Projeter un terrain de recherche implique d’ancrer ses pratiques dans un cadre spatio-temporel et socioculturel qu’il convient de maîtriser ou du moins de connaître. La recherche sur le terrain s’appuie donc sur des rencontres multiples (chercheurs, société civile, professionnels), sur des démarches méthodologiques déterminées (enquêtes, entretiens), sur des « prélèvements » (Quinton, op. cit., p. 3) faits dans des espaces symboliques ou matériels, mais aussi sur les rapports que le chercheur entretient avec ses interlocuteurs. Les caractéristiques du terrain établi ne sont pas à négliger, car elles expliquent souvent des spécificités qui ne sont pas évidentes, notamment lorsque le chercheur enquête en terrain étranger et doit gérer des contraintes linguistiques, sociales et culturelles.
En Argentine, nous nous sommes intéressés à la revue La Luciérnaga, fondée en 1995 dans la ville de Cordoba, dont le but était de réinsérer socialement des jeunes travailleurs informels à travers leur participation à la vente ambulante des revues. Ce projet d’inclusion sociale compte un tiers-lieu de rassemblement, de détente et de partage où les « canillitas »1 se rassemblent pour manger ensemble et préparer leur journée de vente. À Buenos Aires, nous avions l’intention de visiter les locaux de la revue MU éditée par la coopérative Lavaca et fondée en 2006. Cet espace, qui se veut être un lieu de rassemblement militant, fonctionne comme une librairie-boutique, une rédaction pour la revue, mais aussi comme salle de représentation théâtrale. Par ailleurs, nous comptions nous rendre à Bariloche en vue d’assister à une réunion du comité de rédaction de la revue Al margen éditée depuis 2004 et spécialisée dans les questions sociales. À Pampa del Indio, nous souhaitions nous rendre au siège de la radio Lqataxac Nam Qompi gérée par un collectif du peuple autochtone Qom. Ce dernier lutte pour faire reconnaître ses droits auprès des autorités et des autres citoyens.
Le terrain argentin délimité, il fallait resituer socioculturellement la naissance de ces médias dits « alternatifs » en Argentine afin de mieux comprendre les interactions entre les acteurs que l’on allait observer. En 200 ans, l’Argentine a essuyé de nombreuses déconvenues d’ordre politique et socio-économique qui ont énormément fragilisé le tissu social sur fond de rivalité entre Buenos Aires et les provinces. De ce fait, l’écosystème médiatique argentin est dominé par la presse nationale, détenue par des conglomérats médiatiques puissants. Ainsi, le Groupe Clarín et La Nación sont des multimédias qui produisent non seulement les journaux nationaux les plus vendus Clarín et La Nación, mais détiennent à eux deux 71,49 % de l’entreprise « Papel prensa », productrice de papier journal. Face au monopole des médias hégémoniques, d’autres voix ont surgi pour contrecarrer leurs poids, présenter d’autres points de vue et donner la voix aux citoyens. Des revues anti-hégémoniques existaient en Argentine dès les années 1950, mais elles ont connu leur apogée dans les années 1990-2000 en réaction aux politiques néolibérales de l’époque.
La crise socio-économique de 2001 a désarticulé les fondements de la société argentine. Le défaut de paiement de la dette, la succession de quatre présidents en une semaine, les saccages, la mort d’une quarantaine de personnes, le blocage de l’épargne du contribuable, les licenciements en masse ne pouvaient pas laisser les Argentins sans réactions. De cette hécatombe, de nouvelles pratiques sociales ont vu le jour dont un nouveau type de presse dite autogérée. Il s’agit, selon Iturraspe, d’un « mouvement social, économique et politique qui a pour méthode objective que l’entreprise, l’économie et la société en général soient dirigées par ceux et celles qui produisent et distribuent des biens et des services socialement générés » (cité par Badenes, 2017, p. 35). Portées par des associations ou des coopératives, ces publications s’autofinancent et disposent, pour certaines, de tiers-lieux de discussion de l’agenda et de partage d’activités socioculturelles. Un autre tournant dans la configuration du panorama médiatique argentin s’est produit en 2009 grâce à la promulgation de la Loi de services et de communication audiovisuelle2 qui reconnaissait les petits médias comme des acteurs à part entière de l’écosystème argentin. Petit à petit, une nouvelle culture autogérée s’est installée avec la création en 2010 d’ARECIA, association qui regroupe les revues culturelles indépendantes luttant pour la promulgation d’une loi de protection3 des productions journalistiques autogérées.
En Argentine, les médias autogérés sont par nature indépendants des grands médias, proposent des agendas inclusifs qui revendiquent les droits des secteurs opprimés et ne s’alignent pas sur l’agenda intermédiatique dominant. De ce fait, ils ne peuvent être analysés comme le seraient des médias autogérés en France.
Du côté de la Nouvelle-Aquitaine, le contexte est tout autre. Les pratiques liées à la production des magazines municipaux sont très institutionnalisées. Avec une analyse statistique de discours effectuée avec le logiciel Alceste, je me suis aperçue que la parole des citoyens non élus est peu présente, voire délaissée, et que le magazine sert davantage de « vitrine » aux travaux menés par les élus. Cette étude préliminaire confirmait ma volonté d’expérimenter de nouvelles manières de penser le magazine municipal d’une ville en pleine réflexion.
En effet, certains quartiers de la ville de Cenon étaient soumis à un plan de renouvellement urbain (PRU). C’était une période de chamboulements pour deux quartiers de la commune : Palmer et La Saraillère. Pourquoi ne pas questionner le « nous » d’un quartier en pleine reconfiguration ? Forts d’interrogations et d’incertitudes concernant leur avenir dans le quartier, les Cenonnais auraient probablement beaucoup à dire… Peu à peu, le contexte du terrain lui-même a informé et déformé le terrain, pour restreindre l’expérimentation au quartier Palmer de Cenon.