Destinées au transport de l’huile d’olive, les amphores Dressel 6B sont apparues dans la deuxième moitié du Ier s. a.C. Ce sont des récipients propres à l’Adriatique septentrionale, caractérisés par une panse piriforme terminée par un bouton1. À partir de l’époque augustéenne, l’Istrie devint la principale région exportatrice d’huile en Adriatique et ses ateliers d’amphores s’échelonnèrent sur la côte occidentale de la péninsule. Nous donnerons ici l’état de nos connaissances sur les territoires de Tergeste (Trieste) et de Parentium (Poreč/Parenzo) ; l’atelier de Fažana/Fasana sur le territoire de Pola (Pula/Pola) sera présenté dans le même volume par Davor Bulić et Ida Koncani Uhač2.
L’Istrie septentrionale (fig. 1)
Onze signataires de Dr 6B peuvent être attribués au territoire de Tergeste : du nord au sud, T.A.F.C, P.C.QVIR, TRAVL ET CRIS, RVSONIS COC, CRISPIN, TERENTIOR, THAL, C. ALTEN, DE IMP. HISTRI et TITACIA.TERTIA mais aucun atelier d’amphores n’a été retrouvé sur ce littoral d’Istrie septentrionale3, mis à part celui d’Antenal, à l’embouchure nord de la Mirna (Quieto), décrit par A. Puschi au début du XXe s. et complètement détruit, sans doute dans les années Soixante/Soixante-dix du siècle dernier4. De fait, c’est essentiellement grâce à la concentration des timbres sur tuiles5, identiques ou très voisins de ceux des amphores à huile Dr 6B, que l’on a pu situer la majorité des ateliers de cette région, entre Trieste et la Mirna, sans pouvoir donner le lieu exact. L’épigraphie lapidaire permet, en outre, de préciser la localisation probable des fours de Titacia Tertia6, dans les environs de Novigrad, comme le suggère la stèle d’un de ses esclaves dispensator (administrateur et trésorier), trouvée à Celega, quelques kilomètres plus à l’est7.
La datation des amphores produites dans ces ateliers dépend avant tout des contextes archéologiques de découverte dans les lieux de consommation. Mais la lecture des timbres apporte aussi de précieux renseignements à la fois chronologiques et prosopographiques. Ainsi, l’absence de cognomen pour C. Altenius renvoie à une période antérieure à la législation de Claude sur la nomenclature des citoyens romains8, ce qui est confirmé par le contexte de découverte tardo-républicain des amphores9. Le timbre THAL, que l’on retrouve sur les tuiles de la région d’Izola sous la forme L. Q. THAL, peut être développé en L. Quinctius Thallus, grâce à une tuile de Baro dei Ponti (Ferrara) et se rapporte, d’après le cognomen, à un affranchi10. En revanche, le timbre TRAVL ET CRIS reste difficile à interpréter ; tout ce que l’on peut dire, c’est que le contexte de découverte d’une amphore à Oderzo nous situe dans la deuxième moitié du Ier s. p.C.11.
Enfin, certains signataires d’amphores et de tuiles sont connus par des sources littéraires et/ou épigraphiques :
• P C QVIR est identifié comme le préfet de la flotte de Ravenne, évergète de Trieste qui se suicide en 56 p.C. (Tacite, Ann., 13.30)12.
• T. A. F. C., sur amphore, peut être développé, grâce aux timbres sur tuiles, en Tullia Auli f(ilia) Crispina, datable de la première moitié du Ier s. p.C. Cette femme appartient à une importante gens de Trieste, bien représentée dans l’épigraphie lapidaire13 et son père correspond sans doute au timbre CRISPINI14. La concentration de 73 tuiles portant ce timbre à Školarice est un indice fort de l’implantation de la famille à cet endroit mais aucun four n’a été retrouvé dans la partie fouillée15.
• P. Iturius Sabinus, dont les timbres sur tuiles se concentrent autour de Koper (Capodistria), est vraisemblablement d’époque néronienne et peut correspondre soit au délateur de la cour de Néron (Tac., Ann., 13, 19) soit à l’un de ses parents16. Un descendant d’affranchi portant ce gentilice rare, L. Iturius Corinthus, devient décurion de Tergeste après 70, montrant que le niveau de richesse de la gens se maintient17.
Le cas le plus tardif nous renvoie à l’époque flavienne ou au début du IIe s. d’après le contexte du lieu de consommation des amphores : DE IMP HISTRI18. Le timbre sur tuile proviendrait selon C. Gregorutti19 de la zone d’Umag, là où l’épigraphie lapidaire atteste de propriétés impériales20. Cette concentration d’ateliers contraste avec le territoire de Parentium, entre la Mirna et le canal de Leme, où, jusqu’à présent, seuls deux ateliers ont été identifiés, le long d’une côte pourtant intensément fréquentée depuis la deuxième moitié du XXe s.
Loron et Červar Porat
Au sud de la Mirna, la côte alterne promontoires et baies et a abrité plusieurs villae. Celle qui nous intéresse en premier lieu occupe le promontoire de Loron : la résidence, installée au nord, est baignée par la baie de Santa Marina21 tandis qu’au sud, le complexe de production donne sur la Baia Lunga (fig. 2). Avant la fouille de ce dernier, un grand four, au sein d’une villa sur la rive sud de la baie, avait été découvert lors de la construction d’une marina à Červar Porat et fouillé par Vesna Jurkić Girardi de 1976 à 197922. Il a été construit à l’intérieur d’une salle dans la première phase de la villa et comportait une chambre de chauffe de 4 m x 4,70 m précédée par un alandier de 2 m. Les fouilles ont montré que le tunnel de chauffe, après sa dernière utilisation, avait été nettoyé comme cela se faisait systématiquement après chaque fournée. Aucun raté de cuisson n’a été retrouvé, mais la fabrication d’amphores est la plus vraisemblable23. L’existence de cette villa et de son four pose la question de leur rapport avec le complexe de Loron-Santa Marina, propriété de Sisenna Statilius Taurus, créé autour de 10 p.C. Selon nous, la villa a dû être intégrée assez rapidement à ce complexe et, dans ce cas, les fours de Loron, situés à 400 m de là, auraient alors remplacé progressivement celui de Červar24.
Le complexe productif de Loron – la chaîne opératoire
Le premier à signaler l’existence d’un atelier a été Pietro Kandler25, qui pensait avoir trouvé une grande fabrique impériale de tuiles. Theodor Mommsen, en reprenant sa publication des timbres de Loron, considère qu’ils sont apposées sur des amphores26 et cette information a été reprise par A. Degrassi, à propos des affranchis et esclaves du domaine impérial connus par l’épigraphie lapidaire27 ; mais, apparemment, ce dernier ne prend pas en compte les observations de terrain effectuées par Gian Paolo Polesini28, A. Pogastchnig et Ranieri Mario Cossar29 sur la masse de tessons qui jonchaient la rive nord de la baia Lunga. Encouragé par Vesna Jurkić Girardi, un premier programme de fouilles franco-croates, intitulé “L’huile d’Istrie” et impliquant l’Université de Bordeaux 3 et les Musées de Pula et de Poreč se déroula de 1994 à 1999 et déboucha sur une publication, mais il ne portait que sur la frange littorale30. Après deux séries de sondages en 2000-2001, un nouveau programme “L’Istrie et la mer” réunit le Musée de Poreč et les universités de Bordeaux 3 (Ausonius) et de Padoue, rejointes en 2007 par l’École française de Rome, ce qui permit enfin entre 2003 et 2012 de retrouver les fours et l’organisation d’ensemble de l’atelier. Sa publication est imminente. Enfin, une dernière intervention a eu lieu en 2017 sous l’égide de l’École Française de Rome / Centre Camille Jullian – AMU et du Musée de Poreč31.
Les atouts du site
La raison de l’installation d’un atelier à Loron semble être la possibilité d’accueillir des navires dans un port en eaux profondes dans la baia Lunga, au cœur d’une zone propice à l’oléiculture (comme toute une bande de 20 à 30 km le long du littoral occidental de l’Istrie). Le deuxième atout est celui d’un approvisionnement aisé en bois de chauffage d’abord à proximité immédiate du site, mais aussi avec la possibilité d’être ravitaillé depuis l’Istrie intérieure par le fleuve voisin Mirna/Quieto. En revanche, on s’interroge encore aujourd’hui sur les deux autres facteurs indispensables à une production céramique massive : l’eau et l’argile.
Un plan original conçu dès le départ32 (fig. 3)
Conçu autour de 10 p.C., ce complexe est organisé en deux modules : celui de l’ouest, plus petit, a été identifié comme quartier servile tandis que celui de l’est constitue l’atelier proprement dit. Pour celui-ci, l’architecte a repris le modèle classique des villae istriennes ouvertes en U sur la mer, en y ajoutant deux originalités : un bâtiment de 90 m sur 20 m se développant en bordure de mer et une chaussée intérieure parallèle à celui-ci, large de 7,80 m, permettant à deux chariots de se croiser. Le but de l’organisation était d’intégrer de la manière la plus rationnelle possible les activités de production et d’exportation de l’huile, le cœur étant l’espace des grands fours, flanqués de vastes séchoirs33. On propose ainsi de reconstituer le schéma suivant : production d’huile du côté de l’espace 38, préparation de l’argile et tournage des amphores non localisés, séchage dans l’une des deux grandes aires des espaces 49 et 48, cuisson dans l’espace 45, stockage dans les espaces 49 ou 48 et 36 et 4034, expédition soit des amphores pleines vers Aquilée, Trieste et les ports de Vénétie et du delta du Pô, soit des amphores vides vers les villas voisines du nord Parentin (Busuja et Stancija Blek), réexpédiées ensuite avec leur précieux liquide à partir de Loron ou de Parentium35.
Les fours36
Les grands fours
L’espace 45 abritait 4 grands fours fonctionnant en batterie deux à deux. Trois d’entre eux ont été fouillés partiellement par l’équipe italienne dont nous résumons ici les travaux37. Celui qui a pu être le mieux étudié (four n° 2) présente une chambre de chauffe de 5 m x 4,70 m avec un praefurnium de 2,45 m x 1,60 m, formé d’une voute de briques, soit au total une construction de 7,45 m x 4,70 m. Il correspond au type II/b de Cuomo de Caprio = IIE de Le Ny – four rectangulaire à un alandier. La chaleur pénétrait au centre de la chambre de chauffe par cet alandier puis se répartissait par une série de petits canaux latéraux larges de 0,20 – 0,25 m entre 9 murets de briques d’environ 0,25 m de large, la fonction étant de supporter la sole, aujourd’hui disparue. À l’arrière, il comportait une porte permettant d’enfourner et de défourner les amphores depuis un couloir qui communique avec les espaces de séchages et stockages latéraux.
Dans l’angle sud-est de l’espace 45, deux autres fours plus petits se développent immédiatement au sud du four n° 1 : le four n° 5 présente une chambre de chauffe rectangulaire de 0,80 m x 1 m, ouverte à l’ouest et dont la petite taille fait penser à la fabrication de menus objets comme des bouchons d’amphores38. Entre ce four et le mur sud (US 3284), le four n° 6 rectangulaire de type II/b, comprenait une chambre de chauffe de 2,50 m x 2 m (dimensions intérieures) et s’ouvrait aussi vers l’ouest : la longueur estimée, y compris l’alandier, devait être de 4,10 m. Six murets ont été retrouvés ; les trois plus orientaux portent encore la sole.
Depuis la tenue de la présente Table Ronde, le quatrième grand four (four n° 4) a été fouillé par une équipe franco-croate, durant la campagne 2017, dans le cadre d’une étude paléo-environnementale. D’après le compte-rendu de cette fouille paru dans les MEFRA39, ce four diffère des autres grands fours, notamment par sa chambre de chauffe. Précédée d’un alandier de 2,50 m de long, celle-ci est constituée de deux canaux, formés de dix séries d’arcs en briques. Reposant sur ces arches, la sole, très largement conservée, est faite de l’assemblage d’épaisses briques, présentant sur la hauteur de deux des quatre tranches, en vis à vis, des encoches soit verticales, soit en forme de Y : leur installation dos à dos permet d’obtenir les carneaux par où passe la chaleur. Coincé entre l’alandier et le mur occidental de l’espace 45, se loge un petit four. Cette fouille exceptionnelle par l’état de conservation des vestiges fera l’objet d’une publication particulière40.
Selon toute vraisemblance, les quatre grands fours ont été installés dès le départ, vers 10 p.C.41 et les fours de l’angle sud-est sont venus dans un second temps. La date de leur abandon est difficile à préciser. Il semble que le four n° 3 ait fonctionné jusqu’à la fin du IIIe s. ou au tout début du IVe s. – datation confirmée pour les études de la dernière cuisson du four n° 442 – tandis que le four n° 1 aurait cessé son activité dès la fin du Ier s. ou début IIe s. p.C.
Les petits fours de l’espace 36 (n° 7-8-9)
Trois fours de petites dimensions ont été fouillés par l’équipe italienne43.
Le premier (n° 7), constitué d’une chambre de chauffe circulaire (de 1,40 m de diamètre – type I Cuomo di Caprio) a dû être utilisé pour la céramique jusqu’au début du IIe s. p.C. Les deux valves d’un moule pour fabriquer des lampes de type firmalampen ont été retrouvées dans son alandier.
Quasiment accolé au four n° 7, le four n° 8 de type II/b Cuomo di Caprio est de petites dimensions : la chambre de chauffe mesure 1,60 m x 1,40 m, l’alandier long de 0,80 m a une largeur égale au tunnel intérieur de 0,40m, les murets latéraux sont au nombre de trois paires, une quatrième est possible.
Du troisième four (n° 9), il ne reste pas grand-chose : il a été en effet détruit par l’installation d’une aire funéraire (tombe d’un adulte et sépulture infantile à enchythrismòs)[efn_noteZabeo 2007, 488-489.][/efn_note] dans le dernier quart du IIIe s. ou le début IVe s. p.C. La destination de ces deux derniers fours reste inconnue.
Le petit four de la salle 32 (four n° 10)
Fouillée par l’équipe française, la chambre de chauffe est étroite (1,40 m de largeur pour une longueur probable de 2,70 m) et est traversée par un tunnel, long de 0,70 m, laissant de chaque côté des murets latéraux qui semblent se limiter en fait à la taille d’un empilement de briques quadrangulaires ; elle repose sur un dallage soigné de larges briques de 30 cm x 40 cm (bipedales) dont 4 seulement ont été dégagées. En avant de la chambre, un alandier a été constitué de divers matériaux récupérés (briques quadrangulaires, quart-de-ronds, fragments de tuiles) mais il n’en reste que la partie inférieure de la paroi orientale. Ce four semble se rattacher au type II/b Cuomo di Caprio.
Son emplacement à l’extrémité orientale de l’espace 32 et sa destination posent question. La découverte à proximité d’un moule pour fabriquer des bouchons à amphores pourrait être un élément de réponse ; cependant les bouchons élaborés à partir de ce moule se rapportent, semble-t-il, à des productions de la première moitié du Ier s. p.C., voire même à celles exclusivement de Sisenna, alors que notre four est datable du IIe s. p.C.
Les amphores Dressel 6B de Loron et les autres productions
Une typochronologie bien établie44
Les amphores Dressel 6B produites à Loron sont datées principalement par le croisement des données épigraphiques et prosopographiques et le contexte des zones de diffusion, plus que par les données stratigraphiques de la fouille de l’atelier, où les amphores mises au jour étaient généralement en position de remblais. Notons que le timbrage est fréquent : 1 amphore sur 3 ou sur 4 (fig. 4). On arrive ainsi à une typochronologie relativement précise, tant que dure le timbrage, c’est-à-dire jusqu’à la fin du règne d’Hadrien en 138 p.C. (fig. 5).
Comme on le voit, le premier propriétaire de l’atelier est Sisenna Statilius Taurus, fils cadet de l’ami d’Auguste ; les amphores qu’il fait fabriquer ont un bord élevé, à peine convexe, les anses sont longues et massives et leur production s’étend de ca. 10 p.C. aux années 30 p.C. Puis, l’atelier appartient à l’énigmatique MESCAE, sans doute une femme45 ; les amphores changent de profil : les bords sont plus petits et très convexes. Ensuite, des personnages de haut rang acquièrent la propriété. Le premier signe CRISPIN, CRISPINILL, CRISPINIL ou CRISPINILLI, dans un petit cartouche rectangulaire bien spécifique, avant 50 p.C. puisque ses timbres sont présents sur le site du Magdalensberg46. Ils sont suivis par les estampilles d’AELI. CRIS, après 50 (absentes du Madgalensberg), et de Calvia Crispinilla, magistra libidinum Neronis, présente à la cour entre 62 et 68 p.C. Les timbres MESCAE et CRISPINILL/CRISPINIL/CRISPINILLI sont presque contemporains (entre 30 et 50) et il est également possible que l’un d’eux corresponde en fait à un propriétaire voisin (Busuja ou Stancija Blek) qui faisait fabriquer ses amphores à Loron47. Les amphores fabriquées présentent toutes un bord bien convexe. Après Calvia, apparaissent les signatures des empereurs, de Domitien à Hadrien. La date du passage à une propriété impériale peut être déterminée grâce au timbre IMP. AVG. GER(manici), ce titre de vainqueur des Germains remontant précisément à l’année 83, qui n’a plus guère été employé ensuite dans la titulature impériale48 ; cette signature apparaît sur des Dr 6B convexes mais aussi sur un nouveau profil, avec un bord évasé, en forme d’entonnoir. Par ailleurs, au cours des dernières campagnes de fouilles, un autre timbre de Domitien a été mis au jour : IMP (hedera) DOM (palma), trouvé en faible nombre mais uniquement sur des Dr 6B convexes ; il devrait donc avoir précédé IMP. AVG. GER, ce qui situerait la mort de Calvia Crispinilla entre l’avènement de Domitien en septembre 81 et sa victoire germanique de 83.
Le timbrage impérial se poursuit sur des Dr 6B au bord évasé et s’arrête après Hadrien. Mais la production continue et la forme des Dr 6B évolue dans le courant de la deuxième moitié du IIe s. pour aboutir à un nouveau profil. La nouvelle amphore dite “tardive” est plus petite, n’a pas de véritable col, les anses immédiatement sous le bord présentent un système de fixation bien spécifique en “patte-d’oie”49 ; le bord, enfin, est soit convexe, soit évasé. La fin de cette dernière phase de production anonyme est difficile à établir dans l’atelier pour plusieurs raisons : réutilisation de ces amphores dans des remblais ou pour installer un système de drainage, et fouille des fours encore incomplète. Sur les sites de consommation, en dehors d’Aquilée et de Trieste où elles ont été retrouvées dans des contextes datés de la seconde moitié du IIIe à la première moitié du IVe s.50, elles figurent rarement dans les publications car elles ne sont pas encore suffisamment connues.
Pour compléter cette typochronologie, il faut mentionner l’existence de trois petits fragments de bords évasés qui portent le timbre T.A.N, avec le N à l’envers surmonté d’une barre51 : il pourrait s’agir de tria nomina52. Le contexte de mise au jour à Loron ne permet pas d’avancer une datation53. Il semblerait que l’on puisse les rapprocher des exemplaires, mis au jour à Concordia mais dont les contextes ne sont malheureusement pas précisés. Cependant, il est signalé que les timbres sont apposés sur des Dr 6B probablement d’origine istrienne et dont le profil se rapporte à la 4e phase dans la classification de M.-B. Carre et S. Pesavento Mattioli54. Selon la typologie, ces timbres semblent postérieurs au timbrage impérial et pourraient témoigner d’une gestion indirecte de l’atelier, confié à un conductor, à l’instar de Fažana, dont M. Aurelius Iustus est visiblement le gestionnaire à la fin du IIe ou au début du IIIe s.55.
Les amphorettes Dr 6B
À partir des années 30 p.C., ces amphores Dr 6B de petites dimensions suivent l’évolution des grandes, mais elles sont produites en moins grande quantité ; nous n’avons pour l’instant aucune preuve de la nature de leur contenu, mais des tituli picti figurant sur d’autres amphorettes de forme très proche renvoient à des sauces de poisson56, et l’Istrie est connue comme une région productrice de garum (Cassiod., Var., 12.22.4). C’est donc l’hypothèse la plus probable pour cette production loronaise57. On remarque qu’aucune ne porte de timbre, contrairement aux amphorettes de Fasana58.
Les autres productions des fours
L’atelier de Loron était dédié aux amphores à huile, mais il a également produit en faible quantité des amphores vinaires Dr 2-4 et à fond plat59, des matériaux de construction (tuiles, briques, spicae, tubuli), des lampes, des céramiques communes (certaines avec applique dont on a retrouvé un moule), des bouchons d’amphores ainsi que des lests de filets de pêche60. Une telle variété a été constatée dans bien d’autres fours de ce type, comme à Fažana ou à Albinia61. En revanche, la grande originalité est la production de céramiques sigillées et aussi, sans doute, de parois fines, exigeant des fours de toute autre nature qui, jusqu’à présent, n’ont pas été retrouvés62.
Deux questions en suspens : l’eau et l’argile
L’approvisionnement en eau
Construit postérieurement à l’ensemble de l’atelier, dans l’angle nord-ouest de la cour, le grand bassin flanqué d’un petit bassin fontaine appelle deux remarques : d’une part, sa construction condamne pratiquement l’escalier US 3272 et, d’autre part, aucune trace d’adduction au nord n’a été repérée pour son alimentation. La question reste donc ouverte.
L’approvisionnement en argile
C’était l’un des enjeux majeurs du programme De l’Adriatique au Danube : les amphores de l’Istrie entre archéométrie et histoire économique (Ier-IIIe s. ap. J.-C.), pour lequel nous renvoyons aux études archéométriques qui suivent.
La diffusion : Italie du Nord et provinces alpo-danubiennes (fig. 6)
Dans son ensemble, la diffusion des amphores de Loron correspond à celles des autres Dr 6B, qu’elles soient istriennes ou italiennes. On peut toutefois apporter certaines nuances par rapport aux amphores produites de l’autre côté de l’Adriatique. Tout d’abord, ces dernières disparaissent rapidement après 50 p.C. alors que les istriennes continuent à prospérer. Parmi celles-ci, celles de Fažana sont nettement plus présentes en Émilie-Romagne, ce qui peut s’expliquer en partie par la position géographique plus méridionale des ports de Fažana et de Pula. De toute manière, Fažana domine le marché pendant toute l’époque julio-claudienne, mais à partir des Flaviens, la prééminence revient nettement à Loron. La carte proposée ici est seulement celle des amphores timbrées. Or, la commercialisation de l’huile istrienne se poursuit au-delà d’Hadrien, comme en témoignent les deux timbres de M. Aurelius Iustus sur Dr 6B découverts à Altinum63, ceux de T.A.N mis au jour à Concordia64 et surtout les données tardives de Canale Anfora à Aquilée65 ; on peut ajouter vraisemblablement Ad Pirum66, sur le territoire d’Aquilée, et peut-être Ilok en Pannonie67.
L’importance d’une caractérisation physico-chimique des Dr 6B
Nous conclurons cette présentation archéologique des ateliers des deux cités septentrionales de l’Istrie en insistant sur le fait que les progrès passent désormais par les travaux archéométriques.
Le premier atout d’une carte d’identité est de pouvoir déterminer ou de confirmer les régions d’origine des amphores timbrées dont les fours n’ont pas été retrouvés. Certains timbres encore en déshérence devraient être attribués avec quasi-certitude, à l’Istrie ou à la Vénétie68.
Le deuxième enjeu sera, pour toute amphore Dr 6B non timbrée, de connaître sa région d’origine, ce qui permettra peut-être d’affiner, voire de corriger, mais surtout d’élargir la première vision donnée par les seules amphores timbrées et peut-être de résoudre la question d’un groupe centro-danubien de Dr 6B qui ne seraient pas adriatiques (fig. 6 – cercles grisés). Enfin, les analyses archéométriques pourront donner des éclairages sur l’origine des argiles utilisées, sur leur élaboration pour obtenir une pâte de qualité et apporter des éléments de réflexion sur l’évolution des techniques.
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Notes •••
- Carre 1985 ; Pesavento & Carre 2003.
- Découvert fortuitement par Gnirs en 1908, sous la ville actuelle (Gnirs 1910), il n’a pu être observé qu’à la suite de travaux édilitaires d’abord limités en 1990-1991 (Bezeczky & Pavletić 1996) puis d’une grande ampleur en 2007-2009, lors de fouilles préventives dont les résultats sont décrits dans le présent volume.
- Cependant, une dizaine de sites slovènes ont livré des traces d’activités céramiques diverses : Žerjal 2011, 139-140.
- Cité par Benussi 1928, 238 : “due fornaci da laterizi” ; repris par Matijašić 1998, 260. Narcisa Bolsec Ferri, ancienne directrice du musée d’Umag, nous a confirmé avoir vu elle-même dans sa jeunesse une très forte concentration de fragments de céramique à cet endroit.
- Ces tuiles, à faible rayon de diffusion, n’ont pas été exportées hors d’Istrie, alors qu’une majorité de laterizi est importée dans la péninsule à partir des plaines vénète et padane : Zaccaria & Župančič 1993 ; Tassaux 2001, 512-517 ; Carre & Tassaux 2011, 54-56. Voir Ventura & Degrassi 2018, en particulier fig. 14, p. 455 et p. 456.
- Trois amphores Dr 6B trouvées sur le Magdalensberg : Maier-Maidl1992, 76 et un timbre, disparu, signalé par Gregorutti 1886, 222 à Loron.
- SuppIt Tergeste, 12, dans le mur d’enceinte du cimetière, cf. le commentaire de Zaccaria 1992, 253-254. Vu la proximité de cette attestation avec le site d’Antenal, il est possible que ce dernier corresponde à l’atelier de Titacia.
- Timbres sur tuiles : Zaccaria & Zupančič 1993, n° 3, p. 139 et 165 ; sur amphores : répertoire des timbres sur Dr 6B dans le website Adriaticum Mare, [En ligne], URL : http://adriaticummare.org/fr/outils-de-la-recherche/timbres-damphores-dr-6b/timbres-imperiaux
- Mazzocchin 2013, 206, à Padoue et à Vicence.
- Zaccaria & Zupančič 1993, 147, n° 55 ; iid., 169.
- Cipriano & Ferrarini 2001, 192, n° 101.
- Tassaux 1984, 206-207 ; Zaccaria 1989, 482 ; Tassaux 2001, 516.
- Tassaux 1984, 213. Tassaux 2001, 516.
- Que l’on se gardera de confondre avec le petit timbre Crispin(illus) de Loron.
- Žerjal 2008, 464-466.Sur la diffusion de leurs timbres sur tuiles : Zaccaria & Zupančič 1993, 167-168.
- Tassaux 1990, 107-110 ; Tassaux 2001, 515.
- Zaccaria 2012.
- A Virunum : Zabehlicky-Scheffenegger 1997, 190 ; voir la diffusion des timbres dans le répertoire d’Adriaticum Mare, [En ligne], URL : http://adriaticummare.org/fr/outils-de-la-recherche/timbres-damphores-dr-6b/timbres-imperiaux
- Gregorutti 1886, 232, n° 78.
- InscrIt, X, 3, 50 ; SuppIt. Tergeste, 13. En se fondant sur la typologie du timbre, Buonopane & Pesavento Mattioli 2007, 301 penchent pour une production de Fasana ; cependant la documentation épigraphique de Novigrad et d’Umag nous semblent des arguments suffisants pour localiser l’atelier impérial au nord de la Mirna.
- Elle est l’objet d’une fouille depuis 2012, voir les compte-rendus de chaque campagne dans la Chronique des activités archéologiques de l’École française de Rome, Balkans [En ligne], URL :
https://journals.openedition.org/cefr/1009 et suivant. - Le fond de cette salle n’ayant pas été reconnu, la longueur est au minimum de 6 m, la largeur est assurée (6 m). Les dimensions indiquées pour l’ensemble de ce grand four ont été calculées à partir du plan donné dans le catalogue d’exposition Džin & Girardi Jurkić 2005, 7.
- V. Jurkić Girardi avait pensé d’abord à un four de verrier, au vu des éléments vitrifiés trouvés dans ce secteur (Jurkić Girardi 1978-1979, 435), mais elle s’est ralliée ensuite à la fabrication de céramiques, compte tenu de la typologie du four (II/d Cuomo di Caprio, 429-435). La datation de l’arasement du four à la fin du Ier s. p.C. (Džin & Girardi Jurkić 2005, 6-9) manque, semble-t-il, d’arguments probants.
- Contra Marchiori 2013, 201-203, estimant que l’histoire de Červar Porat est restée totalement indépendante du complexe de Loron.
- Kandler 1849 ; Matijašić 2001, 19-20.
- Mommsen 1872-1877.
- Degrassi 1934, 71.
- Lettre inédite publiée par Gaetano Benčić in Carre et al. 2011, 21.
- Matijašić 2001, 21-22.
- Tassaux et al. 2001 (= Loron I).
- Rousse et al. 2018, 1-15.
- En attendant la publication détaillée des recherches dans Loron II, nous renvoyons aux compte-rendus annuels publiés dans Histria Antiqua et les QdAV à partir de 2004 et des MEFRA à partir de 2008 ; cf. aussi Marchiori & D’Inca 2011 et 2014, Rousse 2011 et les catalogues d’exposition Tassaux 2010 et Čaušević Bully & Tassaux, éd. 2015.
- Disposition similaire à Albinia : Vitali 2007, 26.
- Rousse 2011, 76-77.
- Cf. le schéma du trafic maritime et du système portuaire de Loron dans Carre et al. 2011, fig. 31, p. 59.
- Dans un souci de simplification, nous avons désigné chaque four par un numéro allant de 1 à 10.
- Marchiori & D’Inca 2011, 87-88.
- À l’exemple du petit four (n°7) fouillé à Pinheiro (Portugal) par Mayet & Tavares da Silva 1998, 40-42.
- Rousse et al. 2018, 1-15. Ce four avait été nommé au moment de sa découverte “fornace ξ”, mais lors de la fouille de 2017, il a été appelé FR ξ – 8000.
- Rousse et al. à paraître (= Loron III).
- La date de la construction est largement confirmée par un mobilier abondant et cohérent. Il est possible qu’une production antérieure à 10 p.C. ait existé à Loron, comme en témoignent les timbres de Sisenna sur amphores et sur sigillées, trouvés dans les couches de fondation.
- Rousse et al. 2018, 14.
- Marchiori & D’Inca 2011, 86-87.
- Depuis la publication Loron I, la description des formes estampillées, de Sisenna à Hadrien, n’a pas changé et nous renvoyons donc à l’étude précise de Marion & Starac 2001, 98-118. En revanche, pour la production post-hadrienne, des informations supplémentaires, issues des sites de consommation, permettent d’affiner la typochronologie et sont prises en compte ici.
- Que D. Manacorda a proposé d’identifier à Mes(salinae uxoris) Caes(aris) – Manacorda 2010. Nous ne suivons plus aujourd’hui cette hypothèse.
- Sur la chronologie de la ville du Magdalensberg et son abandon au milieu du Ier s. p.C., voir notamment Schindler-Kaudelka 2009 et Schindler-Kaudelka 2012, 185-187.
- Le timbre MESCAE a été retrouvé dans la villa de Stancija Blek (Benčić et al. 2005, 69, fig. 11.1. p. 70). Une amphore de même profil, non estampillée, a été relevée au pied de l’embarcadère de Busuja (Carre et al. 2011, 200, fig. 8 et 9.2). Parmi les timbres sur Dr 6B trouvés sur le site de Loron, il y a celui de THAL, mis au jour seulement en 8 exemplaires : aussi ne l’avons-nous pas considéré, pour l’instant, comme un des propriétaires de l’atelier.
- Kienast 1996, 115.
- Maggi & Marion 2011, 176 et fig. 2 p. 177.
- Gomezel 1991, 380, n. 71 et p. 381, AI 8, tav. 58 ; Degrassi, Maggi & Mian 2009, 259-260 ; Degrassi & Maggi 2011. Voir aussi la synthèse de Auriemma, Degrassi & Quiri 2012 ; Maggi et al. 2017.
- Dans Loron I, 113, nous avions interprété ce N comme un P et, par le dessin, on pouvait penser à PAN entièrement ligaturé. Sa relecture permet aujourd’hui de le rapprocher des deux autres timbres trouvés ultérieurement, malgré leur mauvais état de conservation, et de lire un N à l’envers.
- Une autre lecture de ce timbre est possible et est développée dans Marion & Tassaux (à paraître).
- Les tessons, trop fragmentaires, empêchent de conclure sur le type des Dr 6B en question : le petit fragment de bord évasé exclut la phase initiale de production privée.
- Belotti 2004, n° 14, p. 26, n° 32, p. 40 et n° 56, p. 86. Carre & Pesavento Mattioli 2003.
- Bezeczky 1998, fig. 6.4, p. 7 et p. 8-9 ; Tassaux 1998, 93-96.
- Carre et al., 2009, 221-234 : à leur inventaire, on peut ajouter les amphorettes, de forme similaire, trouvées dans une villa au bord du lac Balaton, près de Veszprém, dont 9 portent des tituli picti : Balácai Közlemények 1992, 21-23, fig. 23.3-5 et 7 p.149, fig. 24 p. 150, fig. 25.1-2 p. 151 et fig. 26 p. 152 ; travail repris dans Palagy 2007, 284-288.
- Sur une production nord-adriatique des amphorettes dédiées au garum, cf. aussi Auriemma 2000, 34-37, Auriemma & Pesavento Mattioli 2009 ; sur les amphorettes de Loron, Marion 2009a. Sur la fabrication du garum en Istrie, Buonopane 2009, 31-32.
- Voir Paić & Bulić 2008, 17-28.
- Marion 2009b.
- Cette diversité avait déjà été signalée dans Loron I.
- Voir notamment, pour Fažana, Bezeczky 1998, 11 ; pour Albinia, Vitali 2007, 58-64 (deux types d’amphores vinaires contemporaines) et 81-96 (céramiques communes diverses, mortiers, lampes, tommettes, tuiles et briques …).
- Maggi 2001, Maggi & Marion 2007 et 2011 ; voir aussi les contributions de Paola Maggi dans les catalogues d’exposition : Tassaux 2008, 28-29 et Čaušević-Bully & Tassaux 2015, 80.
- Maritan 2016, fig. 1, p. 133-134.
- Belotti 2004, n° 14, p. 26, n° 56, p. 86 et probablement n° 32, p. 40.
- Stefania Pesavento Mattioli écrit dans Maggi et al. 2017, 261 : “Va sottolineato che il contesto di Canale Anfora è uno dei primi in cui le Dressel 6B tarde sono così numerose, a testimoniare una forse inaspettata continuità della commercializzazione dell’olio istriano”.
- Observation de mobilier issu du site, conservé dans les réserves du musée national de Ljubljana.
- Photo de fouille présentée lors d’une communication sur Ilok.
- Cf. Les études archéométriques dans le présent volume.