Homère et la danse des communautés heureuses
Sur le Bouclier d’Achille, Héphaïstos forge des scènes de fêtes centrées sur la danse. Pour les vendanges, l’humanité s’accorde au kosmos (Iliade, 16, 561-572) :
Des filles et des garçons, pleins de pensées tendres/et douces, emportaient, dans leurs paniers tressés, des fruits. / Au milieu d’eux, un enfant, de son luth sonore, / tirait des sons charmants, et chantait une belle chanson, / d’une voix grêle. Et les autres, bondissant, ensemble, / en chantant et criant, le suivaient, à pieds cadencés.
Puis, la danse du labyrinthe crétois combine, pour un rite prénuptial, lignes courbes et droites, chant et acrobaties, tout en figurant en abyme l’épopée (590-606) :
Et l’illustre Boiteux y grava une danse, / pareille à celle que, jadis, dans la vaste Cnossos, / Dédale a construit, pour Ariane aux belles boucles. / Là des garçons et des filles aux nombreux prétendants / dansaient, se tenant la main au-dessus du poignet ; / (…) / Eux, tantôt, ils couraient, à pas savants, / très facilement, comme quand, le tour bien en main, / assis, un potier l’essaie, pour le mettre en marche, / tantôt, ils couraient, en rangs, les uns vers les autres. / Une foule immense était debout, autour du chœur charmant, / ravie ; et parmi eux chantait un aède divin, / en jouant de la lyre ; et deux acrobates, au milieu d’eux, / lançaient le chant et tournoyaient, en plein milieu.
Dans l’Odyssée, les pacifiques Phéaciens mêlent danses, chants, festins, sacrifices, libations, jeux athlétiques, dans le luxueux palais d’Alcinoos (8, 246-255, trad. P. Jaccottet). Les arts de la fête distinguent une culture idéale :
Nos coureurs sont prompts et nos marins insurpassables ; / et nous aimons toujours les festins, la lyre, les danses, / les bains chauds et les lits, les vêtements souvent changés… / Allons ! tous nos meilleurs danseurs de Phéacie, / ouvrez la danse, afin que l’étranger redise aux siens, / de retour au pays, de quelle excellence nous sommes / à la rame, à la course et à la danse comme au chant !
Le héraut apporte sa « lyre aiguë » à Démodocos, qui se met à jouer, au centre, et « presque enfants, / des jeunes gens étaient autour de lui, maîtres des danses, / et de leurs pieds battaient le sol sacré », fascinant Ulysse par « les éclairs de leurs pas ».
La mousikê, un art total
La mousikê ou art des Muses, archaïque et classique, associe, de façon transmédiale, ce que les Modernes séparent en danse, chant, texte, musique. Rite et spectacle sont indissociables, avec leurs effets à la fois esthétiques, alliant perceptions et émotions, et éthiques, anthropologiques, politiques, religieux.
Le vocabulaire de la danse s’organise en deux champs : ὀρχεῖσθαι et ὄρχησις, pour la danse en général chez Lucien de Samosate (IIe s., Περὶ ὀρχήσεως, sur la pantomime romaine, voir les travaux de M.-H. Angeli et R. Webb); χορός (χορεία, χορεύειν) « aire de danse », puis « chœur ». On ajoutera, rares après l’âge classique, μέλπομαι et μολπῆ, « chant-danse » « lyrique » et tragique. Lucien reprend aussi l’assimilation platonicienne du chœur classique au chœur des astres. Pour le vocabulaire varié de la fête, notons la polysémique χάρις «grâce» (et sa personnification divine), typique d’une culture du don / contre-don, entre artistes et public, humains et dieux, rois et cités.
Danse et poésie rituelles : de la poésie chorale au théâtre attique
Certains genres poétiques sont proprement chorégraphiques et festifs, dès la Théogonie d’Hésiode, v. 5-11, où la danse chorale des Muses est une éternelle célébration (trad. P. Brunet) :
Elles baignent leur tendre corps dans les eaux du Permesse, / dans l’Olmée divin, dans la source dite Hippocrène. / Sur l’Hélicon, au sommet, elles entreprennent leurs danses, ronde irrésistible, portées par leurs jambes graciles ! / Puis elles partent, disparaissent, drapées dans la brume, / et s’acheminent, nocturnes, chantant d’une voix merveilleuse / Zeus qui porte l’égide…
À part la danse de geranos (« la grue », célébrant les exploits de Thésée en Crète), ces chœurs aux accents initiatiques sont genrés, dans les Épinicies (« odes de victoire ») de Pindare, où des jeunes gens honorent le meilleur d’entre eux, ou dans les Parthénées (« de jeunes filles »), chez Alcman, étudié par C. Calame. La poésie de Sappho devient le modèle de jeunes chœurs célébrant Aphrodite, évoqué ensuite par Philostrate, Images 2, 1.3-4, trad. A. Bougot :
Tantôt elles rivalisent entre elles, ayant toutes des bras frais comme la rose, des yeux pleins de vivacité, de belles joues, une voix emmiellée, pour me servir d’une aimable expression de Sappho. Près d’elles, Eros penchant son arc en pince la corde, la fait chanter dans tous les modes, et prétend qu’à elle seule elle est aussi complète que la lyre véritable ; il semble mouvoir ses yeux avec rapidité, comme s’il poursuivait, en pensée, quelque rythme.
De ces danses que Platon dans les Lois appelle « pacifiques » se distinguent :
– d’une part, la transe dionysiaque, comme dans le Dithyrambe 2 de Pindare (fr. 70b, v. 8-13) : « Auprès de la vénérable Grande Mère, / s’élancent d’abord les grondements des tympans, / et résonnent les crotales et la brûlante / torche sous les pins fauves, / puis les sonores gémissements des Naïades / et leurs cris de folie s’excitent, sous la secousse des cous renversés ».
– d’autre part les danses « guerrières », telle la pyrrhique, armée, ou la gymnopédie.
D’autres institutions favorisent la mousikê : symposion ou « banquet » (Xénophon), mariage, funérailles, cultes héroïques ou pour Apollon ou Artémis. Comme dans le dithyrambe, l’association chant / danse caractérise l’hyporchème (« dansé sur la musique ») et l’emmeleia, grave et mesurée, à l’origine des chœurs de théâtre. La tragédie attique est un dispositif rituel et spectaculaire qui construit non tant une communauté civique que, selon N. Loraux (La voix endeuillée, 1999), l’humanité, « race des mortels ». La comédie d’Aristophane en est la parodie carnavalesque, dans les danses du κῶμος, procession festive, ou du kordax, où le corps grotesque est travesti, animalisé, sexué.
Imaginaires modernes et contemporains
Ces danses sont l’objet de recherches aux sources textuelles et figurées fragmentaires et d’interprétation difficile et un support d’imaginaire. Un courant reconstructionniste y retrouve des codes « naturels » : ainsi deux volumes intitulés La danse grecque antique, de M. Emmanuel, 1896 (d’après les monuments figurés) et G. Prudhommeau, 1965. La danse moderne, avec I. Duncan, V. Nijinsky ou M. Graham, s’y fonde aussi, autrement. Peu avant, le philosophe Nietzsche avait inventé l’influente et anachronique dialectique apollinien / dionysiaque (Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique) et célébrait la danse comme principe de légèreté vitale (Ainsi parlait Zarasthoustra). On pense aussi aux créations de P. Brunet (Compagnie Démodocos). De nombreux artistes contemporains s’intéressent à ces modes d’anachronisme, réinvention, détournement, tels P. Bausch (Orpheus und Eurydike, 1975), O. Dubois (Tragédie, 2012), M. Freitas Monteiro (Bacchantes. Prélude à une purge, 2017), et la recherche contemporaine est des plus vivantes.
Bibliographie
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- Calame, C. [1977] (2019) : Les chœurs de jeunes filles en Grèce archaïque. Morphologie, fonction religieuse et sociale (Les parthénées d’Alcman), Paris.
- Ceccarelli, P. (1998) : La pirrica nell’Antichità greco-romana. Studi sulla danza armata, Pise-Rome.
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