Si la picaresque est un point nodal, un espace littéraire où se croisent de multiples influences, il s’avère essentiel de préciser celles qui relèvent du tissu social et des bouleversements que l’on décrit habituellement par le passage à l’Ancien Régime, mais qui, alors, se présente davantage comme celui d’une entrée dans un nouvelle société. C’est tout l’intérêt de cette dernière partie que de souligner à quel point les évolutions à l’œuvre en Europe et, plus particulièrement, en Espagne, façonnèrent la construction de la picaresque et déterminèrent la portée de chacun des textes en question. Derrière l’innovation littéraire, pointent des émergences idéologiques, des prises de positions axiologiques.
Faut-il, par exemple, croire que l’intense bureaucratisation de l’Espagne, sous la pression du roi Philippe II, de ses juristes et de ses comptables, fut sans effet sur l’émergence de la picaresque ? Vraisemblablement pas. Mateo Alemán, l’auteur du premier récit à proprement parler picaresque, fut envoyé en Estrémadure pour contrôler les comptes de plusieurs personnes. L’état des lieux qu’il dut fournir à l’administration royale put jouer un rôle non négligeable dans la mise en place d’un récit innovant à la première personne. De la même manière, doit-on croire que l’inflation de la société de Cour n’eut aucune incidence sur le renouvellement de la prose castillane ? Si l’histoire de Lazare de Tormès s’achève sur l’idée que le héros se trouve au « sommet de la fortune », on peut aisément imaginer que les différents auteurs qui prirent à bras le corps cette thématique voulurent traiter les tensions sociétales que la vie aulique commençait à produire.
C’est à ce titre que, dans « De pregonero a privado del rey de los atunes: medro, alabanza y honra en la Segunda parte de Lazarillo de Tormes (Amberes, 1555) », Eduardo Torres Corominas met en évidence à quel point les questionnements sur les ambitions courtisanes, miliaires et politiques purent retentir sur la scène littéraire. En effet, dans la suite de 1555 du Lazarillo, force est de constater que le héros n’est plus le jeune enfant naïf et démuni du premier récit : même transformé en thon, Lazare agit au sein d’une cour sous-marine, aux traits fortement allégoriques. On voit ainsi s’exprimer, comme le signale Eduardo Torres Corominas, autant une satire anti-courtisane, qu’un manuel fictionnel de cour. Dans ce second Lazarillo, la question semble ainsi moins celle de l’éloge de la campagne que l’idée que le courtisan doit, à la fois, savoir éviter les malveillances de ses concurrents (en l’occurrence, don Paver) et protéger son ami Licio, injustement fait prisonnier. De manière significative, d’ailleurs, l’auteur anonyme du Second Lazarille porte l’espoir que, « par la voie militaire », on peut « accéder aux plus hautes sphères » de la politique.
Carlos de Carlos Morales explore une autre veine scripturaire, qui n’est pas sans lien avec l’écriture picaresque, en particulier celle du Guzmán (« Mateo Alemán en la administración fiscal de Felipe II y en la Corte de Madrid. Nuevos datos y más interrogantes »). Dans sa contribution, le spécialiste des finances royales du premier Âge Moderne met au jour des documents inédits relatifs aux différentes enquêtes menées en Estrémadure par Mateo Alemán (1583). Il n’est, en effet, pas indifférent que le Sévillan ait dû non seulement porter témoignage des fautes et des abus de pouvoir de certains habitants, mais aussi libérer des personnes enfermées de manière a priori arbitraire et, finalement, s’évertuer à narrer rétrospectivement ses actions afin de se justifier, comme le fera ultérieurement son futur héros. L’activité bureaucratique apparaît, donc, comme un domaine essentiel à la compréhension de l’émergence de la picaresque castillane. À travers elle, et sous le regard de Mateo Alemán, les autorités locales se voyaient mises en causes, et tout un pan des différents mécanismes de la société pouvaient affleurer sous la plume de l’écrivain.
Prolongeant ce point de vue critique, Pierre Darnis insiste sur le sens profond du titre du célèbre récit de Mateo Alemán et, incidemment, du patronyme de son personnage principal (« ¿Novela moderna, novela antinobiliaria? (II): para una lectura superficial (y esencial) de Guzmán de Alfarache, el ‘Examen de nobles’ de Mateo Alemán »). Non sans raison, le héros d’Alemán se fait appeler Guzmán, empruntant son nom à l’une des familles les plus nobles d’Espagne. Derrière l’histoire d’un jeune déshérité, c’est une satire de l’aristocratie qui se déploie sous les yeux des lecteurs. Au moment où bien des lettrés souhaitaient de la part des autorités municipales un « examen » des pauvres pour mettre à l’ouvrage les plus valides d’entre eux, Mateo Alemán répond par le Guzmán, dans lequel il mène, à l’inverse, un examen des nobles et une satire des puissants.
Pour leur part, dans leur analyse de la nouvelle cervantine de La ilustre fregona, Manuel Piqueras Flores et Blanca Santos de la Morena signalent une autre source de la formation du récit picaresque : la lutte contre les préjugés misogynes (« Female picaresque and sexuality in Cervantes’ novella: about La ilustre fregona »). Les deux chercheurs, en comparant la construction du personnage mystérieux de Costanza avec celle de deux autres filles d’auberge – la Gallega et la Argüello –, repèrent que Cervantès occulte initialement l’identité de l’héroïne pour mieux la définir par opposition aux lieux communs qui structurent la critique misogyne des « laveuses de vaisselles » (les fregonas). Costanza, ainsi, ne danse pas, ne fait pas la vaisselle et refuse la promiscuité ; on sait, en revanche, qu’elle prie régulièrement. Toutes les filles d’auberge ne se ressemblent pas. Certaines sont, ainsi, des « hérissons » qui protègent leur honneur ; les réduire à des personnes immorales serait erroné. Le plus grand paradoxe de ce récit veut que la mise en valeur de Costanza, malgré la découverte finale de son ascendance noble, et malgré la singularité de cette héroïne, finisse par rejaillir sur l’ensemble de la gent féminine : « sobras de belleza puede enriquecer no sólo a las hermosas desta ciudad, sino a las de todo el mundo » !