Le « classique » mérite encore d’être objet d’attention
et d’étude, d’être reproposé, même à l’école, non plus
comme jargon figé et privilégié des élites, mais comme clé
d’accès efficace à la multiplicité des cultures du monde
contemporain, ouvrant à la compréhension
de leur processus d’interprétation réciproque1.
C’est par ces mots que l’historien et archéologue Salvatore Settis conclut Le Futur du classique (paru en 2005). À notre tour, nous avons essayé de penser et de comprendre notre monde contemporain au fil des neuf chapitres qui ont constitué cet ouvrage. En effet, explorer les modalités de reprise de l’Antiquité dans la création artistique contemporaine des quarante dernières années nous a offert l’opportunité de saisir un phénomène global fait d’échanges, de transferts et de métissages.
Nous avons embrassé un sujet qui avait été jusqu’à présent peu analysé en envisageant non pas une étude de la réception de l’Antiquité, mais des réceptions de l’Antiquité dans l’art contemporain post 1980. Pour ce faire, nous avons pris en considération les œuvres néo-néo produites, mais aussi les discours des artistes et les regards portés par les spect-acteurs. La première partie a consisté à produire une typologie des œuvres antiques les plus reprises par les artistes et à observer les modifications de l’œuvre- source dans l’œuvre-cible. Dans le même temps, l’analyse des intentions des artistes a eu pour finalité de comprendre les raisons de la résurgence de l’Antiquité dans la création contemporaine.
Nous avons eu pour ambition, dans la deuxième partie, d’apporter les qualificatifs les plus pertinents pour définir la nature des œuvres produites. Le parti pris qui a été le nôtre a notamment consisté à intégrer notre ressenti en vue de définir des registres. Cette méthode pourra être sujette à critique, car l’historien de l’art devient alors juge et partie. Elle nous a pourtant permis de nous questionner sur l’usage de termes liés tant au jugement de goût – comme le beau et le kitsch –, qu’à la qualification scientifique des œuvres d’art. En ce sens, nous avons pu retenir les terminologies que sont la transposition parodique, la transposition sérieuse et l’allusion pour qualifier les nombreuses pratiques hyperartistiques. Nous aurions pu, certes, avoir recours au vocabulaire couramment employé dans le champ des arts plastiques et de l’histoire de l’art, comme les termes « citation », « détournement » ou « postmodernes », mais revenir à leur sens premier, leur étymologie, et leur usage nous a convaincus de les évincer : ils embrumaient bien plus qu’ils ne clarifiaient nos propos.
Enfin, la troisième partie a consisté, en décentrant notre regard, à analyser ce qui se révèle être un phénomène artistique global. Cette étude est venue corroborer les propos tenus par l’historien britannique Peter Burke lorsqu’il affirme que « grâce à la globalisation et à l’immigration, le thème du métissage, comme celui du transfert culturel, occupe aujourd’hui une place dans le monde académique qui se trouve plus centrale que jamais2 ». Le « besoin » d’antique s’est révélé primordial dans un monde en mutation. Tantôt souvenir, tantôt légitimation et appropriation, la référence à l’Antiquité dans la création artistique contemporaine se justifie de multiples manières. La visée mercantile, si elle n’est jamais explicitée par les artistes, ne doit pas être pour autant oubliée. Figure identifiable par tous, l’image de l’Antiquité fait vendre. Les dernières ventes flash en sont des exemples particulièrement caractéristiques. Ainsi, un double glissement s’opère : les œuvres d’art deviennent plus accessibles (en termes d’acquisition) en même temps que l’Antiquité devient populaire. Il ne faut pas négliger pour autant la fonction décorative de l’œuvre d’art. Cette nouvelle direction, prise par les artistes depuis les années 2000 et qui s’est vue renforcée ces dix dernières années, prouve que l’art contemporain ne renvoie plus exclusivement à des productions « conceptuelles » ou « abstraites » et que l’Antiquité grecque et romaine n’est plus « élitiste ». Finalement, il s’agit d’une culture de l’entre- deux, signe d’une inscription dans un nouvel âge de l’Antiquité.
L’élaboration et la constitution d’un riche corpus d’œuvres a permis de rendre compte de tendances qui n’auraient pu être observées sans elle. Parmi les résultats qui ont pu en être extraits, nous retenons l’intérêt que suscitent pour les artistes les sculptures de l’Antiquité grecque et romaine les plus fameuses comme la Vénus de Milo, mais aussi le tournant des années 2000 qui a vu naître chez eux une attention renouvelée pour la « matière antique », influencée, certainement, par l’essor au cinéma de néo-péplums comme Gladiator. Les cartographies produites nous ont offert la possibilité d’observer que la reprise de l’Antiquité par les artistes s’est faite – et se fait encore – de manière progressive dans le temps et dans l’espace.
Le schéma heuristique (fig. 3) développé pour cette recherche permet d’appréhender les différents niveaux des études liées à la réception et pourra être utile aux chercheurs qui aborderaient d’autres thématiques : il peut s’agir d’œuvres visuelles à l’échelle macroscopique (les références à l’Égypte antique, par exemple) ou microscopique (une œuvre picturale ou sculpturale, comme La Joconde de Léonard ou le David de Michel-Ange), mais il est aussi possible d’exploiter le schéma établi dans le cadre de l’étude d’une œuvre littéraire ou cinématographique.
Ce travail nous a permis d’ouvrir un espace infini de réflexions, de recherches et d’analyses, à l’image du mythe sisyphéen : mériteraient ainsi d’être étudiées les nouvelles œuvres produites, ainsi que les expositions récemment, voire actuellement, présentées. Pensons, entre autres, à cette Victoire de Samothrace érodée de Daniel Arsham, dévoilée à Berlin (exposition Unearthed à la König Galerie de Berlin, 9-24 octobre 2021), au Laocoon de Quayola au Palazzo Cipolla à Rome (exposition Quayola. Re-coding, 29 septembre 2021-31 janvier 2022), aux nombreuses oblitérations de Sacha Sosno au Musée archéologique de Nice (exposition Sosno squatte l’antique, 19 mai 2021-23 janvier 2022), ou bien encore aux céramiques à figures noires de Cammie Staros à Los Angeles (exposition Cammie Staros. Monster in the Maze à la galerie Shulamit Nazarian, 16 septembre-28 octobre 2023) (fig. 65). Pour ce qui est des expositions collectives, en France plus spécifiquement, nous citerons Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques (Caen, Musée des Beaux-Arts, 13 mai – 17 septembre 2023), et Qui es-tu Apollon ? De Juliobona à la culture pop (Lillebonne, Musée gallo-romain Juliobona, 15 avril – 30 novembre 2023).
La recherche que nous avons entreprise s’est voulue globale. Toutefois, pour prétendre à l’exhaustivité des enjeux, il aurait fallu s’arrêter de manière plus précise sur le travail de chacun des artistes abordés. C’est pourquoi des recherches monographiques font partie des ouvertures possibles pour poursuivre cette recherche, même si elles restent traditionnelles et qu’elles peuvent être jugées à ce titre comme peu novatrices. Deux autres perspectives de travail nous paraissent davantage intéressantes à mener dans un futur (très) proche : la première concerne l’étude du marbre, la seconde l’avènement tant des impressions 3D dans la sculpture contemporaine que des images réalisées à l’aide des logiciels d’intelligence artificielle (AI).
En effet, comme nous avons pu l’esquisser dans ce travail de recherche, nombreux sont les sculpteurs à recourir encore aujourd’hui au marbre de Carrare, tant et si bien que des galeries et des ateliers spécialisés dans la sculpture sur marbre se sont développés à proximité des lieux d’extraction de cette roche métamorphique. Tel est le cas de la piccola Atene à Pietrasanta : on y trouve les ateliers d’artistes tels que Massimo Galleni et Massimiliano Pelletti, et de galeries réputées à l’image de la Galleria Poggiali. Si les artistes italiens recourent au marbre de Carrare, force est de constater qu’ils ne sont pas les seuls. Pensons, par exemple, aux sculpteurs belges Jan Fabre et Wim Delvoye. Nous évoquons ici les carrières de marbre de Carrare, mais il en est de même pour celles du Pentélique, de Paros ou de Thasos en Grèce, qui sont appréciées d’Andréas Lolis – dont le travail peut rappeler, par certains aspects, les sculptures de Fabio Viale3 –, de Venia Dimitrakopoulou, de Kosmas Zervoudis (fig. 66) ou bien encore de Ingbert Brunk, dont l’atelier se trouve à Naxos. Comment procèdent précisément les artistes pour sculpter la matière ? S’aident-ils tous des nouvelles technologies ? Comment se procurent-ils le marbre ? Existe-t-il un marché de la sculpture actuelle sur marbre ? En dépit d’une matière manifestement existante, l’utilisation du marbre dans la création de l’extrême contemporain (comprenons produite post 2010) demeure un sujet très peu étudié. Les rares publications traitant du sujet sont, au mieux, des catalogues d’exposition4. Et si ces catalogues mentionnent les œuvres, les informations relatives au processus de fabrication sont abordées, quant à elles, de manière très succincte. Il y a donc là indéniablement « matière à creuser ».
En 2020, l’artiste Oliver Laric a publié un ouvrage intitulé Oliver Laric. Threedscans.com. Il s’agissait d’une version imprimée de son propre site internet http://www.threedscans.com. Initié en 2012, le projet de l’artiste a consisté – et consiste toujours – à réaliser des scanners 3D de sculptures antiques, renaissantes et néoclassiques, conservées dans des musées, comme le Kunsthistorisches Museum de Vienne ou le Museo Archeologico Nazionale de Florence. Les scans peuvent être téléchargés par tous et utilisés en vue de produire de nouvelles œuvres. Sont ainsi consultables, dans l’ouvrage et sur le site internet, les expérimentations de jeunes créateurs et graphistes. Parmi les productions, nous pouvons faire état d’un certain nombre de créations numériques, mais aussi de sculptures réalisées à partir d’impressions 3D. Ces nouvelles manières de produire des œuvres, dont un certain nombre étaient visibles jusqu’au 31 décembre 2023 au Musée de la Romanité à Nîmes (exposition Mémoire vive), amènent à se questionner sur leur statut, sur celui des artistes et par là même sur des œuvres-source qui sont désormais à portée… d’imprimantes.
Notes
- Salvatore Settis, Le Futur du classique, op. cit., p. 167.
- Peter Burke, « Du métissage à la tradition culturelle : un itinéraire individuel » dans Sylvia Capanema, Quentin Deluermoz, Michel Moulin, Marie Redon (sous la direction de), Du transfert culturel au métissage. Concept, acteurs, pratiques, op. cit., p. 622.
- Andreas Lolis (1970-) est un artiste grec qui vit et travaille à Athènes. Il sculpte le marbre et imite, avec un rendu hyperréaliste, des matériaux pauvres tels que le carton, le bois (palettes) ou bien encore le polystyrène. En 2015, il réalise la sculpture Permanent Residence (marbre, dimensions variables, collection de l’artiste) : elle consiste en une accumulation de sculptures sur marbre imitant des matériaux pauvres pour construire un abri de fortune. À travers cette création, l’artiste évoque la crise grecque et la pauvreté qu’elle a engendrée tandis que le marbre rappelle la sculpture en marbre de l’Antiquité classique et hellénistique.
- Voir, par exemple, Wim Delvoye, cat. exp., Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 22 mars-21 juillet 2019, Snoeck, 2019 ; Omaggio a/An Homage to Igor Mitoraj, cat. exp., Venise, Galerie Contini, 1er mai-30 novembre 2015, Galerie Contini, 2015 ; Marble sculpture from 350 b.c. to last week, cat. exp., New York, Sperone Westwater, 12 janvier-25 février 2012, Sperone Westwater, 2012.