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L’ajustement

par

En planifiant presque à outrance les différents terrains, nous faisions l’écueil de les considérer comme des « objet[s] de connaissance (…) étant d’emblée le[s] cadre[s] sur le[s]quel[s] [le chercheur] va fonder son investigation du réel » (Althabe, 1990, p. 3). Il fallait qu’apparaissent les conditions extraordinaires liées à la COVID pour prendre le temps de mieux regarder nos terrains et nous permettre d’errer quelque temps. Aussi particulières que ces circonstances aient pu paraître, elles nous offraient néanmoins quelques manifestations de l’ordinaire : ici, nous observions le rapport au temps des habitants d’un terrain, là, nous appréhendions la distance des citoyens avec leurs institutions, creusée par les multiples confinements. Devenir contemporaines de nos terrains était facilité, car nous pouvions, pour reprendre les termes d’Agamben, observer « cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent » (2008, p. 40).

La planification opérée initialement (nous pensions procéder de manière purement chronologique : poser nos intentions, organiser le terrain puis le mettre en œuvre) nous rendait aveugles aux spécificités des terrains argentins et cenonnais. Althabe écrit que « plus [les sujets observés sur un terrain] sont “autres”, plus l’ethnologue risque de manquer de vigilance, de transformer sans critique préalable sa question en réponse préétablie, de fonder sa démarche sur la poursuite d’objet de connaissance sans existence » (op. cit., p. 3). Pour rebondir sur cette affirmation, nous dirions que l’erreur du chercheur lorsqu’il observe le « lointain » serait de poser un jugement, une mauvaise interprétation ou une lecture partielle de son objet en adoptant le regard issu de sa propre culture – c’est ce qui nous est arrivé pour l’Argentine. Pourtant, l’observation du « proche » peut tout autant être pernicieuse pour le chercheur : il risque de confondre le « proche » et le « même » sans même s’apercevoir qu’il y a quelque chose d’« autre » – c’est ce qui s’est passé à Cenon. Dans notre cas, c’est la pandémie qui a permis de bouleverser notre relation au lointain et au proche, nous permettant de regarder au mieux nos différents terrains. D’une part, l’évènement semblait réduire la distance avec l’Argentine sans l’anéantir1 ; d’autre part, il semblait augmenter celle qui nous séparait de Cenon2.

À mesure que nous regardions nos terrains dans toute leur contemporanéité (et, en l’occurrence, à travers le contexte bien spécifique d’une pandémie), nous étions plus à même d’en observer le quotidien. Nous comprenions alors ce que veut dire Sennett lorsqu’il écrit, à propos de l’artisanat, que « l’intuition se travaille » (op. cit., p. 290). Il s’agissait bel et bien d’envisager le terrain comme une matière à saisir3. C’est ce que relève Steck qui compare le terrain à une « matière, formée à la suite de processus constitutifs longs, complexes et toujours inachevés » (2012, p. 76). C’est en cela que le chercheur est davantage artisan qu’ingénieur : il travaille son terrain comme un ébéniste peut travailler le bois. Selon les caractéristiques de la matière qu’il travaille, l’artisan pose quelques intentions, prépare ses outils… Mais pendant (ou même avant) la mise en œuvre, la matière en question dévoile ses aspérités et ses spécificités : il devient impossible de la travailler correctement si le chercheur-artisan ne parvient pas à déceler ces dernières. Un ajustement devient nécessaire.

C’est pourquoi nous trouvons pertinent d’affirmer que le travail de terrain possède une dimension artisanale, car il implique une non-reproductibilité de la situation (a contrario de ce que fait plutôt le travail industriel). Cette dernière n’est pas une épine dans le pied du chercheur ; elle lui permet de mieux comprendre l’ensemble des situations qu’il interroge – justement, car la situation est empreinte du quotidien, des réactions de chacune et chacun au jour le jour. Le terrain se révèle alors dans ce qu’il a de plus commun : sa prise dans le temps. En cela, penser le contemporain ne se résume pas seulement à penser l’actuel, mais à tenir compte des certitudes que ce contemporain a pu transmettre – à tort – au chercheur. L’étude du contemporain ne se réduit plus à une analyse de l’ici et maintenant, mais à l’analyse de certains comportements humains dans un ici et maintenant…

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Notes

  1. Les échanges en ligne avec nos interlocuteurs permettaient de partager cette situation inédite commune.
  2. Les situations de précarité des Cenonnais se manifestaient, soulignant le peu d’importance qu’ils accordaient à leur participation politique et affirmant leur besoin de créer du lien social avant tout… Ce qui était bien éloigné de nos hypothèses initiales.
  3. Et par l’emploi de ce verbe, nous cherchons à souligner l’investissement du corps dans l’action.
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Chapitre de livre
EAN html : 9791030010787
ISBN html : 979-10-300-1078-7
ISBN pdf : 979-10-300-1077-0
Volume : 25
ISSN : 2741-1818
Code CLIL : 3385
licence CC by SA

Comment citer

Maria Gabriela Dascalakis-Labreze, Camille Forthoffer, « L’artisanat du/des terrain(s) : regards croisés », dans Maria Gabriela Dascalakis-Labreze, Camille Forthoffer, (dir.), Contemporanéité et hybridations des pratiques de la recherche, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 25, 2024, [en ligne] https://una-editions.fr/lartisanat-du-des-terrains-regards-croises/ [consulté le 16/09/2024].
doi.org/10.46608/primaluna25.9791030010787.13
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