À l’époque des troubles de religion, aux XVIe et XVIIe siècles, le scandale revêt trois significations principales : il désigne une parole ou un acte relevant du péché ; ou une rumeur qui met en cause la réputation d’une personne ; il renvoie aussi parfois au seul bruit provoqué par l’acte lui-même, bruit qui peut engendrer un trouble public1. Les Considérations politiques sur les coups d’État de Gabriel Naudé, publiées à Rome en 1639, à en croire la page de titre, illustrent cette richesse sémantique2. L’ouvrage constitue l’apologie d’un acte politique jugé immoral et ironise au sujet des détenteurs d’une vérité historique commune. S’il s’était avéré un succès éditorial, il aurait provoqué un émoi certain dans l’espace public de l’honnête homme et de la coexistence religieuse.
Gabriel Naudé (1600-1651) poursuit une brillante carrière de bibliothécaire au service des puissants : le président au Parlement de Paris Jean-Antoine de Mesmes ; le cardinal Jean-François Guido del Bagno, plus connu sous le nom de Bagni ; le cardinal de Richelieu ; le cardinal de Mazarin. À partir de 1634, il conçoit son traité politique entre Florence et Rome, auprès de Bagni. Ce dernier est un agent influent de la curie, proche de Richelieu ; il espère même la tiare avant que la mort ne vienne le faucher en 16413. Si l’on suit Naudé, l’ouvrage, imprimé à Rome en 1639, est destiné exclusivement à son patron. Cependant, pour le spécialiste Jean-Pierre Cavaillé, Naudé aurait imprimé l’ouvrage après un Mémoire pour Mazarin, vers 1643. En effet, pourquoi imprimer un livre s’il n’est destiné qu’à une seule personne ? D’ailleurs, Bagni a eu le manuscrit en main ! Il semble que l’ouvrage ait été imprimé en Hollande et non pas à Rome. La date de 1639 est donc suspecte et le chiffre de douze impressions semble un artifice4.
Dans sa dédicace, Naudé prend une distance avec son texte. Il prétend n’en être que l’éditeur et le traducteur5. Cependant, dans la seconde dédicace destinée à Bagni, Naudé se présente désormais comme l’auteur, comme un conseiller qui s’adresse à son commanditaire6. Il n’éprouve donc plus le besoin de prendre des précautions. Ce dispositif éditorial ne joue-t-il pas sur l’ambiguïté dont le scandale serait le nœud ? Réduire un lectorat aux initiés pour empêcher le scandale public d’un tel texte, tout en garantissant au lecteur idéal un contenu sulfureux ! Le premier chapitre manifeste cette double posture. Naudé s’y disculpe d’offrir un texte éventuellement utile à un tyran au nom du souci d’informer le citoyen de cette menace7. Cependant, Naudé, à l’image de ses comparses libertins érudits, sait qu’il n’écrit que pour des esprits « déniaisés » et a fortiori, théoriquement, à douze exemplaires8.
L’érudit présente un ensemble de réflexions et de recommandations sur la nature et l’exercice du pouvoir. Il entend démystifier ce dernier en pointant sa manifestation la plus radicale : le coup d’État, dont il invente le concept9. On reconnaît là la stratégie de Machiavel dans le Prince où le secrétaire, fonction identique aux deux auteurs détenant l’un et l’autre le secret, dévoile la vérité derrière les apparences10. Ainsi qu’Yves-Charles Zarka le souligne, pour Naudé, Machiavel est le premier à avoir pris le parti « de vouloir déchiffrer les actions des princes, et faire voir à nu ce qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes d’artifices11 ». Dans le contexte de l’affrontement entre anti-machiavéliens et machiavéliens, où les premiers peuvent s’afficher sur la scène publique à travers la défense des valeurs chrétiennes, alors que les seconds doivent se réclamer de Tacite plutôt que du Florentin, de peur d’être stigmatisés de « statolâtre[s] », Naudé choisit ouvertement sa référence12.
Par « coup d’État », Naudé entend des :
[…] actions hardies et extraordinaires que les Princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier, pour le bien du public13.
Autrement dit, l’érudit légitime un acte souverain qui déroge au droit commun au nom de la raison supérieure de l’État. Dans le troisième chapitre14, il examine les circonstances qui président au coup d’État en s’appuyant sur la rhétorique classique du raisonnement : « toute action donne lieu aux questions suivantes : “Pourquoi a-t-elle été faite ? Où ? Quand ? Comment ? Par quels moyens15 ?” » C’est dans ce cadre qu’il discute de la Saint-Barthélemy. Il l’inscrit dans la conjecture d’un rapport de force défavorable au prince16 : « Ruiner quelque puissance, laquelle pour être trop grande, nombreuse, ou étendue en divers lieux, on ne peut pas facilement abattre par les voies ordinaires17. » Naudé range la Saint-Barthélemy, qu’il ne désigne à aucun moment par « massacre », dans une série de violences politiques : les expulsions des morisques et des marranes en Espagne ; l’exécution en un seul jour de quarante mille citoyens romains en Asie par Mithridate ; les Vêpres siciliennes, et enfin le massacre d’une armée perse de trente mille hommes par les habitants de Corme dans l’île de Magna18. Toutefois, la Saint-Barthélemy conclut la liste et est analysée le plus longuement, sur quatre pages19. Naudé s’en justifie, dès l’ouverture, en annonçant que cette action incarne par excellence le coup d’État : « Mais puisque nous avons dans notre histoire de France l’exemple de la Saint-Barthélemy, qui est un des plus signalés que l’on puisse trouver en aucune autre20. » Le choix de cet événement n’est pas fortuit. Celui-ci constitue le nœud de l’audace du propos du livre. Non seulement Naudé s’emploie à légitimer ce « très juste et très remarquable21 » coup, mais il en attribue son échec final à son inachèvement : « Pour moi, j’en attribue la première cause à ce qu’elle [l’action de la Saint-Barthélemy] n’a été faite qu’à demi22. »
En quoi cet énoncé est-il l’exemple historique de l’opération transgressive de philosophie politique que développe Naudé ? Dans un premier temps, cette étude examine contre quelles normes historiographiques écrit Naudé. Puis, comment l’événement de la Saint-Barthélemy s’avère un modèle presque parfait de ce qu’est le recours au coup d’État. Enfin, nous verrons, à l’occasion de sa réédition annotée par Louis Du May, en 1673, sous le titre de Science des princes, l’effet rétrospectif de la provocation de Naudé.
Naudé historiographe
Naudé considère que le seul moyen de connaître ce qu’est un coup d’État est l’examen historiographique. Dans sa Bibliographie politique (1633), il écrit que la « prudence » « procède de la cognoissance de plusieurs evenements lesquels ne peuvent estre discernés que par l’histoire, ou expérience déjà vue23 ». À ses yeux, il y a les bons et les mauvais historiens. Les premiers ont l’expérience de l’art du gouvernement, à l’image de Tacite, à la fois sénateur, conseiller des empereurs et historien. Ceux-là savent distinguer l’être et le paraître de l’action politique. Les seconds confondent l’un et l’autre. Certains le font par préjugé, d’autres falsifient les faits en fonction de leur opinion24. L’érudit s’inscrit en faux contre les historiographies dominantes protestantes et « politiques » de la Saint-Barthélemy.
Contre Simon Goulart
Naudé stigmatise le poids de l’historiographie protestante dans ce que l’on connaît de la Saint-Barthélemy : « J’ajoute que cette action n’est pas encore beaucoup éloignée de notre mémoire ; que la plupart de nos histoires ont été faites depuis ce temps-là par des huguenots25. » Il cible essentiellement Simon Goulart, à la fois pasteur, érudit et historien qui, en 1576, publie les Mémoires de l’Estat de Charles IX, cité explicitement par Naudé26. Cet ouvrage rassemble divers textes dont l’objet est d’innocenter les victimes de la Saint-Barthélemy, condamnées pour rébellion en 157227. Dans la préface, Goulart s’assigne comme devoir d’écrire « le recit des choses avenues, qui facent que les meschans ayent mesmes honte et horreur des forfaits de leurs predecesseurs et les gens de bien soyent tant plus encouragez à ensuyvre les choses bonnes28 ». Face à l’interdiction de rappeler le passé, prescrite dans les édits de religion en vertu de la politique de l’oubliance, l’historien met en avant son souci d’objectivité : « Dire la verité ce n’est point diffamer29. » À ceux qui prétendent qu’il faut « un delay » pour apporter « toujours lumiere à la verité », il rétorque que le risque de son entreprise est préférable au « silence des uns [qui] fait croistre la fureur des autres souventesfois, et mesme apporte comme des nouveaux desirs aux vicieux d’entasser un péché sur
l’autre30 ». Son projet est historiciste puisqu’il publie des témoignages sur le coup d’État. Il est aussi juridique car ce sont des pièces à charge contre les massacreurs et à décharge en faveur des « rebelles ». Enfin, il est moral car l’histoire est une leçon pour le présent.
Contre une histoire religieuse
Naudé évoque également un autre ouvrage de Goulart par le terme de « martyrologes31 ». Le pasteur a succédé à Jean Crespin, auteur et éditeur de l’Histoire des martyrs jusqu’en 1570, qu’il réédite en l’augmentant en 1582. Il reprend le récit de la Saint-Barthélemy des Mémoires… Mais puisqu’ici l’ouvrage est un martyrologe, il tranche avec la règle hagiographique de son prédécesseur. Ce dernier distinguait les martyrs d’avant la guerre civile de ceux tués lors des guerres civiles, désignés par « fidèles persécutés », un emprunt à l’Histoire ecclésiastique de Bèze32. Goulart débute son livre X dans lequel le massacre est relaté par cette typologie casuistique. Il affirme qu’il ne faut pas s’y arrêter ! Les fidèles persécutés sont aussi des martyrs :
Si nous appelons Martyrs ceux là qui ont esté exécutez un par un par justice, ainsi qu’on l’appelle, que sera-ce de tant de milliers d’excellens personnages qui ont esté martyrisez comme tout un coup, lors qu’un lieu d’un bourreau il y en eu infinis, et que les glaives des particuliers ont esté les parties, tesmoins, juges, arrests et executeurs des plus estranges cruautez qui ayent jamais esté exercees contre l’Eglise33 ?
Pour Naudé, cette historiographie s’inscrit dans la croyance religieuse qui relève du préjugé et de l’esprit partisan. Le point de vue confessionnel lui est étranger. Non pas sur le terrain de la controverse religieuse puisque le bibliothécaire est un libertin, mais de l’analyse historique qui pour lui doit être areligieuse. Selon Antoine Adam, les Considérations doivent être lues comme un traité irréligieux dans la mesure où, dès le commencement de l’ouvrage, la réflexion sur l’action politique rencontre le fait religieux pour en dévoiler comment « des inventions et supercheries34 » sont un instrument d’État. Aux yeux du libertin, la religion n’est que superstition utile pour le dessein politique. Elle ne constitue pas une norme de foi, ni même une morale ou une clé pour saisir l’action politique35.
Contre Jacques-Auguste de Thou
Naudé se réfère explicitement à l’Historiae sui temporis (1604-1609) de Jacques-Auguste de Thou pour déplorer la mauvaise réputation de la Saint-Barthélemy que le magistrat a léguée36. Il cite l’historien qui rappelle un mot de son père, Christophe de Thou, premier président du Parlement en 1572, qui condamna le massacre. De Thou père prononça les vers du poète latin Stace, auteur du Ier siècle ap. J.-C., pour en appeler à oublier ce jour funeste : « Qu’il ne parle jamais plus de ce jour, et que les siècles à venir ne croyent point qu’il ait été ; et pour nous gardons le silence et couvrons les crimes de notre propre nation, les ensevelissant dans des profondes ténèbres37. » De Thou fustige la Saint-Barthélemy par la cruauté que cette opération politique déploie envers une multitude de sujets. En s’abritant derrière des historiens catholiques, il rappelle que l’inhumanité est un « vice horrible » chez un prince. La postérité loue le mot de Scipion en vertu duquel « mieux sauver un citoyen, que de tuer mille ennemis38 ». En outre, la conspiration de Coligny, prétexte au massacre, ne résiste pas à l’examen des faits. La commémoration de la tragédie par des médailles frappées d’or et d’argent, célébrant Charles IX vainqueur des rebelles, constitue le « comble de la folie » d’une action qui rend « à l’avenir le nom Français odieux et infâme39 ».
Naudé n’est pas le premier érudit à dénoncer de Thou. En réalité, il reprend à cet endroit le Discours des vertus et des vices de l’histoire de Marin Le Roy de Gomberville, publié en 162040. Ce dernier citait déjà l’anecdote de de Thou citant Stace pour regretter la répulsion à l’endroit de la Saint-Barthélemy. La cause de la Saint-Barthélemy fut « tres-bonne ». Ce sont les effets de la décision politique qui sont « infiniment mauvais » en raison de l’instrumentalisation du peuple pour commettre le
coup41. Le Roy de Gomberville souligne le déséquilibre entre la condamnation de l’action monarchique et le voile que Jacques-Auguste de Thou pose sur le caractère séditieux des huguenots. Il reproche ainsi au magistrat de trahir l’événement. Dans l’écriture historique, il ne faut cacher des faits, et en outre, en occultant une part du passé, on ne peut en tirer des enseignements profitables. Le genre historique devient alors inutile aux contemporains :
Que feu Monsieur le President de Thou ayt tant qu’il luy a plu, detesté le iour de la sainct Barthelemy : à le prendre comme il le faut, il ne doit jamais estre caché, et il faut qu’il soit transmis aux siecles à venir comme une image de la punition des meschans, et une exemple que les vices ne demeurent jamais impunis42.
De même que Le Roy de Gomberville, Naudé reproche aux « historiens français d’avoir abandonné la cause du roi Charles IX, et de n’avoir montré le juste sujet qu’il avait eu de se défaire de l’Amiral et de ses complices31 ».
Un coup d’État presque parfait
Naudé adopte un autre point de vue en rupture avec une histoire moralisante de la Saint-Barthélemy. Ce que retient Naudé de la Saint-Barthélemy est le coup d’État compris comme un instrument du souverain. Il ne faut pas s’arrêter aux trois circonstances qui ont rendu cette action « extrêmement odieuse à la postérité » : l’illégitimité, « l’effusion de sang trop grande » et « beaucoup d’innocents […] enveloppés avec les coupables21 ».
L’exécution précède la sentence
Jean-Pierre Cavaillé a inscrit l’audace naudéenne du coup d’État dans la pensée politique des stoïciens de la fin du XVIe siècle. Naudé rompt avec ses prédécesseurs Juste Lipse et Pierre Charron, tous deux ayant également pensé la raison d’État. Le premier distinguait entre « bonne » et « mauvaise » raison d’État et le second entre « prudence ordinaire » et « extraordinaire ». L’un et l’autre ont donc des scrupules à concevoir une action politique par nature impure. Naudé, au contraire, assume l’amoralité du gouvernement des hommes. Il propose non pas une opposition, mais une gradation de l’action politique, dotée à chaque niveau d’une dose d’impureté : le gouvernement commun des hommes, la raison d’État et enfin le coup d’État43. Dans le gouvernement commun, l’instrumentalisation hypocrite de la religion, par exemple, s’avère une vertu. La raison d’État requiert de passer outre le droit commun pour la nécessité du bien public, à l’exemple de l’agression d’un État pacifique. Ce qui fait du coup d’État sa singularité n’est donc pas d’être une action politique que la loi et la morale commune réprouvent. L’originalité du coup d’État est sa forme : le secret et la violence de l’action qui le dévoile. La légitimation d’un coup d’État vient après sa manifestation :
Dans les coups d’État, on voit plutôt tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, ante ferit quam flamma micet – Il frappe avant que d’éclater -, les matines s’y disent auparavant qu’on les sonne, l’exécution précède la sentence44.
La prudence extraordinaire propre au coup d’État, écrit Cavaillé :
[…] réside principalement dans cette capacité de préparer et exécuter des actions violentes,
c’est-à-dire qui, dans le plus grand secret, violent toute forme de droit : le droit des gens, le droit civil et le droit naturel lui-même39.
D’où l’intérêt à choisir des exemples historiques plutôt qu’une science générale puisqu’à chaque situation factuelle extraordinaire, le prince doit répondre de manière toute aussi extraordinaire. Le coup de la Saint-Barthélemy en est, alors, l’exemple le plus fameux.
La préméditation
La préméditation et le secret qu’elle induit sont au cœur de l’historiographie de la Saint-Barthélemy. Si l’on suit l’enquête collective de La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre, les courants confessionnels, tant catholique que protestant, considèrent que le massacre a été prémédité45. Le massacre est une revanche depuis 1563 pour Catherine de Médicis et le duc de Guise (assassinat du Capitaine Charry et de François de Lorraine), depuis 1567 pour Charles IX (surprise de Meaux) et de manière plus structurelle pour Henri d’Anjou, le futur Henri III (les soulèvements du parti protestant depuis les débuts des troubles). Le Stratagème ou la ruse de Charles IX, roy de France contre les Huguenots rebelles à Dieu et à luy (1574) de Camille Capilupi en constitue le parangon46. Neuf preuves de la préméditation sont énumérées dont celle, ultime, de la providence divine. En effet, depuis la paix de Saint-Germain en 1570, près de deux cents personnes ont eu vent du piège, dont des femmes, sans que pour autant les huguenots en fussent informés. Il fallut donc que le Seigneur couvrît un tel secret ! Il n’y a que les mémorialistes « politiques » qui soulignent l’engrenage, à la suite de l’attentat raté contre Coligny47.
Quant à Naudé, il insiste sur le secret de la résolution à travers l’anecdote du duel de Lignerolles. Ce gentilhomme, confident du duc d’Anjou, aurait été exécuté sous l’apparence d’un duel, après avoir fait une allusion à l’oreille du roi au sujet de ce qui se tramait, lors des préparatifs du mariage de Marguerite de Valois et d’Henri de Bourbon-Navarre48. Cependant, à la différence des histoires qui saluent, rarement, ou qui fustigent la ruse du Valois, Naudé instruit le coup autrement.
L’imperfection
L’évaluation du coup d’État n’est pas à l’aune de la morale, mais de son exécution. Or la Saint-Barthélemy aurait été parfaite si ce n’est qu’elle n’a « été faite qu’à demi22 ». L’érudit regrette l’inachèvement de l’élimination du parti huguenot : « Bref tout fut si bien disposé, que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’exécution, à laquelle si on eût procédé rigoureusement20. » Autrement dit, l’extermination constitue le point limite du coup d’État. L’érudit la discute en la relativisant par une liste de carnages bien plus meurtriers49. Celle-ci se réfère à une autre série de massacres que l’on trouve dans De la Constance de Juste Lipse, publié en latin en 1584 et traduit en français en 159250. Dans la préface, Juste Lipse rapporte qu’il décide de quitter sa patrie flamande en raison des guerres civiles. Sur le chemin, il s’arrête à Liège chez un ami du nom de Charles Langius. Ce stoïcien lui enseigne alors l’inutilité de la fuite. Il explique comment les « afflictions publiques » sont propres à la condition humaine. Le constant doit savoir se retirer de « ce qui est fâcheux, et passer par-dessus ce qui est joyeux51 ».
Alors que pour Lipse, le massacre est prétexte à tirer une morale intérieure face à la violence politique, pour Naudé, il se réduit à un critère d’efficacité. Le coup d’État vise la paix publique. Or, le massacre de la Saint-Barthélemy n’a pas restauré celle-ci. Il demeure un trouble dans l’opinion publique. Les huguenots le dénoncent, tandis que les catholiques le jugent inutile puisque leurs adversaires sont toujours aussi actifs. Pire encore, ce sont ces catholiques qui se rebellent par la suite, lors de la guerre de la Ligue. Le coup d’État, écrit Naudé, « non seulement n’apaisa pas la guerre au sujet de laquelle elle avait été faite, mais en excita une autre encore plus dangereuse52 ». L’érudit se réfère alors aux Politiques, catholiques modérés adversaires des zélés de la Sainte-Union. Ceux-ci défendaient la coexistence religieuse, garantie de la paix publique alors que la violence confessionnelle dissolvait l’État. Naudé inverse le discours irénique. La Saint-Barthélemy n’a pas été un succès parce que le massacre ne fut pas total. Cependant, l’érudit insiste sur le caractère exceptionnel d’un tel recours : « En un mot ne s’y point résoudre, qu’avec autant de difficulté que serait un homme attaqué sur mer par la tempête, à sacrifier tout son bien à la fureur de cet élément, ou un malade à se voir couper la jambe53. »
Catherine de Médicis constitue l’exemple négatif de l’usage du coup d’État, héritage historiographique des préjugés anti-machiavéliens, italophobes et misogynes. Durant toute sa vie, la Florentine se livre à des coups d’État, depuis l’élimination en 1536 du Dauphin pour que son époux Henri devienne l’héritier présomptif jusqu’à l’exécution de Coligny. En outre, elle obéit à son ambition et non à l’intérêt public54.
Censure
En 1673, le gentilhomme protestant Louis Du May, doté d’une solide réputation pour L’Estat de l’Empire et des princes souverains d’Allemagne, publié en 1659, premier traité de droit public en langue française sur l’Allemagne, réédite les Considérations55. Ses commentaires sur la Saint-Barthélemy, vue par Naudé, révèlent la charge encore subversive du libertin.
Des Considérations inappliquées
La publication des Considérations ne fait pas scandale, à la différence, par exemple, du De Cive de Thomas Hobbes, édité à Paris en 1642. En outre, la Saint-Barthélemy vue par Naudé n’a aucun écho dans l’historiographie du Grand Siècle. De la paix d’Alès (1629) à l’édit de Fontainebleau (1685), le massacre sanctionne l’infamie tyrannique de Charles IX et de ses proches56.
Dans les propres écrits de Naudé, on ne trouve pas de trace d’une telle radicalité alors qu’il sert Mazarin, confronté à la Fronde. Dans sa correspondance, il se contente de recommander d’amadouer le peuple par une propagande égale à celle des frondeurs, de ne pas être indulgent avec les Grands et d’excommunier les prélats rebelles au principal ministre57.
Cependant, à partir de la correspondance de Naudé, Philippe Wolf interprète différemment l’attitude de l’érudit au temps de la Fronde. Prolongeant les Considérations, le bibliothécaire aurait reproché à son patron son manque de détermination dans les difficultés de la Fronde au profit d’une tactique manœuvrière58.
La réédition de Du May
Les Considérations sont rééditées comme une « pièce curieuse, trésor de cabinet possédé par fort peu de personnes »
en 166759. En 1673, Louis Du May publie le traité sous le titre de Science des princes, accompagné de ses réflexions critiques. C’est désormais un ouvrage annoté de près de mille pages qui associe le texte naudéen aux commentaires de Du May. Celui-ci est un réformé français qui fait carrière dans l’Empire, au service du prince-évêque de Mayence puis du duc de Wurtemberg, et achève sa vie comme professeur de français au collège de Tübingen. Au début des années 1650, il rencontre Naudé, à l’occasion d’une ambassade du duc de Wurtemberg auprès de Mazarin60.
Du May justifie son entreprise éditoriale par l’originalité et la rareté des Considérations. Cependant, il prévient que certaines maximes sont scandaleuses à l’aune des normes occidentales : « J’ai résolu de faire voir qu’il y a des coups d’État, qui peuvent être pratiqués parmi les peuples civilisés, et d’autres, qu’on doit laisser pour le Turc et pour le Moscovite61. »
Le scandale de la Saint-Barthélemy
La Saint-Barthélemy est ce qu’il y a de plus choquant. Il critique vertement Naudé sur son analyse de la Saint-Barthélemy. D’un point de vue théorique, Du May ne partage pas l’équivalence entre maxime d’État et coup d’État, à l’aune de la justice. Comment peut-on comparer la loi salique garantissant l’indépendance du royaume, s’offusque-t-il, et le coup de la Saint-Barthélemy62 ? À cet endroit, Du May ne saisit pas ou feint de ne pas saisir la distinction naudéenne des actions politiques entre maxime et coup d’État proprement dit.
D’un point de vue factuel, Du May n’apporte rien de très neuf dans ses commentaires. Le massacre a pour cause la réforme de Calvin, les ambitions de Guise désireux de supplanter les Bourbons et celle de Catherine de Médicis de monopoliser l’autorité royale et, enfin, l’insoumission des huguenots : « Toutes ces choses, et l’impossibilité que le Roi Charles voyoit de pouvoir ranger les Protestants à leur devoir par la force, le firent résoudre au massacre63. » Pareillement il constate l’inefficacité des mâtines qui ne restaurèrent pas la paix publique. Tout au contraire, la tuerie s’inscrit dans une séquence de rébellions dont la Ligue est ce qu’il y eut « de plus dangereux » et de plus « préjudiciable à l’État64 ».
Mais Du May n’en tire pas des leçons identiques, à savoir qu’il aurait fallu exterminer les réformés pour rétablir l’ordre. Du May oppose au coup d’État la voie de la pacification, conduite par le dernier Valois et les Bourbons. Henri III et ses successeurs ont montré, tout au contraire, « que la prudence pouvoit contribuer plus que la force à la destruction des Réformés65 ». Louis XIII et son fils « ont usé de douceur, de bienfaits et de promesses pour acquérir les ames des Huguenots. L’expérience leur ayant fait connoître que la force ne les obligera jamais d’aller à la Messe65 ».
Pour conclure sur la Saint-Barthélemy, Du May demande que le passage dans lequel Naudé regrette l’inachèvement du coup d’État soit censuré : « Qu’on efface donc du livre de M. Naudé les paroles impies et imprudentes66. » Cette remarque est-elle une coquetterie pour se protéger de la publication sans coupure des Considérations, ou révèle-t-elle la sincère indignation d’un érudit protestant ayant fait l’expérience des violences de la guerre de Trente Ans et de sa résolution à la suite de la paix de Westphalie ?
En 1639, considérer la Saint-Barthélemy comme « le plus hardi coup d’État, et le plus subtilement conduit, que l’on ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu48 » est une provocation à l’endroit de l’historiographie des guerres de Religion, à l’exception des catholiques engagés ligueurs et contemporains du massacre. Ce que cherche le libertin érudit par cette audace est la caractérisation du coup d’État : la dissimulation, la prévalence de la raison d’État sur la coutume, qu’elle soit juridique, religieuse ou morale, et le surgissement de l’action politique préparée dans le secret. Il pousse son art du gouvernement à son point limite, quand il regrette l’inachèvement du massacre sans lequel ce coup aurait été parfait. À aucun moment il n’éprouve le besoin de regretter l’ampleur du massacre, si ce n’est pour la relativiser à l’aune de l’histoire de l’humanité. Néanmoins, dans le chapitre IV où il discute des maximes qui doivent présider au coup d’État, il avance qu’il faut prendre garde à l’utilisation de la « populace », à la fois cruelle et manipulable67. Seuls les catholiques ligueurs saluent la dévotion et la loyauté du peuple de Paris, lors de la Saint-Barthélemy. À l’imitation de son souverain, disent-ils, le peuple prit les armes contre les séditieux68. Les catholiques modérés, rapporte l’historien réformé La Popelinière, regrettent les exactions pratiquées sur les « François ». Mais la « populace », par nature, peut se montrer « d’une extreme violence, se desborde à toute cruauté : et ne garde moyen, ni mesure quelconque69 ».
Cependant, il serait anachronique de chercher une quelconque indignation face à l’inhumanité de la Saint-Barthélemy chez Naudé ou Du May. Si ce dernier appelle à censurer ce passage des Considérations, ce n’est pas pour déplorer la cruauté du massacre, mais parce que si l’on avait pratiqué le conseil de l’illustre bibliothécaire, Henri de Bourbon-Navarre aurait péri, lors des mâtines, et ainsi ni Henri IV, ni ses successeurs n’auraient régné70 !
ANNEXE
• Gabriel Naudé, « Le massacre de la Saint-Barthélemy : un coup d’État », dans Considérations politiques sur les coups d’État [Rome, 1639]71.
Chapitre III « Avec quelles précautions et en quelles occasions
ont doit pratiquer les coups d’État72 »
Mais puisque nous avons dans notre histoire de France l’exemple de la Saint-Barthélemy, qui est un des plus signalés que l’on puisse trouver en aucune autre, il nous y faut particulièrement arrêter, pour la considérer suivant toutes ses principales circonstances. Elle fut donc entreprise par la reine Catherine de Médicis, offensée de la mort du capitaine Charry ; par Monsieur de Guise, qui voulait venger l’assassinat de son père, commis par Poltrot à la sollicitation de l’Amiral et des protestants ; et par le roi Charles et le duc d’Anjou ; le premier se voulant venger de la retraite que lesdits protestants lui firent faire plus vite qu’il ne voulait de Meaux à Paris, et tous deux pensant de pouvoir par ce moyen ruiner les huguenots, qui avaient été la cause de tous les troubles et massacres survenus pendant l’espace de trente ou quarante ans en ce royaume. L’affaire fut concertée fort longtemps, et avec une telle résolution de la tenir secrète, que Lignerolles gentilhomme du duc d’Anjou, ayant témoigné au roi, encore bien que couvertement, d’en savoir quelque chose, il fut incontinent après dépêché, par un duel que le roi même sous main lui suscita. Le lieu choisi pour y attirer tous les plus riches et autorisés d’entre les huguenots fut Paris. L’occasion fut prise sur la réjouissance des noces entre le roi de Navarre, qui était de la religion, et la reine Marguerite. La blessure de l’Amiral causée par le duc de Guise son ancien ennemi, fut le commencement de la tragédie : les moyens de l’exécuter en faisant venir douze cents arquebusiers, et les compagnies des Suisses à Paris furent même approuvés par l’Amiral, sur la croyance qu’il eut que c’était pour le défendre contre la Maison de Lorraine : bref tout fut si bien disposé, que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’exécution, à laquelle si on eût procédé rigoureusement il faut avouer que c’eût été le plus hardi coup d’Etat, et le plus subtilement conduit, que l’on ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu. Certes pour moi, encore que la Saint-Barthélemy soit à cette heure également condamnée par les protestants et par les catholiques, et que Monsieur de Thou nous ait rapporté l’opinion que son père et lui en avait par ces vers de Stace, Qu’il ne se parle jamais plus de ce jour, et que les siècles à venir ne croyent point qu’il ait été ; et pour nous gardons le silence et couvrons les crimes de notre propre nation, les ensevelissant dans des profondes ténèbres. Je ne craindrai point toutefois de dire que ce fut une action très juste, et très remarquable, et dont la cause était plus que légitime, quoique les effets en aient été bien dangereux et extraordinaires. C’est une grande lâcheté ce me semble à tant d’historiens français d’avoir abandonné la cause du roi Charles IX, et de n’avoir montré le juste sujet qu’il avait eu de se défaire de l’Amiral et de ses complices : on lui avait fait son procès quelques années auparavant, et ce fameux arrêt était intervenu ensuite, qui fut traduit en huit langues, et intimé ou signifié, si l’on peut ainsi dire, à toutes ses troupes ; on avait donné un second arrêt en explication du premier, et tous les protestants avaient été si souvent déclarés criminels de lèse Majesté, qu’il y avait un grand sujet de louer cette action, comme le seul remède aux guerres qui ont été depuis ce temps-là, et qui suivront peut-être jusques à la fin de notre monarchie, si l’on n’eût point manqué à l’axiome de Cardan, qui dit : Il ne faut jamais rien entreprendre si on ne le veut achever. Il fallait imiter les chirurgiens experts, qui pendant que la veine est ouverte, tirent du sang jusques aux défaillances, pour nettoyer les corps cacochymes de leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si l’on ne fournit la carrière : le prix est au bout de la lice, et la fin règle toujours le commencement.
On ne pourra toutefois objecter qu’il y a trois circonstances à cette action qui la rendent extrêmement odieuse à la postérité. La première que le procédé n’en a pas été légitime, la seconde que l’effusion de sang y a été trop grande, et la dernière que beaucoup d’innocents ont été enveloppés avec les coupables. Mais pour y satisfaire, je répondrai à ce qui est de la première, qu’il faut entendre là-dessus nos théologiens lorsqu’ils traitent de la foi qu’on doit tenir aux hérétiques, et cependant je dirai de mon chef, que les huguenots nous l’ayant rompue plusieurs fois, et s’étant efforcés de surprendre le roi Charles, à Meaux et ailleurs, on pouvait bien leur rendre la pareille ; et puis ne lisons-nous pas dans Platon que ceux qui commandent, c’est-à-dire les souverains, peuvent quelquefois fourber et mentir quand il doit arriver un bien notable à leurs sujets. Or pouvait-il arriver un plus grand bien à la France que celui de la ruine totale des protestants ? Certes ils nous baillèrent si belle par leur peu de jugement, que c’eût presque été une pareille faute à nous de les manquer, comme à l’Amiral de s’être venu enfermer avec toute la fleur de son parti, dans la plus grande ville et la plus ennemie qu’il pût avoir, sans se défier de la reine mère, à laquelle il avait tué Charry, de ceux de Lorraine desquels il avait fait assassiner le père, et du roi qu’il avait fait galoper depuis Meaux jusques à Paris. Ne savait-il pas que sa religion étant haïe aux personnes même les plus douces et traitables, elle ne pouvait être qu’abominée et détestée en la sienne et en celle de tant de coupe-jarrets desquels il était ordinairement accompagné ? D’ailleurs le bruit qu’on fit courir en même temps qu’ils avaient entrepris de nous traiter comme on les traita incontinent après leur dessein découvert, ne pouvait-il pas être véritable ? Beaucoup le tiennent pour très assuré, et pour moi j’estime qu’excepté les Politiques, chacun le peut tenir pour constant. Quant à ce qui est de l’effusion de sang qu’on dit avoir été prodigieuse, elle n’égalait pas celle des journées de Coutras, de Saint-Denis, de Moncontour, ni tant d’autres tueries, desquelles il avait été cause. Et quiconque lira dans les Histoires, que les habitants de Césarée tuèrent quatre-vingt mille Juifs en un jour ; qu’il en mourut un million deux quarante mille en sept ans dans la Judée ; que César se vante dans Pline d’avoir fait mourir un million cent nonante et deux mille hommes en ses guerres étrangères ; et Pompée encore davantage ; que Quintus Fabius envoya des Colonies en l’autre monde, de 100 000 Gaulois, Caius Marius de 200 000 Cimbres, Charles Martel de 300 000 Teutons ; que 2 000 chevaliers romains, et 300 sénateurs, furent immolés à la passion du triumvirat, quatre légions entières à celle de Sylla, 40 000 Romains à celle de Mithridate ; que Sempronius Gracchus ruina 300 villes en Espagne, et les Espagnols toutes celles du Nouveau monde, avec plus de 7 ou 8 millions d’habitants. Qui considéra, dis-je, toutes ces sanglantes tragédies, une bonne partie desquelles se trouve enregistrée dans le traité De la Constance de Juste Lipse, il aura assez de quoi s’étonner parmi tant de barbaries, et de croire aussi que celle de la Saint-Barthélemy n’a pas été des plus grandes, quoiqu’elle fût une des plus justes et nécessaires.
Pour la troisième difficulté elle semble assez considérable, vu que beaucoup de catholiques furent enveloppés dans la même tempête, et servirent de curée à la vengeance de leurs ennemis ; mais il ne faut que la maxime de Crassus dans Tacite pour lui fournir en deux mots de réponse, tout grand exemple a quelque chose d’injuste, qui est récompensé envers les particuliers par l’utilité publique qu’il procure. D’où vient donc que cette action, puisqu’elle était si légitime et raisonnable, a néanmoins été et est encore tellement blâmée et décriée ; pour moi, j’en attribue la première cause à ce qu’elle n’a été faite qu’à demi, car les huguenots qui sont restés, auraient mauvaise grâce de l’approuver, et beaucoup de catholiques qui voient bien qu’elle n’a de rien servi, ne se peuvent empêcher de dire, qu’on se pouvait bien passer de l’entreprendre, puisque l’on ne la voulait pas achever ; ou au contraire si l’on eût fait main basse sur tous les hérétiques, il n’en resterait maintenant aucun au moins en France pour la blâmer, et les catholiques pareillement n’auraient pas sujet de le faire, voyant le grand repos et le grand bien qu’elle leur aurait apporté. La seconde raison est, que suivant le dire du poète, ce qu’on dit doucement à l’oreille irrite bien plus lentement les esprits, que ce qu’on voit d’un œil fidèle. Aussi voyons-nous qu’on ne parle pas en si mauvais termes de cette exécution en Italie et aux autres royaumes étrangers, comme l’on fait en France, où elle a été faite, au milieu de Paris, et en présence d’un million de personnes ; et qu’ainsi ne soit les Polonais, qui en reçurent l’histoire et le narré particulier, de la part même des plus séditieux et dépités ministres, pendant que l’évêque de Valence briguait leurs suffrages pour l’élection de Henri III, ne firent pas grande difficulté de les lui accorder, parce qu’ils savaient bien, qu’il ne faut juger d’un naturel d’un prince, sur le seul pied de quelque action extraordinaire et violente, à laquelle il aura été forcé par de très justes et puissantes raisons d’Etat. J’ajoute que cette action n’est pas encore beaucoup éloignée de notre mémoire ; que la plupart de nos histoires ont été faites depuis ce temps-là par des huguenots, et enfin que nous en avons la description si ample, et si particulière dans les Mémoires de Charles IX, l’Histoire de Bèze, les Martyrologes, et beaucoup d’autres livres composés à dessein par les protestants, pour condamner cette action, que rien n’y étant oublié de tout ce qui la peut rendre blâmable et odieuse, il ne se peut pas faire aussi, que ceux qui entendent la déposition de ces témoins corrompus, ne soient de leur opinion ; quoique tous ceux qui la dépouillent de ces petites circonstances, et qui en veulent juger sans passion, soient d’un sentiment contraire. Au reste personne ne peut nier, qu’il ne soit mort tant de factieux, et de personnes de commandement à la journée de la Saint-Barthélemy, que depuis ce temps-là les huguenots n’ont pu faire des armés d’eux-mêmes ; et que ce coup n’ait rompu toutes les intelligences, toutes les cabales et menées qu’ils avaient tant au dedans qu’au dehors du royaume, et qu’enfin ce n’ait été peu de choses de toutes les intelligences, toutes les cabales et menées qu’ils avaient tant au dedans qu’au dehors du royaume, et qu’enfin ce n’ait été peu de choses de tous leurs plus grands efforts, lorsqu’ils n’ont point été soutenus par les brouilleries et séditions des catholiques. Il est vrai aussi comme quelques Politiques ont remarqué, que la même journée a été cause d’un mal, duquel on ne se pouvait jamais douter, car toutes les villes qui firent la Saint-Barthélemy, et qui tuèrent les huguenots pour obéir au roi, et chercher les moyens de mettre le royaume en paix, ont été les premières à commencer la Ligue, sur ce qu’elles craignaient, et non sans raison, que le roi de Navarre, qui était huguenot, venant à la couronne, il n’en voulût faire quelque ressentiment ; et par ce moyen l’on peut dire que la Saint-Barthélemy, pour n’avoir pas été exécutée comme il fallait, non seulement n’apaisa pas la guerre au sujet de laquelle elle avait été faite, mais on excita une autre encore plus dangereuse.
Note
- Voir sur les sens du mot la mise au point lexicographique de l’introduction de ce présent ouvrage.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (1639), précédé de Louis Marin, Pour une théorie baroque de l’action politique, Paris, Éditions de Paris, 1988.
- Sophie Gouverneur, Prudence et subversion libertines. La critique de la raison d’État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 165.
- Jean-Pierre Cavaillé, « Gabriel Naudé : Destinations et usages du texte politique », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 20, 1998.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., « Au lecteur ».
- Ibid., « À Monseigneur, l’éminentissime cardinal de Bagni ».
- Jocelyn de Sinéty, Machiavel et le(s) machiavélisme(s) : l’esprit du droit, thèse de doctorat, dir. Christian Lazzeri, université Paris-Nanterre, soutenue en novembre 2018, p. 45-46.
- Jean-Pierre Cavaillé, « Gabriel Naudé : Destinations et usages du texte politique », art. cit.
- Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, Paris, PUF, 1989, p. 55.
- Cristina Ion, « L’envers du pouvoir. Le secret politique chez Machiavel », Cités, 26, 2006, p. 85-99.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 73 et 92-93. Sur le rapport entre publication et secret chez Naudé, voir Yves-Charles Zarka, « Raison d’État, maximes d’État et coups d’État chez Gabriel Naudé », dans Yves-Charles Zarka (dir.), Raison et déraison d’État. Théoriciens et théories de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, PUF, 1994, p. 151-169.
- Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 101.
- L’ouvrage, à l’origine un folio in-4 de 222 pages, est composé des cinq chapitres suivants : « Objections que l’on peut faire contre ce discours avec les réponses nécessaires » ; « Quels sont proprement les coups d’État, et de combien de sortes » ; « Avec quelles précautions et en quelles occasions ont doit pratiquer les coups d’État » ; « De quelles opinions faut-il être persuadé pour entreprendre les coups d’État » ; « Quelles conditions sont requises au ministre avec qui l’on peut concerter les coups d’État ».
- Je remercie Ullrich Langer de m’avoir indiqué cette référence. Quintilien, Institutio oratoria, trad. Désiré Nisard, Paris, Firmin-Didot, 1865, V, 10.
- Les occasions sont les suivantes : érection ou changement de principauté ; conservation d’un État ; affaiblissement des droits de sujets ; ruiner un adversaire dangereux en raison de sa force armée. Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 111-119.
- Ibid., p. 119.
- Ibid., p. 120-123. Naudé évoque le massacre d’un régiment perse par les habitants d’une ville de l’île de Magna, au large de la Turquie, en 1613.
- Ibid., p. 120-123.
- Ibid., p. 120.
- Ibid., p. 121.
- Ibid., p. 122.
- Gabriel Naudé, Bibliographie politique (éd. latine 1633), Paris, vve de G. Pelé, 1642, p. 147. Cité par Sophie Gouverneur dans Prudence et subversion libertines, op. cit., p. 178.
- Ibid., p. 180.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 23.
- Naudé cite aussi l’Histoire ecclésiastique, attribuée à Théodore de Bèze. En réalité, l’Histoire ecclésiastique ne traite pas des massacres de la Saint-Barthélemy ; elle s’achève avec la fin de la première guerre civile en 1563.
- Cécile Huchard, D’Encre et de sang. Simon Goulart et la Saint-Barthélemy, Paris, Honoré Champion, 2007.
- Simon Goulart, Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX (1577), Meidelbourg, Heinrich Wolf, 1578, vol. 1, p. 2 v°.
- Ibid., p. 4 v°-5 r°.
- Ibid., p. 2 v°.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 123.
- Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique des Églises Réformées de France, Anvers, Jean Rémy, 1580.
- Jean Crespin, Histoire des Martyrs persecutez et mis a mort pour la verité de l’Evangile, depuis le temps des apostres jusques a present, Genève, Pierre Aubert, 1619. Rééditée par Daniel Benoît et accompagnée de notes par Matthieu Lelièvre, Toulouse, Société des Livres religieux, 1885-1888, t. III, livre X, p. 640.
- Antoine Adam, Les Libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1986, p. 140.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 141.
- Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle, depuis 1543 jusqu’en 1607, Londres, s.n., 1734.
- « Excidat illa dies aevo, ne postera credant / Saecula : nos certe taceamus, et obruta multà / Nocte tegi propriae patiamur crimina gentis. » (Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 120-121.)
- Jacques-Auguste de Thou, Histoire universelle, op. cit., t. VI, l. 53, p. 436.
- Ibid.
- Je remercie Mathilde Bernard de m’avoir signalé ce texte. Marin Le Roy de Gomberville, Discours des vertus et des vices de l’histoire, et de la manière de la bien escrire, Paris, Toussainct du Bray, 1620.
- Ibid., p. 115.
- Ibid., p. 116.
- Jean-Pierre Cavaillé, « Naudé, la prudence extraordinaire du coup d’État », Les Dossiers du Grihl, Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Secret et mensonge. Essais et comptes rendus.
- Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 101. Cité par Jean-Pierre Cavaillé dans « Naudé, la prudence extraordinaire du coup d’État », art. cit., p. 7.
- Philippe Joutard et al., La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1976, p. 56-58.
- Camille Capilupi, Le Stratagème ou la ruse de Charles IX, roy de France contre les Huguenots rebelles à Dieu et à luy, s.l.n.n., 1574.
- Philippe Joutard et al., La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre, op. cit., p. 54-55 et p. 116.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 120.
- Les massacres cités sont les suivants : « Les journées de Coutras, de Saint-Denis, de Moncontour, ni tant d’autres tueries, desquelles Coligny avait été cause. Et quiconque lira dans les Histoires, que les habitants de Césarée tuèrent quatre-vingt mille Juifs en un jour ; qu’il en mourut un million deux cents quarante mille en sept ans dans la Judée ; que César se vante dans Pline d’avoir fait mourir un million cent nonante et deux mille hommes en ses guerres étrangères ; et Pompée encore davantage ; que Quintus Fabius envoya des Colonies en l’autre monde, de 100 000 Gaulois, Caius Marius de 200 000 Cimbres, Charles Martel de 300 000 Teutons ; que 2 000 chevaliers romains, et 300 sénateurs, furent immolés à la passion du triumvirat, quatre légions entières à celle de Sylla, 40 000 Romains à celle de Mithridate ; que Sempronius Gracchus ruina 300 villes en Espagne, et les Espagnols toutes celles du Nouveau monde, avec plus de 7 ou 8 millions d’habitants » (ibid., p. 122).
- Juste Lipse, Les Deux Livres De la Constance. Esquels en forme de devis familier est discouru des afflictions, et principalement des publiques, et comme il se faut résoudre à les supporter, trad. anonyme du latin (1592), Paris, Noxia, 2000, p. 18.
- Ibid., p. 168.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 110.
- Ibid., p. 110.
- Ibid., p. 131.
- Louis Du May, Science des princes, ou Considérations politiques sur les coups d’État, par Gabriel Naudé, parisien. Avec les réflexions historiques, morales, chrétiennes, & politiques, Strasbourg, s.n., 1673, t. I, p. XI.
- Michel Tyvaert, « L’image du Roi : légitimité et moralité royales dans les Histoires de France au XVIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 21, octobre-décembre 1974, p. 547, note 69.
- René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 549-551.
- Considérations politiques sur la Fronde : la correspondance entre Gabriel Naudé et le cardinal Mazarin, éd. Kathryn W. Wolf et Philip J. Wolf, Paris/Seattle/Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1991, p. 102-103. Cité par Jean-Pierre Cavaillé dans Dis/simulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Louis Machon et Torquato Acceto. Religion, morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, p. 245, note 146.
- Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État, op. cit., p. 7.
- Guido Braun, La Connaissance du Saint-Empire en France du baroque aux Lumières, 1643-1756, München, Oldenbourg, 2010, p. 441-443.
- Louis Du May, Sciences des princes, op. cit., t. I, p. XI.
- Ibid., t. I, p. 253-255.
- Ibid., t. I, p. 283.
- Ibid., t. II, p. 557.
- Ibid., t. II, p. 555.
- Ibid., t. II, p. 559.
- Ibid., p. 138-139.
- Philippe Joutard et al., La Saint-Barthélemy ou les résonances d’un massacre, op. cit., p. 65-66 et 116-117.
- Henri Lancelot Voisin de la Popelinière, L’Histoire de France, enrichie des plus notables occurrences suruenues ès provinces de l’Europe et pays voisins, soit en paix, soit en guerre, tant pour le fait séculier que ecclésiastic, depuis l’an 1550 jusques à ces temps, Genève, J. Chouet, 1582, t. II, livre XXIX, p. 153-154.
- Louis Du May, Science des princes, op. cit., t. II, p. 559.
- Réédition d’après l’édition de 1657, Paris, Les Éditions de Paris, 1988, (précédé de Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », p. 7-65).
- Dans l’édition citée, p. 120-123.