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Pluralité et unité linguistiques dans le monde romain

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Le multilinguisme ou le plurilinguisme, quel que soit le nom que l’on donne au phénomène, et le contenu notionnel exact que l’on attribue à ces concepts1, peut être défini, de manière paradoxale, comme une tension entre la pluralité et l’unité : uox diuersa sonat populorum, tum tamen una est,cum uerus patriae diceris esse pater (Martial., De Spectaculis., 3.11-12), “tous ces peuples parlent des langues différentes, et pourtant, c’est d’une seule voix qu’ils te proclament le vrai père de la patrieˮ (le poème évoque les délégations nationales venues rendre hommage à l’empereur Vespasien, à Rome, à l’occasion de l’inauguration de l’amphithéâtre flavien). En deux vers, le poète Martial a très bien exprimé ce qui constitue l’essence même du multilinguisme : la dialectique de l’un (una) et du multiple (diuersa), le rapport de soi à l’autre, l’altérité linguistique, la relation entre le centre (géographique et politique) et la périphérie, et les constructions idéologiques qu’il engendre. 

Le multilinguisme est une donnée incontournable et consubstantielle du monde romain. Il repose avant tout sur la coexistence, au sein d’entités d’ampleur et de natures variables, d’une pluralité de langues ; mais il repose tout autant sur la prise de conscience de cette diversité linguistique et des limites qu’elle impose en matière de communication verbale. Les Romains ont observé et décrit le phénomène, ils l’ont dénommé sous l’appellation uariae linguae, et ils l’ont conceptualisé dans les substantifs abstraits uarietas (ou diuersitaslinguarum, la ‘diversité des langues’ utilisées simultanément dans l’Empire.

Pluralité et identité linguistiques

Quot gentes, tot linguae (Isid., Et., 9.1.1). De la lingua Latina à la lingua Romana

Cette pluralité est une évidence historique, dont témoignent de nombreux développements de la littérature gréco-romaine, et surtout, la richesse des corpus épigraphiques provenant des différentes régions de l’empire. Avant même que Rome soit fondée et qu’elle diffuse la langue et la civilisation latines à travers le monde, l’Italie (et le Latium en particulier) est une terre de rencontres entre peuples parlant des langues différentes : des langues de proximité, apparentées au latin, comme le sabin, le prénestin, le falisque ; des langues implantées sur le sol italien, comme l’étrusque, l’osque, l’ombrien, le vénète, le messapien ; des langues importées par les colonisateurs (Grecs avant tout) et par le commerce international, mycénien, grec, phénicien et punique. La fondation de Rome, dans ce contexte multilingue, est présentée par Virgile dans l’Énéide comme le résultat d’un métissage ethnique entre Latins, Albains et Troyens, et d’un synécisme qui propulse la langue des Latins (sermonem patrium) au rang de langue dominante et fédératrice : omnis uno ore Latinos (Virg., Én., 12.837), “tous, devenus Latins, s’exprimeront d’une seule voixˮ. La politique impérialiste de Rome et son expansion territoriale ont été soutenues par une forte idéologie qui a pris toute sa dimension à l’époque d’Auguste. Rome, désormais située au centre de l’univers, et les Romains, devenus le peuple qui domine le monde (orbis Romanus), ont été confrontés à une diversité de peuples et de langues, comme se plaisent à le rappeler les topoi, traditionnels dans la littérature latine, du catalogue des troupes ou du triomphe des généraux vainqueurs : tam uariae cultu gentes, tam dissona uulgi ora (Luc. 3.289), “des peuples offrant une telle diversité dans les costumes, une telle dissonance dans les parlersˮ. Par ailleurs, le commerce international, en s’étendant jusqu’aux confins de l’Empire, a mis les Romains en contact avec un nombre incalculable de populations locales parlant chacune des langues ou des dialectes différents. Pline l’Ancien évoque le port de Dioscurias sur la mer Noire, dont la situation, au débouché de l’isthme séparant la mer Caspienne du Pont-Euxin, drainait les populations de l’arrière-pays, “trois cents peuples parlant tous des langues différentesˮ (dissimilibus linguis), ce qui nécessitait une équipe de cent trente interprètes pour mener à bien les transactions commerciales2.

Rome, la capitale du monde romain, qui va à la rencontre des peuples du monde entier et les attire vers elle, est aussi ‘la Ville éternelle’, Roma aeterna. Même après la partition de l’Empire en Empire d’Occident latinophone et Empire d’Orient hellénophone, son nom continue à être le symbole d’une entité politique et culturelle, celle d’un monde romain (Romani / Ῥωµαῖοι, Romanitas / Ῥωµαιότης) qui a assimilé la culture grecque pour en faire une nouvelle entité, proprement romaine (c’est l’idéal du tertium ex utroque compositum, ainsi que le définit Priscien, GL, 2.2.29) et qui, dépassant les limites de son existence politique, a perduré bien après la chute de Rome dans la Romania, où continuent à se parler des langues romanes, néo-latines.

Linguarum uarietas : perception et expression de la diversité linguistique

Confrontés, dans leur vie publique comme dans leur vie privée, à des peuples parlant des langues autres que la leur, les Romains n’ont pas manqué d’évoquer le caractère multilingue de leur empire, et de noter les différences et les ressemblances. César débute son récit de la Guerre des Gaules en disant des Gaulois : Hi omnes lingua, institutis, legibus inter se differunt (Caes., G., 1.1), “tous ces peuples diffèrent entre eux par leur langue, leurs institutions et leurs loisˮ. Tacite, dans la Germanie, évoque la proximité linguistique (propior) des Estes et des Bretons, et celle des Peucins avec les Germains (ut Germani) : Aestiorum…lingua Brittanicae propior (Tac., G., 45.2), Peucini…sermone…ut Germani agunt (46.1). 

Ce multilinguisme est l’objet d’une double perception, idéologique et pratique : source de fierté nationale pour Rome, qui a su intégrer une telle diversité dans un même Empire (una cunctarum gentium in toto orbe patria fieret, Plin., Nat., 3.39), il est surtout, dans la pratique langagière ordinaire, source de difficultés de communication : les langues sont tellement nombreuses et diverses, “qu’un étranger est à peine un homme pour un autre hommeˮ (paene non sit hominis uice, Plin., Nat., 7.7), faute de pouvoir se comprendre3.

Pour désigner cette altérité linguistique, les Romains ne disposent pas, comme les Grecs, d’une terminologie qui oppose l’allo- ou hétéro-glossie, à l’homo-glossie4. Ils recourent à un lexique hétérogène et connoté négativement : au natif et à l’indigène (indigenapatriusuernaculusdomesticus) ils opposent l’autre, l’étranger ‘venu du dehors’ (alienusexternusperegrinus), ‘importé’ (aduenainductus), ‘greffé’ (insiticius), ce qui entraîne une catégorie intermédiaire de métissage (bilinguisnothuspermixtus) ou de dégénérescence (degener)5.

Plin., Ep., 4.3.5 (à propos des épigrammes grecques d’Arrius Antoninus) : neque enim coniectura eget quid sermone patrio exprimere possis, cum hoc insiticio et inducto tam praeclare opera perfeceris, “et l’on imagine sans peine ce que tu pourrais écrire dans ta langue maternelle [= le latin], quand tu réalises de tels chefs d’œuvre dans cette langue acquise et apprise [= le grec]ˮ.

Curt., Alex., 7.5.29 (à propos des Branchides de Milet, installés en Perse) : mores patrii nondum exoleuerunt, sed iam bilingues erant, paulatim a domestico externo sermone degeneres, “ils n’avaient pas encore totalement perdu les usages de leur patrie d’origine, mais ils parlaient déjà une langue métissée, que le contact avec la langue étrangère faisait progressivement dégénérer de leur langue maternelleˮ.

Dans le domaine du lexique, ils ont toutefois conceptualisé la notion d’altérité linguistique, en opposant la peregrinitas, les éléments étrangers de la langue, les emprunts, à la latinitas, le vrai latin, non altéré par des éléments étrangers6.

Latin, grec, et autres langues

Le postulat de M. Lejeune (1949)

Une étude pionnière de Michel Lejeune7 trouve encore des échos dans les études contemporaines : les Romains, comme les Grecs, ne se seraient guère intéressés aux langues étrangères. Leur attitude se caractériserait “à la fois par une curiosité intermittente pour les mots étrangers, et par une incuriosité à peu près complète pour les langues elles-mêmesˮ8. Il est vrai que les Romains n’ont pas eu le souci d’inventorier et de classer les langues qu’ils ont côtoyées, faute, sans doute, de pouvoir les individualiser, alors qu’ils ont, à la suite des Grecs, dressé des listes systématiques des peuples étrangers. Ils n’ont pas, non plus, décrit d’autres langues que la leur, mais on ne pouvait pas attendre d’eux ce qu’ils n’étaient pas en mesure de pouvoir fournir. Le supposé manque d’intérêt des Romains pour les langues étrangères est relatif. Il n’a, en tout cas, pas empêché les Romains de prendre conscience du fait qu’il existait d’autres langues que le latin et le grec, et que ces langues étaient différentes les unes des autres. 

La dimension orale (sonusdissonus)

Cette diversité linguistique a été avant tout perçue dans sa dimension orale (diuersos sonosuox diuersa sonat)9, dans sa diversité de modulations, d’intonations et d’inflexions (cantus et moduli flexionesque)10, et dans sa dissonance (dissona ora, dissono clamore)11, qui heurte les oreilles romaines. Les Romains l’ont vécue au cœur même de leur ville, à travers la foule des immigrants et des esclaves venus du monde entier : ex toto…orbe terrarum confluxerunt (Sen., Helv., 6.2), “ils ont afflué de tout l’universˮ, peregrinae multitudinis (6.4), “cette multitude étrangèreˮ, mixtis seruitiis (Tac., H., 1.32.1), “des esclaves de toutes originesˮ. Elle s’observe aussi dans des thèmes littéraires tels que l’évocation, dans la satire et l’épigramme, du public cosmopolite et bruyant des spectacles du cirque (uox diuersa sonat populorum, Mart., Spect., 3.11, cf. supra), ou les catalogues des forces en présence et des nations vaincues, traditionnels dans l’épopée (tam dissona uulgi ora, Luc. 3.289). 

Cette diversité est présentée à la fois négativement, dans sa globalité indifférenciée, et positivement, comme un signe identitaire de reconnaissance vocale qui permet de reclasser chacun dans son camp, au même titre que l’apparence physique, le nom propre, le vêtement ou les armes : mentitaque tela agnoscunt atque ora sono discordia signant (Virg., Én., 2.423), “ils se reconnaissent à leurs armes usurpées, et leurs parlers aux sons étrangers les trahissentˮ ; sonis homines ut aera tinnitu dignoscimus (Quint. 11.3.31), “les individus se repèrent à leur accent, comme le bronze au tintement qu’il émetˮ. Mais il est difficile de décrire la nature exacte de ces traits vocaux spécifiques (proprii quidam et inenarrabiles soni) qui permettent de repérer les nationalités (quibus…nationes deprehendimus)12.

Catégorisation et identité linguistique

Cette confrontation avec les voix étrangères a conduit les Romains à s’interroger sur leur propre identité linguistique. Ils se sont situés par rapport à autrui dans une catégorisation binaire opposant le romain (latinitas) et le non romain (peregrinitas), le latin et le grec (Latini ~ Graeci), et surtout, le grec et le latin réunis (utraque lingua) face aux autres langues, reléguées dans la sphère du “barbareˮ (barbarus). Quintilien13 intègre les mots italiques (étrusques, sabins et prénestins) dans le camp romain, alors que Cicéron classe encore un orateur provincial, originaire du Latium, dans les externi, les étrangers14. Ainsi s’établit une dialectique de soi et de l’autre, de l’interne et de l’externe, du national et de l’étranger, du naturel et du greffé. Les frontières sont souvent brouillées, ce qui donne lieu à des entités mixtes (mixtusdegenernothus) et à des ambiguïtés identitaires, dans lesquelles l’identité ethnique et l’identité linguistique ne coïncident pas nécessairement, ainsi du ‘barbare’ capable de s’exprimer en grec comme en latin (cuidam barbaro Graece et Latine disserenti), félicité par Claude parce qu’il maîtrise “nos deux languesˮ, cum utroque…sermone nostro sis paratus (Suet., Claud., 42.2) ; ou du Romain Arrius Antoninus, qui parle un grec si pur (tam graece loqui), ‘plus grec que grec’ (non ipsas Athenas tam Atticas dixerim), qu’il révèle une langue acquise (sermone…insiticio et inducto), et non une langue maternelle (sermone patrio)15 ; ou encore, de Septimius Severus, originaire d’Afrique, dont le langage ne révèle rien de punique (non sermo Pœnus), et qui est plus latin (Italus, Italus) que bien des Romains de souche (Stat., S., 4.5.45-48). 

Problèmes d’inventaire et de dénomination

Il est impossible de dire combien de langues et quelles langues on a parlées dans l’empire romain. Rien ne nous laisse penser que les Romains aient pu en dresser un quelconque inventaire. On ne peut que collecter, dans l’ensemble de la documentation antique, les mentions éparses et disparates qui y sont disséminées. Mais la difficulté principale vient de ce que le latin recourt, pour désigner les langues, à un système de dénomination hétérogène, fondé sur l’usage des ethniques, des ktétiques et des toponymes. Pour dire ‘en latin’, on trouve aussi bien apud Latinos (“chez les Latinsˮ) ou in Latio (“dans le Latiumˮ) que Latini dicunt (“les Latins disentˮ), l’adjectif Latinus (“latinˮ), ou l’adverbe latine (“en latinˮ). Les noms des peuples étant utilisés pour la désignation des langues, il n’est pas toujours aisé de faire la distinction entre ce qui est proprement linguistique et ce qui est plus largement ethnique. Il y a toutefois des indices métalinguistiques qui permettent de faire cette distinction, comme l’association explicite avec un nom de langue (latina linguasermo latinus) ou de partie du discours (latina uerba / uocabula), ou encore l’emploi avec un verbe de parole, dans des formules métalinguistiques du type Latini dicunt, “les Latins disent…, on dit en latin…ˮ. Il n’est pas possible de présenter ici un inventaire de toutes les langues étrangères citées dans les textes. On peut se contenter, à titre indicatif, de citer la série des langues attestées sous la forme d’un adverbe en –e ou–ice, outre latine et graece16 : celtice, ‘en celtique’, gallice, ‘en gaulois’, getice, ‘en gète’, iudaice, ‘en hébreu’, maurice, ‘en africain’, o(b)sce, ‘en osque’, persice, ‘en perse’, punice, ‘en punique’, sabine, ‘en sabin’, sarmatice, ‘en sarmate’, syriace, ‘en syrien’, tusce, ‘en étrusque’, uolsce, ‘en volsque’, toutes langues qui, de ce fait, jouissent d’un statut de reconnaissance de la part des Romains.

Une approche comparatiste

L’intérêt des Romains pour les langues étrangères est allé au-delà de la simple mention. Outre le lexique, qu’ils ont évoqué à travers le filtre du latin et des emprunts, ils en ont à l’occasion décrit, par contraste avec le latin et le grec, certains traits spécifiques, comme la neutralisation de l’opposition entre les voyelles et u en ombrien et en étrusque17, ou l’absence de genre neutre dans les langues sémitiques18. De telles remarques peuvent paraître anecdotiques, mais elles prouvent qu’une telle réflexion existait. Elles montrent aussi que les Romains ont réfléchi aux parentés entre les langues. Festus se fait l’écho des débats étymologiques qu’a suscités le composé latin petor(r)itum, chariot ‘à quatre roues’, qui est attribué tantôt au gaulois, tantôt à l’osque, ou encore au grec19 :

Fest. 226.30-228.1 : ‘petoritum’ et Gallicum uehiculum esse et nomen eius dictum existimant a numero quattuor rotarum. Alii Osce, quod i quoque ‘pitora’ ‘quattuor’ uocent. Alii Graece, sed αἰολικῶς dictum : “petoritum : on pense que c’est un char gaulois, et qu’il tire son nom du nombre de ses roues, quatre ; pour d’autres, c’est de l’osque, parce qu’eux aussi disent pitora pour ‘quatre’ ; pour d’autres, c’est du grec, mais du grec éolienˮ.

Il est remarquable que soit mise en correspondance formelle, à cette occasion, l’expression du chiffre ‘quatre’ en latin (quattuor), en gaulois (petor) et en osque (pitora), dans une perspective qui, bien des siècles plus tard, sera celle de la grammaire comparée des langues indo-européennes. Tacite, dans la Germanie, signale la proximité de la langue des Estes avec le breton : Aestiorum…lingua Brittanicae propior (Tac., G., 45.2), et la ressemblance de la langue des Peucins avec celle des Germains : Peucini…sermone…ut Germani agunt (46.1), ce qui sous-entend des différenciations dialectales. Le punique, le chaldéen, l’hébreu et le syrien sont donnés comme semblables (similis) par Priscien (GL 2.148.1-3)20, et Jérôme exploite la proximité (uicina) entre le chaldéen et l’hébreu pour traduire du chaldéen en latin, en utilisant l’hébreu comme langue de médiation : quia uicina est Chaldaeorum lingua sermoni Hebraico (Hier., In Tobit, Praef., PL 29.23-26). Les germes de la grammaire comparée et de la grammaire contrastive se trouvent déjà dans le monde romain, et ils ne se limitent pas à la seule comparaison entre les langues grecque et latine.

La diversité ramenée à l’unité

Unité de ‘lieu’ : le multiple dans l’un

La diversité (ou pluralité) linguistique ne se réalise en multilinguisme que lorsqu’elle se trouve en situation effective de confrontation interlinguistique. Le multilinguisme a besoin d’une unité de ‘lieu’, physique ou mental, pour se réaliser, d’une entité au sein de laquelle se produisent la rencontre des langues et les processus de mise en parallèle, de fusion, ou de confusion, qu’elle entraîne. Sans cet espace d’interaction, il n’y a pas de multilinguisme, mais une simple coexistence de langues. Ce ‘lieu’ peut prendre des formes très diverses, géographique ou politique, pragmatique ou idéologique, publique ou privée, technique ou familière, depuis la vaste entité politique que représente l’Empire romain, jusqu’aux éléments constitutifs du mot, litterae et morphèmes (qui peuvent être hybrides dans leur formation21), en passant, entre autres, par la cité, l’individu ou le texte. La triple dénomination de la ville de Tarente, en Italie du sud, témoigne des occupations successives que la ville a connues, d’abord messapienne (Daranθoa), puis grecque (Τάρας Τάραντος) et romaine (Tarentum). De même, si les Marseillais peuvent être qualifiés par Varron de ‘trilingues’ (trilingues)22, c’est parce que la cité, en tant qu’entité géographique et politique, englobe des locuteurs grecs, latins et gaulois, ce qui ne veut pas dire que tous les Marseillais parlaient les trois langues. Diverses combinaisons sont possibles, à une, deux, ou trois langues, avec toutes sortes de mélanges instables qui peuvent s’ensuivre. La grande inscription d’Égypte de 29 p.C., dite ‘de Gallus’23, est successivement rédigée en latin, en grec, et en égyptien hiéroglyphique (l’ordre n’est pas anodin). Le caractère multilingue du document ne vient pas seulement de la coprésence physique, sur un même support, des trois versions linguistiques ; elle vient aussi de l’unicité de leur contenu, même si elles ne sont pas exactement superposables, et surtout, de leur visée informative commune : il s’agit de faire l’éloge de Gallus, le premier préfet de l’Égypte romaine. 

La communication multilingue : monolinguisme et polyglossie

Une échelle de compétence

L’individu est le ‘lieu’ privilégié de la pratique multilingue. On peut dresser une échelle de compétence en matière de langues étrangères, qui va de l’absence totale de connaissance, par incapacité ou mauvaise volonté : loquitur numquam nisi PuniceLatine loqui neque uult neque potest (Apul., Apol., 98.8), “il ne parle jamais rien d’autre que le punique… le latin, il ne veut pas le parler, et il en est bien incapableˮ, jusqu’à la maîtrise parfaite : unum intra annumoptime locutum esse persice (Quint., 11.2.50), “en l’espace d’une seule année, il a parfaitement parlé perseˮ, qui peut parfois faire douter de l’identité linguistique du locuteur, ainsi de l’ami de Cicéron, Atticus, le bien nommé. Une bonne maîtrise s’exprime par l’adjectif peritus ou par l’adverbe probe : linguam Etruscam probe nouerat (Liu., 9.36.2), “il connaissait parfaitement la langue étrusqueˮ, et une connaissance limitée, par l’adverbe uix : uix latine loquens (HA., Sept. Sev., 15.7), “parlant à peine latinˮ. Les Romains ont également bien observé ce qui sera, à l’époque moderne, théorisé sous les concepts de compétence active (sonare, “parlerˮ) et passive (legere et intellegere, “lire et comprendreˮ) : magis possum sermonem Chaldaicum legere et intellegere quam sonare (Hier., Daniel, Praef.), “j’ai plus de facilité à lire et comprendre la langue chaldéenne qu’à la parlerˮ.

Le monolinguisme, ‘degré zéro’ du multilinguisme

En dehors des élites cultivées qui connaissaient le grec, et des parlers que les Romains ont pu, individuellement, apprendre dans l’exercice de leurs activités, il semble que la pratique des langues étrangères ait été peu développée dans le monde romain. Le monolinguisme, que l’on peut considérer comme le ‘degré zéro’ du multilinguisme, est décrit par Cicéron comme un comportement de sourd-muet (surdi sumus) et une incapacité à comprendre (non intellegimus). Il a sans doute été la norme. Cicéron dit clairement que ses compatriotes ne connaissent pas plus le grec que les Grecs ne connaissent le latin, et il étend cette ignorance à toutes les autres langues : 

Cic., Tusc., 5.116 : Nostri Graece fere nesciunt, nec Graeci Latine. Ergo hi in illorum et illi in horum sermone surdi, omnesque item nos in iis linguis quas non intellegimus, quae sunt innumerabiles, surdi profecto sumus, “les nôtres [les Romains] ne savent généralement pas le grec, et les Grecs ne savent pas plus le latin. Nous sommes donc sourds-muets dans leur langue, et eux le sont dans la nôtre, et nous sommes tous sourds-muets pour les langues que nous ne comprenons pas, et qui sont innombrablesˮ.

Il résulte de cette incapacité à pouvoir communiquer avec autrui, une perte d’humanité, une régression de l’homme au niveau du barbare : 

Paul, Cor., 114.11 : si […] nesciero uirtutem sonis, ero ei cui loquor barbarus, et qui loquitur, mihi barbarus, “si j’ignore la valeur du son [scil. le signifié attaché à la réalisation sonore des signes linguistiques], je serai pour celui à qui je parle un barbare, et celui qui parle sera pour moi un barbare.ˮ

et même au niveau de l’animal, dépourvu de langage (muta animalia)24, voire encore au-dessous de l’animal : 

Aug., Ciu., 19.7 : linguarum diuersitas hominem alienat ab homine […] facilius sibi muta animalia…quam illi…sociantur […] libentius homo sit cum cane suo quam cum homine alieno, “la diversité des langues rend l’homme étranger à l’homme… les animaux, privés du langage, communiquent plus facilement qu’eux… l’homme est plus à l’aise avec son chien qu’avec un étrangerˮ.

Polyglossie, trilinguisme

À l’autre extrémité de l’échelle du multilinguisme, la polyglossie fait figure d’exception et de mirabilia. La tradition gréco-latine se complait à évoquer les figures, quasi-mythiques, de souverains ou de dirigeants capables de s’exprimer dans toutes les langues (vraisemblablement des dialectes) parlées par les peuples relevant de leur autorité, tels Mithridate (vingt-cinq langues), Crassus et Cléopâtre. Quintilien, à l’issue du chapitre qu’il consacre à la mémoire (11.2.50-51), met en doute le fait qu’une telle prouesse puisse être possible. Le concept de multilinguisme s’applique de manière plus réaliste à des entités sociales qu’à des individus. De par leur composition, avec leurs troupes auxiliaires, leurs corps de mercenaires et leurs esclaves, les armées antiques constituent une belle illustration de la diversité ethnique (tot homines) et linguistique (non lingua…eadem). C’est en différentes langues (uaria adhortatio), par l’intermédiaire d’officiers affectés à chaque groupe ethnique, en fonction de leur compétence bilingue, que les généraux communiquaient avec leurs troupes25. Polybe26 décrit très précisément la situation à propos de la mutinerie des mercenaires de l’armée carthaginoise en 241 a.C. Il est impossible à un général carthaginois de s’adresser collectivement à des hommes de nationalités aussi diverses (Ibères, Celtes, Ligures, Baléares, Mixhellènes, Libyens) et parlant des langues différentes, que lui-même ne connaît pas. Il lui est également impossible de faire appel à des interprètes, pour traduire simultanément en quatre ou cinq langues, le discours du général. Il reste à passer par les officiers des différents groupes ethniques, qui ne sont pas nécessairement plus compétents ni très fiables. Celui qui ‘tire son épingle du jeu’, dans cet imbroglio multilingue, est un mutin, Autaritos, un Galate, parce que, “pour avoir longtemps servi, il savait parler phénicien (φοινικιστί), et la plupart des soldats, après tant d’années de campagne, comprenaient plus ou moins cette langueˮ. La communication n’en est pas moins difficile entre les mutins, mais tous tombent d’accord et se comprennent quand il s’agit de lapider les émissaires carthaginois : “Les seuls mots que tous finirent par comprendre à force de les voir traduits en actes furent : “βάλλε ! (‘lance’ [les pierres])ˮ, que Polybe énonce, évidemment, en grec.

Il est révélateur qu’on ne trouve pas en latin de terme équivalant au grec πολύ-γλωττος (-σσος), et qu’inversement on ne trouve pas en grec de mot correspondant au latin trilinguis. Si le latin a conceptualisé la notion de trilinguisme, c’est parce qu’il a dû accorder un statut à sa propre langue dans le schéma binaire hérité des Grecs, qui opposait le grec à toutes les autres langues. Les documents épigraphiques et papyrologiques montrent bien que, dans de nombreuses situations de communication, les langues locales étaient employées parallèlement au latin et au grec. C’est ce que révèlent, par exemple, l’inscription funéraire d’Haîran, à Palmyre, de 52 p.C., rédigée en latin, en grec et en palmyrénien, le premier texte qui atteste l’usage du latin par un palmyrénien27 ; ou les actes juridiques privés retrouvés en Égypte et dans d’autres régions d’Orient, comme, en Judée, les archives des transactions de Babatha (vers 120 p.C.)28. La personne concernée par l’acte ne parle souvent que la langue locale ; l’usage du latin est circonscrit à l’emploi d’un formulaire qui garantit la validité de l’acte, et c’est le grec qui sert de langue de communication et d’intermédiaire, de lingua franca.

Bilinguisme : utraque lingua

Le bilinguisme se dit en latin utraque lingua (bilinguis est rare et d’interprétation ambiguë)29. L’expression ne s’applique pas seulement au bilinguisme gréco-latin. Varron (LL., 5.74) l’emploie pour la maîtrise conjointe du latin et du sabin, et Jérôme, pour celle de l’hébreu et du chaldéen : utriusque linguae peritissimum loquacem (Hier., In Tobit., Praef., PL 29.23-26). La dualité inhérente au bilinguisme débouche immanquablement sur une troisième entité, qui peut être conçue idéalement comme un tout harmonieux, ainsi de l’idéal culturel gréco-latin de l’utraque lingua eruditus, “formé dans les deux languesˮ, ou du tertium ex utroque compositum de Priscien (GL., 2.2.29). Mais dans la pratique, le bilinguisme se traduit souvent par des phénomènes d’interférences et de métissages (‘language mixing’)30, plus ou moins importants selon les degrés de compétence linguistique des individus en présence. L’épigraphie pompéienne offre des exemples significatifs de ce mélange de codes qui aboutit à un état de langue hybride et instable, comme en témoignent les graffiti et les tablettes du banquier Jucundus31.

Patrius sermo : l’utopie de l’unité linguistique

Le latin est la langue de l’État romain, la langue nationale, patrius sermo, symbole de son identité et de son unité. Parmi les critères qui permettent de définir les différents cercles de groupes sociaux (gradus societatis) et les liens qui les unissent, Cicéron accorde un rôle privilégié à la communauté de langue (lingua) comme facteur de cohésion sociale (coniunguntur) : eiusdem gentis, nationis, linguae qua maxime homines coniunguntur (Cic., Off., 1.53). La langue latine participe étroitement à la conscience que les Romains ont de leur identité nationale élargie. Pline (Nat.,3.39) célèbre en termes exaltés le rôle civilisateur (humanitatem) qu’ont joué Rome et le latin, en réunissant en une seule patrie (una patria) tous les peuples (cunctarum gentium in toto orbe) et toutes les langues de l’univers (discordes ferasque linguas), et en leur permettant de s’exprimer dans une langue commune (sermonis commerciocolloquia)32, vision utopique, que ne confirme pas la réalité historique. Même dans les deux institutions qui passent pour avoir été les bastions de la langue latine, l’armée et le droit, le latin n’a pas pu s’opposer à la pression du grec et des langues locales. Au début du IIIsiècle, au moment où l’Édit de Caracalla (212 p.C.) accorde la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire, le multilinguisme est officiellement inscrit dans le droit romain. Non seulement il est possible, dans les contrats oraux par stipulatio, d’utiliser n’importe quelle langue (latina an graeca uel qua alia lingua), mais il n’est même pas indispensable que les deux parties utilisent la même langue, pourvu qu’il y ait intercompréhension (intellectum) et adéquation (congruenter) entre la question et la réponse, ce qui correspond à un exemple exceptionnel de ‘code-switching énonciatif’33, reposant sur un changement de langue entre les interlocuteurs : 

Iust., Inst., 3.15.1 : utrum autem latina an graeca uel qua alia lingua stipulatio concipiatur, nihil interest scilicet si uterque stipulantium intellectum huius linguae habeat. Nec necesse est eadem lingua utrumque uti, sed sufficit congruenter ad interrogatum respondere. Quin etiam duo Graeci latina lingua obligationem contrahere possunt, “que la stipulation soit contractée en latin, en grec, ou en tout autre langue, peu importe, pourvu que chacun des deux stipulateurs comprenne la langue de l’autre. Et il n’est pas indispensable que tous les deux utilisent la même langue : il suffit de répondre de manière adéquate à la question posée. Bien plus, deux Grecs peuvent contracter une obligation en langue latineˮ.

Le latin n’a jamais été ‘la’ langue de l’Empire rêvée par l’idéologie impériale. Non seulement l’empire était bilingue, grec et latin, mais ses ressortissants s’exprimaient dans une multitude de parlers aux statuts très divers, dont on trouve des échos, en latin même, dans des formules onomastiques mixtes et surtout, dans les nombreux emprunts lexicaux que le latin a faits aux langues avec lesquelles il a été en contact, et pour lesquels le grec a souvent servi d’intermédiaire. Ce multilinguisme se vérifiera, quelques siècles après la fin de la domination romaine, avec la fragmentation linguistique de la Romania. Si l’on veut trouver une ‘langue’ qui puisse être comprise par tous (omnium hominum communis sermo), c’est dans d’autres systèmes sémiotiques qu’il faut aller la chercher, dans le langage du corps, et tout particulièrement dans le geste qui, pour Quintilien, représente la meilleure alternative à la diversité des langues (linguae diuersitate) : 

Quint., 11.3.87 : in tanta per omnes gentes nationesque linguae diuersitate hic mihi omnium hominum communis sermo uideatur, “face à une telle diversité de langue dans tous les peuples et dans toutes les nations, lui seul me semble pouvoir constituer un langage universel entre les hommesˮ.

L’universalité par-delà la diversité (unuscommunis)

L’origine des langues et des mots : une unité primitive

Par-delà la diversité des langues pratiquées dans leur empire, c’est aussi à une réflexion de nature philosophique que nous convient les Romains, sur les origines du langage et sur son unité fondamentale (ou primitive) par-delà la démultiplication de ses réalisations historiques. Il convient de replacer cette pluralité dans le débat, initié par les Grecs, sur l’apparition des sociétés humaines et la naissance du langage, qu’entraîne le besoin de communiquer, d’abord à l’intérieur, puis à l’extérieur du groupe. La dispersion et l’isolement des premiers hommes ont amené, dans chacune des communautés, l’apparition de formes spécifiques de langage et d’appellations différentes pour désigner des réalités identiques. De là vient la pluralité des langues, qui a trouvé un autre type d’expression dans le mythe de la ‘babélisation’ biblique. Ces théories sur la dialectique de l’un et du multiple sont au cœur même de l’idéologie romaine. Rome a pu espérer, en unifiant l’Empire sous un seul nom (imperium Romanum) et une seule langue (lingua Romana), ‘recréer’ un monde idéal où tous pourraient s’exprimer d’une seule voix (omnis uno ore Latinos, Virg., Én., 12.837 ; uox…una, Mart., Spect., 3.11-12).

C’est aussi dans cette perspective que s’inscrit le débat sur l’origine naturelle (φύσις / natura) ou conventionnelle (θέσις impositio) des mots, qui parcourt toute la littérature grammaticale latine depuis Varron. Quelques rares catégories de mots peuvent relever d’un langage naturel, universel, comme les interjections primaires, ‘gestes phoniques’ aux marges du langage articulé, qui, par nature (naturaliter), sont en grande partie communes (communes uoces) à tous les peuples : interiectiones autem pleraeque communes sunt naturaliter omnium gentium uoces (Prisc., GL 2.20.6-8), ou encore, les formations impressives, onomatopéiques, comme les cris d’animaux, même si chacune d’elles doit se conformer au système phonologique auquel elle appartient. Tous les autres mots ont été créés par un acte conventionnel, propre à chaque peuple et à chaque langue, et relèvent donc du multilinguisme et des emprunts lexicaux que peuvent se faire les langues entre elles.

Images mentales et réalisations linguistiques : res et uerba

Augustin a poussé la réflexion linguistique encore plus loin dans l’abstraction, en lui donnant une dimension cognitive. Ses interrogations sur la mémoire et sur la notion de bonheur l’ont conduit à opérer une distinction entre les mots (uerba, nomen), qui présentent des réalisations sonores (sonos uerborumsonant) différentes selon les langues et les locuteurs, et ce que signifient ces mots (significantur), les réalités ou concepts (res ipsa) auxquels ils renvoient, qui, eux, n’appartiennent à aucune langue en particulier (nec graecae nec latinae sunt nec aliud eloquiorum genus), et sont le bien commun de l’humanité, par-delà la diversité linguistique et les barrières que celle-ci impose à la communication, à la compréhension, et à l’universalité (una uoce) du message.

Aug., Conf., 10.19 : audiui sonos uerborum quibus significantur34, cum de his disseritur, sed illi alii, istae autem aliae sunt. Nam illi aliter graece, aliter latine sonant, istae uero nec graecae nec latinae sunt nec aliud eloquiorum genus, “J’ai bien entendu, lorsqu’on en parle, les sons des mots qui les expriment ; mais les sons sont une chose, et ce à quoi ils renvoient, une autre. Les mots ont des sonorités différentes selon qu’ils sont grecs ou latins, tandis que ce qu’ils expriment n’est ni grec ni latin, ni propre à quelque autre langueˮ.

Aug., Conf., 10.29 : quaero utrum in memoria sit beata uita. Neque enim amaremus eam nisi nossemus. Audimus nomen hoc et omnes rem ipsam nos appetere fatemur ; non enim solo sono delectamur. Nam hoc cum latine audit Graecus, non delectatur, quia ignorat quid dictum sit; nos autem delectamur, sicut etiam ille si graece hoc audierit, quoniam res ipsa nec graeca nec latina est, cui adipiscendae Graeci Latinique inhiant ceterarumque linguarum homines. Nota est igitur omnibus, qui una uoce si interrogari possent utrum beati esse uellent, sine ulla dubitatione uelle responderent, quod non fieret nisi res ipsa cuius hoc nomen est, eorum memoria teneretur, “la question est de savoir si le bonheur est inscrit dans la mémoire ; et de fait, on ne pourrait pas le désirer si on ne le connaissait pas déjà. Quand nous en entendons prononcer le nom, tous nous convenons que c’est bien la réalité, que nous désirons ; ce n’est pas seulement le son du mot qui nous plaît. Quand un Grec l’entend prononcer en latin, il ne ressent rien, puisqu’il ne comprend pas ce qui est dit ; mais nous autres, nous sommes charmés, comme il l’est lui aussi quand il l’entend en grec. La réalité, en effet, n’est ni grecque ni latine, et c’est d’elle que les Grecs, les Latins et tous ceux qui parlent d’autres langues convoitent la possession. Elle est donc connue de tous les hommes, et si l’on pouvait trouver un mot universel pour leur demander s’ils souhaitent être heureux, ils répondraient oui sans hésiter, ce qui serait impossible si cette réalité, exprimée par le nom, n’était pas conservée dans leur mémoireˮ.

Conclusion

La spécificité du multilinguisme, tel qu’il se réalise dans des situations de communication, réside sans aucun doute dans ‘l’entre-deux’ qu’il instaure, dans la zone d’intersection où se produit le processus de transfert d’une langue à l’autre. Ce lieu est d’abord à chercher dans l’espace mental du locuteur bilingue où s’élabore, plus ou moins spontanément, une ‘inter-langue’ ou une ‘supra-langue’ cognitive qui englobe les langues d’usage et permet le transfert de l’une à l’autre. En cas d’intermédiaires (interprètes ou traducteurs), non seulement le processus est démultiplié, mais il est aussi plus conscient. Plus concrètement, la zone d’intersection propre au multilinguisme est aussi celle d’une unité spatio-temporelle qui réunit des locuteurs de langues différentes autour d’un thème commun de discours. Cette situation énonciative est à chaque fois unique, et elle entraîne des réalisations discursives qui sont, elles aussi, à chaque fois uniques, ce qui fait toute la difficulté de l’interprétation et de la théorisation du fait multilingue. 

Les Romains n’avaient, bien sûr, pas atteint le degré de théorisation et de formalisation de la sociolinguistique moderne. Mais les analyses qui parcourent toute la latinité, et la terminologie qu’ils emploient, prouvent qu’ils avaient bien pris la mesure du phénomène, et qu’ils avaient su le traduire en mots. Ils ne semblent pas avoir recouru au mot *multilinguis, dont le grec πολύγλωττος leur offrait pourtant le modèle. Ils ont préféré faire émerger le concept de trilinguis : celui-ci correspondait mieux à la réalité vécue et perçue, qui mettait souvent en contact le latin, le grec, et une langue locale. On doit aux Romains cette avancée dans l’histoire de la pluralité des langues.

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Notes

  1. La langue anglaise n’utilise que ‘multilingualism’. En Suisse, où le multilinguisme représente un enjeu national, ‘plurilingue’ se dit des individus, et ‘multilingue’, des sociétés.
  2. Plin., Nat., 6.15 : CCC nationes dissimilibus linguis a nostris […] CXXX interpretibus negotia gesta.
  3. Plin., Nat., 7.7 : tot gentium sermones, tot linguae, tanta loquendi uarietas, ut externus alieno paene non sit hominis uice.
  4. ὁµό– / ἀλλό-, βαρβαρό-, ἐτερό- γλωττος (-γλωσσος) / -φωνος.
  5. Biville 2009 et 2011.
  6. Cf., entre autres, Quint. 11.3.30-31.
  7. M. Lejeune, “La curiosité linguistique dans l’antiquité classiqueˮ, 1949.
  8. Cf., entre autres, Quint. 1.5.55 : uerba aut Latina aut peregrina sunt ; peregrina porro ex omnibus prope dixerim gentibus, ut homines, ut instituta etiam multa uenerunt, “les mots sont soit latins, soit étrangers ; des mots étrangers, il en est quasiment venu de tous les peuples, comme les hommes, et comme aussi beaucoup de nos institutionsˮ.
  9. Isid., Et., 9.1.1 : diuersos signorum sonos, “la diversité des sons attachés aux signesˮ. Mart., Spect., 3.11 : uox diuersa sonat populorum, “la diversité des langues que parlent ces peuplesˮ.
  10. Plin., Nat., 11.271 : illa gentium totque linguarum toto orbe diuersitas, hinc tot cantus et moduli flexionesque, “une telle diversité de peuples et de langues, dans tout l’univers, avec tant de modulations, d’intonations, d’inflexionsˮ.
  11. Luc. 3.289 : tam dissona  uulgi ora, “tant de peuples et de langues aux sonorités aussi différentesˮ. Tac., H., 1.32.1 : mixtis seruitiis et dissono clamore.
  12. Quint. 1.5.33 : sunt etiam proprii quidam et inenarrabiles soni quibus nonnumquam nationes deprehendimus.
  13. Quint. 1.5.55-56 : uerba aut Latina aut peregrina sunt (…) Taceo de Tuscis et Sabinis et Praenestinis quoque… Licet omnia Italica pro Romanis habeam, “les mots sont soit latins, soit étrangers (…) Je ne parle pas des mots étrusques, sabins et prénestins. Qu’on m’accorde de considérer comme romain tout ce qui est italiqueˮ.
  14. Cic., Brut., 170 : istis externis quasi oratoribus.
  15. Plin., Ep., 4,3,5 : Hominem Romanum tam graece loqui ! Non medius fidius ipsas Athenas tam Atticas dixerim. Quid multa ? inuideo Graecis quod illorum lingua scribere maluisti. Neque enim coniectura eget quid sermone patrio exprimere possis, cum hoc insiticio et inducto tam praeclara opera perfeceris (cf. supra).
  16. Varr. ap. Isid., Et. 15,1,63 : graece loquantur et latine et gallice
  17. Pline, De dubio sermone, ap. Prisc., GL 2.26.16-27.8 : ‘o’ aliquot Italiae ciuitates, teste Plinio, non habebant, sed loco eius ponebant ‘u’, et maxime Vmbri et Tusci, “certaines cités d’Italie, au témoignage de Pline, ne possédaient pas de ‘o’, et utilisaient à sa place ‘u’, tout particulièrement les Ombriens et les Étrusquesˮ.
  18. Prisc., GL 2.148.1-3 (à propos de oppidum Suthul, Sall., J., 37.3) : …linguae Pœnorum quae Chaldaeae uel Hebraeae similis est et Syrae, non habeat genus neutrum, “la langue des Puniques, qui ressemble au chaldéen, à l’hébreu et au syrien, ne possède pas de genre neutreˮ.
  19. Petor-ritum : petor- = quattuor, ‘quatre’ + –ritum = rota, ‘roue’ ; i.e. *kwetuor ‘quatre’ > latin quattuor, osque petora, grec τέσσαρες (τέττα-), dor. τέτορες, éol. πίσυρες, etc.
  20. Cf. supra, note 18.
  21. Ainsi du suffixe ethnique –itani (ex. Neapolitani, ‘Napolitains’), qui recaractérise le suffixe grec -ίτ(ης) à l’aide du suffixe latin –anus, ou des nombreux cas de graphies qui mêlent des signes grecs et latins.
  22. Isid., Et., 15,1,63 (Marseille) : hos Varro trilingues esse ait quod et Graece loquantur et Latine et Gallice.
  23. CIL 3,14147,5 = E. Bernand (1969), Inscriptions grecques de Philae, II, n° 128, 35-47.
  24. Cf. Biville 2017a.
  25. Liu. 30,33,8 : uaria adhortatio erat in exercitu inter tot homines quibus non lingua, non mos…eadem esset.
  26. Polybe 1.67.2-70.2 et 80.5-9.
  27. Adams 2003, 33-35 et 260.
  28. Adams 2003, 265-268.
  29. Bilinguis signifie en latin ‘qui tient un double langage’ (bifariusfallaxduplex in uerbis, gloses). Le sens moderne de ‘bilingue’ (CGL 4.43.47 : duas linguas sciens) est rare et d’attestation tardive. Il s’est sans doute développé sous l’influence du grec δίγλωσσος. Hor., S., 1.10.20-35 est d’interprétation ambiguë. Cf. Dubuisson 1983, Poccetti 1986, Rochette 2001.
  30. Adams 2003, 67-70. Biville 1993, 2002, 2011. Leiwo 1995a, 1995b, 2002, 2003.
  31. Biville 2003.
  32. Plin., Nat., 3.39 : tot populorum discordes ferasque linguas sermonis commercio contraheret ad colloquia et humanitatem homini daret breuiterque una cunctarum gentium in toto orbe patria fieret, “mettre en contact tant de peuples aux langues discordantes et sauvages et leur permettre de communiquer, apporter à l’humanité la civilisation, en un mot, devenir la patrie unique de toutes les nations, dans tout l’universˮ.
  33. Wenskus 1997.
  34. Le développement traite de la présence, dans la mémoire, des propriétés et des lois du nombre.
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Comment citer

Biville, Frédérique, “Pluralité et unité linguistiques dans le monde romain”, in : Roure, Réjane, avec la collaboration de Lippert, Sandra, Ruiz Darasse, Coline, Perrin-Saminadayar, Éric, éd., Le multilinguisme dans la Méditerranée antique, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux , collection Diglossi@ 1, 2023, 35-52 [en ligne] https://una-editions.fr/pluralite-et-unite-linguistiques/ [consulté le 02/05/2023]
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Illustration de couverture • Relevés de divers graffitis en phénicien, ibère, étrusque, gallo-grec, grec, latin, hiéroglyphes (DAO par Réjane Roure, Coline Ruiz-Darasse, Sandra Lippert, Bruno d'Andrea) sur une photo d'Alix Barbet (thermes de Stabies à Pompéi).
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