« Apuleius, Lucianus, Lazarillus », dit d’une même voix Antonio Lull. Dès la première diffusion de l’anonyme Vie de Lazarillo de Tormès, il fut assez vite évident que derrière la formule innovante d’un mendiant devenu cireur public se cachait de prestigieux mais polémiques modèles antiques. Quand les doctes rendaient compte des deux premiers rogues de l’espace romanesque, à savoir, de Jack Wilton, imaginé par Thomas Nashe (The Unfortunate traveller, 1594), et de Guzmán, décrit par Mateo Alemán (Guzmán de Alfarache, 1599-1604), ils identifiaient derrière ces pícaros, l’ombre du célèbre Parasite conçu par le satiriste syrien Lucien de Samosate. Davantage qu’une survivance warburguienne, s’exprimait certainement au XVIe siècle dans l’écriture picaresque un désir moderne de puiser aux sources de l’Antiquité. Sans doute n’en va-t-il pas différemment pour Francisco Delicado, l’auteur de La lozana andaluza, ni pour celui de La pícara Justina. Si l’art du Parasite lucianesque est célébré comme un savoir suprême capable d’égayer les banquets et d’enrichir plus sûrement que la rhétorique, la philosophie des épicuriens ne recèle pas moins d’atouts dans la dynamique des innovations littéraires de la Renaissance et du Baroque. On en veut pour preuve la manière avec laquelle cette pensée antique et grecque (dont Lucrèce avait fait son miel) est puissamment insufflée dans l’ethos de deux célèbres « gueuses » espagnoles du moment. Ainsi, les deux premiers chapitres de ce volume collectif entendent-ils préciser les modalités et les enjeux de la rinascità lucianesque et épicurienne dans les premières œuvres dites picaresques. En somme, les deux contributeurs de cette partie veulent montrer deux soubassements essentiels du genre, quitte à formuler l’hétérochronie de ce dernier.
Nicolas Correard, l’auteur de « Éloges du parasite : aux origines humanistes de l’énonciation picaresque », signale l’importance du substrat lucianesque pour ensuite enraciner la préhistoire du genre dans la reprise humaniste du Parasite de Lucien. Peut-être moins que l’éloge paradoxal à la première personne écrit par le satiriste de Samosate, c’est plus probablement les remodelages de Léon Battista Alberti dans le sud de l’Europe et d’Erasme au nord qui ouvrent le chantier picaresque et conditionnent aussi bien l’écriture espagnole du Lazarillo et du Guzmán, que celle du Unfortunate traveller anglais. Quand Lucien forgeait le modèle d’un récit auto-dénonciateur, Alberti met au défi ses lecteurs de choisir entre le « rire du stultus, rire idiot, ou rire du sapiens, rire du sage pratiquant l’ironie ? ». Plus équivoque encore, le Moriæ encomium d’Erasme, publié en 1511, fut, pour l’auteur du Lazarillo, insiste Nicolas Correard, un grand « modèle à bien des égards : par sa construction silénique et son usage axiologique du renversement paradoxal ; par la satire virulente des doctes, des puissants et des clercs ; mais surtout par son ambivalence énonciative ».
Montserrat Jufresa porte, quant à elle, dans le deuxième chapitre, son regard sur le récit de la vie de Justina, la première pícara officielle, pourrait-on dire, mais aussi sur l’une de ses devancières : Aldonza, la jeune andalouse (« Posibles rasgos de epicureísmo en dos novelas picarescas españolas con protagonista femenina »). Or, ces deux personnages manifestent comme un retour plus ou moins assumé et plus ou moins distancié vis-à-vis de la pensée exprimée dans le De rerum natura de Lucrèce, dont l’auteure de l’article est une spécialiste reconnue. Du point de vue de l’histoire de la littérature, il semble que la condamnation radicale d’Épicure, telle que Dante Alighieri l’a mise en scène dans sa Commedia (« Enfer », X, 13-15), ait pris fin avec l’arrivée d’Aldonza et de Justina. Dans les deux œuvres éponymes, M. Jufresa repère non seulement une réflexion autour des questions du matérialisme, voire de l’athéisme, mais également autour de celles du plaisir et de la liberté de choix par les femmes. De manière assez prononcé, dans la Lozana,
la manera como el autor trata el tema del amor y del placer sexual parece indicar un conocimiento de Lucrecio, quizás propiciado por la afición de Delicado a la medicina, que le conduce a narrar la vida de Lozana como un proceso de salvación en este mundo, mostrándonos la paradoja de una prostituta que se salva mientras se hunde la ciudad de Roma por la locura de su mundanidad.
[La façon dont l’auteur traite le thème de l’amour et du plaisir sexuel semble indiquer une connaissance de Lucrèce, peut-être encouragée par le goût de Delicado pour la médecine, ce qui l’amène à raconter la vie de Lozana comme un processus de salut dans ce monde, nous montrant le paradoxe d’une prostituée qui se sauve alors que la ville de Rome est en train de sombrer à cause de la folie de sa mondanité].