement recouvre en la détournant l’attention portée aux faits historiques enfin rapportés. J’en veux pour preuve cet extrait construit sur le mode du repoussoir et de la disqualification du locuteur avant que celui-ci expose le sujet des camps de concentration mapuche :

José apenas toleraba el acento gangoso del francés, su risa desmedida, la falsa humildad con la que contó que escaló volcanes, montes y glaciares, remontó el Amazonas, vivió en leprosarios, escapó de un alud en las cercanías de los salares de Cuzco, rescató una docena de trabajadores en los derrumbes de unas minas de oro bolivianas….(Puenzo, 2011 : 121)

C’est juste après cette évocation de Mengele que la raison de la présence du couple aventurier français – la femme ne prendra jamais la parole –, est enfin connue.

1879. El bisabuelo de mi mujer era galés. Escribió todo esto en sus memorias. Vinimos hasta acá para fotografiar las ruinas de esos campos… Después de la campaña y la derrota indígena entró en acción la policía de frontera: cada vez que detectaba a una familia indígena la deportaba a otro territorio… Se habla de entre diez mil y veinte mil indios que pasaron por esos campos de concentración. Si hasta tuvieron que habilitar dos cementerios especiales en el 79, eso le da una idea de la magnitud de lo que pasó. La otra política era impedir nacimientos en el grupo. Separaban a las mujeres de los hombres, a los niños de sus padres, les cambiaban el nombre… Muchos saben que tienen ascendencia indígena pero no pueden reconstruir su historia familiar porque a su antepasado le pusieron Juan Pérez. La verdad es que la clase dirigente de la época se repartió el botín… Si hasta el diario El Nacional titulaba cada tanto «Hoy entrega de indios» … Las damas de la alta sociedad se daban una vueltita los miércoles y los viernes por el Hotel de Inmigrantes a buscar niños para regalar y mucamas, cocineras y todo tipo de servidumbre para explotar. Destrozaban familias sin pestañear. 

— Qué horror —susurró Eva. No se detuvo a pensar que muchas de las chinas y peones que trabajaban en esa misma casa cuando ella era una nena eran la descendencia de esos hijos que habían sido arrancados de sus padres décadas atrás. Lilith miró a sus padres para entender si lo que contaba el francés era cierto: vio a su padre persignarse en silencio. José era el único que tenía una mueca extraña en la boca, mezcla de sonrisa y desconcierto: no podía creer lo que escuchaba (al final, ellos no habían inventado nada).

— La guerra se hizo con el pretexto de proteger los pioneros en las fronteras, pero ellos no entraron en el reparto. Ni los antiguos pobladores fronterizos ni los indígenas que quedaban… lo que se hizo fue crear un espacio vacío para grandes propietarios, estancieros bonaerenses o capitales ingleses. En veintisiete años el Estado regaló por moneditas casi cincuenta millones de hectáreas a terratenientes de familias patricias.

Cuando se levantaron de la mesa, todos (menos José) pesaban un par de kilos más, y no era sólo por el chivito que habían devorado. El francés tenía el talento de encarnarles culpa a sus oyentes, lo hacía con verdadera devoción. Cuando ofreció sacarles una foto delante de la casa, Eva y Enzo sintieron una pizca de vergüenza de estar ahí, parados sonrientes frente a una mansión que habían heredado sin el menor esfuerzo. (Puenzo, 2011 : 121-122)

La généalogie familiale – le bisaïeul de sa femme était gallois – renvoie à l’histoire internationale et nationale, la date mentionnée, 1879, ayant marqué le début de la conquête du Désert initiée par le Général Julio Argentino Roca, qui devint président de la Nation Argentine. La vision naturaliste et sa lecture progressiste, pérennisée par ses élites, officialisa et justifia l’entreprise collective pour mater les « groupes violents d’Indiens » qui refusaient de « se laisser assimiler » par la « civilisation occidentale ».

Citer intégralement ce passage permet d’en percevoir le rythme, l’atmosphère et le ton. Un long paragraphe puis un plus court constituent un contrepoint historique partiel, les deux paragraphes intercalés rendant compte des effets produits sur l’audience. Les faits rapportés par le Français ne sont pas situés géographiquement et ne rendent pas compte de l’ampleur de la guerre livrée pour assurer une domination totale sur les régions du sud de la Pampa et sur la Patagonie orientale, jusqu’alors territoires de la nation mapuche. Les exactions commises évoquées sont incomplètes mais pointent les responsables de cette naissance dans le sang de la nation argentine.

Les faits repris dans le roman semblent inspirés des travaux d’Osvaldo Bayer21 – connu du grand public depuis 1974 pour La Patagonie rebelle, de Héctor Olivera, Ours d’Argent à Berlin mais censuré en Argentine jusqu’en 1983 –, un film adapté de son enquête-roman sur les grèves des « peones patagónicos » (journalier de Patagonie) du début du XXe siècle.

Benefició a los poderosos. La Campaña del Desierto fue por iniciativa de la Sociedad Rural, está todo en sus propias actas. Cofinanció la Campaña del Desierto, cuatro pesos por hectárea. Después de la Campaña se repartieron 40 millones de hectáreas entre 3.800 estancieros. De ahí viene el poder. Esa acción se suele juzgar como un hecho progresista y no como una verdadera masacre de indios. Nunca se enseñó que Roca y el presidente Avellaneda restablecieron la esclavitud, que había sido abolida por la Asamblea de 1813. Eso no se puede negar. Está en todos los diarios de Buenos Aires de aquellos años. Decía en enero de 1879: « Hoy entrega de indios a toda familia de bien que lo solicite se entrega un indio varón como peón, una china como sirvienta y un chinito como mandadero ». Hasta impusieron la esclavitud de los niños22.

À qui est destiné cet exposé sur la Campagne du désert et les politiques d’extermination qui suivirent, dont la fonction informative quoique partielle en fait une pièce remarquable du roman Wakolda ? Aux lecteur·rices qui, comme le couple diégétique atterré Enzo-Eva dans les années 60, continueraient d’ignorer l’histoire mapuche ? Dans ce discours oral, le locuteur affirme sa légitimité en revendiquant sa généalogie. La mémoire familiale ressurgit grâce au petit-fils voyageur qui transmet les témoignages pour élargir le prisme des connaissances à un public plus large. Faut-il voir dans ce jeune français un alter ego de la romancière-cinéaste ? Le personnage de fiction et l’autrice manifestent une même volonté de contribuer à (r)éveiller les consciences et à ce que les recherches sur la réalité mapuche se poursuivent. Le voyageur documente l’Histoire perdue en photographiant des ruines pour enrichir de preuves supplémentaires le travail de reconstitution d’une archive lacunaire ou manquante. Parallèlement, la confusion entre la subjectivité du narrateur premier et celle de la voix de Mengele demeure. En effet, lorsque le narrateur extradiégétique omniscient commente l’insouciance d’Eva, son jugement péremptoire produit un effet de continuité – de complicité ? – avec le point de vue cynique de Mengele.

— Qué horror —susurró Eva. No se detuvo a pensar que muchas de las chinas y peones que trabajaban en esa misma casa cuando ella era una nena eran la descendencia de esos hijos que habían sido arrancados de sus padres décadas atrás. (Puenzo, 2011 : 121-122)

Il y a de l’ironie dans le roman de Lucía Puenzo comme ici lorsque la voix narrative glose la réaction d’Eva en faisant allusion à certains faits historiques. Mais l’écart entre un·e narrateur·rice et le personnage de Mengele se dilue au point que l’ambigüité interroge sur la troisième composante de ce que Genette appelle la voix, à savoir l’autrice. On en revient à la question de la singularité du traitement des faits, de la matière historique, par la romancière. Faut-il considérer la (re)construction de l’histoire par la narration comme une invention de l’histoire ? Si l’épisode mapuche ne donne pas lieu à une mise en intrigue historique, en revanche dans le reste du roman et plus encore dans le film Wakolda, c’est bien l’intrigue qui va supplanter l’histoire, transformant celle-ci en un simple ingrédient de la fiction.

Poupées trafiquées

Une attraction médiatisée

La nuit de la tempête s’avère déterminante pour la jeune Lilith puisqu’elle donne lieu à la découverte d’une réalité inconnue qui se matérialise par l’échange de poupées – Herlitzka contre Wakolda. En revanche, ses parents, en transit et vulnérables, se montrent soucieux de quitter ce lieu inhospitalier et de retrouver leur normalité, de même que ses frères, délestés de leurs bandes dessinées par les frères de Yanka. « La risa de los hermanos se interrumpió de golpe al encontrar, en medio de las historietas de vaqueros gringos, romanos y griegos, una de indios y soldados situada en el desierto mismo en que vivían. » (Puenzo, 2011 : 50) Celles-ci contenaient des caricatures racistes prises au premier degré par les garçons, ce qui signale une modalité de désinformation et de production de la différence dans leur propre environnement. Ce n’est pas l’aspect de la poupée qui attire Lilith mais son étrangeté, son mystère, et les soins dont l’entoure sa maîtresse :

Tenía el pelo negro larguísimo, hasta las rodillas; la cara, manos y pies tallados en madera; los ojos negros y aindiados; la nariz recta, los labios gruesos, la panza hinchada; una túnica tallada a mano… […] Pero algo, probablemente el misterio o el cuidado con el que Yanka la sacó de la caja y la peinó con los dedos, le hizo querer quedarse con esa muñeca más que nada en el mundo. (Puenzo, 2011 : 57)

Les interprétations croisant philosophie et psychanalyse insistent sur la fonction du jouet dans la socialisation genrée et le passage de l’enfance à l’âge adulte. María José Punte, qui a le plus écrit depuis cette perspective dans ses analyses de films (2012, 2015, 2019), lit également dans l’échange de poupées une forme de rééquilibrage symbolique entre le destin des deux adolescentes. Leurs destins respectifs sont en effet prédéterminés par la consubstantialité des rapports sociaux (Kergoat, 1978, 2012), ce qui dans le cadre de la diégèse implique une imbrication (que Jules Falquet requalifie en combinatoire straight, 2016) pour aborder les oppressions de race, de classe, de sexe et de genre. Herlitzka est l’alter ego en porcelaine de l’enfant blanche, la criolla, et représente l’Europe industrialisée, modèle de modernité et de sophistication, symbolisée par le mécanisme horloger logée dans son cœur. Celui-ci renvoie par ailleurs à une conception de l’historicité et d’un temps mesurable fort différent de celui que figure Wakolda. Conçue par un·e machi23, avec du bois d’encens, elle est brune, a le ventre arrondi – à l’image de Yanka, enceinte – et renferme un talisman non décrit mais qui aurait le pouvoir d’exaucer les vœux.

La fascination réciproque des deux filles est le signe d’une curiosité et d’une ouverture souvent attribuée à l’enfance et qui implique une prise de risque, voire une transgression. Lilith et Yanka transgressent chacune un interdit en se passant de l’autorisation parentale ou en passant outre l’interdiction, et en se transmettant ainsi le pouvoir dont chacune a investi sa propre poupée. Pourtant, une fois encore, le décalage entre les voix narratives signale un point de vue dominant :

Miró a una y a otra, pero era imposible ganarle a Wakolda. No eran solamente sus poderes, había llegado a sus manos en medio de una noche de tormenta en el fin del mundo, desenterrada, cubierta de tierra… ¿Quién hubiera podido resistirse? Lilith tenía alma de pirata, se le hizo agua la boca al pensar en el botín que se llevaba. —Está bien. Te la cambio. Como todo pirata, hubiera querido engañarla a último momento para llevarse las dos, pero Yanka era una digna adversaria. (Puenzo, 2011 : 57)

Le discours indirect libre mêlant la voix du-de la narrateur·rice et celle du personnage de Lilith élude les pensées de Yanka, ce qui renforce encore l’asymétrie. Au final, le regard dominant de Lilith sur Yanka altérise celle qui aurait pu être son alter ego. Cette subalternisation du regard supposé neutre ou pur ou libre de l’enfant traduit-trahit en fait la colonialité du pouvoir. Son évaluation et son jugement sont une forme de prolongation de l’héritage culturel occidental eurocentré, assimilé par les élites criollas d’Amérique latine et devenu un discours constituant transmis de génération en génération sans être questionné.

Une nuance est toutefois apportée puisque Lilith, la jeune pirate, concède à son adversaire une dignité qui est un gage de reconnaissance, et s’interdit du même coup de reproduire symboliquement le pillage commis par ses ancêtres. La pulsion enfantine de possession finalement réfrénée résonne comme un écho critique contemporain, lointain et très atténué, de la soif de conquête.

La fonction de la poupée Wakolda est double et relève du fétiche : plutôt qu’une allégorie du peuple mapuche, elle fait figure de modèle réduit du peuple et de la culture mapuche et aussi de rappel condensé de l’histoire et du silence qui entoura la disparition programmée de son peuple. Cette miniaturisation opère sur les plans narratif, discursif et énonciatif et produit des effets sur la réception. Elle pointe les limites d’un éclairage artificiel construit par une fiction insuffisamment informée et surtout la relégation au second plan de la composante mapuche. Ce manque considération, passée inaperçue aux yeux de la critique, est d’autant plus criant que la prise en charge de l’autre sujet du roman, l’accueil des nazis en Argentine, fut en revanche systématiquement signalée et valorisée. La romancière raconta qu’en Allemagne, les résistances envers le sujet du roman furent difficiles à lever – « No la querían ni leer. Me dijeron desde la editorial que era un tema inflamable en Alemania de que gente de afuera se meta con el nazismo »24 –, et qu’il lui fallut se soumettre à la minutieuse expertise d’un groupe d’historiens et de lecteurs et produire un glossaire pour être publiée. Il n’en alla pas de même en Argentine.

Métis-sage

La notion d’embrayage paratopique, défini comme un « ensemble d’éléments qui participent à la fois du monde représenté par l’œuvre et de la situation à travers laquelle s’institue l’auteur qui construit ce monde » (Maingueneau, 2004 : 95-96), permet d’observer le processus de construction de l’identité énonciative de Lucía Puenzo dans Wakolda. Le premier indice est l’affirmation du métissage comme essence du roman.

Pero a medida que escribía empecé a entender que en el mestizaje está el corazón de la novela… Todos nosotros somos de sangre mezclada. Lo había escrito en la primera página: Ahí está la verdadera guerra: pureza o mezcla. En esa frase estaba escondido el tema, y hasta las dos partes en las que la novela se divide, que son Wakolda (una muñeca mestiza) y Herlitzka (una muñeca aria). Evidentemente había algo en el vientre de esa muñeca embarazada que era central en la historia. (Zunini, 2011 : web)

Malgré cette déclaration d’intention de Lucía Puenzo, le métissage n’apparaît dans la diégèse que comme le leitmotiv repoussoir qui traduit l’obsession raciste du généticien eugéniste Mengele. L’échange secret de poupées entre Yanka et Lilith est la seule piste d’un métissage culturel utopique mais elle demeure une promesse non tenue faute de développement narratif conséquent. Dans le roman, l’échange est en effet remis en cause par Yanka qui retrouve Lilith et lui réclame Wakolda. Quant à la fin tragique du récit et du film, elle signe la victoire du mal et du Mâle : Mengele s’envole laissant derrière lui les corps abusés des femmes, des adolescentes et des poupées.

Levantó la mano para mostrar a Wakolda, lista para el intercambio de rehenes. Yanka caminó hacia ella con Herlitzka agarrada del cuello.
— Dijiste que tenía poderes —dijo Lilith—. Que me iba a cumplir los deseos.
— Dámela.
— No me cumplió ninguno.
— Te mentí.
— ¿Qué tenía adentro?
El verbo en pasado encendió la primera alarma. Recién ahí Yanka miró a Wakolda y vio la sutura en el cuerpo de trapo. Le quitó la muñeca de las manos y la abrió de un tirón: un puñado de ojos de vidrio turquesas se desparramaron sobre la nieve. La imagen fue tan violenta que Lilith se agachó para agarrar a Wakolda, cubierta de nieve y con el vientre vacío. (Puenzo, 2011 : 201)

La romancière laisse à l’imagination des lecteur·rices le soin de combler le vide accompagnant le secret qui entourait le talisman placé par un·e machidans le corps de la poupée que Mengele a extrait, s’accaparant un savoir et un pouvoir sans égal et désormais sans partage, et y déposant à la place des yeux bleus, dont le symbole eugéniste ne peut échapper à personne, la haine du « mélange des races » ayant été énoncé sous toutes les formes possibles tout au long du roman.

En parlant de métissage sans préciser comment elle l’envisage, la cinéaste entretient une confusion d’autant plus problématique que le terme fait l’objet d’une bataille épistémologique autour de son usage et de son ancrage dans l’histoire et la culture. Se réfère-t-elle à au mélange des « races » africaines, indiennes, asiatiques, européennes, constitutif de la nation argentine mais nié par les élites qui se présentaient comme le produit d’un métissage blanc européen, fruit des vagues successives d’immigration entre les années 1880 et 1930 en particulier ? Ce récit est historiquement lié à l’idéologie chrétienne du XVe siècle, l’impossibilité de prouver sa « pureza de sangre » – la pureté du sang renvoyait alors au degré de chrétienté – ayant autorisé la discrimination et l’expulsion des juifs et des arabes de la péninsule ibérique.

La production romanesque et filmique de Lucía Puenzo est ponctuée de références aux rapports de pouvoir et d’oppression croisant la classe et la race. On les retrouve dans les insultes – negros, cabecitas, bolitas, chusma, etc. – que profèrent certains personnages à l’égard des personnes métisses de classes populaires ou défavorisées vivant dans les quartiers pauvres et les zones périphériques de la capitale fédérale – las villas –, dans les régions de l’intérieur (Yanka et sa famille mapuche), ou venant de pays limitrophes (Ailín-La Guayi, la domestique guaraní). La racisation des rapports de classe25 oppose des adolescentes blanches de classe moyenne ou élevée, Lilith et Lala, à leurs alter ego soumises à la fois aux lois du régime patriarcal, au racisme et à une pauvreté extrême, cette imbrication renforçant leur condition d’objet de désir.

Si bien en esa novela [El niño pez] es mencionado el sometimiento resultado de la conquista española, en Wakolda aparece tematizada la continuidad de sus efectos en el presente a pesar de cierto discurso tranquilizador de una Argentina mestiza o “crisol de razas”. (Punte, 2019 : 34)

Cette concise réserve de la spécialiste et compatriote de la romancière, qui ne développe pas non plus les implications et les effets de cet emploi apaisant d’un métissage national, traduit selon moi un brouillage du positionnement. Le mythe homogénéisant du « creuset des races » autour duquel se construisit le récit national trouve sa source dans les classifications établies par les secteurs dominants pour différencier, exclure, marginaliser et/ou exterminer les groupes humains socialement incapables de s’assimiler. Il y a là une forme d’insouciance idéologique quant à la propre position d’énonciation de la romancière au sein du champ culturel, à moins qu’il ne s’agisse d’une stratégie de neutralisation d’une conflictualité contemporaine par une forme de consensus universalisant.

Dans la deuxième partie du roman, la sidération puis la culpabilité du couple parental Enzo-Eva à l’évocation des violences commises au nom de l’État-nation annonce – la diégèse se situe dans les années 60 – l’ignorance apathique d’une partie de la nation argentine, aveugle aux exactions commises quinze ans plus tard par la dictadure cívico-eclesiástico-militaire. La solution retenue par Puenzo pour mettre en perspective ces liens historiques est un retour sur la famille et ses affects puisque le roman se clôt sur le sentiment de culpabilité : « Algún día la certeza de haber sido su cómplice iba a torturarla mucho más que todos sus otros secretos. » (Puenzo, 2011 : 203), analysé par les féministes afro-américaines26 et décoloniales pour alerter leurs allié·es potentiel·les.

Cependant, trop souvent, la culpabilité est l’autre nom de la faiblesse, l’autre nom d’une réaction défensive qui détruit toute communication ; elle devient stratagème abritant l’ignorance et perpétuant les choses telles qu’elles sont, rempart ultime contre tout changement. […] La culpabilité n’est qu’une autre façon de nous traiter en objet. On demande toujours aux peuples opprimés de tendre un peu plus la joue, de construire un pont entre aveuglement et humanité. (Audre Lorde, 1981)

La mise sous séquestre de la parole, de la vision et des corps mapuche opère comme un rappel symbolique de la « pacification » des territoires, de la cosmovision et des corps des peuples originaires depuis la Guerre de l’Araucanie (1550-1656), dont les effets idéologiques sont encore palpables dans la société argentine. Le vrai sujet du film, ou du moins l’intention de l’autrice, se situe donc ailleurs.

El médico alemán : les usages de l’histoire au cinéma à l’heure de la globalisation

Le lieu d’énonciation latino-américain

La bataille culturelle argentine

Entre son second et son troisième long-métrage, Lucía Puenzo co-réalisa avec son frère Sebastián, dans le cadre des célébrations du Bicentenaire de l’indépendance de la Nation Argentine, un court métrage parodique, Más adelante, dont l’intrigue opérait un retour sur les commémorations du Centenaire, en racontant la commande passée à un cinéaste d’imaginer ce que serait 2010. Le vaudeville burlesque imaginé par celui-ci dénonçait l’accaparement culturel d’une oligarchie abusant sexuellement de la Patrie. Sous la critique de l’oligarchie capitaliste mettant littéralement la main sur la culture et la nation affleurait aussi celle de la surenchère communicationnelle qui qualifia l’ère kirchnériste, dont Lucía Puenzo fut l’une des bénéficiaires, sans figurer dans les rangs des affilié·es. La présidence de la Nation livra en effet une « bataille culturelle » sur plusieurs fronts et avec le soutien de certains médias traditionnels et de médias numériques émergents.

Le Bicentenaire fut un moment phare de la politique culturelle entamée par Néstor Kirchner et poursuivie par Cristina Kirchner jusqu’en 2015. La sociologue de la culture Ana Wortman a montré comment le pouvoir se consolida à partir de l’organisation d’un récit puisant dans le péronisme sa capacité d’allier des mouvements éloignés dans des événements qui convoquaient des participations massives grâce à un usage stratégique de la culture et des moyens de communication. Il s’agit de faire de la politique de façon créative en érigeant la figure sacrificielle du militant des années 70, en décrétant des jours fériés pour effacer la généalogie de la dictature et en ancrant la mémoire comme un acte de justice sociale. Il s’agit aussi d’octroyer à la jeunesse un rôle important, en la revalorisant et en l’intégrant au pouvoir et au récit national. Les célébrations du Bicentenaire, l’application de la Ley de Medios, l’inclusion des minorités sexuelles, notamment par le mariage pour tous, l’attention aux revendications des peuples originaires, les allocations familiales (asignación universal por hijo) etc., matérialisèrent cette bataille culturelle et renforcèrent la légitimité du pouvoir27

Lucía Puenzo resta en retrait de l’institutionnalisation de la mémoire des victimes de la dernière dictature et de la réparation symbolique entreprise par les instances de l’État argentin dont l’ambition était de couvrir tous les secteurs et pour cela de privilégier dans ses discours les classes dites populaires et de donner à la jeunesse de classe moyenne éduquée les moyens de contribuer à la production et à la propagation d’autres récits de l’histoire passée. En 2014, Lucía Puenzo réalisa un autre court-métrage produit dans la même logique commémorative, Comodoro, sur la guerre des Malouines, sans adhérer au point de vue des militant·es, des survivant·es et de leurs descendant·es.

Le film El médico alemán28 s’inscrit dans une autre dynamique et marqua une étape décisive pour la cinéaste dans la consolidation de sa position dans le champ cinématographique national et international. C’est pourquoi il convient de prendre en considération les négociations et les stratégies relevant du contexte de production et de la genèse filmique pour aborder les enjeux, les traits saillants et les limites de la mise en récit filmique de l’Histoire. L’étude du décalage entre la promotion et la réception de El médico alemán, orchestrée autour des faits réels auxquels il se rapporte, et les intentions de la cinéaste, éclaire sa position d’énonciation et ouvre sur des questionnements éthique et esthétique.

Une production « glocale »

Selon la spécialiste des sciences de l’information et de la communication Amanda Rueda29, l’élargissement de la diffusion des cinémas d’Amérique latine en France bénéficia du réseau des festivals, de la critique, des producteurs et des distributeurs. Il s’explique aussi par les coproductions qui témoignent d’un processus d’internationalisation et de négociations inédites. Sa réflexion sur la portée géopolitique de la catégorie « cinématographie latino-américaine » en référence au « sentiment d’une appartenance latino-américaine établie par le regard de l’Autre [qui] peut engendrer un rejet qui s’exprime parfois de façon virulente » (Rueda, 2018 : 321), me semble intéressante pour aborder la démarche de la cinéaste.

Après ses études de littérature et de cinéma en Argentine, Lucía Puenzo bénéficia d’une formation à la mythique école de cinéma de San Antonio de los Baños, à Cuba, une structure impulsée par la dynamique décoloniale des années 60 pour créer une alternative aux centres hégémoniques. Elle effectua plusieurs séjours à Cuba à partir du milieu des années 90, logeant notamment dans la famille d’Alberto Ramos, ancien compagnon d’arme du Che Guevara. Elle fréquenta l’historique ICAIC (l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques) dont l’un des fondateurs, Humberto Solás (1941-2008) organisa en 2003 la première édition du Festival international du cinéma pauvre à Gibara. Ancré dans la réalité des années 2000, Solás voulait renouveler le « cinéma imparfait » (1969) défendu par son compatriote Julio García Espinosa dans la lignée du cinéma Novo et de l’« Esthétique de la faim » de Glauber Rocha et Nelson Pereira dos Santos et du « Troisième Cinéma » défendu par Fernando Solanas et Octavio Getino. Tout en se saisissant des nouveaux outils et réseaux numériques, Solás avertissait toutefois des effets d’exclusion accentués par la globalisation et le développement d’un modèle uniformisé de la pensée.

À peu près au même moment, en Argentine, certain·es représentant·es de la génération de Lucía Puenzo, tiraillé·es entre des modèles de production et de distribution internationalisés impliquant un changement d’échelle et des politiques nationales peinant à défendre une production cinématographique locale, proposèrent dès 1999 « Un projet pour un cinéma éthique et indépendant » (PCI). Ces cinéastes essayèrent de s’organiser et d’interroger les représentations de l’identité et de la nation, de leur genèse à leur réception, à l’heure où les économies du cinéma contemporain prescrivaient des modalités à la fois ouvertes et formatées. L’évolution du projet au cours de la décennie et sa consolidation illustrent les réarticulations entre intention et réalisation, mais aussi la variété des formats et des personnalités qui composèrent le collectif30 qu’intégra en son temps la cinéaste.

Où se situe Le médecin allemand dans ce « cinéma monde » ? Lucía Puenzo est à la fois la scénariste, la réalisatrice et la productrice de son film avec Gudny Hummelvoll, José María Morales et Fabienne Vonier31. Il lui fallut deux ans pour monter une co-production entre la société de production familiale Historias Cinematográficas Cinemania, Hummelfilm (Norvège), Stan Jakubowicz (Venezuela), Wanda Films (Espagne) et Pyramide Production (France) qui est également son distributeur international, et obtenir l’Aide aux Cinémas du monde, le soutien de l’INCAA (Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales), du Centre National du Cinéma et de L’image animée du Ministère des Affaires Étrangères (France), de l’Institut Français, du Sørfond Norwegian South Film Fund, du Programa Ibermedia, et de Tve32. Ce long processus témoigne de l’implication de la cinéaste auprès des nombreuses structures de médiation appartenant aux circuits de la production et de la distribution, auxquelles se combinent les négociations auprès des festivals internationaux, qui sont aussi des vitrines et des marchés, ainsi que du caractère hétéroclite et complexe de la recherche de financeurs à une échelle transnationale. Or, ces négociations sont également traversées par des enjeux symboliques et géo-politiques étudiés par la théoricienne culturelle chilienne Nelly Richard33. Selon elle, les « cinémas du Sud » ou « la cinématographie latino-américaine » dépendent toujours d’un centre qui « même s’il fait mine de s’être désintégré, n’a jamais cessé d’opérer comme tel, archivant la déviance dans un répertoire de figures dont il continue à administrer en toute exclusivité les clés sémantiques et territoriales » (Richard, 1989 : 45).

Le médecin allemand illustre les stratégies mises en œuvre par la cinéaste argentine pour « espérer exister dans le circuit de création et de légitimation internationales » (Rueda, 2019 : 259). Pour satisfaire aux exigences de ce centre intégrateur, la dimension locale au sein d’une fiction qui s’articule sur un schéma international assura la pénétration d’un marché large mais pose la question de l’horizon d’audience et donc celle de la standardisation cinématographique. Le film relève de la catégorie « film de festival » (de Valck, 2007) : présent au marché de la co-production de la Biennale en 2011, dans le but d’augmenter son budget, sa première mondiale eut lieu au Festival de Cannes, dans la section «Un Certain regard » en 2013, puis concourut à de nombreux festivals et reçut des récompenses en Europe et en Amérique latine, dont celui de la meilleure co-production ibéro-américaine lors de la première édition du jeune festival Premios Platino de cine americano, célébré à Panama en 2014. Cette reconnaissance lui assura une diffusion dans des salles du monde entier et sa bonne réception fut un argument de poids à l’heure de sa pré-sélection pour les Oscars et les Golden Globes, qui à leur tour lui garantirent une longévité tout au long de la chaîne de distribution (salles, plateforme et DVD) et furent suivie de propositions de collaboration aux États-Unis, en Europe et en Amérique latine.

En eût-il été autrement si Lucía Puenzo n’avait pas bénéficié du savoir-faire et de la position de Luis Puenzo, une légende du cinéma latino en Europe et le fondateur de la société de production Historias Cinematográficas qui selon Stan Jakubowicz est l’une des plus actives d’Amérique latine avec une moyenne de cinq films par an ? Si la fonction du « vieux loup de mer »34 n’est pas créditée avec précision, celui-ci demeure néanmoins discrètement omniprésent dans la trajectoire de sa fille comme dans le champ cinématographique local. Lucía Puenzo ne manque d’ailleurs jamais de saluer le travail réalisé par la génération de « los viejos dinosaurios » notamment pour réorganiser l’INCAA à travers la Loi de Cinéma (1994), dont son père fut l’un des instigateurs avec Pino Solanas. En décembre 2019, Luis Puenzo fut nommé président de l’INCAA, avec pour vice-président, le producteur, documentariste et enseignant Nicolás Batlle, qui fut « compañero de estudios y colega de sus hijes cineastas. Y productor ejecutivo de Wakolda35 » (Monteagudo y Ranzani, 2019). Le réseau dans lequel évolue la cinéaste à une échelle nationale ainsi que sa filiation renseignent sur les conditions concrètes de production et sur la chaîne de décisions qui conditionnent l’élaboration des critères formels du film.

La filmographie de Lucía Puenzo n’est pas intégrée au Nouveau Cinéma Argentin (NCA), cette catégorie promptement créée pour définir les (premiers) films indépendants36 des jeunes cinéastes de sa génération et qui, vingt ans après sa naissance, désigne des coproductions entre des petites et moyennes sociétés bénéficiant des aides publiques des pays concernés et défendant un « cinéma d’auteur » (Rueda, 2018 : 346), une caractéristique parfois attribuée à la cinéaste. Culturellement marquée par la définition qu’en donnèrent les critiques français depuis la Nouvelle Vague, cette étiquette prestigieuse et élitiste ne se révèle pertinente qu’à condition de l’envisager depuis la réalité du contexte cinématographique régional d’origine. Elle signale alors une démarcation revendiquée par la forte préoccupation formelle et l’indépendance vis-à-vis des genres et des codes du cinéma commercial qui caractérisent l’industrie cinématographique mondialisée. Il est important, comme le rappelèrent Joanna Page et Jens Andermann (2013, 2015), d’éviter l’écueil d’une opposition séduisante et pratique mais importée entre cinéma indépendant et cinéma commercial, celle-ci n’ayant pas lieu d’être en Argentine où le tissu industriel cinématographique est moins solide que dans les pays où elle fut pensée dans un autre contexte. Si la politique des grands studios n’est par une réalité sur le territoire argentin, elle inspire néanmoins ses modes de production qui s’organisent selon d’autres catégories : le cinéma commercial de qualité y est à la fois plus divers, plus contradictoire et plus fragile qu’il n’y paraît.

Le médecin de famille fut également classé comme un « film mainstream », une catégorie floue mais qui rend compte du savoir-faire acquis par la romancière-cinéaste-productrice et de sa place au sein de la globalité audiovisuelle promue par les grandes corporations de mass médias37, en partie grâce au casting qui satisfit au cahier des charges des financeurs tout en garantissant au film une large audience internationale. Avec la directrice du casting María Laura Berch, Lucía Puenzo réunit une révélation, Florencia Bado, adolescente sans expérience préalable pour le rôle principal féminin (Lilith), un acteur « connu mais pas trop », le plurilingue Alex Brendemühl38 (Helmut Gregor) et plusieurs figures latino-américaines très populaires : Diego Peretti39 (Enzo), Natalia Oreiro40 (Eva), et Elena Roger41 (Nora Eldoc). Avec un tel casting et la solidité du schéma de production, Lucía Puenzo pariait sur la dimension glocale qui est aussi le résultat de la fragmentation des publics à partir du milieu des années 2000 liée à l’émergence de nouveaux dispositifs et de nouvelles pratiques de consommation culturelle.

Une fiction documentée

La post-mémoire ou le linge sale de la nation argentine

Wakolda. El médico alemán est le signe d’un temps où les tensions mémorielles furent mises au jour par différents secteurs de la société argentine. Dans son étude richement référencée sur la présence nazie dans le cinéma argentin, l’historienne argentine Gilda Bevilacqua42 ne lista que trois films documentaires et un film de fiction antérieurs à la sortie de Wakolda, el médico alemán en 2013 : Oro Nazi, de Rolo Pereyra (2004), Pacto de silencio de Carlos Echeverría (2006), Proyekt Huemul: El Cuarto Reich en Argentina, de Rodrigo H. Vila (2008), et Pobre mariposa, de Raúl De la Torre (1985). Elle s’interrogea sur la portée éthique de cette rareté d’autant plus incongrue qu’un corpus conséquent d’enquêtes journalistiques et documentaires menées dans les archives mondiales avaient donné lieu à des publications d’ouvrages de divulgation ainsi qu’à des recherches universitaires dès 1995. En nette hausse dans les années 2000, ces travaux témoignent des conditions d’accueil de plus de cent quatre-vingt criminels de guerre nazis en Argentine, officiellement enregistrés par le Ministère des Affaires Étrangères. La CEANA, Comisión para el Esclarecimiento de las Actividades Nazis en la Argentina établit que leur séjour fut facilité par le premier gouvernement de Juan Domingo Perón (Kollman 1999) mais d’autres recherches permirent également d’historiciser la présence nazie bien avant et après les deux mandatures péronistes, soit avant 1946 et après 1955.

Parmi les travaux de révision historiographique qui produisirent des effets sur la politique mémorielle entamée par le gouvernement de Néstor Kirchner, La auténtica Odessa : fuga nazi a la Argentina de Perón, (La Vraie Odessa : exfiltration de nazis vers l’Argentine) de Uki Goñi (2002) contribua à l’abrogation d’une directive secrète datant de 1938 qui interdisait aux diplomates argentins d’accorder des visas à des juifs fuyant l’Holocauste en Europe. La reconnaissance officielle du caractère antisémite de la politique d’immigration de l’État argentin pendant et après la Deuxième Guerre mondiale fut une mesure symbolique remarquée. Parallèlement, le sociologue Daniel Feierstein43 qui occupe la chaire « Analyse des pratiques sociales génocidaires » depuis 2013 a établi des liens entre les expériences génocidaires nazie et argentine :

aquella tecnología de poder cuyo objetivo radica en la destrucción de las relaciones sociales de autonomía y cooperación y de la identidad de una sociedad, por medio del aniquilamiento de una fracción relevante (sea por su número o por los efectos de sus prácticas) de dicha sociedad, y del uso del terror producto del aniquilamiento para el establecimiento de nuevas relaciones sociales y modelos identitarios. (Feierstein, 2011 : 13)

Il requalifia l’autoproclamé « Processus de réorganisation nationale » en génocide réorganisateur, soulignant, depuis la perspective de la sociologie et de l’histoire sociale, les effets prolongés de cette technologie du pouvoir nazi qui opéra pendant la dernière dictature argentine. Il démontra que le patriotisme, ciment idéologique de la Junte, fut utilisé lors de la commémoration de la Conquête du désert en 1979 pour établir une équivalence entre le passé et le présent que l’historien de la psychanalyse Hugo Vezzetti44 formula ainsi « los salvajes de ayer, inasimilables para el proyecto civilizador, se reencarnaban en los subversivos de hoy y desde luego merecían la misma solución exterminadora » (Vezzetti, 2007 : 19).

Nazi como si nada

Dans ses entretiens, Lucía Puenzo déclara avoir consacré un an et demi à faire des recherches sur la présence des nazis en Patagonie, et avoir reçu l’aide d’historiens – Carlos de Nápoli est le seul mentionné45 –, de généticiens endocrinologues, de médecins, ainsi que du documentariste Carlos Echeverría (1958) dont les premiers films, longtemps « oubliés », font l’objet depuis quelques années d’une réhabilitation aussi tardive que justifiée. Echeverría réalisa Cuarentena : exilio y regreso (1984) en Allemagne, où il suivait des études à l’École de cinéma documentaire de Munich, en collaboration avec l’écrivain alors exilé Osvaldo Bayer. Son enquête documentaire, Juan como si nada hubiera sucedido (1987), porte sur l’unique disparition déclarée d’un membre de la municipalité de Bariloche durant la dictature et fut écrite avec le journaliste Esteban Buch, qui publia par la suite un essai sur le sujet : El pintor de la Suiza Argentina46. Tourné en noir et blanc pour ne pas laisser la beauté du paysage l’emporter sur la gravité du contenu, la sortie du film coïncida lieu avec l’officialisation de l’impunité des responsables militaires, les pressions exercées sur le gouvernement de Raúl Alfonsín ayant abouti à la promulgation de la Ley de Punto Final (1986) et de la Ley de Obediencia Debida (1987). Celles-ci furent entérinées par Carlos Menem, qui, tout juste élu Président (1989) grâce à une coalition dite du Front Justicialiste Populaire (FREPUJO), décréta à deux reprise les grâces présidentielles :

ÉTANT DONNÉ que les séquelles des affrontements entre Argentins, depuis deux décennies, agissent comme un facteur permanent de perturbation dans l’esprit social et empêchent d’atteindre les objectifs d’entente et d’union auxquels le gouvernement national souhaite répondre en priorité…47.

Les majuscules suggèrent une clôture historique de la « guerre sale » dont Menem estimait lui aussi avoir été victime. Selon lui, il était temps de tourner la page et le décret répondait à l’impératif du bien commun et à la nécessité de protéger la société argentine en se prémunissant d’une nouvelle prise d’otage. Dans un premier décret, la liste des graciés comptait des noms de militants et de militaires, dans la logique d’une équivalence entre les violences commises par les opposant·es et celles commises par les responsables, qui relève de la théorie des deux démons. Néanmoins, en 1990, seuls des militaires bénéficièrent de la grâce présidentielle, officiellement présentée comme un maillon de la politique de réconciliation nationale mais qui excluait la prise en charge des demandes de « Mémoire, Vérité et Justice » portées par les associations de disparu·es. C’est dans ce climat que grandit Lucía Puenzo dont la génération est marquée par les conflits idéologiques passés et présents qui continuent d’agiter les champs social, politique et culturel et dont les perspectives les plus fécondes sont celles qui assument la confrontation critique dans leurs productions intellectuelles et artistiques.

Lucía Puenzo fut très impactée par la démarche de Carlos Echevarría dans Pacto de silencio (2006), comme le montrent les scènes qu’elle-même put tourner au sein de l’établissement Primo Capraro où le documentariste avait été scolarisé et qui fêta ses 110 ans d’existence en 2020. La dimension autobiographique est un élément déterminant de l’enquête filmée qu’Echevarría réalisa sur le criminel nazi Erich Priebke (1913-2013), qui dirigea l’institut Primo Capraro jusqu’à son arrestation par la justice italienne en 1995, ce qui prouve l’accueil que lui réserva la communauté allemande pro-nazie de Bariloche. Son idéologie infusa en toute quiétude et pendant très longtemps le tissu socio-politico-culturel de la petite Suisse argentine, aujourd’hui connue pour avoir été la destination préférée de nombreux criminels nazis.

Traté de comprender la sociedad en la que crecí; una sociedad que no solo les brindó amparo a personas como Priebke y a otros criminales nazis, sino que también les ofreció un lugar preponderante en esa misma sociedad. Los efectos del proyecto que quise desentrañar siguen vigentes. Durante los festejos y recordatorios por los 100 años de la ciudad de Bariloche, celebrados en mayo de 2002, se obvió mencionar el capítulo traumático de su historia como refugio de nazis y sus lamentables celebridades. (Echeverría, 201648)

La fiction de Lucía Puenzo, ponctuée de références provenant de Pacto de silencio, interroge aussi, à sa façon, la permanence d’une idéologie barbare censée appartenir au passé. Lors du tournage de El médico alemán, la cinéaste fut confrontée à la résistance et à l’animosité d’une partie de la communauté, certes moins violemment que Carlos Echevarría, qui fut bousculé, traité de traitre et menacé.

La persona que me dice traidor pertenece a la generación de hijos de inmigrantes que fueron al colegio y sostienen un mandato que heredaron sin reflexionar. Fue interesante trabajar con la generación que recibió ese mandato y la obligación de negar, por ejemplo, el Holocausto. Ocultar la historia, no hablar, no pensar. (Nielsen, 2009 : web)

El médico alemán dialogue donc avec un ensemble de discours qui constitue un intertexte historique reconfiguré par la mise en images du passé conçue par Lucía Puenzo. Son idée de l’histoire, selon la formule de Robert Rosenstone49, la conduisit à réaliser une série d’opérations révélant un point de vue et un positionnement singulier qu’il s’agit d’approfondir.

L’image manquante50

 Lost in translation

Le roman Wakolda laissait espérer que le film El médico alemán ferait advenir l’image manquante du génocide mapuche, de sa présence historique et de sa réalité sociale contemporaine. Dans un contexte favorable à la diffusion de l’étude historiographique des subalternes, il était séduisant de considérer la poupée Wakolda comme une lointaine cousine des statuettes d’argile animées imaginées par le cinéaste franco-cambodgien. Les deux cinéastes se trouvèrent d’ailleurs réunis, d’abord en 2013, au Festival de Cannes, où L’image manquante fut couronné par le jury de la section Un certain regard, puis à Los Angeles, en 2014 où lui fut décerné l’Oscar du Meilleur Film étranger – Lucía Puenzo y représentait l’Argentine.

Depuis des années, je cherche une image qui manque. Une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge. À elle seule, bien sûr, une image ne prouve pas le crime de masse ; mais elle donne à penser, à méditer. […] Alors je la fabrique. Ce que je vous donne aujourd’hui n’est pas une image ou la quête d’une seule image, mais l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. (Panh, 2012)

Contrairement à Rithy Panh qui produisit l’image d’une quêt pour matérialiser l’image manquante de son enfance, pendant le génocide cambodgien et pour matérialiser le vide de l’histoire et de la mémoire, Lucía Puenzo fit disparaître, une nouvelle fois, lors de l’opération de translation du roman vers le medium cinématographique, le passé indigène, déjà effacé par l’Histoire nationale. Dans le film, il ne reste de la poupée mapuche, dont le cœur cache un talisman, que le nom, et celui-ci n’est plus qu’un indice décontextualisé qui résonne comme une mélodie exotique plutôt que comme un référent culturel et historique.

La mise hors champ de ce référent est signifiée dès les premiers plans qui introduisent le programme diégétique. Le film commence sur fond noir et l’écoute acousmatique d’une comptine dont le point d’ancrage visuel est presque immédiatement révélé par le plan en contre-plongée de plusieurs visages de toutes jeunes filles chantant et sautant à l’élastique sur le sol poussiéreux d’un espace non délimité et indéterminé. En contre-champ, cadré en plan américain, un homme blanc élégamment vêtu, mains dans les poches, est adossé à la façade d’une maison en bois. Il occupe le tiers droit d’un plan large révélant sur la gauche plusieurs cabanes en taule et en plastique, alors qu’à l’arrière-plan se dessinent de lointains sommets arides sur le fond azuré.

Une enfant blonde et blanche se détache visuellement. La couleur de ses yeux est rehaussée par la légère contre plongée du gros plan, ainsi que par la pureté du ciel bleu et par son pull bleu clair qui ressort du gris pâle de son bonnet et de sa robe courte. Le contraste avec la couleur des vêtements, des yeux et de la peau de ses camarades de jeu aux traits indigènes est renforcé par le fait que, contrairement à elle, figure centrale du plan d’ensemble, les autres ne seront jamais distinguées en tant qu’individus par le cadrage. La profondeur de champ augmentée par le cinémascope offre une vision panoramique de l’espace qui les entoure, mais l’échelle de plan et le cadrage serré en limitent toutefois l’effet westernien car on ne voit qu’un liseré de ciel. Les plans suivants confirment que le paysage n’est qu’un élément d’une composition esthétiquement soignée, comme en témoigne l’effet de surcadrage par la porte ouverte du véhicule en est un exemple. Le rythme régulier des plans rapides et les champ-contre-champ placent en effet les interactions entre les personnages, cadrés en plans rapprochés ou en gros plans, au cœur du dispositif filmique. Cette rapide mise en place (00:34-01:18) est suivie de l’irruption d’une voix off-je intérieure enfantine (01:44) qui fait basculer la scène dans un autre registre alors que démarre le thème musical et qu’apparaît une série de plans de détail en insert.

Un nouveau western

Mon analyse ne respecte par le défilement normal du film et commence avec la séquence qui suit le prologue et le pré-générique. Le premier plan de celle-ci (02:29) renoue avec « l’usage du travelling et de la caméra montée sur grue qui caractérise le western » (Moine, 2002 : 46) et renvoie à l’imaginaire du genre grâce à plusieurs traits réactualisés par un marquage contextuel, « Route du Désert. Patagonie, 1960 », dont la lisibilité référentielle est toutefois conditionnée par le degré de connaissance de l’histoire argentine qu’ont ou n’ont pas les spectateur·rices. Avatar loitain de la figure du cow-boy solitaire aventurier et de sa monture – une Chevrolet bleue claire –, l’homme à la valise, sa trousse de médecin, son couvre-chef et son manteau, s’avance vers l’endroit qu’ont précédemment quitté l’enfant et son frère, le raccord dans l’axe du déplacement soulignant une brève ellipse. Son statut de protagoniste est signifié par le nombre de plans qui lui sont consacrés, par le contraste entre son apparence, sa gestuelle, sa voix et sa langue et celles des autres personnages. Il détonne dans ce cadre et de fait, il se présente comme un étranger vulnérable qui ne connaît pas la route et a besoin d’aide. De son côté, et toujours selon la logique du western, la famille est en plein préparatifs pour une longue traversée du désert de trois cents kilomètres. Tout le monde s’affaire pour charger « le charriot », un véhicule adapté au climat et au relief qui sera conduit par le père (Enzo) dont la parcimonie verbale et gestuelle n’a d’égale que l’autorité sentencieuse caractéristique du chef de famille – et du shérif –. L’interprétation de l’acteur Enzo Peretti dans le rôle du père souligne la méfiance envers l’étranger et la maîtrise de la situation que dénote sa capacité à surveiller les faits et gestes de la communauté dont il a la charge.

La traversée s’annonce incertaine mais ce n’est plus, comme dans un western classique, en raison de la présence de féroces indiens. Le danger vient de ce que le territoire est désolé en raison d’un dépeuplement qui remonte à l’extermination des « indiens », les mapuche. La nature grandiose est célébrée par quelques plans généraux n’excédant pas quinze secondes au cours desquelles le titre du film apparaît en surimpression. C’est à peine si on a le temps, en tant que spectateur·rices non latino-américain·es, plus susceptibles de nous s’identifier à l’étranger qu’à ceux que l’on prend pour des « autochtones », à savoir la famille, de percevoir la démesure du paysage et son caractère mythique et originaire.

L’écart est d’ailleurs saisissant entre les commentaires systématiques de la critique étrangère se répandant en éloges sur l’immensité du paysage patagonique désertique et la réalité filmique51. Cela tient sans doute à ce que « la nouveauté ou la perception de l’originalité, dépendent le plus souvent de la réception – c’est-à-dire de la compétence générique des afficionados, de l’oubli ou de la méconnaissance des néophytes. « L’originalité n’est souvent qu’un autre nom pour l’amnésie » disait Borges » (Mellier52). La sensation inhabituelle qu’est censée produire la captation du vide et de l’espace minéral brut – une caractéristique du cinéma de Carlos Sorín et une des raisons de sa renommée depuis Historias mínimas (2002) – est ici considérablement atténuée. La brièveté de l’immersion et l’impératif narratif coupent court au déploiement de la subjectivité imaginaire qu’aurait pu engendrer la contemplation de l’immensité. Carte postale ethnographique, le paysage est avant tout utilisé pour suggérer une ambiance et reste dépendant du découpage narratif centré sur les protagonistes humains. Le principe d’opposition entre l’espace et les rapports sociaux est signifié par la mise en scène du contraste entre d’une part, la pauvreté et la désolation des lieux où ne font que transiter les protagonistes, et d’autre part, l’absence d’identité des habitant·es invisibles hormis les enfants qui jouent à l’élastique.

Pendant le trajet dans l’habitacle confortable où personne ne semble souffrir de la promiscuité, chaque membre de la famille s’adonne à une activité solitaire déconnectée du paysage patagonique extérieur qui les enveloppe. Lire, coudre, observer une araignée dans son bocal, dormir, le repli sur soi et l’indifférence au monde extérieur est redoublé par les champ-contre-champ médiatisés par le rétroviseur, qui signalent l’attention constante que porte le père conducteur à l’étranger qui les suit.

La route du désert est traitée comme une péripétie initiale propice à installer un climat inquiétant et à introduire une séquence de suspense lorsque la tempête explose soudainement (06:17) obligeant les membres de « la caravane » à trouver refuge. Le rideau de pluie diluvienne altère d’abord la perception de l’extérieur, puis isole la grange où les deux véhicules pénètrent sans autorisation et où ils sont surpris par le propriétaire des lieux, dont on ne perçoit d’abord que l’imposante silhouette été le fusil, et qui leur offre l’hospitalité (07:58). À l’intérieur de la cabane, les rideaux tirés et l’obscurité entravent la vision, renforçant la sensation de déconnection crée par la perte de repère spatio-temporel. L’éclairage à la bougie et la photographie accentuent les contrastes entre les visages blancs et l’environnement sombre où semblent se fondre les visages des personnes non blanches53 qui n’ont de surcroît qu’une fonction décorative. Presque muettes, elles subissent l’invasion du groupe des six intrus et assistent aux échanges entre les personnages principaux sans jamais y être conviées. L’allusion raciste de l’étranger, qui offre une loupe au plus jeune fils de la famille de Lilith et l’invite à explorer la cabane comme s’il s’agissait d’un zoo : « Hay muchos insectos acá dentro », achève d’animaliser les autochtones indigènes qui apparaissent comme des spectres, des figurants figés dans un destin des-historicisé qui s’oppose au mouvement des voyageurs « civilisés » dont les ressources matérielles et culturelles les protègent d’une telle malédiction. La traversée de la route du désert n’implique pour les voyageurs en transit qu’un désagrément passager qui ne remet rien en question et ne les affecte pas. À l’exception de Lilith, aucun des membres de la caravane ne sortira transformé d’une quelconque façon par cette rencontre. Le mystère émane surtout de l’étranger, Helmut Gregor, dont le savoir, le langage et l’aisance économique le rendent fascinant et puissant. L’atmosphère inquiétante de la tempête nocturne est au service de la trame narrative construite autour de la rencontre entre Lilith et lui, leur pacte secret faisant office de transgression de l’interdit familial. On peut rappeler à ce sujet que les prénoms de la fille et de sa mère renouent avec l’origine mythique de la création de la femme, à laquelle est associée la transgression, Lilith selon la version juive et Eva selon la version chrétienne54. Mais c’est la figure charismatique du docteur allemand qui semble déjà investi d’une dimension démiurgique que la diégèse va développer.

Et au milieu coule un lac : un paysage presque sans histoire

Dans les premières séquences où le dépouillement et la désolation de l’environnement servent de faire-valoir climatique et ancrent le récit – selon les préceptes établis par Bordwell55 – une logique binaire s’affirme. La traversée se lit comme le passage de la sauvagerie, d’un état primitif, à la civilisation, à un état évolué de l’humanité. Le paysage patagonique westernien initial fait figure de désert des barbares en opposition avec l’oasis de verdure dans laquelle débouchent les personnages. Les alentours de Bariloche et le terrain de la famille marquent une frontière géographique et idéologique entre passé et présent, archaïsme et modernité. Malgré l’isolement géographique régional, le centre-ville et les demeures situées dans ses environs remplissent une fonction sociale propre à un lieu urbanisé. L’alternance des séquences filmées dans les bâtiments cossus du centre-ville (l’établissement scolaire, le bar, la pharmacie-laboratoire, etc.), dont les équipements révèlent une logistique moderne et une certaine densité démographique, et le havre de paix familial, instaure un rythme régulier et soutenu propice au développement de l’intrigue.

Et au milieu coule un lac : un paysage presque sans histoire.
Et au milieu coule un lac : un paysage presque sans histoire.

Le complexe hôtelier dont Eva a hérité et la clinique privée voisine sont reliés à la ville par une route goudronnée qu’emprunte Mengele au cours de ses déplacements fréquents entre les trois lieux. Il est traité avec des égards et une considération qui nourrissent son aura auprès de la famille qui ignore la véritable nature de ses activités professionnelles. Dans les deux vastes demeures, confortablement meublées et pourvues d’équipéements modernes (chaîne de musique et télévision, matériel médical et mobilier de salle de soins) qui accueillent des dizaines de personnes lors de réceptions privées, il n’y a aucune trace de personnel domestique. On apprend pourtant que l’hôtel qu’Eva entend remettre en état de fonctionnement compta dans le passé jusqu’à vingt employé·es. Or celle-ci, enceinte, planifie sa réouverture d’ici peu avec son époux, qui se consacre surtout à la fabrication artisanale de ses poupées et assure les déplacements des enfants scolarisés à la ville ainsi que le ravitaillement, selon une répartition genrée des rôles.

Aucune référence ou même allusion n’est en revanche faite aux mapuche, à leur territoire et à ses dimensions géopolitique et historique, ni sur la route de Bariloche, ni, plus tard, sur celle de Trelew, où se situe la fabrique poupées, ni même au bord du lac – dont le nom mapuche Nahuel Huapi n’est jamais prononcé. La profondeur sémantique de la présence mapuche est tout juste effleurée par le balayage visuel de plans esthétiquement soignés. La petite Suisse patagonique est filmée comme un cadre idéal, le cadrage spectaculaire reproduisant visuellement un imaginaire national des-historicisé56. Les plans somptueux répondent parfaitement à un horizon d’attente globalisé appréciant le dépaysement et l’exotisme. Seules des personnes informées ou concernées peuvent penser à l’envers de ce décor, c’est-à-dire au fait que les infrastructures furent construites par une main d’œuvre effacée de la mémoire historique dont aucun indice symbolique ne vient, dans le film, signaler l’oubli.

L’histoire est pourtant omniprésente mais filtrée par la mémoire très sélective d’Eva dont les souvenirs remontent seulement à la génération précédente et ne concernent qu’un pan très réduit de sa réalité. Ses photos d’enfance et notamment celle du collège allemand, au sommet duquel flottait le drapeau nazi, n’appellent ni commentaire de sa part, ni question de de son époux ou de ses enfants. On sent plutôt poindre de la nostalgie et un espoir, ses enfants s’apprêtant à suivre le même chemin qu’elle. Son innocence-inconscience-ignorance-déni de femme adulte annonce la facilité avec laquelle elle se soumettra au médecin allemand qui la convaincra qu’en lui obéissant elle œuvre pour le bien de sa famille.

De nombreuses scènes font directement référence à l’idéologie nazie et à ses mythes : les archives cachées de l’établissement scolaire Primo Capraro, les Sonnenmenschen (les surhommes aryens), le couteau sur lequel est inscrit Sang et Honneur, le mot d’ordre des Jeunesse Hitlériennes, la scène du bunker, etc. Ce parti pris de la cinéaste de se centrer sur la fascination qu’exerça l’idéologie nazie dans la communauté de Bariloche souligne néanmois aussi sa propre attirance pour l’horreur nazie qui prit le dessus sur la composante mapuche.

Au niveau de l’énonciation, aucun contre-point ne vient interrompre ou contredire les discours de Helmut Gregor-Mengele qui prend possession de la famille très aisément. La ressemblance entre la vaste demeure familiale57 située au bord du lac Nahuel Huapi, au cœur du Parc National du même nom58, et la terre d’origine de celui-ci, l’Allemagne, crée un effet de spécularité et de clôture référentielle. Comme une illustration du concept de colonialité du pouvoir formulée par Quijano59, la suture opérée par son évocation flatte Eva, laissant penser que l’Histoire argentine trouverait sa source en Europe.

La dichotomie civilisation/barbarie apparaît dans le film Wakolda. El médico alemán comme l’Archive, une matrice de classification sociale portée à son climax à travers la cosmogonie nazie. Ce qui pose question c’est que le dispositif filmique, par son approche partielle et lacunaire de l’Histoire, semble réactualiser la violence épistémique qui frappe à nouveau les personnes et les groupes subalternisés, non reconnus en tant que sujets parce qu’ils sont rendus inintelligibles.

Esthétisation à outrance : l’histoire d’une fascination

Bloc 13 • Lucía Puenzo, Wakolda
Esthétisation à outrance : l’histoire d’une fascination

Dans les nombreux entretiens accordés à la publication du roman puis à la sortie du film, la cinéaste exprima sa passion pour l’éthique médicale et la génétique (Mattio, 2013 ; Zunini, 2011 ; Echeverri, 2013, etc.). À l’origine de son écriture et de la construction du point de vue il y a la séduction du Mal, une passion qui contamine tous les personnages du film et illustre une idéologie historicisée : la science au service de la biopolitique ne se met pas au service de l’humanité mais utilise celle-ci comme un outil d’expérimentation.

Le corps comme champ de bataille

Retour sur la scène matricielle

Comme je l’avais indiqué dans la dernière sous-partie précédente intitulée « L’image manquante », je reviens maintenant sur les premiers plans du film qui illustrent une double logique thanatopolitique. Les corps racisés sont en effet rejetés hors champ, minorés visuellement – comme le furent les corps juifs dont l’extermination suivit la ghettoïsation – alors que le corps « anormal » mais aryen de Lilith est immédiatement repéré par Mengele pour qui elle devient un objet de désir, non pas sexuel, comme dans le roman, mais de possession, comme le traduisent visuellement le cadrage et le rapport champ-contre champ qui isole l’enfant blanche du groupe et instaure un dialogue muet entre elle et lui, en adéquation avec le « male gaze »60.

Retour sur la scène matricielle.
Retour sur la scène matricielle.

El médico alemán is certainly another illustration of the biopolitics of dictatorial regimes, but it expands upon this treatment with a transnational focus on the reach of state power beyond geopolitical boundaries, through German National Socialist Mengele’s biopolitical seizure of Lilith’s body. (Hogan, 2018 : 25461)

À la différence du roman qui mobilisait le registre érotique62, le dispositif filmique instaure l’omnipotence du regard de l’observateur au seuil du film, l’enfant pré pubère incarnant la vie nue (Agamben, 1995).

Une partie de la critique a considéré que Lilith exerçait un pouvoir de séduction et que sa répartie était une preuve de sa capacité d’agir (Punte, 2012, 2013), ce qui établissait une forme d’équilibre entre les deux protagonistes. C’est pourtant le regard désirant de Mengele qui inaugure le film, c’est son regard qui se fixe sur Lilith et dans un premier temps, c’est son regard que nous épousons, devenant les témoins de la sélection qu’il opère et de l’avènement à l’image de l’objet de son attention, un procédé classique qui relève du « male gaze ». Lucía Puenzo adhère au dernier précepte concernant la narration dans le cinéma de fiction que David Bordwell définit comme « modèle hollywoodien classique » :

l’omniprésence transforme le schéma cognitif que nous appelons « la caméra » en un observateur invisible idéal, libéré des contingences de l’espace et du temps mais discrètement confiné dans des modèles codifiés pour favoriser l’intelligibilité de l’histoire ; « recouvrement de la production » : on a l’impression que l’histoire n’a pas été construite ; elle semble avoir préexisté à sa représentation narrative. (Bordwell, 199663)

Le regard de la caméra sur Mengele, le regard de celui-ci sur Lilith ainsi que le regard de la caméra sur leur échange muet, conditionnent notre façon de regarder, d’autant plus que l’identification fonctionne à plein dans ce régime classique où l’adoption du regard masculin s’impose « naturellement ».

Dessins d’Andrés Riva.
Dessins d’Andrés Riva.
Dessin de J. Mengele AFP/HO.
Dessin de J. Mengele AFP/HO.

« La primera vez que me vio, pensó que yo hubiese sido un espécimen perfecto de no ser por mi altura. En su libreta escribió “misteriosa armonía en la imperfección de sus medidas ». D’abord, ce clin d’œil à la nouvelle de Sergio Bizzio « Cinismos » qui fut à l’origine de XXY, résonne comme un écho intertextuel et intratextuel et constitue un leitmotiv de la filmographie de Lucía Puenzo. Ensuite, la voix off de Lilith fait office de raccord entre la scène diégétique « muette » et les onze plans en insert des carnets de Mengele où s’affiche la conception pathologisante de l’observation biométrique rendue par le discours de l’enfant. La voix enfantine suggère que la dimension rétrospective est peu éloignée dans le temps des faits racontés. Leur contenu révèle qu’elle est imprégnée du discours et des pratiques dont elle a été l’objet : « Spécimen, taille, imperfection des mesures », le retard de croissance par rapport à la norme catégorise son corps, fiché, comme celui des membres de sa famille. La présence de cette voix qui se superpose au présent de la diégèse et en annonce le déploiement narratif n’est pas celle d’un sujet parlant de soi mais le discours rapporté par un sujet objectivé. On n’a pas accès aux sentiments de Lilith, à ses sensations lorsqu’elle rencontra Mengele et à ce que cela produisit en elle par la suite.

Les plans en inserts illustrent l’obsession raciale et la quête d’idéal normatif de son auteur64. Le programme du démiurge machiavélique est présenté sous une forme très esthétique et étonnante dans la mesure où la cinéaste eut accès aux carnets originaux de Mengele mais les jugea trop enfantins, maladroits et pervers65 et préféra faire appel à Andrés Riva pour recréer l’inquiétante étrangeté, « lo siniestrolo ominoso » de l’entreprise nazie. Dans un entretien, Puenzo explica :

Infancia clandestina.
Infancia clandestina.

Infancia clandestina
Infancia clandestina.

Las libretas esas existían: Mengele viajaba con libretas, están colgadas en Internet, y son más perversas que las que se ven en la película, porque los dibujos son más infantiles. Nos tomamos una pequeña licencia al poner los dibujos y anotaciones al límite de un cuaderno de artista. La novela tenía la monstruosidad de este tipo en su voz y yo quería traerla a la película ; con las libretas quise que se viera un poco su cabeza, fue la manera de mostrar eso66.

Précisions que Riva avait collaboré à Infancia clandestina (2012) de Benjamín Avila – un film co-produit par Historias cinematográficas, la société de production de la famille Puenzo, dans lequel Natalia Oreiro jouait également la mère de l’enfant protagoniste –, pour créer plusieurs scènes d’animation se substituant aux actions les plus violentes.

Le thème musical, apparu en même temps que la voix, se prolonge pendant le générique et sera désormais associé à l’enfant et à la poupée : les cordes dominent et créent une ambiance émotionnelle ténue, en harmonie avec le démarrage du film au milieu du désert. S’agrègent à la guitare acoustique, à la contrebasse et au violon, la présence discrète d’une basse électrique et d’un doudouk arménien – sorte de hautbois – choisi pour sa couleur ethnique orientale67. La mélodie sera reprise comme accompagnement de la voix de Lilith et travaillée avec d’autres nuances et intensité dans d’autres séquences, sans jamais s’imposer, sauf dans la dernière séquence où elle accentue avec emphase la tournure mélodramatique de la diégèse.

Des poupées et des hommes

La scène suivante (02:29-3:58) précise les choix esthétiques de la mise en forme de la violence thanatopolitique. Le plan de détail de la poupée Wakolda – avatar hybride des deux poupées du roman – tombée sur le sol poudreux de la route, opère à la fois comme un signe prémonitoire du sort réservé à Lilith et aux poupées de son père, et comme un symbole double. Un public averti pourrait la percevoir comme la métonymie de l’univers mapuche, et une plus large audience comme la fidèle compagne un peu amochée d’une enfant au seuil de l’adolescence. La poupée, à qui il manque le cœur, est à la fois une miniature et un condensé, un objet et un support, un fétiche et un alias : « el pathos de la película, su trama y su desenlace, convergen como vectores en un objeto, se cifran, se condensan, en un objeto ligado a lo naïve y lo infantil, en este caso un juguete descuidado68 ». La poupée sale et abîmée ramasserait alors en une image métaphorique le drame de toutes les victimes de l’Histoire universelle.

Le cadrage en très gros plan accentue l’érotisme de la main masculine gantée de cuir noir se saisissant délicatement de Wakolda et en faisant un objet fétiche. Les premières images du film suscitent ainsi un malaise, d’une part parce que le personnage masculin correspond à la description d’un pédophile avec des gants, comme dans un giallo69 et d’autre part parce qu’il parle allemand et porte une trousse de médecin, ce qui en Argentine, et ailleurs, constituent deux indices de malaise accentué par le spectre du nazisme.

Des poupées et des hommes.
Des poupées et des hommes.

Des poupées et des hommes.
Des poupées et des hommes.

Mengele écarte délicatement les cheveux de la poupée et s’empare de son corps en la soulevant de terre. Un pacte voyeuriste est scellé avec les spectateur·rices, l’éclipse de Lilith, engouffrée dans la voiture mais dont la caméra nous montre les gambettes en collants de laine, confirmant notre adhésion complice aux faits et gestes du personnage masculin. Certes, lorsque la fillette ressort de la voiture, le cadrage en légère contre-plongée rééquilibre momentanément le rapport entre elle et lui et permet une nouvelle identification, mais si les deux se scrutent, le dialogue est mené par Mengele.

Lilith ha quedado capturada en esa mirada, él deja entrever un saber sobre ella que le abre una promesa; en la maniobra de establecer que ya no es una niña, pero en la respuesta apoyada en su apariencia, funda el señuelo que la atrapa. (Montesano70)

Objet d’expérimentation, le corps Lilith devient par la suite « un champ de bataille » envahi progressivement, soumis à des examens cadrés surtout en très gros plans – les membres morcelés subissant prises de sang, mesures anthropométriques et rayons X – comme pour équilibrer visuellement les symptômes invisibles de l’intoxication que provoque le traitement hormonal.

Le processus intrusif se répète avec Eva, enceinte, qui se livre aux soins du médecin pour anticiper un possible retard de croissance des bébés qu’elle porte. Le drame culmine juste après leur naissance prématurée lorsque la famille constate de visu les effets du traitement hormonal prescrit par Mengele sur le corps de l’un des deux bébés qui dépérit à un rythme accéléré et décède. La mort qui fut épargnée au bébé de la fiction romanesque se justifiait peut-être dans le film où l’horreur s’expose en versant dans le mélodrame plutôt que dans le spectaculaire.

L’obsession de Mengele pour une race pure est mise en scène par un effet de mimétisme, le médecin eugéniste convainquant Enzo, qui se consacre artisanalement à réparer les poupées, d’en fabriquer une, parfaite, ensuite produite en série. L’ambiance de l’atelier du père, situé dans le cadre idyllique et familial de l’Hotel Tunquelén, rappelle l’atmosphère douce de la pièce où Gepetto crée et répare ses marionnettes dans la version que Walt Disney fit de Pinocchio (1940), un lieu apaisant où le père créé des modèles uniques sous le regard admiratif de Lilith qu’il initie à son art. La douceur paternelle, le savoir-faire artisanal et la naïveté du personnage s’affichent sur les feuillets publicitaires que Lilith colle dans les rues de San Carlos de Bariloche : « No olvidéis que en la CLÍNICA DE MUÑECAS de E. Raggi están los más renombrados cirujanos, oculistas, pedicuros y manicuros del mundo infantil ». La clinique-atelier est d’ailleurs construite en opposition avec l’esthétique sinistre de la fabrique de Trelew qui, elle, convoque l’imaginaire de la Shoah tel que le représenta Steven Spielberg dans une fiction aux prétentions réalistes, La liste de Schindler (1993). La production à la chaîne répond aux attentes du nazi qui affirme à Enzo que le goût pour la beauté est la raison de son investissement. La bascule du plan suivant (60:18) dans l’antre de la fabrication de masse illustre son idéologie, que la cinéaste choisit d’exprimer par l’atmosphère glauque et misérable d’un hangar où des machines semblent vomir les membres disloqués de corps qu’assemble un personnel majoritairement féminin dans un silence de mort.

Prototype d’une beauté dont les proportions peuvent être modifiées à souhait, les spécimens de poupées sont les doubles parfaits de Lilith, la fille du créateur piégé par un pacte faustien auquel elle-même a pris part et dont les conséquences les dépassent tous deux complètement. Le point de vue omniscient de la caméra balaie le regard du père, celui de Lilith fixant les poupées et son père, et celui de Mengele, grand ordonnateur de cette mise en pratique métaphorique de ses théories racistes et hygiénistes. Contaminé sans y prendre garde, le brave père de famille, lorsque le responsable de la fabrique lui demande s’il souhaite ajouter une touche personnelle, une marque, à ses poupées, répond : « No, las quiero limpias. » Il s’assied alors, face caméra, et achève l’assemblage d’une poupée, alors que la profondeur de champ montre une rangée d’ouvrières assises à leur table de travail et encore derrière, Mengele debout considérant l’ensemble avec satisfaction, avec en arrière-plan, une étagère de têtes blanches (01:02:15).

Bloc 14 • Lucía Puenzo, Wakolda
Des poupées et des hommes

Une hybridation problématique

Le plaisir visuel d’une fiction narrative

L’épilogue du film est constitué d’un texte en surimpression sur fond noir indiquant le destin final de deux personnages historiques : Josef Mengele, qui n’est nommé dans la fiction que sous le pseudonyme de Helmut Gregor, et Nora Eldoc, rescapée du camp d’Auschwitz où elle fut sans doute stérilisée lors des expérimentations de celui-ci, et devenue agent du Mossad.

Mengele fue un eterno fugitivo. Durante décadas escapó de la persecución del Mossad. Siguió experimentando con animales, niños y embarazadas en diferentes países de América del Sur. Nora Eldoc fue asesinada al día siguiente. Dos días después encontraron su cuerpo sobre la nieve, con los ojos abiertos. Según la versión oficial, Mengele murió ahogado en 1979 en una playa de Bertioga, Brasil.

Ce renversement de la logique du cinéma historique qui informe généralement le public de son utilisation de faits réels au seuil du film, comme un gage d’historicité, signale ici la priorité accordée par Lucía Puenzo à la fiction. Elle affirma en effet s’être inspirée de faits réels documentés mais aussi avoir profité de certaines pistes encore sujettes à vérification car elles représentaient une aubaine pour la fabulation :

Hay diferentes versiones sobre cuándo Mengele estuvo en Bariloche; algunos dicen que fue con su mujer, pero no en el momento en que lo empezó a buscar el Mossad –explica Puenzo . Lo que me dijeron diferentes historiadores fue que ése es el período más misterioso de Mengele acá, porque se le perdió un poco la pista y no se sabe bien qué pasó. Y hubo otro dato, que a mí me dio el hilo por dónde escribir: él estuvo en contacto con la manufactura de muñecas; en algunos libros dicen que trabajó en una juguetería, en otros que hizo muñecas. Como no se sabe 
bien, me pareció que era un terreno para hacer ficción. Mengele haciendo muñecas era la cima de la perversión, ¿no? Cómo puede ocurrir que un tipo que se pasó décadas tratando de modelar genéticamente a una nación, después decida trabajar con muñecas. Este fue el punto de arranque
. (Friera, 201171)

Or, si le film fut reçu si favorablement, c’est avant tout parce qu’il met à jour une face cachée de l’histoire argentine et du nazisme. Fiction documentée, le film El médico alemán adopte une forme hybride oscillant entre plusieurs registres. Le nom de Mengele n’apparaît qu’à deux reprises et si furtivement qu’il est impossible d’en prendre connaissance, à moins d’effectuer un arrêt sur image : dans le journal que lit Helmut Gregor « Agentes Israelíes buscan a Mengele » (31:37), puis lorsque Nora Eldoc déchiffre un message codé « Primero Eichmann después Mengele » (36:29). Il ne s’agit donc pas d’information mais d’indices participant à créer un climat de suspense qui relève du thriller, un des sous-genres attribués au film. Les indices concernant la véritable identité de Helmut Gregor fleurissent toutefois dans les dialogues et dans ses actions au point de constituer la trame secondaire la plus remarquable parmi un ensemble de thèmes et de sous trames narratives mobilisant simultanément plusieurs genres parmi lesquels le drame et le thriller psychologique.

Le mélange des genres, caractéristique du cinéma de Lucía Puenzo, produit une dispersion dont les effets furent diversement appréciés (Battle, 2015 ; Mattio, 2015 ; Ranzani, 2013). L’éventail de thématiques survolées est large : les années 60 à Bariloche, la vie au sein d’un établissement bilingue pro-nazi, le harcèlement scolaire, la puberté d’une adolescente plus petite que la moyenne, la fabrique industrielle de poupées, l’expérimentation médicale, la chasse aux nazis, l’éveil sexuel, la vie d’un réfugié nazi au sein d’une famille argentine, la clinique de chirurgie esthétique, le fantasme du retour de Hitler, etc. Le problème est que la prolixité narrative et générique, associée au charisme du protagoniste, font passer l’atrocité des actes historique commis par Mengele au second plan, distillant l’horreur par touches. Le parti pris de la cinéaste de se détourner d’une version spectaculaire et de prioriser la banalisation du Mal au sein d’une famille « ordinaire » et du microcosme communautaire de Bariloche répondait à son intention de symboliser la chaîne des complicités.

Par ailleurs, le nazisme et Mengele sont pour la cinéaste « des évocateurs si puissants qu’ils dévorent tout ce qu’il y a autour, inévitablement ; mais Mengele pourrait aussi bien ne pas faire partie de Wakolda qui fonctionnerait aussi bien comme l’histoire d’un médecin fanatique »72. Pourtant, c’est Mengele et le nazisme qu’elle a choisis d’étudier pendant un an et demi, c’est Mengele dont elle a adopté le point de vue dans son roman et qui est la figure centrale de son film et Mengele n’est pas n’importe quel nazi. Ce n’est ni un savant fou ni un fanatique, mais le médecin chef du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, « y eso lo hace único e intransferible » (Bevilacqua, 2015 : 101). La prééminence de la structure du thriller et sa composante finale spectaculaire – la course poursuite qui s’achève sur sa fuite en hydravion – l’emportent sur la considération éthique des événements historiques auxquels ils puisent mais qui se diluent dans un arrière-fond reconnaissable par une partie seulement du public. Cela a pour conséquence de décontextualiser non seulement les faits réels mais aussi la portée actuelle de leur questionnement historique réduit à une dénonciation des liens entre le nazisme et le péronisme et à l’analogie entre le nazisme et la dictature civico-militaire argentine. Au final, le plaisir produit par la construction de la représentation semble primer sur le contenu : « lo siniestro se vuelve solo una peripecia del film, cuya resolución devuelve la calma y la clausura histórica de lo siniestro » (Bevilacqua, 2015 : 101).

Je partage la conclusion de la chercheuse pour qui, dans El médico alemán, « es la forma la que deshistoriza, no el contenido (tema) imaginario de su trama » (Bevilacqua, 2015 : 104). Les notes d’intention de la cinéaste et les nombreux entretiens confirment sa volonté de se positionner à l’écart de la polémique, autrement dit de dépolitiser le film en privilégiant les interactions individuelles. Les propos de Nicolás Prividera à propos du cinéma hollywoodien me semble pertinents pour comprendre cet usage problématique de l’histoire : « no piensa en lo ‘histórico’ como género (como sí lo hacen las demás cinematografías) : la Historia es simplemente parte de la historia. […] su notable eficiacia narrativa termina obturando su ligera voluntad política » (Prividera, 2014 : 215). La passion de Lucía Puenzo pour l’efficacité narrative recouvre l’Histoire, une posture qu’elle partage avec plusieurs cinéastes ayant rencontré un succès international quelques années auparavant et au moment où elle tournait son film. Je pense en particulier à Juan José Campanella (El secreto de sus ojos, 2009) et à Benjamín Avila (Infancia clandestina, 2012) qui s’inspirent tous deux du passé dictatorial récent, utilisent les codes du thriller politique, mais semblent céder finalement aux atouts du mélodrame73. Dans El médico alemán, le trouble de la jeune Lilith l’emporte sur le drame mondial et même le drame familial, la mort d’un des bébés passant au second plan du dénouement final, dont la portée historique et politique se trouve également atténuée. Le montage alterné qui structure les scènes de la fuite du haut responsable nazi contribue au suspense : on assiste à la cavale réussie d’un héros maudit mais fascinant qui s’envole en hydravion et dont l’ascension irrésistible au milieu des montagnes (83:20) sous le regard plein de désarroi de Lilith (83:36) est peut-être le plan le plus long du film.

La mélomorale de l’histoire

Bloc 15 • Lucía Puenzo, Wakolda
La mélomorale de l’Histoire

Dans un entretien antérieur à la réalisation du film, Lucía Puenzo déclara :

La toma de consciencia de la familia de Lilith sobre la identidad del hombre con el que 
conviven está en el corazón del relato, y tiene que ver con un proceso que a mí me intrigaba 
particularmente: las cadenas de complicidades. Para que tantos cuadros nazis hayan podido 
no solo entrar al país, sino (en muchos casos) evaporarse sin dejar rastros, no fue únicamente el gobierno de Perón el que le abrió las puertas y promulgó la Ley de Amnistía por la que volvieran a usar sus verdaderos nombres (Mengele aparecía con su nombre en la guía de teléfonos, 
tuvo durante años una farmacéutica en Bs. As, y vivía con total tranquilidad) … Para que esto 
ocurriera fueron también cientos de civiles los que, con mayor o menor consciencia de quiénes eran estos hombres, miraron para otro lado, permanecieron en silencio o directamente 
colaboraron con sus fugas. Esto demuestra que no hay una barrera absoluta entre el bien y el 
mal. Cualquier de nosotros puede, en ciertas situaciones, encontrarse muy cerca -o en 
función- del Mal
. (Zunini, 2011 : web) 

La mise en scène du personnage qui incarne le Mal dans El médico alemán en fait une figure fascinante, comme en témoignent les dernières minutes, marquées par un emballement narratif ponctué d’incohérences et qui répondent à une vision édifiante et consensuelle. Les allusions et les références qui parsèment le film sont plastiquement et idéologiquement adaptables à un horizon d’attente national et international, mais aussi à une lecture unificatrice sur le plan idéologique. Le péronisme et/ou le nazisme et/ou la dictature apparaissent comme les maux qui contaminèrent les familles des nations occidentales sans parvenir toutefois à les anéantir. Il se dégage du film une vision « mélomoralisante » créée par des angles d’interprétation réunissant dans une lecture homogène différents contextes historiques, une formule culturelle transnationale problématique.

Raphaëlle Moine, reprenant à son compte les travaux de Linda Williams, précisait qu’il convient d’opérer une distinction entre le genre et le mode mélodrame : « le propre du mode mélodramatique est aussi de combiner dans un même film les temps forts émotionnellement de l’action et du pathos » (Moine, 2002 : 153). On retrouve des traces de cet emploi dans le film où la fuite et la protection des nazis dans le Cône Sud est traité comme un ressort narratif propre au thriller dont le contenu politique passe au second plan par rapport aux ressorts psychologiques. Le récit sadique que Mengele adresse, par anticipation, à Nora Eldoc en lui racontant par anticipation comment il va la faire tuer (80-81:13) est terrifiant parce qu’il fait émerger de nouveau la mémoire du traumatisme vécu dans les camps de concentration européens et dans les centres clandestins de la dictature argentine. L’expérience de la vie nue énoncée par le bourreau, – comme un écho au récit du monstre assassin à sa future victime dans El secreto de sus ojos –, fait des spectateur·rices les témoins d’un discours performatif qui objective une fois encore les filles et les femmes, Lilith et Nora Eldoc, dont les corps et la parole sont mises sous séquestre. Les personnages féminins sont filmés par Puenzo et par Campanella comme un espace – un terrain de jeu converti en champ de bataille – où la pulsion scopique des spectateur·rices est invitée à se déployer, un procédé qui éloigne, en la filtrant, la dimension historique des actes commis.

La stratégie communicationnelle du film est enfin visible dans l’usage de l’avion, dont le potentiel polysémique puise aux sources mythologiques de la culture occidentale, tout en accueillant d’autres relectures, dont celle des vols de la mort réalisés pendant la dictature argentine. Dans El médico alemánl’envol de l’avion est convoqué de façon ambigüe. L’omniprésence indéterminée du point de vue de la caméra signale en effet une volonté d’embrasser plusieurs interprétations et dévoile une stratégie narrative « universalisante » propre aux représentations qui refusent de se situer, c’est-à-dire d’assumer leur position hégémonique, idéologiquement non neutre. Les effets et les interprétations produits par la séquence finale relèvent d’une fonction moraliste réduite a minima tant la condamnation va de soi. Par ailleurs, l’usage du flashback, à travers les interventions de la voix off de Lilith, ne sont pas le résultat d’une mise à distance critique qui inviterait à explorer les conditions et les contradictions des personnages mais le récit d’une fascination et d’une emprise.

Pero, el nombre Wakolda ¿es una metáfora de qué? ¿Metáfora de la comunidad, entendida como manipulable, sin poder de decisión propia, desechable? ¿Comunidad engañada, manipulada o cómplice? ¿Metáfora de cada una de sus partes, entendida como un organismo, siendo Helmut quien viene a experimentar con ese organismo: desde la unidad básica (la familia) hasta la unidad territorial-política (Bariloche, Argentina)? (Bevilacqua, 2016 : 93)

L’idée d’une contamination du peuple, envisagé comme une masse incapable d’agir et de penser, induit une lecture mythique ou a-historique que l’on retrouve dans les rares polémiques concernant le film. Dans le contexte argentin, l’analogie entre les figures du Mal – péronisme et nazisme – révèle une posture idéologique qualifiée par le terme « gorila » qui implique un anti-péronisme de classe et une exaltation de la famille (Echeverri, 2013). Si la chaîne de complicités est invoquée pour condamner la complicité avec la barbarie, le message délivré par le film est resignifié par la tournure mélodramatique du dénouement. Après la séquence du bar où les informations télévisées – sous la forme d’une archive – révèlent, enfin, le contexte historique mondial au sein duquel se situe la diégèse, à travers la capture de Eichmann (75:31), la musique signale, en la dramatisant, l’accélération du rythme de l’intrigue amorcée dans la séquence précédente par la tragique et tardive prise de conscience familiale de l’irréparable.

La première couverture du roman Wakolda de Lucía Puenzo.
La première couverture du roman Wakolda de Lucía Puenzo.

Le tambour, adapté en 1979 par Volker Schlöndorff.
Le tambour, adapté en 1979 par Volker Schlöndorff.

Affiche du film Wakolda.
Affiche du film Wakolda.

Affiche du film Wakolda de Lucía Puenzo.
Affiche du film Wakolda de Lucía Puenzo.

L’irruption de Nora Eldoc (76:57), qui à la demande d’Eva, vient photographier ses nouveaux-nés avant le décès annoncé du plus faible, est un prétexte à expliciter les faits. Les gros plans emphatisent la portée du discours de la photographe, figure exemplaire car détentrice d’une vérité produite par l’expérience. Son regard embué mais sévère lorsqu’elle parcourt avec Enzo le carnet de Mengele souligne son autorité morale. En contre-champ, les gros plans en contre plongée de Enzo accentuent l’ébahissement et l’accablement du père de famille terrassé par la révélation (78:15-78:50). Cette spectacularisation du pathos masculin est relayé par celle du pathos féminin : les longs (gros) plans d’Eva, silencieuse et en larmes, assistant impuissante au dépérissement de l’un de ses jumeaux, accentuent la valeur iconique de la mater dolorosa (82:38-83:03), « ce qui pour effet d’innocenter les actes des protagonistes en faisant d’eux des victimes auxquelles va la sympathie du spectateur » (Moine, 2002 : 153) De sorte que le pêché involontaire commis par la famille, qui provoque la mort de l’un des siens – le bébé étant la victime exemplaire absolue –, est finalement pardonné puisqu’il est compensé par la douleur de la perte et par la « bonne » réaction finale d’Enzo ouvrant les portes aux poursuivants de Mengele.

Conclusion ouverture : Lolita

Je me suis efforcée de mettre à jour dans ce chapitre la démarche de Lucía Puenzo dans son roman Wakolda et la façon dont celui-ci s’inscrit dans une actualité historiographique argentine où la conflictualité mémorielle traverse la société et nourrit les arts et les médias. L’engloutissement de la réalité mapuche dans El médico alemán, où elle ne constitue plus qu’une digression au regard de l’axe principal qui s’articule autour de la fascination du Mal, témoigne de la position assumée par la cinéaste dont l’esthétique cosmopolite signale sa connaissance des modèles hégémoniques et sa capacité à s’insérer dans un marché international. El médico alemán s’inscrit dans une logique ambigüe en phase avec « [l]a construcción y mediación de valores universales y una cierta garantía de éxito comercial [que] siguen atendiendo al “aparato ideológico moralizador” y su “deber ser” »74.

Établir l’inégale distribution de la visibilité historique, sociale et culturelle au sein de la fiction romanesque m’a permis d’interroger la politique du regard à l’œuvre dans la fiction cinématographique. Celle-ci se dessine à travers la récurrence de thèmes (l’éveil sexuel et l’adolescence) et d’Archives ou discours constituants mobilisés (historiographie et sciences médicales) ainsi qu’à travers la forme que la cinéaste leur donne et qui est le vecteur de sa perception. L’affirmation de la prééminence du ludique, du ressenti et de la fascination pour des personnages magnétiques clarifie la relation érotique et esthétique qu’entretient Lucía Puenzo avec la littérature. En effet, elle prend soin de ne pas se positionner clairement par rapport à un courant ou à un mouvement, par rapport à une « prise de position » ou par rapport à un ancrage dans un espace conflictuel, alors même que « quand l’œuvre semble ignorer l’existence de positions concurrentes de la sienne, sa clôture ne peut en réalité se fermer que grâce à tout ce dont elle se détache. » (Maingueneau, 1993 : 54). En prenant appui sur sa genèse littéraire, l’analyse du film El médico alemán a dévoilé un positionnement qui louvoie, sans s’y confronter, avec l’idéologie qui imprègne la cinéaste.

L’adaptation de son roman illustre la conviction de Lucía Puenzo qu’elle ne peut s’autoriser au cinéma ce qu’elle s’accorde en littérature75. J’en veux pour preuve la relation sexuelle de Mengele et Lilith – que je n’ai pas développée dans mon étude – qui souligne la prééminence du jeu et du plaisir d’écrire « par-delà le bien et le mal » (Nietzsche, 1886). Lilith l’enfant-monstre est surdéterminée dans l’imaginaire collectif occidental par un héritage culturel complexe mais largement monopolisé et miniaturisé dans ses effets par les fantasmes d’écrivains et de cinéastes masculins, hétérosexuels blancs, notamment à travers la figure de Lolita. Lucía Puenzo vénère l’ensemble de l’œuvre de Vladimir Nabokov et avoue une adoration particulière pour le roman Lolita (1955) qui rendit son auteur célèbre dans le monde entier, et pour l’adaptation cinématographique réalisée par Stanley Kubrick (1962) et co-scénarisée dans des conditions houleuses avec le romancier. Considérés comme des chefs d’œuvre auxquels il conviendrait toutefois de préciser en sous-titre qu’il s’agit de « confessions d’un pédocriminel » le roman et le film sont l’archive personnelle de la romancière depuis l’adolescence76 et nourrissent son approche parfois jugée transgressive (Punte, 2019) de la sexualité et de l’enfance. Or, le désir sexuel et l’anormalité physique de Lilith dans le roman disparaissent à l’écran, comme si la liberté que s’accorde Lucía Puenzo dans le champ littéraire n’était pas envisageable au cinéma.

La première couverture du roman Wakolda avait fait resurgir le souvenir perturbant du roman de Günter Grass, Le tambour, adapté en 1979 par Volker Schlöndorff (Palme d’Or du festival de Cannes 1979, Oscar 1980, César du meilleur film étranger, etc.), qui avait choisi pour incarner l’enfant refusant de grandir sous le régime nazi, David Bennent (1966), un jeune garçon dont le physique et la voix fascinaient par leur incongruité et leur effet de difformité. Dans le cas de Lucía Puenzo, on observe un processus inverse, la cinéaste ayant tourné le dos à la monstruosité des créatures – Lilith et Mengele – à qui elle avait donné vie sur papier, et délaissé la difformité et la perversité comme vecteurs de révulsion au profit de l’érotisme, du charme et du charisme, comme si elle avait peur de se risquer à représenter le malaise.

De même, à l’écran, l’Histoire est expurgée de sa composante mapuche qui s’expose dans une version abrégée : l’apport historique se trouve ainsi minimisé et presque déqualifié par son usage anecdotique. L’axe du roman et du film est la figure de Mengele, qui apparaît comme une variation du joueur de flûte de Hamelin reconverti en joueur de poupées de Bariloche. L’interprétation de l’acteur qui l’incarne et la façon qu’a la caméra de le regarder mettent en valeur le regard impuni de celui qui a vu, qui a commis des crimes, qui a fui, et qui exprime la jouissance de son omnipotence. C’est sans doute un effet produit par l’intoxication qu’évoca la romancière :

yo terminé esa novela intoxicada, realmente. Obviamente, para tratar de ver el mundo como si fuera un gran laboratorio, un zoológico, y diseccionarlo como un fanático del nazismo, bueno, de alguna manera tenés que hacer un pacto con ese personaje y sumergirte ahí, para hacer contacto con esas cabezas, porque sino no se puede escribir eso77.

El médico alemán forme un collage de différents fragments de l’Histoire assemblés par un regard qui englobe et unifie la vision sans faille, un spectacle intelligible et sans véritable désagrément pour les spectateur·rices. Le film n’intervient pas sur les discours constitués par une mémoire politique autorisée, il ne fissure pas l’ordre du discours et ne matérialise pas, à l’écran, l’intention affichée par la romancière :

En Wakolda, me interesó cómo y cuándo empieza a formarse una consciencia política en una adolescente. Sobre todo, lo complejo que puede ser el proceso de formación política de adolescentes que construyen una ideología distinta a la de sus padres, o la de los círculos en los que fueron formados. (Zunini, 2011)

La norme s’expose sans être critiquée et sans que soit pensée et questionnée ce que Preciado nomme une « machine épistémologique », c’est-à-dire

une machine de production de connaissances et de récits collectifs, mais aussi de représentation du « corps national », dans le sens politico-visuel du terme. Ici la mémoire n’est pas un simple stockage du passé, mais plutôt un dispositif performatif capable de produire le futur. (Grino, 201278)

Lucía Puenzo appartient à une culture dominante, en comparaison avec celles que Preciado regroupe, à partir de leur commune exclusion : les cultures issues des processus d’esclavage et de colonisation ou les cultures subalternes, lesbiennes, trans, etc., c’est-à-dire les cultures qui n’ont pas eu accès à la construction de l’archive et qui ont une mémoire politique sans archive (Grino, 2012). Preciado s’interroge sur la possibilité même de modifier cette histoire si la seule archive existant de la culture subalterne, c’est l’archive médicale-juridique-policière-coloniale. Réinventer l’archive implique d’intervenir dans les machines épistémologiques qui la produisent et la contrôlent et le cinéma est une puissante technologie sociale. El médico alemán illustre la difficulté d’agir au sein de l’industrie du divertissement ultralibérale et multiculturelle, où la condition sine qua non d’intégration des différences est de se conformer au « cadre épistémologique du capitalisme » (Grino, 2012).Lucía Puenzo sait, elle a découvert ce qui avait été caché par l’archive hégémonique lors de la genèse de son roman, mais dans son film, c’est le jeu qui l’emporte, creusant la disjonction entre éthique et esthétique. Dans la lignée d’une figure canonique de la littérature argentine passé au panthéon international, la cinéaste a produit une histoire de l’infamie universelle79 où ne sont déstabilisés ni le régime visuel ni le régime de vérité et où, pour reprendre Rancière, le consensus supprime la politique.

Notes

  1. À écouter : « À quoi servent les nazis au cinéma ? », Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, France Inter, 31/07/2012, émission que Frédéric Bas conascra à l’usage des genres cinématographiques pour aborder le nazisme.
  2. En France, sous le titre Le médecin de famille, le film reçut le Prix Jean Renoir des lycéens 2013-14 et fut utilisé dans plusieurs dossiers pédagogiques centrés sur une lecture de l’Histoire du nazisme.
  3. Cecilia González Scavino, Figuras de la militancia “Los 70” contados por la literatura y el cine argentino contemporáneos, HDR, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, 2013.
  4. Teresa Basile, Infancias. La narrativa argentina de HIJOS, Córdoba: Editorial Universitaria Villa María Eduvim, 2019.
  5. Je reprends le terme de Jacques Rancière dans La mésentente (1995) qui parle aussi des « n’importe qui » pour requalifier celles et ceux qui n’ont pas de nom, qui ne sont pas considéré·es comme des sujets politiques capables de s’exprimer, des êtres qui ne sont que des corps et non des voix. Ce terme dialogue dans un contexte situé différent avec la notion de subalterne conceptualisée par Gayatri Chakravorty Spivak pour aborder la situation des personnes qui occupent une position sans identité. « Can the Subaltern Speak? » (1988) fut tardivement publié en France sous le titre Les Subalternes peuvent-illes parler ? traduction française de Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2006.
  6. Lucía Puenzo, Wakolda, Paris, Stock, traduit par Anne Plantagenet, 2013. L’orthographe modifiée de Mengele, « Menguele » est à la charge de l’éditeur.
  7. Sophie Moirand, Une histoire de discours…, Paris, Hachette, 1988.
  8. « Herlitzka es una localidad, estación de ferrocarril y municipio, situado en el Departamento San Luis del Palmar de la Provincia de Corrientes. Se encuentra rodeada por los esteros del Toro, Romero, Genova, la cañada Negra y el arroyo Riachuelito. Corría el año 1940… y un día 28 de septiembre Ley provincial se creaba el municipio de Herlizka, cuyo nombre es impuesto en homenaje al ingeniero Mauro Herlizka, técnico que dirigió la construcción del Ferrocarril Económico Correntino », [en ligne] https://www.corrientes.gob.ar/home/herlitzka/municipio [consulté le 24/10/22].
  9. María José Punte, « Coágulos de temporalidad: la presencia de los juguetes en la literatura argentina », 4tasJornadas de Estudios sobre la Infancia, Buenos Aires, 2015, p. 95, [en ligne] https://www.aacademica.org/4jornadasinfancia/9.pdf [consulté le 24/10/22] ; « El retorno a los bosques encantados: infancia y monstruosidad en ficciones del Sur », Aisthesis, 54, 2013, p. 287-301, [en ligne]https://dx.doi.org/10.4067/S0718-71812013000200017 [consulté le 24/10/22].
  10. Liliana Tamagno, « Pueblos indígenas. Racismo, genocidio y represión », Corpus, Archivos Virtuales De La Alteridad Americana, 1, n° 2, 2011, [en ligne] https://doi.org/10.4000/corpusarchivos.1164 [consulté le 24/10/22].
  11. David Viñas, La Nación y su barbarie, Rosario, Facultad Libre, (Seminarios-Paulinovich, Lucas), 2019.
  12. Enrique Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva. América, 1994 ; El encubrimiento del otro: hacia el origen del mito de la modernidad, Ediciones Abya Yala, Quito, 1994. En 1996, il intégra le groupe Modernité/Colonialité lancé par Aníbal Quijano.
  13. Darío Aranda, Argentina originaria : genocidios, saqueos y resistencias, Buenos Aires, La Vaca Editora, 2010. L’ouvrage est disponible dans une version numérisée, [en ligne] https://www.iwgia.org/images/publications/0473_Aranda.pdf [consulté le 24/10/22].
  14. Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002.
  15. Voir notamment José Luis Lanata (compil.), Prácticas genocidas y violencia estatal: en perspectiva transdisciplinar, San Carlos de Bariloche, IIDyPCa-Conicet-UNRN, 2014 ; G. Rafart (compil.), Historia social y política del delito en la Patagonia, Neuquén, Educo, 2010 ; Walter Mario Delrio, Diego Escolar, Diana Isabel Lenton, Marisa Malvestitti, En el país de nomeacuerdo: Archivos y memorias del genocidio del Estadoargentino sobre los pueblos originarios, 1870-1950, Viedma, Editorial UNRN, 2018.
  16. Diana Lenton, « Apuntes en torno a los desafíos que derivan de la aplicación del concepto de genocidio en la historia de las relaciones entre el estado argentino y los pueblos originarios », en Lanata, op. cit., p. 32-51.
  17. Voir « Un debate sobre el negacionismo », [en ligne] https://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-120765-2009-03-01.html [consulté le 24/10/22].
  18. Darío Aranda, op. cit., « el cacique tehuelche Modesto Incayal, capturado junto a su familia, no fue a una cárcel ni a uno de los campos de concentración: lo exhibían en el Museo de Ciencias Naturales de La Plata. Para mayor humillación, semidesnudo. Murió en 1888. Y muerto, también fue objeto de exhibición. “Como en el zoológico”.
  19. Il s’agit en fait d’une citation de la conférence de Juan Benigar « La Patagonia piensa », Neuquén, Siringa, 1978, [en ligne] http://futatraw.ourproject.org/descargas/libros/aukanaw-ciencia_sec.pdf [consulté le 24/10/22]. La romancière pourrait y avoir puisé les quelques références qui parsèment les deux chapitres du roman consacrés à la rencontre entre les deux familles.
  20. La romancière l’évoqua en ces termes : « Los médicos son descendientes de los chamanes del mundo pre-moderno. Son personajes que se mueven en los bordes, en los umbrales entre la vida y la muerte. En la antigüedad, sus acciones eran percibidas como magia. Podían mantener a la gente con vida o decidir que murieran. Tanto los chamanes como los doctores brujos tenían una función mítica que entraba en contacto con fuerzas sobrenaturales, mediando entre la vida y la muerte. El costado más oscuro de los médicos puede hacer contacto con este costado de sanadores místicos que pueden decidir sobre la vida y la muerte. Por eso es tan difícil entender que un médico, cuya función es sanar, pueda estar interesado en matar », Patricio Zunini, « Cuerpos perfectos », Eterna acadencia, 10/06/2011, [en ligne] https://www.eternacadencia.com.ar/blog/contenidos-originales/entrevistas/item/cuerpos-perfectos.html [consulté le 24/10/22].
  21. L’écrivain, journaliste, historien, activiste et militant des droits humains (1927-2018), qui se présentait lui-même comme un anarcho-pacifiste, socialiste libertaire, fut une figure majeure du champ intellectuel argentin. Il s’attacha à propager dans les médias l’histoire de la classe ouvrière, des peuples originaires et du mouvement anarchiste.
  22. [en ligne] https://www.darioaranda.com.ar/2015/02 [consulté le 24/10/22].
  23. Maître ou maîtresse de cérémonie, dépositaire des croyances et des pratiques mythiques ancestrales des communautés paysannes mapuche, la ou le machi a pour rôle de guérir et de présider les rituels, une fonction équivalente à celle des chamanes nord-américains. Tibor Gutierrez, « El “Machitún” : rito mapuche de acción terapéutica ancestral », I Congreso Chileno de Antropología, Colegio de Antropólogos de Chile A. G, Santiago de Chile, 1985, [en ligne] https://www.aacademica.org/i.congreso.chileno.de.antropologia/8.pdf [consulté le 24/10/22].
  24. « “La leyeron, la testearon con muchos lectores y me pidieron poner un grupo de historiadores a chequear la información y a clarificar qué era y que no”, contó la autora. Finalmente, Wakolda fue editada pero con un glosario. “Eso demuestra el nivel de exhaustividad que ellos (editorial alemana) que tomaron para animarse a editar la novela, que después fue muy bien de críticas y ventas. Hubo mucho reparo en editarla. Esto es la primera vez que me pasa y fue sólo en Alemania.” » (Luis Castillo, LMNeuquén, 15/09/2013)
  25. Mario Margulis et al., « La racialización de las relaciones de clase », La segregación negada, Buenos Aires, BIBLOS, 1999, p. 37-62.
  26. Audre Lorde, « De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme ». Ce discours prononcé en 1981 ouvrit la conférence de l’association nationale des études femmes à Storrs, Connecticut. Il combine une critique du racisme des féministes universitaires blanches et une réflexion sur la colère en tant qu’outil de lutte des femmes de couleur contre le racisme, [en ligne] https://infokiosques.net/IMG/pdf/Colere_AudreLordeA4pourA5.pdf [consulté le 24/10/22].
  27. Ana Wortman, « La producción simbólica del kirchnerismo », en Carlos Gervasoni y Enrique Peruzzotti (eds.), ¿Década Ganada? Evaluando el legado del Kirchnerismo, Buenos Aires, Penguin Random House Mondadori, Debates, 2015. « A mediados del año 2009 con posterioridad a las elecciones legislativas que implicaron la pérdida del control de la Cámara de Diputados es cuando aparece más claramente la cultura como un recurso para pensar nuevas estrategias de poder. (Ley de medios, la conformación de la Unidad del bicentenario, políticas públicas de corte social, espacios de intelectuales, artistas, historiadores). Etc. Emociones y visualidad atraviesan gran parte de este nuevo relato histórico. »
  28. Le titre Wakolda renvoie au roman et El médico alemán au film. Objets de négociations en vue de la distribution et de l’exploitation internationale, les affiches et les titres du film sont différents de l’original littéraire. Ainsi, alors que dans le reste de l’Europe c’est la traduction du titre abrégé, (Le médecin allemand, The German doctor) qui fut retenue, en France, un autre titre, contradictoire de surcroît, Le médecin de familles’imposa.
  29. Amanda Rueda, L’Amérique latine en France. Festivals des cinémas et territoires imaginaires, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2018. La chercheuse d’origine colombienne, universitaire française et membre du Festival Cinelatino Rencontres de Toulouse, propose une réflexion située sur l’expression « cinématographie latino-américaine » à partir du concept de « territoires imaginaires » en plongeant dans le corpus des sélections de festivals depuis les années 60.
  30. « Muchos de los directores que la conforman son reconocidos internacionalmente y se destacan por la diversidad de sus miradas. Encontramos desde films experimentales o documentales en primera persona hasta películas con formatos más industriales. Películas realizadas por directores como Anahí Berneri, Diego Lerman, Pablo Giorgelli, Celina Murga, Edgardo Cozarinsky, Daniel Rosenfeld, Santiago Loza, Ariel Rotter, Lucía Puenzo y Benjamín Ávila, entre otros, han sido presentadas y premiadas en festivales como Berlín, San Sebastián, Toronto, Venecia y Cannes. Lo que une a sus integrantes es el objetivo de expandir las posibilidades del cine en todas sus formas y crear lazos de unión entre los realizadores y las audiencias, generando acciones con la intención de promover la transparencia y eficacia en las políticas públicas relacionadas al audiovisual y crear condiciones para una mejor circulación del cine de autor en la Argentina y en el mundo. En ese sentido, ha desarrollado programas con instituciones como ACID, el Institut Français y el INCAA. », [en ligne] http://pcicine.blogspot.com [consulté le 24/10/22].
  31. Lucía Puenzo rendit hommage à la productrice française, disparue peu après la sortie du film, lors d’une rencontre organisée à Paris, au cinéma Le Passy. Amie de la famille Puenzo de longue date, présente aux côtés de sa fille dès XXY, Fabienne Vonier (1947-2013) avait commencé sa trajectoire dans l’exploitation de salles de cinéma au début des années 70, fondé Pyramide en 1989, avec Louis Malle, Vincent Malle, Francis Boespflug, Claudie Cheval et Michel Seydoux. Elle devint productrice et distributrice de films français, puis européens, puis sans frontières, lançant et accompagnant notamment Aki Kaurismaki et fut aussi co-fondatrice du syndicat professionnel de distributeurs indépendants (Dire).
  32. Le processus de production est détaillé sur le site https://www.imdb.com/name/nm1224102/news [consulté le 24/10/22], dont j’extrais quelques éléments : « Televisión Federal (Telefe) is a co-producer as are Moviecity/ Laptv – Latin American Pay Television, Distribution Company Sudamericana who is the Argentinean distributor as well. It was made in association with P&P Endemol Argentina and Cine.Ar. As a footnote, the ad budget invested by Telefe in its TV campaign was exceptionally large: 893 TV spots broadcast in ten markets in a five weeks span. When the script was ready, Luis and Lucia Puenzo went to the Berlinale Co-Production Market in February 2011 looking for co-producers and financing. Wakolda will reach 400,000 spectators by its fifth week on screen, and still has 75 screens. It has maintained an average of almost 100,000 spectators per week. It has been selected by over 50 % of the Academy members as the Argentinean submission for both the Oscar and the Goya Awards. »
  33. Nelly Richard, La estratificación de los márgenes: Sobre arte, cultura y política(s), Santiago de Chile, Francisco Zegers Editor, 1989. « El postmodernismo se defiende contra los efectos desestabilizadores de lo “otro”, integrando sus manifestaciones a la marcha de un conjunto perfectamente entrenado para nivelar diferencias y reabsorber contradicciones. El centro, aunque se travista de desintegrado, no ha dejado de operar como tal, archivando lo desviante bajo un repertorio de figuras cuyas claves, semánticas y territoriales, sigue administrando con plena exclusividad. », p. 45.
  34. « En Wakolda [mi padre] no es el productor de la misma. Aparece como productor general de la productora porque él cumple ese rol de ver todas las películas que se están haciendo y cómo se pueden ayudar una con otras u observando dónde puede haber un problema. Es un viejo lobo de mar y sin dudas contamos mucho en lo que pueda opinar en ciertas cosas. Wakolda fue una producción muy compleja que tuvo a bordo a España, Francia, Noruega, Venezuela, México. Junto al productor ejecutivo decíamos que si lográbamos hacer esta producción con seis países nos recibíamos en esto. Fue muy complejo armarlo. En ese sentido, alguien con muchas películas encima puede dar sus consejos y dónde encarar ciertas cosas. » Luis Castillo, op. cit.
  35. Dans un contexte de crise aigüe, Luis Puenzo fut nommé à la direction de l’INCAA après les élections présidentielles que remporta le péroniste Alberto Fernández. Le cinéaste Tristán Bauer fut nommé ministre de la culture. Le regard rétrospectif et situé de Luis Puenzo sur l’histoire de l’INCAA permet de saisir les enjeux des politiques de l’audiovisuel passées et des défis à relever.
  36. Laurent Creton (dir.), Cinéma & (in)dépendance : une économie politique, Théorème 5, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1998. Pour le spécialiste de l’économie du cinéma, de l’audiovisuel et des médias numériques, la notion de dépendance doit être appréciée selon un contexte, une structure et des stratégies et depuis la contingence de l’interdépendance entre les différents partenaires mobilisés.
  37. Jens Andermannn et Álvaro Fernández Bravo (comps.), La escena y la pantalla. Cine contemporáneo y el retorno de lo real, Buenos Aires, Colihue, 2013, p. 8-9.
  38. L’acteur catalan Alex Brendemühl, qui parle allemand, espagnol, anglais et français, est fort apprécié en Espagne pour ses participations à des « films d’auteur ». Présent dans les films de Cesc Gay, Jaime Rosales, Judith Colell ou Pau Freixas, il avait été repéré par la cinéaste dans Rabia (2010) de Sebastián Cordero, qui déplaça à Madrid l’intrigue du roman de Sergio Bizzio, le conjoint de Lucía Puenzo.
  39. Diego Peretti, le psychiatre converti, devint populaire grâce aux séries télévisées filmées par des cinéastes de renom dont Los simuladores de Damián Szifron. Il tournait pour la télévision En terapia lorsqu’il fut choisi pour interpréter Enzo, mais avait déjà tourné dans le court-métrage de Lucía Puenzo, Más adelante en 2010, et collaboré avec Ricardo Darín, Natalia Oreiro et Carolina Peleritti, qui figurent au casting des films de Lucía Puenzo et de ceux de la société de production Historias Cinematográficas.
  40. L’actrice et chanteuse uruguayenne, connue dans toute l’Amérique latine pour ses rôles dans des telenovelaset ses albums de musique, venait d’être récompensée par l’Académie des arts et sciences cinématographiques d’Argentine pour son rôle de mère dans Infancia clandestina (2012) de Benjamín Ávila, un drame historique racontant l’enfance tourmentée d’un enfant de Montoneros produit par Historias Cinematográficas.
  41. La popularité de la comédienne trilingue déjà reconnue pour ses talents de chanteuse et d’actrice au cinéma, à la télévision, au théâtre et au music-hall atteignit des sommets grâce à son interprétation de la mythique Première Dame Argentine, dans la reprise du music-hall créé par Tim Rice (1976) à Broadway, aux côtés de la star de la pop latine Ricky Martin. En tournée mondiale depuis 2006 car la pièce musicale avait d’abord été montée à Londres par Andrew Lloyd Weber, elle avait été récompensée en 2009 par le Laurence Olivier Award for Best Actress in a Musical (Londres) pour son interprétation d’Édith Piaf dans le music-hall PIAF qui fut également monté à Buenos Aires et à Madrid.
  42. Gilda Bevilacqua, « El verdadero nombre falso. Wakolda y la presencia nazi en Argentina a través del cine », CordisRevista Eletrônica de História Social da Cidade, 15, 2016, [en ligne] https://revistas.pucsp.br/cordis/article/view/24745 [consulté le 24/10/22].
  43. Daniel Feierstein ocupe la Chaire « Análisis de las prácticas sociales genocidas » à la Facultad de Ciencias Sociales de l’Université de Buenos Aires et dirige le Centro de Estudios sobre Genocidio et la Maestría en Diversidad Cultural à l’Université Nacionale Tres de Febrero. Il est également expert indépendant aux Nations Unies où il participe à l’élaboration des Bases d’un Plan National des Droits Humains argentins.
  44. Hugo Vezzetti « Conflictos de la memoria en la Argentina. Un estudio histórico de la memoria social », en Anne Pérotin-Dumon (dir.), Historizar el pasado vivo en América Latina, 2007, p. 11-23. (Libro electrónico) ; Hugo Vezzetti, Pasado y presente : guerra, dictadura y sociedad en la Argentina, Buenos Aires, siglo veintiuno editores, 2002 ; Sobre la violencia revolucionaria : memorias y olvidos, Buenos Aires, siglo veintiuno editores, 2009.
  45. Carlos de Nápoli (1950-2011) publia de nombreux ouvrages sur le nazisme parmi lesquels Nazis en el Sur(2005), El pacto Churchill-Hitler (2007), Los científicos nazis en Argentina (2008), La fórmula de la eterna juventud (2009). En 2011 le documentaire El escape de Hitler y Mengele, co- produit par The History Channel et Anima Films, rendit compte de son enquête et apporta des documents et témoignages inédits dont la cinéaste reprit certains aspects les plus morbides.
  46. Esteban Buch, El pintor de la Suiza Argentina, Buenos Aires, Sudamericana, 1991. Sa publication ne suscita pas non plus le sursaut espéré sur le territoire argentin mais il figure parmi les documents qui permirent aux autorités italiennes d’obtenir l’extradition de Erich Priebke en 1995.
  47. Stella Maris Ageitos, Historia de la impunidad. De las actas de Videla a los indultos de Menem, Buenos Aires, Adriana Hidalgo Editora, 2002, p. 198. Cet ouvrage est cité par Nadia Tahir, Argentine, Mémoires de la dictature, Chapitre IV « Les “politiques du pardon” et le maintien dans la sphère publique argentine (1986-2003) », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 137-190.
  48. À l’occasion de sa reprogrammation au MALBA en 2016, le documentariste revint sur la nécessité de tourner ce film, [en ligne] https://malba.org.ar/evento/201609032200 [consulté le 24/10/22], compte tenu de la réalité des élèves évoquée dans un entretien antérieur : « Los alumnos de esa escuela fueron los únicos de la ciudad a los que se les prohibió ver el filme La lista de Schindler. En esa sociedad no se hablaba del holocausto, las SS o los campos de concentración. Había un pacto de silencio », « Gustavo Nielsen entrevista a Carlos Echeverría, “Hombre mirando al sudoeste” », Página 12, 2009, [en ligne] https://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/radar/9-5592-2009-09-27.html [consulté le 24/10/22].
  49. Guy Westwell, Robert A. Rosenstone, « Visions of the Past: the Challenge of Film to Our Idea of History » dans Robert A. Rosenstone (ed.), Revisioning History: Film and the Construction of a New Past, Screen, 38, Issue 1, 1997, p. 99-105, [en ligne] https://doi.org/10.1093/screen/38.1.99 [consulté le 24/10/22].
  50. J’emprunte ici le titre du film d’animation de Rithy Panh réalisé à partir du récit qu’il avait coécrit avec Christophe Bataille : L’Élimination, Paris, Grasset, 2012.
  51. Il est remarquable de constater combien le paysage authentique enchanta la critique étrangère prompte à étaler ses propres références culturelles sur l’Amérique latine. Je n’en citerai qu’un exemple : « L’étrangeté de cette relation perdue dans l’immensité grandiose des paysages rappelle les mondes cachés de Borges, modèle de la romancière », Emily Barnett, « Wakolda de Lucía Puenzo : autopsie d’un monstre », Les Inrockuptibles, 05/06/2013. Borgès semble une référence incontournable dont l’usage polyvalent mériterait une étude quant à la circulation des canons et des citations littéraires entre l’Amérique latine et l’Europe.
  52. Denis Mellier, « À l’ouest du nouveau ? Imaginaire environnemental et néo-western », Raison publique, 17, 2012/2, p. 65-75, [en ligne] 10.3917/rpub.017.0065 [consulté le 24/10/22].
  53. Dans White (1997), Richard Dyer analysa la dimension culturelle des technologies et des dispositifs photographiques et filmiques et montra que ceux-ci furent pensés et élaborés pour s’ajuster aux peaux claires, le visage blanc étant l’étalon de référence chromatique. Son étude de la blanchité invite à déconstruire l’hégémonie blanche à partir des rapports sociaux de race. Voir aussi Maxime Cervulle, « Politique de l’image : les Cultural Studies et la question de la représentation, réflexion sur la “blanchité” », dans M. Cervulle et al.Cultural Studies : Genèse, objets, traductions, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2010, p. 46-49. Il démontre que les Critical White Studies ont ouvert « la voie vers une compréhension de la façon dont les “écrans blancs” structurent pour les publics les modalités d’identification, de perception de soi ou de compréhension de la différence. »
  54. Lilith est ainsi décrite dans Wakolda : «Demonio de la oscuridad, diablesa libidinosa habitada por la rebeldía, la tentación, la transgresión y el deseo…» (Puenzo, 2011 : 21). Première compagne d’Adam, Lilith est une puissante figure mythique hébraïque et biblique longtemps inter-dite qui fait l’objet depuis sa redécouverte par les féministes d’une production artistique et scientifique féconde. Vanessa Rousseau a ainsi publié plusieurs articles sur les recherches consacrées à Lilith, parmi lesquelles « Ève et Lilith. Deux genres féminins de l’engendrement », Diogène, 208, n° 4, 2004, p. 108-113.
  55. David Bordwell, La narración en el cine de ficción, Barcelona, Paidós, 1996, p. 157-161. Voir les principes 1, 2, 3 et 5.
  56. Kurt Hahn affirme le contraire mais sans apporter d’argument : « Pues, debajo de la superficie de la impresionante naturaleza entrevemos un paisaje herido, desfigurado por ideologías inhumanas y fragmentado en distintas capas de una larga historia de violencia », « Pasado ajeno, imaginario propio. Deconstruyendo el paisaje emblemático de la Patagonia en Wakolda (El médico alemán), de Lucía Puenzo » en Mónica Satarain, Christian Wehr (ed.), Escenarios postnacionales en el Nuevo Cine Latinoamericano Argentina-México-Chile-Perú-Cuba, München, AVM. edition, 2020, p. 221-240.
  57. On pense à l’immense complexe hôtelier situé dans les montagnes rocheuses du Colorado, le protagoniste du film d’épouvante de Stanley Kubrick The Shining où (1977).
  58. Selon Jens Andermannn, les Parcs Nationaux créés en Argentine pendant la « Décennie Infâme » des années 30, et en particulier son architecture hôtelière, sont un cas exemplaire de « paysage néocolonial ». Des éléments culturels et écologiques que le mouvement expansif et « patrimonialisant » de l’État argentin contribua activement à éliminer furent ainsi transformés en trophées décoratifs destinés au tourisme. « Estilo austral : paisaje, arquitectura y regionalismo nacionalizador en el Parque Nacional Nahuel Huapi (1934-1943) », Artélogie, 10, 2017, [en ligne] https://doi.org/10.4000/artelogie.834 [consulté le 24/10/22].
  59. Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, 51, 2007/3, p. 111-118. « C’est ainsi que la race, à la fois mode et résultat de la domination coloniale moderne, a imprégné tous les champs du pouvoir capitaliste mondial. Autrement dit, la colonialité s’est constituée dans la matrice de ce pouvoir, capitaliste, colonial/moderne et eurocentré. Cette colonialité du pouvoir s’est avérée plus durable et plus enracinée que le colonialisme au sein duquel il a été engendré, et qu’il a aidé à s’imposer mondialement », p. 112.
  60. Le terme anglais « male glaze » a été adopté en français car sa traduction par « le regard masculin » n’éclaire pas toutes les dimensions que recouvre la notion théorisée par la britannique féministe Laura Mulvey qui cherchait à rendre visible depuis une perspective psychanalytique l’impensé voyeuriste du cinéma hollywoodien largement dominant au milieu des années 1970. Plusieurs traductions en français existent du texte de Laura Mulvey, « Plaisir visuel et Cinéma narratif » (1975) dont la plus récente « Mulvey Laura, Au-delà du plaisir visuel Féminisme, énigmes, cinéphilie », traduit par Florent Lahache et Marlène Monteiro, Paris, Mimesis, 2017. Vingt ans après, Laura Mulvey proposa de « Repenser “Plaisir visuel et Cinéma narratif” à l’ère des changements de technologie », Lignes de fuite, 2006 traduit par Caroline Renard, [en ligne] http://www.lignes-de-fuite.net/article.php3?id_article=173 [consulté le 24/10/22]. En 1975, elle soutenait que les films hollywoodiens étaient conçus comme des spectacles où se codifiait la différence sexuelle en fonction des regards tout en créant de la fascination pour le visage et le corps humain. Les spectatrices étant conduites à construire leur propre identité par identification avec le héros masculin porté par un plaisir voyeuriste l’intérieur du film. La présence féminine était envisagée comme une image spectaculaire, érotique, un élément de spectacle indispensable aux films narratifs standards. Récemment, Iris Brey a proposé de penser le « female gaze » comme « une façon de filmer les femmes sans en faire des objets, de partager la singularité des expériences féminines avec tous les spectateurs, quel que soit leur genre, et renouveler notre manière de désirer en regardant sans voyeurisme ». Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, L’Olivier, Les feux, 2020.
  61. Erin K. Hogan, « Girls and Dolls: The Biopolitics of Gender and Race in Lucía Puenzo’s Wakolda », The Comparatist, 42, 2018, p. 246-263. 
  62. « Lilith sonrió con un brillo demente en la mirada […] Parecía consciente de estar metiendo el dedo en la boca del lobo. Se frotó la yema húmeda del dedo índice contra el pulgar, esparciendo la saliva del desconocido con su mano sin la menor preocupación. La acción, lejos de irritarlo, lo excitó […] » (Wakolda, 2011 : 22) Je souligne le verbe qui renvoie en fait à l’appréciation de Mengele ou de la voix narrative et non à celle de Lilith.
  63. David Bordwell, La narración en el cine de ficción, Barcelona, Paidós, [1985] 1996, p. 157-161. Je traduis ici en français la traduction espagnole citée par Bevilacqua, 2015 : 89-91.
  64. [en ligne] https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/07/19/des-carnets-intimes-du-criminel-nazi-josef-mengele-vendus-aux-encheres_1550259_3222.html [consulté le 24/10/22].
  65. Des carnets intimes inédits représentant 3 500 pages du criminel de guerre nazi Josef Mengele furent vendus aux enchères en 2011 aux États-Unis.
  66. Rosario Bléfari, « El inquilino », Página 12, 13/09/2013, [en ligne] https://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/las12/13-8313-2013-09-13.html [consulté le 24/10/22].
  67. Je remercie Emmanuelle Ohniguian de m’avoir éclairée sur ce qui n’était qu’une intuition.
  68. Adrián Ferrero, « Wakolda », Chasqui, 44, n°1, 2015, p. 256-258.
  69. Cette remarque de Martin Barnier, lors de la soutenance de la HDR dont cet ouvrage est issu, mériterait d’être approfondie par des spécialistes de ce genre typiquement transalpin reconnaissable à ses motifs fétichistes (tueur masqué et ganté, meurtres sadiques) inauguré par Mario Bava (La fille qui en savait trop, 1963) puis expérimenté par Dario Argento. Je ne partage pas son interpétation de la séquence d’ouverture de La rabiaqui, selon lui, donne aussi à penser que la fillette qui se promène dans la nature seule va se faire violer.
  70. Haydée Montesano, « El orden cerrado y la divina proporción. Comentario sobre Wakolda, de Lucía Puenzo », EticayCine, Psychology and Human Rights Journal, pdf sans page et sans date. « Esto adquiere sentido en uno de los planos narrativos de la historia, el que sostiene la voz en off de Lilith, que habla de las notas de Helmut ; él ha dado cuerpo a la mujer que podrá crecer en ella, dibujó el cuerpo prometido a la par del dibujo que testimonia el desajuste respecto de una armonía proporcional entre su edad y sus medidas antropométricas. Esta última escena funciona en retroacción a la que será fundada como anticipación -la del primer diálogo entre Lilith y Helmut. »
  71. « “Lo que se sabe de Nora es poco : que estuvo en Bariloche, que se la vio bailando en una fiesta con Mengele, que apareció muerta y algunos plantean que era una esquiadora y no tenía nada que ver con la cacería de nazis; pero llegaron agentes de la Embajada de Israel, certificaron su muerte y se llevaron ciertos papeles. Nora también es un campo para las conjeturas. Había ahí un umbral entre la ficción y lo histórico que me parecía muy interesante”, subraya Puenzo. “El personaje de Nora es una justiciera que se pasó años cazando nazis. El hecho de que quedó estéril por los experimentos que hizo Mengele aparece en algunos libros, pero en otros no.” » Silvia Friera, « Mengele haciendo muñecas era la cima de la perversión », Página 12, 13/06/2011, [en ligne] https://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/4-21987-2011-06-13.html [consulté le 24/10/22].
  72. Javier Mattio, Lucía Puenzo, « Lucía Puenzo :“Tengo recurrencia con la genética y el peso de la sexualidad” », « [E]l nazismo y Mengele son nombres tan fuertes que se devoran otras cosas, es inevitable que así sea, pero Mengele podría bien no estar en Wakolda e igual ésta funcionaría como la historia de un médico fanático. », La voz, 12/09/2013, [en ligne] https://www.lavoz.com.ar/ciudad-equis/lucia-puenzo-tengo-recurrencia-con-la-genetica-y-el-peso-de-la-sexualidad [consulté le 24/10/22].
  73. Le contexte politique est au cœur de l’intrigue mais c’est finalement la relation interpersonnelle qui l’emporte : le crime de la jeune femme sauvagement assassinée n’est pas politique, pas plus que la passion que ressent pour la juge le procureur.
  74. Álvaro Fernández, « Dispositivos del melodrama latinoamericano : “Mancha”, nostalgia y flashback »  La comedia y el melodrama en el audiovisual iberoamericano contemporáneo, Paul Julian Smith, Nancy Berthier (ed.), Madrid, Iberoamericana/Frankfurt am Main, Vervuert, 2015, p. 147-60, cité par Chappuzeau (2018 : 244).
  75. « Creo que tiene que ver con lo lúdico, con la literatura se me da por jugar de una manera […] No es la teoría ni lo temático lo que me impulsa en un primer momento. Suele ser algún detalle: un personaje que me resulta magnético, una escena a la que quiero llegar, un clima, algo que parece menor pero no lo es. Me gusta la literatura que se deja llevar por las asimetrías y las digresiones. La literatura también es eso: música y ritmo. A veces una frase suena bien aunque no tenga sentido. A partir de ahí va apareciendo la historia, en general de manera bastante misteriosa », Zunini, op. cit.
  76. Elle en fit publiquement la démonstration lors d’une master class intitulée « La palabra en movimiento » à La Casa de Américas à Madrid, 08/10/2011.
  77. Valeria Tentoni, « Lucía Puenzo : “El cine argentino está atravesando una de las parálisis más grandes de la historia” », 28/9/2018, [en ligne] https://www.eternacadencia.com.ar/blog/contenidos-originales/entrevistas/item/lucia-puenzo-el-cine-argentino-esta-atravesando-una-de-las-paralisis-mas-grandes-de-la-historia.html [consulté le 24/10/22].
  78. Claire Grino, « SEXES à bras-le-corps, entretien avec Beatriz Preciado », Inter, 112, automne 2012, p. 23-29, [en ligne] https://id.erudit.org/iderudit/67681ac [consulté le 24/10/22]. La question porte sur ce « qui est en charge de nos jours de la fabrication et de l’invention des cadres d’intelligibilité dans lesquels la vie est possible, dans lesquels un corps est considéré comme humain ou animal, normal ou pathologique » (Preciado, 2012 : 26).
  79. Je fais allusion au recueil de José Luis Borgès, Historia universal de la infamia, publié en 1935 puis révisé 1954, dont les huit contes ont pour point de départ un crime basé sur des faits réels que la narration altère en convoquant la participation active du lecteur.
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Pessac
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EAN html : 9782858926343
ISBN html : 978-2-85892-634-3
ISBN pdf : 978-2-85892-635-0
ISSN : 2741-1818
Posté le 25/11/2022
41 p.
Code CLIL : 3689; 3658
licence CC by SA

Comment citer

Mullaly, Laurence H., “Chapitre 8• Poupées en série”, in : Mullaly, Laurence H., Esthétique et politique dans le cinéma argentin. Albertina Carri et Lucía Puenzo : des histoires de familles, Pessac, MSHA, collection PrimaLun@ 14, 2022, 225-266, [en ligne]https://una-editions.fr/poupees-en-serie [consulté le 25/11/2022].
10.46608/primaluna14.9782858926343.15
Illustration de couverture • L'ombú, arbre de la pampa (wikipedia ; mise en lumière S. Vincent)
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