Quelques chiffres suffisent à montrer que les jeux du cirque, les ludi circenses en latin, étaient le divertissement préféré des Romains. Si l’on se place à Rome même à l’apogée de l’Empire, on voit que pas moins d’une cinquantaine de jours leur étaient consacrés, et que l’édifice de spectacle où ils étaient donnés, le Grand Cirque, le Circus Maximus, avait une capacité de 150 000 places – remarquons simplement qu’aucun stade de football actuel ne peut accueillir autant de spectateurs – et en France le rêve longtemps caressé d’un stade de 100 000 places a désormais fait long feu : la capacité du Stade de France n’est que de 80 000 spectateurs, et cette situation est partagée par la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Sud.
Encore faudrait-il insister sur le fait que beaucoup de Romains ne pouvaient entrer dans le Grand Cirque les jours de jeux : les auteurs anciens n’hésitent pas à écrire que « Rome tout entière était au Cirque », dressant par là le tableau d’une ville semblable à celle du film d’Ettore Scola, « Une journée particulière » au temps de Mussolini, mais l’Urbs avait déjà autour d’un million d’habitants. On faisait même la queue toute la nuit pour occuper les places gratuites, à tel point que Caligula, dont le palais surplombait la vallée du cirque, la vallée Murcia, finit un jour par user d’une grande violence pour disperser ces Romains trop bruyants à son goût : en effet ils allaient jusqu’à l’empêcher de dormir, lui et surtout son cheval préféré.
Si nous avons été amené à faire déjà une comparaison avec les stades de football, ce n’est pas par hasard et c’est d’abord l’occasion de rappeler que les « jeux du cirque », les ludi circenses, étaient des spectacles sportifs, et n’avaient rien à voir, contrairement à ce que l’on s’obstine encore à écrire, avec les combats de gladiateurs, les chasses ou les exécutions capitales qui avaient lieu, sous l’Empire en tout cas, dans un amphithéâtre comme le Colisée ou en Gaule les « arènes » de Nîmes ou d’Arles : le lexique est révélateur puisque les spectacles gladiatoriens portaient le nom de munera et non pas celui de ludi. Le fait que sous la République, à une époque où les amphithéâtres n’existaient pas, les chasses, les venationes, se déroulaient dans le Circus Maximus, a pu favoriser cette confusion.
Les jeux du cirque étaient donc des spectacles sportifs et bien sûr les courses de chars formaient le cœur du programme : l’expression doit renvoyer les cinéphiles à Ben Hur et non pas à Gladiator… Mais on ne doit pas oublier qu’il y avait d’autres compétitions hippiques, comme des épreuves de cavaliers-voltigeurs, de desultores qui sautaient d’un cheval sur l’autre et de cursores qui sautaient à terre pour disputer à pied une partie de l’épreuve: curieusement, les Romains ne connaissaient pas la course de jockeys qui semble aujourd’hui la plus simple et la plus banale. Par ailleurs, c’est aussi au cours de ces mêmes ludi que des épreuves athlétiques pouvaient être vues dans le cirque, et les trois sports les plus appréciés du public romain étaient le pugilat, la lutte et la course : des auteurs comme Térence ou Horace soulignent bien la passion romaine pour la boxe (pugilatus). Là où les Grecs avaient deux édifices à leur disposition, l’hippodrome pour les courses de chevaux et le stade pour les athlètes, les Romains n’utilisaient que le cirque jusqu’à ce que des épreuves à la grecque (agônes) soient introduites à Rome, et un stade élevé à cet effet : le stade de Domitien correspond à la place Navone qui en a épousé la forme allongée.
Quant aux courses de chars, s’il existait aussi des chars attelés à deux chevaux, des biges, ou attelés à trois chevaux, des triges que les étrusques avaient fait connaître aux Romains, rien n’égalait les courses de quadriges qualifiées de maxima spectacula. Et là la comparaison avec le sport contemporain, déjà envisagée plus haut, avec le football en particulier, s’impose absolument : Rome n’ignorait rien en effet du sport-business. Sans revenir sur la capacité incroyable du Grand Cirque, on peut rappeler que le football a été considéré comme étant la seule passion planétaire de notre époque : or, comment qualifier autrement les jeux du cirque qui déclenchaient les passions déchaînées du public dans tout l’Empire romain, dans toutes les classes de la société, dans toutes les classes d’âge ?
Parmi les nombreux auteurs latins que l’on pourrait citer ici, on se contentera de retenir ce passage d’Ammien Marcellin (28, 4, 29-31) :
« Leur temple, leur séjour, leur assemblée, le dernier terme de leurs désirs, c’est le Grand Cirque… Quand le jour tant souhaité des jeux équestres commence à blanchir, tous en grand désordre se précipitent avant que la lumière solaire ait pris tout son éclat, au point de surpasser en rapidité les chars mêmes qui doivent disputer la course : sur l’issue de celle-ci, leurs vœux passionnés divergent et ils sont très nombreux à passer dans l’angoisse des nuits sans sommeil… Dans le nombre, ceux auxquels la vie n’a plus rien à offrir, auxquels l’autorité de l’âge donne le premier rang, s’exclament souvent, invoquant leurs cheveux blancs et leurs rides, que l’état ne peut subsister, si dans la prochaine course le cocher à qui vont les préférences de chacun ne s’élance pas le premier hors des remises, et si avec ses chevaux de funeste augure, il ne contourne pas la borne d’assez près ».
Le système des courses romaines nous plonge encore plus dans ce sport-business puisqu’il était fondé sur la présence de quatre factions, de quatre couleurs, les Rouges, les Verts, les Bleus et les Blancs qui évoquent irrésistiblement nos grands clubs professionnels de football. Chacune de ces factions avait un personnel considérable, depuis les cochers vedettes jusqu’au plus modeste artisan, un budget colossal, des groupes de supporters fanatisés, et des produits dérivés comme des lampes de terre cuite ou des couteaux pliants en os décorés de l’image et du nom des stars de la couleur. Et cette célébrité des cochers vedettes, leurs gains qui scandalisaient les bonnes âmes, n’avaient rien à envier à ceux de nos footballeurs : le fait que ces conducteurs de quadriges (agitatores) aient été l’objet de transferts d’une couleur à l’autre renforcerait encore cette idée d’un sport-business romain si besoin était.
On n’oubliera certes pas que ces jeux, que ces ludi circenses étaient des cérémonies religieuses. Les jeux publics scandaient en tant que grands rituels d’état l’année romaine, et par exemple les plus importants d’entre eux, les Ludi Magni ou Ludi Romani, qui se déroulaient au milieu de septembre, étaient dédiés à Jupiter capitolin. Cette dimension religieuse était aussi soulignée par les sacrifices et surtout la procession, la pompa circensis, qui précédait les courses, et au cours de laquelle on pouvait voir les images de divinités transportées jusqu’au cirque même. Mais progressivement, les aspects religieux s’étaient effacés pour laisser place à la seule excitation sportive, à la seule passion du public pour les chevaux et les cochers : c’est le furor circensis, bien analysé par S. Forichon, qui prédominait dans les cœurs et les corps des spectateurs. Mais après tout en est-il autrement pour nous, lors des fêtes de Noël ?