Introduction
Quel regard portent les enfants sur la socialisation à l’école ? Cette question assez peu répandue dans la littérature scientifique semble essentielle car l’une des missions de l’école est de concourir à leur socialisation. Pour appréhender cette notion transversale, il semble indispensable d’interroger de façon non exhaustive les pratiques professorales, l’organisation des établissements scolaires, les contraintes et espaces de liberté offerts aux élèves mais cet intérêt doit aussi tenir compte de la représentation qu’ont ces derniers de leur propre socialisation. L’expérience des enfants, mérite d’être étudiée pour appréhender les effets des pratiques. Montandon et Osiek ont montré qu’un des premiers éléments dont parlent les enfants à propos de leur vécu à l’école relève des relations qu’ils entretiennent avec leurs camarades et leurs enseignants. Les interactions et le développement de relations sont essentiels pour eux et leur permettent de développer des compétences sociales. Dans ce cadre, nous questionnerons ici le point de vue d’élèves du second degré et celui de quelques-uns de leurs enseignants, au sujet des possibilités qui leur sont offertes pour interagir en classe et construire des relations entre pairs, ceci faisant partie intégrante de leur socialisation scolaire.
La socialisation par l’école
Selon Guy Rocher (1968 : 132), la socialisation est « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre ». La socialisation est un processus d’acquisition d’éléments constitutifs du milieu et de la culture ; elle induit un façonnement particulier de la personnalité, qui est à la fois individuelle et sociale. Elle permet à chacun d’être accepté par les autres tout en lui laissant une marge de liberté pour se construire une personnalité propre. Par conséquent, la socialisation relève d’une certaine contrainte sociale qui, dans la sphère scolaire, est particulièrement forte. Durkheim soulignait le rôle central de l’éducation dans la socialisation, et en particulier de l’autorité qui permet le passage de l’individu à la personne sociale, tout en nécessitant l’adhésion des personnes. Durkheim compare la classe à une petite société qui apporte de la discipline et permet le partage de valeurs tout en visant l’émancipation des enfants (Rayou, 2017).
Toutefois, les recherches en sociologie mettent en avant les difficultés éprouvées par l’école qui, sous une unité apparente, peine à faire réussir et à socialiser tous les enfants. « Le développement de la sociologie de l’éducation depuis les années 1960 est largement dû à la prise de conscience de l’importance des inégalités socio-scolaires, de leur persistance, voire de leur aggravation » (Rayou, 2017 : 12). Les inégalités de résultats sont toujours fortement corrélées à l’origine sociale des élèves, même si elles se sont déplacées vers des niveaux plus élevés. Dans les familles, l’éducation présente aussi des divergences assez fortes, les classes favorisées usant par exemple de techniques d’action indirecte sur les enfants et les préparant davantage à être compétitifs, à raisonner et négocier (Lareau, 2003), alors que les classes populaires laisseraient davantage les enfants se développer « naturellement » tout en veillant au respect strict de l’autorité. À long terme, ces différences se ressentent profondément et conduisent à des inégalités relevant entre autres de l’autonomie scolaire, et de la prise d’initiative.
Interactions entre pairs et socialisation
Dans ce contexte, l’école a un rôle privilégié dans la socialisation qui permet à la fois l’intériorisation de normes, de valeurs, et l’émancipation, par le jeu des contraintes et de la prise d’initiative, mais aussi par la richesse des interactions possibles. En effet, les interactions entre pairs sont essentielles pour se construire : le groupe de pairs permet de passer les épreuves de la scolarité (Rayou, 2017) et d’apprendre à construire des règles ensemble, parfois à l’abri du regard des adultes. Certains espaces sont d’ailleurs tout à fait propices au développement de liens, comme la cour de récréation (Hébert et Dugas, 2017) ou les cours d’éducation physique et sportive (EPS), là où la mise en jeu corporelle accentue les effets des interactions sur les relations entre les élèves (Parlebas, 2015). La construction de relations positives et le développement d’une cohésion socioaffective permettent d’apprendre à vivre ensemble et peu à peu, à coopérer. Or, comme le souligne Dupeyron, l’école française témoigne d’une sorte de contradiction entre la recherche du bien-vivre – l’un des trois principes d’action éducative reliés au bien-être (ibid.) – et les contraintes affligées comme l’obéissance, le silence, les classements, etc. Comment s’épanouir dans ses conditions ? Comment développer suffisamment d’interactions avec ses pairs pour déployer le lien social et apprendre ensemble ?
En classe, les élèves sont parfois regroupés pour travailler ensemble. Même si la fréquence de ces regroupements est très variable, certaines disciplines scolaires semblent plus propices au travail de groupe car elles s’appuient davantage sur des pratiques collectives ; mais les habitudes de travail impulsées par l’enseignant semblent aussi décisives pour développer ou non des interactions constructives. L’apprentissage coopératif permet de faire la synthèse entre la logique individuelle et la logique sociale et le travail en groupe, basé sur des interactions de coopération, a des effets positifs sur la réussite scolaire et sur d’autres compétences notamment sociales (Plante, 2012). Toutefois, les recherches attestent que sa mise en place reste très minoritaire (Filippou et Buchs, 2017), les enseignants privilégiant une mise en activité individuelle des élèves. Ainsi, la socialisation des élèves n’est pas indépendante de l’acquisition des savoirs scolaires car la structure des situations proposées en classe va induire un certain type d’interactions entre les élèves ou au contraire les interdire.
Dans le cadre d’une étude menée en milieu scolaire1, nous nous sommes intéressés à la possibilité que les élèves ont d’interagir en classe, afin d’appréhender leur socialisation. L’enjeu est de savoir dans quelle mesure ils peuvent y participer de façon active en interagissant, en négociant, dans les différentes disciplines scolaires.
Méthodologie
La socialisation des élèves à l’école a été appréhendée par la réalisation d’une enquête réalisée par entretiens semi-directifs auprès d’enseignants et d’élèves volontaires2. Nous nous intéresserons ici spécifiquement aux résultats recueillis dans une cité scolaire de la Somme, située en milieu rural, où sept enseignants et sept élèves ont été questionnés. Volontairement, des élèves de deux classes seulement ont été sollicités ainsi que leurs enseignants, ce qui permet de croiser les points de vue.
Le tableau suivant présente les principales caractéristiques des personnes interrogées réparties selon les classes, ainsi que le codage qui permettra de les repérer lors de la présentation des résultats :
Les entretiens semi-directifs ont été conduits à partir d’un guide construit autour de deux dimensions principales et quatre sous-dimensions. Dans ce chapitre, nous appréhenderons uniquement les données relatives à la socialisation horizontale.
Pour analyser les données, les entretiens ont été retranscrits en intégralité. Une analyse de contenu thématique et uniquement qualitative a ensuite été effectuée. Les retranscriptions ont ainsi été codées en privilégiant un découpage large par thème et non par mots ou phrases. Une analyse qualitative par catégorisation a ensuite permis de traiter les données pour à la fois saisir les différences de représentations entre enseignants et élèves et comprendre aussi la logique propre à chacun.
Résultats
L’analyse des données est organisée selon deux axes. D’une part, nous nous centrerons sur le point de vue des sept élèves pour mettre en lumière les régularités observées à travers ce qu’ils disent de ce qu’ils vivent en classe dans leur rapport aux autres. D’autre part, l’intérêt sera porté aux réponses des enseignants pour comprendre leur conception de la socialisation et ce qu’elle induit dans leur pratique.
La socialisation à et par l’école : le point de vue des élèves
Des interactions brimées
De façon unanime, les élèves disent avoir très peu l’occasion d’interagir en classe avec leurs camarades, sauf en EPS et dans une moindre mesure en histoire-géographie. Ce sont les deux disciplines où ils ont également le droit de se déplacer dans la classe. Les élèves apprécient cette marge de liberté :
« (En EPS) au moins on crée un lien ensemble et ça fait comme une équipe en fait, on est tous liés » (ET1)
Dans les autres cas les professeurs séparent les élèves pour éviter les bavardages ; certains les laissent se mettre à côté de qui ils souhaitent en début d’année mais rapidement ils sont séparés et des plans de classe sont parfois mis en place :
« Euh… ils nous séparent, parce que je parle trop » (E61). « Les profs ils nous séparent beaucoup pour les bavardages (…) quand il y a des rires ou des trucs comme ça, ça énerve les profs et la plupart du temps ils essaient de nous séparer » (ET2)
Or, les interactions sont importantes pour les élèves et ne les empêchent pas de travailler ; au contraire :
« Je trouve que ça relaxe un peu l’ambiance de la classe, parce qu’avec les examens, tout ça… en ce moment c’est un peu le stress (…), voilà on rigole une minute et on se remet au boulot » (ET2).
En grande majorité, les heures passées en classe sont donc considérées par les élèves de 6ème et de terminale comme des moments où les interactions entre eux ne sont plus possibles afin de rester concentrés sur leur travail individuel, ce qui correspond peu à leurs attentes.
Des affinités entre parenthèses
L’école est un lieu où naissent de nombreuses amitiés. Toutefois, les élèves disent rencontrer les autres et se faire des amis en dehors des heures de cours, autrement dit durant la récréation ou pendant les trajets école-domicile. Pour eux, le collège et le lycée sont des lieux très importants (et même le lieu le plus important) pour se faire des amis. Mais en classe, les affinités sont peu prises en compte par les professeurs :
« La majorité des profs (tend) à nous séparer (…) pour pas parler » (E63).
Les élèves pensent que les enseignants cherchent plutôt à les éviter les conflits et les interactions, comme si le vécu socioaffectif devait s’effacer aux portes de la classe :
« Comme on discute parfois avec nos potes, le prof il préfère nous mettre avec des personnes qu’on connait pas » (E62).
Par contre lors des travaux en groupe (EPS et HG), ils ont plus de liberté et peuvent ainsi choisir régulièrement leurs partenaires. De fait, les données indiquent que les interactions de coopération entre élèves sont assez peu présentes car non recherchées par les enseignants.
La coopération plébiscitée par les élèves
Les élèves, à l’unanimité, aimeraient davantage travailler en groupe coopératif :
« Je préfère travailler en groupe qu’être toute seule » (E63). « C’est plus intéressant, on n’est pas tous dans notre coin comme ça » (TF1).
Ils justifient leur préférence de différentes façons. Certains évoquent un intérêt certain pour les apprentissages :
« Moi ça m’aide » (ET3) ; « Tout seul on peut se poser des questions et on n’a pas toujours la réponse, alors qu’en groupe oui » (ET4).
D’autres trouvent cela plus plaisant :
« Je dirais pas que ça m’aide mais c’est moins ennuyant » (ET2).
Les élèves, de façon empirique, mesurent l’effet du travail de groupe pour leur propre motivation, pour la richesse des interactions, le partage de points de vue et au final, leurs apprentissages. Or, les pratiques semblent orientées dans une autre direction. Les interactions sont peu valorisées ; d’ailleurs, les rares évaluations collectives aboutissent à des résultats individuels :
« Des fois on fait un travail en groupe et la prof elle prend une copie au hasard et on est noté » (ET3, à propos de l’histoire-géographie).
Le travail en groupe peu présent dans le quotidien semble peu valorisé par les enseignants, au profit du travail individuel. Si les interactions de coopération sont plutôt rares, nous allons à présent questionner la mise en concurrence des élèves.
Notation et mise en concurrence
De façon générale, les élèves ne recherchent pas la compétition avec les autres. Pourtant, ils la ressentent, celle-ci émanant surtout des pratiques évaluatives des enseignants. Tout d’abord, ils affirment ne pas être intéressés par le fait d’être meilleur que les autres :
« (Être la meilleure) non, c’est pas mon but » (ET1) ; « J’aime bien être interrogée mais pas pour être la meilleure » (E63).
Ils sont plutôt animés par le fait d’obtenir des résultats satisfaisants pour eux. De façon contradictoire, au lycée surtout, les élèves perçoivent une forme de compétition mise en place par certains enseignants, qui émane des pratiques évaluatives :
« Exemple tout bête (de la part d’un enseignant régulièrement) « si tu finis 1er je te mets un 20 », donc tout de suite il y a cette compétition (…) moi personnellement qui suis nulle avec les chiffres, là j’ai peut-être 1 de moyenne avec lui, je trouve ça discriminant » (ET2). « Souvent, genre le premier qui finit il gagne un truc… c’est plus en gestion. Et puis il y a Mr P. qui nous fait des quizz et celui qui finit 1er gagne + 5 sur sa note » (ET4).
Pour conclure, les points de vue des élèves des deux classes sont convergents et mettent en lumière le fait que leurs préférences, renvoyant à la poursuite d’intérêts tout à fait louables, sont peu prises en compte lors des enseignements.
Contraintes et espaces de liberté : le point de vue des enseignants
Les données recueillies auprès des enseignants mettent au jour une divergence entre leurs propres intérêts et ceux des élèves. Nous allons à présent nous intéresser aux représentations des enseignants à l’égard de la place des interactions et des affinités en classe.
Le concept de socialisation comme préalable à l’apprentissage
Bien que le concept de socialisation ait été défini dans ses grandes lignes au début de l’entretien3, on observe chez les enseignants de fortes divergences d’opinion tant du point de vue de l’importance accordée aux interactions entre pairs, que du point de vue du rapport à l’autorité. Pour autant, tous s’accordent pour dire que la socialisation est essentielle.
Pour la plupart, la socialisation est séparée des apprentissages, elle semble circonscrite au fait d’écouter les autres et de ne pas les déranger pour faciliter un travail individuel :
« Si on ne sait pas vivre ensemble, on ne peut pas écouter un cours (…). Nous ne sommes pas là pour éduquer mais pour enseigner (…) » (PC-Maths).
Cette enseignante distingue nettement les apprentissages scolaires issus du programme des apprentissages sociaux qui devraient être déjà acquis et qui émanent de la responsabilité des parents. D’autres enseignants de collège et lycée semblent davantage concernés par la socialisation des élèves, même si cela ne doit pas être au détriment des savoirs disciplinaires :
« On cherche toujours un peu l’équilibre entre « je consacre mon temps à essayer d’avancer sur cette socialisation » (…) et en même temps il faut pas non plus que je perde trop de temps parce que j’ai besoin de boucler le programme » (PC-PC). « Je le fais pas trop non plus (travail sur la socialisation) parce qu’à un moment donné il y a le programme qu’il faut faire aussi » (PL-Maths-PC).
Pour ces derniers, la socialisation semble avoir peu de lien avec l’enseignement des savoirs disciplinaires et être un « plus ».
Pour d’autres le point de vue est différent : en EPS, français et histoire-géographie, la socialisation des élèves semble intimement liée à l’enseignement dans le sens où elle n’est pas considérée comme un préalable, ni une finalité en plus du reste :
« Qui dit bonne ambiance de classe, dit bonne ambiance de travail » (PC-Frs).
Les dispositifs proposés concourent eux-mêmes à l’appropriation de règles, de méthodes pour travailler dans de bonnes conditions. Ces enseignants expliquent comment ils articulent la logique des savoirs disciplinaires avec la construction du vivre-ensemble :
« Former des binômes ou des petits groupes pour que les élèves s’aident est parfois positif » (PC-Frs). « En EMC régulièrement on a accès au débat (…) ils sont obligés de se socialiser et c’est dans les programmes » (PL-Frs-HG).
Les enseignants en EPS qui sont ceux qui proposent le plus de travail en groupe rappellent que la socialisation fait partie intégrante de leurs missions :
« C’est même institutionnalisé puisque que c’est un domaine du socle commun » (PC-EPS) ; « (…) on parle d’éducation physique et sportive, d’éducation nationale » (PL-EPS).
Ces premiers résultats confirment le point de vue des élèves qui montre que les interactions en classe sont inégales d’un cours à l’autre.
Le travail de groupe sous-représenté
Les enseignants en EPS accordent une importance particulière aux interactions et à la construction du vivre et faire ensemble. Ce sont les seuls qui organisent le travail en groupe avec par exemple des rôles différents qui « tournent », un minutage, etc. :
« La coopération découle des apprentissages, c’est super important qu’il y ait des rôles sociaux, des règles » (PL-EPS).
Le travail est cadré et laisse néanmoins une part d’autonomie aux élèves. Dans d’autres disciplines, comme l’histoire-géographie, il existe aussi une possibilité d’interagir entre pairs mais :
« C’est quand même l’individuel qui prend le dessus » (PL-Frs-HG).
En revanche, pour d’autres enseignants, les interactions semblent peu recherchées, ou en tout cas sont plus rares, même s’ils affirment qu’elles sont importantes. Les travaux pratiques en physique-chimie se déroulent en groupe mais :
« La majorité du temps c’est quand même de l’individuel » (PC-PC),
Certaines contradictions apparaissent aussi au fil des entretiens. Par exemple une enseignante affirme mettre en place un travail de groupe très souvent alors que les élèves n’en ont pas du tout parlé, et les exemples qu’elle donne au fil de l’entretien relèvent d’un club qu’elle organisait auparavant, le midi :
« (…) tous les midis pendant un temps avec les 6èmes je proposais un atelier mathématique (…) ça m’arrive très souvent bien évidemment » (PC-Maths).
Les groupes affinitaires : une récompense ?
Les affinités entre élèves sont prises en compte par les enseignants. Toutefois, cet intérêt porté aux relations se traduit différemment et semble favorable aux élèves qui sont capables de ne pas « faire de bruit ». Les enseignants qui proposent du travail en groupe essaient de faire en sorte que les élèves s’entendent, tout en tentant d’intégrer tout le monde et d’éviter les débordements :
« Je les laisse quand même décider de la constitution du groupe » (PL-Frs-HG). « Le lycée pro est un peu atypique au niveau de la constitution des groupes, ils bloquent en fonction d’avec qui ou contre qui ils jouent » (PL-EPS).
Pour d’autres enseignants, les affinités sont plutôt un obstacle à l’apprentissage ; ils mettent en place des plans de classe, ou séparent régulièrement des élèves :
« Je fais des changements, mais sinon c’est eux qui choisissent (leur place) en début d’année (…). J’ai tendance à éviter de mettre trop des amis ensemble » (PC-PC).
La mise en concurrence par le jeu de l’évaluation
Si les interactions de coopération ne dominent pas, en revanche la mise en concurrence des élèves au sein de la classe est très présente. Plusieurs enseignants créent des dispositifs visant à valoriser les meilleurs pour inciter tout le monde à travailler, ce qui crée une concurrence entre les élèves :
« (…) le principe étant de les remotiver. (…) par rapport à tous leurs travaux, les devoirs qu’ils rendent, la façon dont ils se tiennent en classe, ils gagnent un certain nombre de points et ces points leur permettent d’acheter des cartes de pouvoir, par exemple, droit de multiplier les points d’un exercice par deux ou avoir un exercice en plus pour être noté sur plus de points (…). Certains prennent ça comme une compétition mais c’est pas volontaire de ma part » (PC-PC).
Ce dispositif pourrait permettre à tous les élèves d’en profiter mais, en pratique, il ne permet qu’aux meilleurs de remporter des points et ainsi d’augmenter encore plus leur note par rapport aux autres. Un autre exemple de dispositif est mis en place au lycée :
« Ils étaient un peu mous (…) le premier à me rendre tout bon avait « + 2 » à l’évaluation et là pour le coup ça les a motivés un peu. Le problème ça a été quand j’en ai un qui m’a rendu tout bon (…) là j’ai senti une démotivation, ça ne sert plus à rien (…) mais la carotte fonctionne » (PL-Maths-PC).
Enfin, d’autres exemples sont mentionnés par un élève :
« Ce matin Mme I. m’a dit… parce que je voulais pas travailler : « allez, dépêche-toi comme ça tu seras le premier, t’aurais une bonne note ». Souvent elle me dit ça pour que je travaille » (E62).
Ces exemples montrent que certains enseignants utilisent la pression de la notation pour mettre les élèves au travail mais les dispositifs proposés ne visent qu’à valoriser les meilleurs et sont construits sur une base égalitaire. Il semble ainsi difficile pour les élèves les plus fragiles de rivaliser avec les autres pour être valorisés.
La compétition émanerait des élèves
Certains enseignants ont conscience du caractère compétitif de l’école et tentent d’en atténuer les effets :
« L’école est là aussi malheureusement pour enfin… faire le tri, faire le classement, un classement social et c’est écrit nulle part » (PL-EPS).
Ils tentent de compenser ces effets en jouant sur d’autres paramètres :
« (…) comme tu vois là ils font une balle au chasseur, ils sont en fin de terminale mais ils s’amusent (…) le plaisir est central » (PL-EPS).
D’autres utilisent le dialogue :
« J’essaie de relativiser (…) tu vois tu as eu 14 mais franchement c’est très bien » (PC-Frs),
ou des commentaires :
« (J’atténue) dans mes commentaires et appréciations parce que moi, l’objectif, c’est pas d’avoir la meilleure note » (PC-PC).
Toutefois, il est intéressant de constater que les enseignants qui mettent en place des dispositifs de mise en concurrence par le jeu de récompenses ne perçoivent pas les effets de leurs propres pratiques. Ils ont tendance à penser que ce sont les élèves eux-mêmes (voire les parents) qui sont trop centrés sur les résultats. L’enseignant de physique chimie, qui récompense les meilleurs en leur permettant d’augmenter encore plus leurs résultats, a conscience de la concurrence qui peut exister entre les élèves, mais ne se sent pas du tout concerné :
« Il y en a qui sont sensibles à cette histoire de notes ; (…) mais c’est pas vraiment moi qui vais attiser cette compétition » (PC-PC).
Cet attachement aux notes est aussi mis en avant par l’enseignante en français qui regrette la comparaison :
« Forcément il y a de la compétition entre les élèves qui sont très attachés à leurs résultats (…) les enfants accordent une place démesurée à tout ça (…). Je pense que ça peut être malsain » (PC-Frs).
Discussion
La prise en compte du point de vue des élèves et des enseignants s’est révélée particulièrement riche puisqu’elle permet d’appréhender des écarts entre les intentions des enseignants, leurs représentations et celles des élèves qui témoignent d’une vision très différente de ce qu’ils vivent. L’un des éléments les plus saillants qui transparait dans cette étude est le fait que les interactions de coopération entre élèves en classe sont rarement recherchées et encore moins valorisées par les enseignants. Hormis pour une minorité, l’apprentissage semble être associé à un travail individuel, ce que déplorent les élèves. Il est à ce sujet intéressant de constater que ceux-ci évoquent les bienfaits du travail coopératif, mis en évidence par la recherche.
Par ailleurs, pour la majorité des enseignants, la socialisation des élèves est perçue comme un préalable ou un élément dissocié des apprentissages. Or, « le travail en lui-même n’est pas pour ces élèves une activité naturelle, mais peut être appréhendé comme un adjuvant naturel de la socialisation » (Woods, 1990 : 48). Les interactions qui découlent de la structure des situations proposées sont utiles pour apprendre et aussi pour se socialiser.
De façon paradoxale, le travail individuel est régulièrement agrémenté de dispositifs créés par les enseignants dans le but de mettre les élèves au travail, sur fond de compétition. Ces dispositifs sont associés à la notation car ils visent le plus souvent à récompenser les plus performants ou rapides en leur attribuant des points supplémentaires. Ces bonus remportés par certains s’ajoutent à des résultats d’évaluations sans forcément être liés aux apprentissages visés. Il s’agit d’une véritable mise en concurrence ou opposition indirecte qui génère une comparaison sociale forcée (Mugny et al., 2003). Par conséquent, ces dispositifs créent une interdépendance négative qui aboutit à une diminution de la communication, du partage d’informations ainsi qu’à une détérioration des relations (Oberlé, 2016). De fait, la structure des situations et le contexte dans lequel elles s’inscrivent influencent largement les conduites des élèves et valorisent la domination des autres, alors que cela ne répond pas aux préoccupations des élèves et semblent entrer en contradiction avec une visée émancipatrice. Deutsch avait distingué deux types de structuration de l’interdépendance entre les individus : d’une part, les structures compétitives pour lesquelles l’interdépendance est négative car celui qui atteint le but fait échouer les autres – tel un jeu à somme nulle ; et d’autre part, les structures coopératives qui induisent une interdépendance positive entre les individus et qui peut permettre à tous de participer via la réussite du groupe.
La nécessité de développer les structures de coopération a déjà été maintes fois relevée ; elle conduirait à une plus grande cohérence entre les pratiques et les valeurs véhiculées par l’école, telles que la solidarité, le respect d’autrui, l’ouverture à l’altérité. En effet, « l’intériorisation des valeurs ne se suffit pas de l’idéalisation de fins lointaines, elle passe par l’expérience concrète » (Houssaye, 2012 : 24). Le fait de coopérer augmente massivement les interactions qui sont elles-mêmes corrélées aux progrès scolaires (Baudrit, 2007). La grande majorité des études met au jour des effets positifs sur les apprentissages et jamais d’effets négatifs, comparativement à un environnement individualiste ou compétitif (Filippou et Buchs, 2017). Parallèlement, les bénéfices sont aussi visibles sur les attitudes scolaires ; cela se traduit par une meilleure persévérance, une plus grande motivation à apprendre, une meilleure estime de soi et le développement d’habiletés sociales et de relations harmonieuses entre élèves (Plante, 2012).
Il serait en revanche contre-productif de bannir totalement la compétition : il s’agit d’une forme de communication pouvant être riche, qui permet de développer des qualités telles que l’adaptabilité, l’anticipation des actions des autres ou la persévérance. D’ailleurs, l’opposition et l’hostilité sont fondées sur une appartenance commune (Simmel, 1995) ; mais les situations de compétition doivent s’inscrire dans un cadre précis et accepté par tous, car s’il ne l’est pas, la compétition ne peut avoir lieu : les perdants sont connus d’avance, le risque étant de développer des émotions négatives et de démotiver ceux qui ont au contraire le plus besoin d’être encouragés. Ainsi, les situations de mise en concurrence, d’opposition, de défi peuvent faire partie des situations de socialisation tout en sachant qu’elles ne peuvent être que ponctuelles, équilibrées au niveau du rapport de force engagé et que les conséquences exigent d’être précautionneusement anticipées.
Conclusion
Ces premiers résultats laissent entrevoir qu’il existe des divergences fortes entre les disciplines et/ou enseignants. Une étude plus globale associant d’autres établissements scolaires permettra de savoir si certaines disciplines, comme l’EPS, se dégagent des autres, ce qui pourrait constituer les traits d’une culture disciplinaire. En dépit du différentiel relatif à la socialisation des élèves, que nous avons pu constater selon les disciplines et / ou les enseignants, nous pouvons conclure que l’inculcation de savoirs disciplinaires semble être prioritaire aux yeux des enseignants, renvoyant la socialisation à un préalable ou à un élément facultatif ; « notre système scolaire divise l’individu comme la société est elle-même divisée en castes. Mais l’une des failles les plus graves vient de ce que la scolarisation l’emporte définitivement sur la socialisation » (Godelier, 1989 : 53)4.
Bibliographie
- Baudrit, Alain. 2007. L’apprentissage Coopératif. 2e éd., De Boeck Sup.
- Deutsch, Morton. 1949. «A theory of cooperation and competition». Human Relations, n°2, 129-152.
- Dupeyron, Jean-François. 2017. « Le bien-être au principe de la vie scolaire. » Le bien-être des écoliers, dirigé par Béatrice Courty et Jean-François Dupeyron, Bordeaux : PUB, 37-53.
- Durkheim, Émile. 1992 [1922]. Éducation et sociologie. 3e éd., « Quadrige », PUF.
- Filippou, Dimitra et Buchs, Céline. 2017. « Un conflit entre les valeurs d’affirmation de soi et la pédagogie coopérative ? » dans Conflits constructifs, conflits destructifs, Staerklé, Christian et Fabrizio Butera (Dir.). Éditions Antipodes, 33-47.
- Godelier, Maurice. 1989. « L’étrange éducation des BURUYA de Nouvelle Guinée ». Le monde de l’éducation, 158.
- Hébert, Thibaut et Éric Dugas. 2017. « Quels espaces scolaires pour le bien-être relationnel ? Enquête sur le ressenti des collégiens français ». Éducation et socialisation, n°43.
- Houssaye, Jean. 2012. « Le changement dans l’éducation passe par des principes éthiques ». Le monde, le 20 avril 2012, [en ligne] http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/20/le-changement-dans-l-education-passe-par-des-principes-ethiques_1688185_3232.html
- Lareau, Annette. 2003. Unequal Childhood : Class, Race and Family Life. Berkeley, Los Angeles : University of California Press.
- Montandon, Cléopâtre et Osiek, Françoise. 1997. « La socialisation à l’école du point de vue des enfants ». Revue Française de Pédagogie, n° 118, 43-51.
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- Oberlé, Dominique. 2016. La dynamique des groupes. Grenoble : PUG.
- Parlebas, Pierre. 2015. « Hostilité et solidarité dans les activités motrices ». Oser l’autre. Altérités et éducabilité dans le France contemporaine, Dugas, Éric et Gilles Ferréol (Dir.). EME éditions, 101-117.
- Plante, Isabelle. 2012. « L’apprentissage coopératif : des effets positifs sur les élèves aux difficultés liées à son implantation dans la classe ». Revue canadienne de l’éducation, n°35, 3, 252-283.
- Rayou, Patrick. 2017. Sociologie de l’éducation. Paris : PUF.
- Rocher, Guy. 1968. Introduction à la sociologie générale. Paris : Seuil.
- Simmel, Georg. 1995 [1908]. Le conflit. Dijon : Circé.
- Woods, Peter. 1990. L’ethnographie de l’école. Paris : Armand Colin.
Notes
- Cette étude s’inscrit dans un projet régional A2U (Artois, ULCO et UPJV) intitulé « PEPS » qui a regroupé des laboratoires des Universités de Picardie Jules Verne, d’Artois et du Littoral. Il s’est déroulé de 2019 à 2021.
- Je remercie à cet égard l’étudiant Hugo Vandenberghe pour sa précieuse collaboration.
- Au début des entretiens avec les enseignants, le chercheur a précisé que l’étude porte sur les représentations et les pratiques des enseignants relatives à la socialisation des élèves, en précisant que cette notion sera abordée en évoquant une dimension horizontale liée au interactions entre élèves, aux relations qu’ils peuvent construire et développer avec les autres, et une dimension verticale définie par la construction du rapport à la règle et à l’autorité.
- Cité par Houssaye, 1992