La fête attique des Halôa était célébrée à Éleusis en l’honneur des deux déesses, Déméter et Coré, et de Dionysos, peut-être aussi Poséidon et quelques autres dieux, par des femmes citoyennes qui partageaient un repas copieusement arrosé, de manière officielle, mais dans un local fermé, le 26 du mois de Posidéon (décembre-janvier), au moment où s’achevait la taille des vignes.
Cette brève définition repose, comme tout ce que nous pouvons savoir des cultes de l’Antiquité, sur une documentation limitée et de nombreuses hypothèses. Notre information principale se fonde sur une scholie (un commentaire marginal) à un texte de Lucien (Dialogue des courtisanes 7, 4) attribuée à un évêque byzantin du Xe siècle de notre ère, mais reposant certainement sur des sources antiques. Elle est complétée par des informations disparates que nous tirons d’inscriptions sur pierres, d’un plaidoyer de Démosthène (Contre Néaira 116), de notices lexicographiques, de fragments divers et des lettres fictives d’Alciphron (IIe-IIIe s. p.C.). Elle s’enrichit enfin de rapprochements, toujours plus ou moins hasardeux, avec des sources littéraires ou iconographiques.
Que nous dit la scholie ?
Elle situe les Halôa dans le calendrier agricole, à l’occasion de la taille des vignes et de la dégustation d’un vin « d’emblée réservé ». De fait, on amassait pour l’occasion quantité de bois de sarments, qui laissent penser à un grand feu (nous sommes en hiver !) et/ou à une fête nocturne. Le nom de la fête, qui comprendrait des « mystères de Déméter », pourrait se rapporter à une aire de battage des céréales (donc à Déméter, qui protège les moissons ?), mais aussi à la viticulture (donc à Dionysos, dieu du vin ?) : voilà déjà, semble-t-il, nos deux principales divinités destinataires, Déméter et Dionysos, réunies !
Elle insiste sur l’usage de simulacres de phallus, symboles de la fécondité humaine, à la fois « exposés » et déposés sous forme de galettes sur des tables, aux côtés de gâteaux imitant le sexe féminin. Elle appuie cet usage sur un mythe : Dionysos aurait pour la première fois révélé le vin à un paysan de l’Attique, Ikarios. Celui-ci partagea la boisson avec des bergers qui, affolés par les effets du breuvage, le tuèrent. Dionysos punit les meurtriers en les affligeant de satyriasis, dont ils ne furent guéris, sur la foi d’un oracle, que par la consécration de phallus de terre cuite en l’honneur du Dieu.
Elle associe ces simulacres – évidemment jugés indécents par un évêque byzantin ! – à un rite comportant des plaisanteries obscènes entre femmes et des secrets honteux murmurés par les prêtresses aux oreilles des participantes. Ce point de vue très misogyne doit sûrement être nuancé. Les secrets révélés participaient de « mystères » et les femmes faisant bombance à l’écart des hommes pouvaient certes s’amuser entre elles : un vase à figures rouges, qu’on a voulu mettre en rapport avec la fête, montre une femme dansant autour d’un énorme phallus, en levant haut le pied jusqu’à toucher l’aine d’une autre femme nue embrassant le phallus. Une autre image montre une femme souriante penchée pour arroser avec soin une « plantation » de phallus. Mais selon Démosthène, lorsqu’un hiérophante – la prêtrise la plus éminente d’Éleusis – prétendit sacrifier ès qualités à l’occasion des Halôa, alors que cette fête excluait les sacrifices et qu’en outre seule une prêtresse pouvait sacrifier à l’endroit choisi dans le sanctuaire, cet hiérophante fut condamné à mort pour sacrilège. Tant, au fond, la circonstance était grave ! Des inscriptions mentionnent une « compétition ancestrale » que l’on croit pouvoir rattacher à un passage de l’Hymne homérique à Déméter (v. 265-268) : la déesse y instaure une « guerre et une horrible lutte » entre les « enfants d’Éleusis ».
Elle souligne enfin le caractère officiel de cette fête. Ce sont les magistrats gouverneurs de la cité, les « archontes », qui procurent aux femmes les nourritures et tout le nécessaire de la fête. Parallèlement pourtant, à l’extérieur de la salle où se réunissent les femmes, ces mêmes archontes « montrent à tous les visiteurs étrangers les nourritures civilisées ». Les tables dressées en plein air pour cette exhibition comportent les galettes en forme d’organes génitaux dont nous parlions plus haut. Néanmoins, par ces « nourritures civilisées » il faut sans doute entendre le pain, don de Déméter, et le vin, don de Dionysos : elles ne sont civilisées que par la transformation et le dosage – on mêlait toujours le vin avec de l’eau – qui leur ôtent toute dangerosité. Aux femmes d’en supporter, à l’écart dans une salle fermée, les effluves les plus puissants et l’éventuelle toxicité ! Les Athéniens, maîtres d’Éleusis et de ses mystères, selon le mythe premiers bénéficiaires du don des céréales et, avec Ikarios, du don du vin, pensaient être à l’origine de la diffusion de la civilisation. Ils s’en prévalaient orgueilleusement devant leurs alliés étrangers à l’occasion de leurs fêtes les plus prestigieuses, par exemple les concours tragiques. Dès lors, même les galettes en forme d’organes génitaux des Halôa participaient de cette auto-glorification, que l’on pourra lire aussi dans le Panégyrique d’Athènes composé par l’orateur Isocrate.
Bibliographie
- Dillon, M. (2017): « Women’s ritual competence and domestic dough : celebrating the Thesmophoria, Haloa, and Dionysian rites in Ancient Attica », in : Dillon, M., Eidinow, E. et Maurizio, L. éd. : Women’s ritual competence in the Greco-Roman Mediterranean, Londres-New York, 165-181.
- Parker, R. C. T., éd. (1979): « Dionysus at the Haloa », Hermes ,107/2.
- Patera, I. et Zografou, A. éd. (2001) : « Femmes à la fête des Halôa : le secret de l’imaginaire », Clio, 14.
- Winkler, J. G. (2005) : Désirs et contrainte en Grèce ancienne (trad. fr. S. Boehringer, S. et Picard, N.), Paris.