Au terme de cette étude collective, plusieurs points essentiels se dégagent des diverses contributions réunies dans ce volume.
Force est de constater tout d’abord la grande diversité du vocabulaire par lequel les auteurs anciens désignent dans leurs écrits, en latin comme en grec, les spectateurs romains présents dans les gradins, aussi bien lorsqu’ils les évoquent dans leur totalité que lorsqu’il s’agit seulement d’une partie d’entre eux. Comme l’ont montré Patrizia Arena et Marion Bellissime dans leurs chapitres, en latin les mots employés pour faire référence d’une manière générale au public des spectacles sont populus (Romanus, uniuersus) – uniuersitas populi – uniuersi – plebs – multitudo – uulgus – turba – consessus – theatrum – totum theatrum – circus, tandis que dans les textes grecs les mots les plus courants sont πλῆθος – δῆμος – ὄμιλος – ὄχλος – οἱ δὲ ἐν Ῥώμῃ. Mais Cassius Dion par exemple a recours aussi à des expressions qui renvoient tantôt à l’acte de regarder (οἱ ὁρῶντες ; οἱ θεώμενοι), tantôt à celui d’écouter tout en observant (θεατὴς καὶ ἀκροατὴς ἐγίγνετο). Les spectateurs se définissent aussi parfois chez l’historien grec par leur situation par rapport aux spectacles : ils sont installés tout autour (περιεστηκότες) ou assis sur les gradins (ὁ ὄχλος τὸ τοῖς ἰκρίοις προσεστηκός ; ὁ δήμος, ὅσος αἱ ἕδραι ἐχώρησαν, καθήμενος) Autant de termes et d’expressions utilisés par les auteurs anciens pour qualifier le public selon son importance numérique, sa composition, ses actions (regarder, regarder tout en écoutant) ou encore sa position dans les gradins ou autour du spectacle.
La diversité des manières par lesquelles les auteurs anciens décrivent le(s) public(s) des ludi et des munera se retrouve aussi dans l’iconographie antique. Comme le souligne Frederik Grosser dans son chapitre, les spectateurs du cirque romain sont rarement figurés sur les nombreuses représentations romaines des ludi circenses, mais lorsqu’ils apparaissent, ce public se réduit souvent à l’editor des jeux et à ses acolytes. Sur d’autres images en revanche, les spectateurs représentés ne sont que des visages anonymes, et ils sont rarement montrés dans leur ensemble. Bien entendu, il faut s’interroger à chaque fois sur les intentions des auteurs de ces textes ou de ces représentations, question nécessairement liée à celle de leurs destinataires. Ainsi, comme le montre Marie-Hélène Garelli dans un examen minutieux du récit des ludi Palatini de 41 p.C. par Flavius Josèphe, ce dernier offre un témoignage biaisé, par lequel il cherche manifestement à justifier l’assassinat de Caligula. Flavius Josèphe suggère que l’empereur, mu par sa haine pour l’ordre sénatorial, aurait savamment orchestré un désordre dans le placement du public lors de ces jeux. Chaque image et chaque témoignage doivent donc toujours être replacés dans leur contexte propre.
Une autre interrogation, qui revient dans plusieurs contributions, porte sur la composition et la répartition de ce(s) public(s), dans les édifices de Rome comme dans ceux des provinces de l’Empire. Certains spectacles pouvaient être plus ou moins réservés à des catégories bien précises de la population. Par exemple, lors des ludi Palatini à Rome, l’assistance était certainement composée des ordres supérieurs, comme le fait observer Marie-Hélène Garelli. Autre exemple, l’étude de Barbara Dimde confirme qu’il y avait une proportion écrasante de soldats dans les gradins des amphithéâtres militaires, contrairement aux amphithéâtres dits “civils”, où certains membres de l’armée avaient aussi leurs places, mais probablement seulement les hauts gradés. En effet, si toutes les couches de la société romaine étaient présentes aux spectacles, comme l’attestent de nombreuses sources, la proportion de chacune de ces catégories dans les gradins était souvent loin de refléter son importance numérique par rapport à l’ensemble de la population locale, en raison notamment de la hiérarchie qui présidait au placement de ce public. Ainsi, la confrontation entre diverses sources textuelles, épigraphiques et archéologiques conduit Anne Berlan-Gallant à envisager que les places attribuées aux femmes (feminae) dans les édifices de spectacle de Rome, notamment à partir de la réforme du placement des spectateurs réalisée par Auguste, aient pu être essentiellement réservées aux femmes des élites. Il s’ensuit une probable sous-représentation des femmes du peuple dans les édifices de spectacle de la capitale, que des sources épigraphiques semblent confirmer en ce qui concerne les édifices de province. Plus généralement, si des places réservées garantissaient aux élites un accès régulier, voire systématique aux spectacles, la question de la fréquence de cet accès se pose pour les catégories les moins favorisées de la population, à Rome de toute évidence, mais aussi sans doute dans d’autres cités de l’Empire. L’étude du théâtre de Philippopolis par Matthew Schueller fournit un exemple des interrogations ainsi soulevées : sa capacité ne lui permettait d’accueillir qu’un cinquième environ de la population locale, ce qui pose notamment la question de savoir si cette proportion pouvait être augmentée par un renouvellement partiel du public populaire en cas de spectacles durant plusieurs jours.
Il faut par ailleurs admettre qu’en dehors des élites (sénateurs et chevaliers romains, magistrats et prêtres municipaux) nous ne savons pas toujours très bien où les diverses catégories du public étaient placées dans les gradins. Comme le fait observer Anne Berlan-Gallant, c’est le cas pour le placement des femmes, notamment dans les édifices de province où des noms féminins et masculins apparaissent parfois côte à côte sur des inscriptions attribuant des sièges de façon nominale, en flagrante contradiction avec la séparation radicale entre hommes et femmes voulue par Auguste dans les édifices de Rome. C’est le cas aussi, comme le souligne Barbara Dimde, pour le placement des soldats dans les amphithéâtres militaires, sur lequel aucun document ne nous est à ce jour connu, même si des critères hiérarchiques paraissent hautement probables. La recherche sur ces questions attend encore de nombreux progrès, grâce notamment à une étude exhaustive des inscriptions topiques des édifices de spectacle, qui ont été retrouvées sur certains sites et qui permettent de localiser les places réservées à des individus ou des groupes sociaux.
En outre, les contributions de Sophie Madeleine et Marialetizia Buonfiglio nous montrent que les conditions matérielles dans lesquelles le public assistait au spectacle n’étaient pas les mêmes pour tous, y compris dans le même édifice. Par exemple, celles et ceux qui étaient contraints de regarder les ludi du haut de la cauea devaient se frayer un chemin dans des escaliers parfois étroits et encombrés, tandis que les couches sociales supérieures (sénateurs, chevaliers), auxquelles les gradins du bas étaient réservés, bénéficiaient de conditions d’accès à leurs rangées plus rapides et moins fatigantes. De plus, une fois les sénateurs arrivés dans l’ima cauea de ce monument, ils profitaient de sièges plus larges et plus confortables que ceux des spectateurs assis dans la summa cauea, qui étaient assis plus serrés les uns contre les autres. Ces privilégiés étaient en outre parmi les mieux placés pour suivre le spectacle, étant plus près de l’action. Par ailleurs, quelle que fût la distance qui séparait chaque spectateur de la piste, de la scène ou de l’arène, d’autres facteurs étaient susceptibles d’entraver sa vision, notamment le soleil. Or, comme le rappelle Sophie Madeleine, tous les édifices de spectacle de l’Empire romain n’étaient pas pourvus de uela. Cependant, il semble qu’aient été installés dans certains de ces édifices, comme le stade d’Aphrodisias entre autres, des dispositifs que Sophie Madeleine nomme des vélums partiels, qui permettaient de protéger du soleil certains groupes d’individus. Alors qu’une partie des places restaient au soleil, d’autres emplacements étaient ainsi protégés, vraisemblablement des sièges d’honneur, ce qui permettait aussi à ceux qui en bénéficiaient d’affirmer ostensiblement leur position sociale.
Enfin, la diversité des réactions émotionnelles des publics romains face aux spectacles est encore une autre des thématiques abordées par plusieurs des contributions dans ce livre. Nombre de passages de la littérature ancienne font état en effet de réactions différenciées parmi les spectateurs selon leur catégorie sociale ou leur sexe. C’est le cas notamment, comme l’ont montré Sylvain Forichon et Marco Vespa, lors des spectacles d’animaux. De même, comme le remarque Marie-Hélène Garelli, le récit des ludi Palatini par Flavius Josèphe présente les femmes comme plus émotives, et les esclaves comme des spectateurs passionnés dont le comportement immodéré peut être source de troubles à l’ordre public. Bien que ce genre de propos soit bien évidemment avant tout le reflet des divers préjugés des écrivains antiques, tous membres de l’élite, il pourrait y avoir aussi parfois une raison très concrète à l’apparente retenue des ordres supérieurs comme le fait remarquer Marion Bellissime. Les spectateurs assis aux premiers rangs, en l’occurrence les sénateurs et les chevaliers, étaient les plus exposés à la surveillance et à la vindicte du Prince. Pendant ce temps, les membres de la plèbe assis au sommet de la cauea pouvaient sans doute se permettre d’exprimer plus librement leurs émotions. D’autres témoignages mettent, à l’inverse, l’accent sur les réactions unanimes du public, toutes catégories sociales confondues. Par exemple, dans plusieurs de ses écrits, Cicéron a évoqué les réactions unanimes des spectateurs au théâtre à l’annonce de son retour d’exil, comme le rappelle Patrizia Arena. Dans un tout autre contexte, les auteurs de différents traités sur l’intelligence des animaux examinés par Sylvain Forichon et Marco Vespa mettent en exergue l’admiration ou encore la stupéfaction généralisée de la foule devant les prouesses de certaines espèces, ce qui rehausse d’autant la démonstration des capacités d’apprentissage de ces dernières. L’insistance des auteurs anciens dans ces exemples sur l’unanimité d’un public, ou au contraire sur les différences de réactions entre certaines catégories, semble donc avoir souvent pour but de servir une démonstration.
Outre leurs réactions immédiates parfois décrites par les textes, les goûts des Romains en matière de spectacle ont laissé de nombreuses traces épigraphiques et iconographiques. La conservation exceptionnelle de la cité de Pompéi a souvent amené les chercheurs à la prendre comme objet d’étude privilégié sur ce point. Ainsi, comme le montre l’étude d’Eloïse Letellier, des inscriptions nous apprennent que les habitants de cette cité d’Italie appréciaient aussi le théâtre en langue grecque, et que la pantomime s’y était diffusée dès l’époque augustéenne. Des graffiti témoignent aussi de la présence de “fan-clubs” attachés à la promotion de tel ou tel acteur, notamment grâce à l’organisation de claques qui pouvaient dépasser le cadre des jeux pour assurer la promotion d’un candidat aux élections. Mais il est souvent difficile d’en savoir davantage et de déterminer quels genres théâtraux et quelles pièces avaient plus spécifiquement la prédilection du public, ou d’une partie de celui-ci. De même, comme l’expose Joe Sheppard, les inscriptions peintes de Pompéi acclamant tel ou tel éditeur de spectacle n’émanaient pas en réalité d’individus enthousiastes quittant l’amphithéâtre : leurs caractéristiques stylistiques les rapprochent plutôt des inscriptions électorales et des programmes de spectacles, peints par des professionnels. Réalisées à l’initiative de l’éditeur qu’elles encensaient, ces inscriptions représentaient donc l’un des modes de communication développés autour des spectacles qui permettaient aux élites de créer les conditions d’un consensus légitimant et renforçant leur position dominante. De même, les sources iconographiques représentant les différents types de spectacle, notamment, ont parfois été surinterprétées, car il s’agit souvent d’images stéréotypées qui se retrouvent dans tout l’Empire. Il est probable cependant que les goûts du public aient pu diverger d’une catégorie sociale ou d’une région à l’autre, et l’on peut parfois en relever des indices. C’est ce que suggèrent Gian Luca Gregori et Fabio Mancuso dans leur étude comparative des graffitis représentant des gladiateurs à Éphèse et à Pompéi. En effet, ils observent que la phase finale du combat est l’un des moments les plus fréquemment figurés, et donc sans doute l’un des plus appréciés, dans la ville campanienne, alors que ce ne semble pas être le cas à Éphèse. De même, des représentations mettant en évidence l’aspect violent et sanglant du combat y sont beaucoup plus rares qu’à Pompéi. Même si, comme les auteurs le soulignent, la comparaison entre ces deux corpus est délicate, notamment en raison de leur écart chronologique, on peut se demander si tous les spectateurs à travers l’Empire appréciaient de la même manière chaque moment du spectacle. Une étude élargie des graffitis découverts dans différentes provinces de l’Empire, ainsi que d’autres types de représentations iconographiques, pourrait peut-être nous permettre de mieux cerner ces différences de goût du public d’une région à une autre.
Au terme de cette analyse, nous pouvons donc constater que se vérifie l’hypothèse aux origines de notre démarche, celle d’une diversité des publics des spectacles romains plus importante que ce que pourraient laisser supposer les sources antiques sur le sujet. Cette diversité concerne tous les points abordés : la terminologie utilisée pour décrire le spectateur, les supports de leur représentation, iconographiques ou littéraires, tout comme le parti pris de ceux qui les dépeignent. Cette diversité est aussi flagrante en ce qui concerne le public lui-même, que ce soit sur le plan de la classe sociale, du genre, de l’âge ou de la profession, mais aussi en raison des variations que ces différents clivages impliquent pour le placement de ces spectateurs. À son tour, la situation différente de ces places a un évident impact sur l’expérience du spectacle que fait chaque groupe, et au-delà sur les expériences individuelles. Enfin, ces perceptions et réceptions diverses, et les préférences qu’elles induisent éventuellement, peuvent également se refléter dans la manière dont ces spectacles seront ensuite évoqués, que ce soit par écrit ou en image. Sur ces différents points, des disparités régionales semblent souvent pouvoir être relevées.
Nous n’avions nullement la prétention dans cet ouvrage d’aborder de manière exhaustive toutes les facettes d’un sujet aussi vaste. Les différents chapitres réunis dans ce volume sont autant de fenêtres ouvertes sur de nouveaux horizons que des recherches futures devront explorer. Plusieurs pistes de réflexion pour l’avenir se dessinent d’ores et déjà clairement au terme de cette étude. Tout d’abord, un travail de recension systématique des loca qui subsistent de nos jours sur les gradins de certains lieux de spectacles nous permettrait de mieux saisir la répartition du public dans les différents types d’édifice, et au-delà de mettre en évidence d’éventuels particularismes régionaux. Il reste aussi encore de nombreuses recherches à mener sur les différents aménagements que les Anciens avaient mis en place afin de garantir le confort de leurs spectateurs. Enfin, les contributions de Marialetizia Buonfiglio et Sophie Madeleine montrent tout l’intérêt des maquettes informatiques et des simulations virtuelles pour appréhender l’expérience sensorielle des spectateurs antiques dans les gradins selon les places qu’ils occupaient. Des collaborations futures entre informaticiens, historiens, archéologues, architectes, épigraphistes et philologues paraissent donc promettre nombre de nouvelles découvertes.