Il y a une fête ce soir, chez un jeune poète qui célèbre la première de sa première tragédie. Un franc succès, paraît-il ! Il a invité des amis, mais des amis d’amis vont sans doute se joindre à cette joyeuse compagnie. Tous des hommes, cela va sans dire. Moi aussi, je suis une artiste. Je suis musicienne. On m’avait convoquée pour divertir les convives. Mais soudain, l’on m’a priée de me retirer ici, chez les femmes. Il paraît qu’au lieu de boire et de badiner au son de la flûte, ils ont envie d’autre chose – de parler. Sans blague ! Ils vont faire couler des discours plutôt que du vin. C’est un jeu de société, en fait. Ils vont prononcer des discours à tour de rôle sur un thème, Éros, le grand dieu qui nous fait aimer et désirer. Et ils s’obligeront à suivre une contrainte rhétorique, l’éloge (ἐγκώμιον, κοσμῆσαι τὸν θεόν, λόγον εἰπεῖνἔπαινον).1 Cela promet d’être gai. Le grand Aristophane, d’ailleurs, est de la partie.
En début de soirée, Agathon, le maître de maison, était étendu sur une banquette, et il y avait une place vide à ses côtés. Et puis Socrate, vous savez qui il est, a fait son entrée. Il est allé tout droit s’allonger précisément à cette place. Et voilà que la fête a commencé. J’ai l’oreille fine. Je vais vous tout raconter, comme si j’y étais.
Donc, disais-je, Agathon accueille Socrate en plaisantant. Peut-être que cette contiguïté physique va lui faire du bien. Et Socrate attaque. Ah, quel bonheur si la σοφία se transvasait comme l’eau s’écoule d’une coupe à l’autre, par le biais d’une mèche en laine ! Il suffirait de s’asseoir à côté d’Agathon, pour être « rempli d’une belle et copieuse sagesse » (πολλῆς καὶ καλῆς σοφίας πληρωθήσεσθαι). Car la σοφία du poète brille de tous ses feux (λαμπρά). Ne s’est-elle pas montrée dans toute sa splendeur (ἐξέλαμψε), en devenant éclatante (ἐκφανὴς ἐγένετο), devant trente mille Grecs en plein théâtre ? Agathon est un grand savant, cela crève les yeux. Quant à lui, Socrate, il ne peut que pâlir à ses côtés. Sa sagesse à lui, de piètre qualité (φαύλη), est aussi incertaine et controversée (ἀμφισβητήσιμος) qu’un songe2.
Agathon n’est pas dupe. « Toi, Socrate, tu es un insolent fieffé ! » (Ὑβριστὴς εἶ, ἔφη, ὦ Σώκρατες)3. Le poète s’esquive. Il remet son invité à sa place, celle du grossier personnage qui tâcherait de vous tourner en ridicule au milieu de vos amis, tout en prétendant en être un. Et pourtant, personne ne se glousse : ni Agathon, ni Socrate, ni les autres. Car Socrate lui-même nous l’apprend, j’en ai eu vent : se moquer de vos amis, cela ne se fait pas. Il se peut que, par leur vanité au sujet de leur richesse, de leur beauté ou, pire, de leur sagesse (δοξοσοφία), ils se rendent ridicules – car la cause du rire, c’est bien la prétention –, mais les railler ouvertement serait du plus mauvais goût. L’on jouirait ainsi d’un plaisir envieux4.
Quelle ironie éhontée, celle de Socrate ! « Toi, Agathon, tu es éblouissant ; moi, le pauvre type, je ne fais que rêver ». La pointe et le fil de ce persiflage ne peuvent que piquer. On vous ridiculise sans éclats de rire. Et voici que le ton est donné. Socrate provoque Agathon avec la« libéralité de ses louanges », en poussant ses civilités « jusqu’aux derniers confins de la flatterie », tandis qu’Agathon s’escrime : il se garde bien de « donner de son sérieux dans le doux de cette flatterie ».5 Le jeune poète survit à cette première vague d’adulation facétieuse, mais, lorsqu’il est temps qu’il prenne la parole et qu’il fasse son éloge d’Éros – et je vous épargne les détails de tous les discours que j’ai pu entendre jusque-là, sur l’amour qui serait une chose merveilleuse qui vous rend merveilleux – il s’élance dans un véritable hymne à l’amour. Agathon glorifie Éros dans une prose étonnante, savamment rythmée qui se mue en vers et qui produit des effets de rime. Quelle musique ! Son discours est aussi beau que lui.6 Voilà que le poète lui-même se révèle dans ses fioritures. Le discours à l’image du discoureur. Agathon est l’encomiaste par excellence. Applaudissements !
Mais une deuxième vague d’ironie se prépare. Puisque le jeune poète s’énonce avec une telle facilité, étant tellement certain de toutes les qualités superlatives d’Éros, notamment de sa beauté divine, il est tout naturel que Socrate le choisisse, lui, pour lui chercher noise à propos de ce que signifie le verbe ἐγκωμιάζειν. Agathon s’y prend tellement bien, qu’il doit en savoir un bout. Socrate va donc lui infliger, à lui seul, une réfutation cinglante. L’amour est désir – n’est-ce pas ? Puisque l’on ne saurait convoiter que ce qui n’est pas là, nommer le désir signifie en dire la nature de manque. Si Éros/Désir ne peut que désirer la beauté, il doit en être dépourvu7. Par conséquent, il est tout simplement impossible de lui attribuer (ἀνατιθέναι) des propriétés qu’il ne saurait posséder, a fortiori dans la forme intensifiée du superlatif – μέγιστα, κάλλιστα – si chère à Agathon. Éros/Désir ne tolère pas qu’on en fasse l’éloge.
Cette fois-ci, Agathon se laisse désarçonner. Il admet sa défaite. « J’ai très peur, Socrate, que je ne savais rien de ce dont je parlais »8.C’est un point de non-retour dans le déroulement de la soirée. Je me suis demandée, d’ailleurs, comment cela allait se terminer. Car le petit clan d’agréables qui s’est donné rendez-vous chez le charmant poète avait entamé une causerie sur Éros, comme si en dire du bien coulait de source. Comme s’il fallait plutôt renchérir sur les atours du dieu. Et voilà que, grâce à ce va-nu-pieds de Socrate, ce rabat-joie, toujours le même, cette évidence s’écroule et la conversation ne peut que dérailler. Du coup, à la lumière de cette déflation d’Éros, les propos que tous les convives ont pu tenir jusqu’à maintenant se révèlent un bavardage de buveurs. Quelle idée saugrenue ! Le bel Agathon devient le bouc émissaire d’une soirée insensée dont le thème (éros) et la contrainte (l’éloge) se révèlent incompatibles. Si Socrate a raison, tout le monde a tort. Et cela ne peut que dégringoler.
Car, autant personne n’ose s’esclaffer aux dépens du malheureux Agathon, saisi en flagrant délit de δοξοσοφία, cette illusion de savoir qui prête à rire, autant Socrate va ensuite évoquer la présence virtuelle de quelqu’un qui ne se gêne pas. Autant Socrate fait jouer à Agathon le rôle du précieux ridicule, sans pour autant éclater de rire, autant il va convoquer un personnage d’une parfaite désinvolture – une prêtresse de Mantinée. Une femme, je dis bien, une femme !
Vous pensez bien que je sursaute. L’on m’a priée de quitter la salle où ces hommes font la fête entre eux et de rejoindre les autres femmes, et voilà que maintenant Socrate fait grand cas de cette étrangère, comme si elle avait quelque chose d’intéressant à dire. Et dès que Diotime fait son apparition – en flash-back –, son rire résonne haut et fort. Socrate raconte que, avant de rencontrer Diotime, il ne savait pas non plus ce qu’il se piquait de savoir, puisque lui aussi, il avait tendance à magnifier la divinité d’Éros. À l’époque, il pensait exactement comme Agathon, avoue-t-il. L’incohérence de ses propos avait révélé à Diotime l’incongruence de son illusion comique : se croire plus savant qu’il ne l’était. Pire encore, Socrate avait admis qu’Éros, tout en étant un dieu, ne pouvait pas être beau et bon, avant de reconnaître que tous les dieux sont beaux et bons. En somme, Socrate avait affirmé et, en même temps, nié la divinité du Désir. C’est absurde, j’en conviens. Et Diotime avait éclaté de rire. « À ce propos, en riant (γελάσασα) elle avait dit : ‘Mais comment est-ce possible, Socrate, que l’on s’accorde à dire qu’Éros est un grand dieu, chez ceux qui disent qu’il n’est pas dieu du tout’ ? »9.
Je n’en crois pas mes oreilles. Diotime aurait fait subir à Socrate ce que Socrate vient d’infliger à Agathon. Donc Socrate ne serait pas toujours celui qui mène le jeu. Décidemment son ironie n’a pas de limites. Mais le plus fort, c’est que Diotime, elle, éclate du rire que Socrate, lui, ne s’autorise pas. Elle est ce que Socrate serait s’il ne se retenait pas, s’il était insouciant de ses amis, s’il leur faisait la leçon brutalement – sans précautions. Ainsi, tandis que lui, en connivence avec ses compagnons, il protège tout le monde du ridicule, elle prend ses aises – en riant, la gorge déployée, de ceux qui croient savoir.
Car Diotime est marrante. Il me semble d’ailleurs qu’elle s’était embrouillée dans une séquelle d’une comédie d’Aristophane – je connais son théâtre, du moins par ouï-dire, et d’ailleurs qu’est-ce qu’il a dû penser en entendant cette histoire ! Elle avait raconté qu’Éros, le soi-disant dieu, n’était qu’une créature intermédiaire, né de parents sans qualité, un certain Poros, Expédient, et une certaine Penia, Pauvreté. Penia est une Erinye de tragédie, au teint blafard et que tout le monde fuit10. Que vient-elle faire à la fin de cette fête qui avait si bien démarré par l’éloge de l’amour et qui semble tourner à la farce. On frappe à la porte, des gens ivres, cela dégénère, j’ai sommeil.
Bonne nuit, les filles !
Notes
- Platon, Banquet, 176e-177e.
- Platon, Banquet, 175c-e.
- Platon, Banquet, 175e.
- Platon, Philèbe, 48c-49a (la nature du ridicule, c’est la prétention, surtout l’illusion de savoir, δοξοσοφία) ; 49 d-50 a (rire des amis relève de l’envie).
- Molière, Les Précieuses ridicules, Scène IX et XI.
- Platon, Banquet, 198 a.
- Platon, Banquet, 200 e-201 d.
- Platon, Banquet, 201 b.
- Platon, Banquet, 202b-d.
- Aristophane, Richesse, 422-424.