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Sur les « présages » de début d’année à Rome

Sur les « présages » de début d’année à Rome

« Comment l’homme », écrivait Michel Meslin en ouverture d’un livre sur la fête des calendes de janvier à Rome1 « ne chercherait-il pas à régénérer ce temps qui vient, pour qu’il lui apporte mieux, et plus qu’avant, ce qu’il souhaite au plus profond de son désir ? (…) Il importe donc qu’à un moment précis du temps sidéral, qu’il soit ou non calqué sur le cycle naturel de la végétation, l’homme célèbre par des rituels particuliers le passage du temps vécu au temps à vivre et qu’il s’assure, tant pour lui-même que pour sa cité, de toutes les possibilités d’une action bénéfique immédiate. » De nombreux cycles scandaient l’existence d’un Romain : saisons, fêtes civiques et domestiques, agenda personnel (charge politique, affaire commerciale, maladie…). Mais le début de l’année était le moment privilégié où l’on tentait d’obtenir, pour soi-même, pour les siens et pour la communauté dans son ensemble, de « bons auspices ». La pratique nous est familière, puisque nous continuons aujourd’hui d’échanger, dès minuit sonné, des vœux de bonheur avec nos proches et nos amis. Mais ce qui est pour nous un témoignage d’affection ritualisé, ou un encouragement aux bonnes résolutions, teintée peut-être d’un peu de pensée magique (car en le disant, cela se réalisera plus probablement), prenait à Rome une tout autre dimension.

Au seuil de l’année, les dieux parlent volontiers

Pour le mesurer, il faut replacer les traditions des calendes de janvier dans la pratique religieuse en général. Les anciens Romains, qui se considéraient comme un peuple très pieux, s’efforçaient de ménager leur bonne entente avec les dieux. Ils les consultaient par des rites divinatoires et étaient attentifs aux signes que ceux-ci envoyaient, sous des formes incroyablement diverses : une éclipse inattendue, la naissance d’un hermaphrodite, le comportement étrange d’un animal, un mot échappé dans l’ivresse, etc., autant de présages inquiétants ou prometteurs qui pouvaient aider les hommes à lever un peu le voile sur l’inconnu et à essayer d’agir en conséquence. Or ces signes survenaient plus particulièrement dans les moments liminaires. « Les débuts appellent normalement des présages », explique au poète qui l’interroge Janus, dieu au double visage, tourné à la fois vers l’avant et l’après, et célébré en début d’année2. De fait, non seulement les hommes s’adressaient aux dieux avant de se lancer dans une entreprise, mais les dieux eux-mêmes, comme s’ils voulaient marquer l’initiale d’une séquence temporelle, se manifestaient volontiers en son commencement.

Les calendes de janvier n’étaient donc pas l’unique moment où des présages pouvaient surgir, mais y étaient propices en tant que charnière du cycle annuel, période festive de transition pendant laquelle la cité vérifiait et négociait à la fois les bonnes relations entre la communauté et ses dieux, et entre concitoyens : par exemple, les nouveaux consuls, élus l’année précédente, entraient en fonction au 1er janvier (depuis 153 avant notre ère, date jusqu’à laquelle l’année civile commençait en mars) et ils prenaient alors les auspices, c’est-à-dire qu’ils appelaient Jupiter à confirmer par un signe le choix électif des citoyens, donnant par là sa pleine légitimité au pouvoir du nouveau consul. C’était aussi ces jours-là que, sous l’Empire, sénateurs et légions prêtaient serment de fidélité à l’empereur. Entre particuliers, les festivités étaient marquées par des rites de salutations, « sous la forme de visites et d’embrassades renouvelées préludant à un échange solennel de cadeaux »3.

Si donc les Romains prêtaient un sens prémonitoire aux faits remarquables survenant à cette date, c’est que le seuil de l’année avait une double valeur, rituelle (on traitait avec les dieux d’importantes affaires) et symbolique (l’ambiance générale des festivités témoignait de la concorde et de la félicité à venir). Les auteurs anciens rapportent des signes marquants. Le 7 janvier 43 avant notre ère, lorsque Octavien, futur Auguste, inaugura son consulat, les animaux sacrifiés présentèrent des foies énormes : cela indiquait, d’après les interprètes, que son pouvoir augmenterait considérablement cette année-là4. Les signes inquiétants, plus nombreux dans les sources, étaient peut-être plus frappants parce qu’ils contrastaient avec la tonalité joyeuse des cérémonies du jour : les premiers jours de janvier 68 de notre ère, au moment où Néron allait sacrifier aux Lares, les statuettes de ces dieux tombèrent toutes ensemble, et lorsqu’il fallut prononcer les vœux publics au Capitole, on eut beaucoup de peine à retrouver les clés du temple5 !

Qu’il y a vœu et vœu !

À côté de ce dialogue divinatoire, une autre pratique très courante consistait à formuler auprès d’une divinité un vœu. C’était une sorte de « contrat » ou d’engagement réciproque : si la divinité réalisait tel souhait que l’on définissait au préalable (revenir sain et sauf d’un voyage, guérir rapidement, vaincre l’ennemi dans une bataille…), on lui faisait une promesse en retour : lui apporter une offrande, lui construire un autel, lui vouer un temple – selon l’importance du vœu et les moyens financiers du solliciteur. Les dieux étaient bien entendu libres d’accéder ou non à la demande. Si le souhait était exaucé, il fallait s’acquitter de sa promesse ; mais s’il ne l’était pas, le dieu n’avait rien à attendre ! Nous disposons de milliers d’exemples d’ex-voto et d’inscriptions commémorant des vœux, tant l’usage était répandu. Or, à l’époque républicaine, les consuls prononçaient le 1er janvier au Capitole des vœux solennels : ils demandaient à Jupiter, Junon et Minerve, ainsi qu’à la déesse Salus publica, de maintenir en l’état la République pendant l’année à venir, en échange de quoi, un an plus tard, un bovin serait offert à chaque divinité. Le même jour, un peu plus tôt, on procédait par conséquent à l’acquittement des vœux de l’année précédente, si on estimait que les conditions avaient été remplies par les dieux. S’ajoutèrent plus tard à cette cérémonie les vœux formulés pour le salut du Prince et de sa famille, et célébrés partout dans l’Empire.

Ces grands vœux publics avaient-ils leur pendant dans la sphère privée ? Les Romains se rendaient visite le 1er janvier dès l’aube, entre amis ou parents, les clients auprès de leur patron, puis s’embrassaient en formulant des « vœux », lit-on souvent, avant un échange de cadeaux et un banquet. Il s’agit moins, cependant, de vœux au sens strict – ce contrat passé avec un dieu – que de prières de bonheur, au sens où on l’entend aujourd’hui : on se souhaitait de vive voix « une nouvelle année heureuse et prospère » (annum nouum faustumfelicemet encore prosperum), la formule était parfois gravée sur les objets offerts en étrennes, on se l’écrivait par lettres quand la distance ou une santé fragile faisaient obstacle. Au IIe siècle de notre ère, Fronton, professeur de rhétorique de Marc Aurèle, lui souhaite pour la nouvelle année de réussir « tout ce qu’il désire raisonnablement » (ad omnia quae recte cupis) et formule la même prière pour toute la famille impériale (Lettres, 5, 30), ce à quoi Marc Aurèle répond (5, 31) : « Puisses-tu toi-même entrer avec bonheur dans cette année. Que les dieux tournent tout ton vœu à ton avantage, qui sera également le nôtre ! » (Et ipse prospere sis ingressus annum. Omne uotum tuum dei tibi ad usum tuum, qui noster idem erit, deuertant).

Des formules magiques ?

Mais que représentaient vraiment ces formules pour les Anciens ? D’après Cicéron6 ou Pline l’ancien7, on attribuait traditionnellement à certaines paroles ou à certains actes symboliques le pouvoir d’influer sur le cours des choses. Le début de l’année en foisonnait : moment miroir reflétant en miniature et de manière anticipée l’entièreté de l’année à venir, il fallait tâcher de le rendre autant que possible heureux. Au-delà des échanges de vœux, on se devait de ne prononcer que des paroles joyeuses, en « favorisant sa langue » (fauete linguis), en se gardant des disputes et des injures. Chacun était censé accomplir ce jour-là, qui n’était pas chômé, une esquisse de ses occupations habituelles, « afin que l’année, grâce à ce présage, ne manque pas d’activité »8.Quant aux cadeaux de janvier, ils étaient l’avant-goût et l’amorce de la prospérité à venir : en offrant par exemple des dattes, des figues sèches et du miel, on escomptait que les jours futurs en auraient la douceur sucrée ; un don de pièces d’or était un meilleur omen que l’habituel présent d’argent9. Même le crépitement du laurier que l’on faisait brûler annonçait une année heureuse10.

Une telle accumulation doit cependant être regardée avec prudence : un esprit moderne est prompt à y voir des superstitions charmantes, et à en déduire que la pensée magique, un peu naïve, était largement répandue à Rome. En réalité, ces pratiques soulèvent trois questions intéressantes et difficiles : à quel point ces représentations étaient-elles partagées par « les Romains » ? Les réponses qu’Ovide prête, non sans humour, à Janus dans le livre I des Fastes ont des airs de vérité commune, mais chaque participant – du superstitieux au sceptique – pouvait se faire une idée très différente de l’efficacité de ces formules et, plus généralement, du rôle qu’y jouaient les dieux, la fortune ou le destin. D’autre part, toutes ces pratiques, sous des dehors qui nous paraissent similaires, étaient loin de former un ensemble indistinct : il y avait un écart entre un vœu solennel passé nommément avec une divinité et une prière de « bon vœu » sans adresse explicite. De même, le présage tiré d’un incident inattendu lors d’un rite, manifestant intensément un dieu, se distinguait sans aucun doute d’un « présage » délibérément associé aux strenae (étrennes), mot ou acte propitiatoire dans lesquels aucune divinité ne se signalait. Autrement dit, ces gestes, ces paroles ne possédaient pas toutes le même type de force suprahumaine, ni au même degré. Reste enfin le problème de l’interprétation des actes ou mots « magiques » : dire qu’ils étaient efficaces (ualere), qu’est-ce que cela signifiait précisément ? Plutôt qu’à une tentative pour forcer le destin, ou pour contraindre les dieux à agir selon son bon vouloir, les bona uerba du début de l’année sont peut-être à comprendre comme un acte de suggestion ou d’invitation, revenant à exprimer formellement un programme à imiter ou une requête à satisfaire – l’homme proposait, mais les dieux ou le destin disposaient librement –, et à le faire au meilleur moment pour que la demande fonctionne, en se conformant pour cela à l’ordre et au rythme du monde.

Notes

  1. La fête des kalendes de janvier dans l’empire romain. Étude d’un rituel du nouvel an, Latomus, Bruxelles, 1970, 8.
  2. Ovide, Fastes, 1, v. : omina principiis inesse solent.
  3. Meslin, 38.
  4. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 11, 190.
  5. Suétone, Vie de Néron, 46, 4.
  6. Sur la divination, 1, 102.
  7. Histoire naturelle, 28, 14 et suiv.
  8. Ovide, Fastes, 1, v. 167-168 : Totus ab auspicio ne foret annus iners.
  9. Ovide, Fastes, 1, v. 187-188 et v. 221.
  10. Tibulle, 2, 5, 81-82.
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Comment citer

Loriol, Romain (2022) : “Sur les « présages » de début d’année à Rome”, in : Lacroix, Audrey, éd., L’Antiquité est une fête, Actualités des études anciennes, le carnet scientifique de la Revue des Études Anciennes, Ausonius éditions, 135-139 [en ligne] https://una-editions.fr/sur-les-presages-de-debut-d-annee [consulté le 23/03/2022]
Posté le 28/04/2022
EAN html : 9782356135001
ISBN html : 978-2-35613-500-1
Publié le 28/04/2022
ISBN livre papier : 978-2-35613-501-8
ISBN pdf : 978-2-35613-502-5
5 p.
Code CLIL : 3385; 3666
DOI : 10.46608/balade2.9782356135001.24
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