Les individus non concernés médicalisent fortement le handicap et le considèrent comme un obstacle à une mobilité normée. L’accessibilité physique est perçue comme étant le premier – parfois le seul – facteur permettant de faciliter l’inclusion des étudiants en situation de handicap. Or, considérer que la praticabilité de la structure est suffisante pour inclure les étudiants malades c’est omettre non seulement la plupart des conséquences que peuvent induire des troubles sur la santé physique mais aussi les incidences sociales et psychiques de la maladie. Revendiquer son handicap permet d’accéder plus facilement à ses droits tout en s’exposant aux potentielles discriminations, elles-mêmes liées aux représentations collectives. Les étudiants atteints de maladie rare vont alors « jouer » avec la visibilité de leur handicap, jusqu’à parfois le dissimuler et se mettre en danger. L’analyse de ce dilemme entre la conformité et le fait de donner de la visibilité ou non à l’altérité fait l’objet de ce chapitre.
La maladie rare à l’épreuve des représentations du handicap
Le premier constat qu’il est possible de faire concernant les représentations et le regard sur la maladie est qu’ils dépendent de la maturité des pairs. Au lycée, les élèves se moquent de la maladie, en pointant la différence (par rapport à la norme) et par manque de connaissance, comme ils le font pour d’autres altérités.
Rosa, atteinte d’une maladie rare congénitale chronique et polyhandicapante, a eu l’occasion de passer d’un milieu spécialisé [type Institut Médico-Educatif (IME)] au milieu scolaire ordinaire. Elle a pu constater que le regard des autres variait considérablement. Elle raconte : « Quand je suis arrivée dans les écoles normales, à chaque fois les élèves étaient toujours intrigués, ils venaient toujours me poser beaucoup de questions, parfois un peu nocives quand on arrive au collège. »
En milieu ordinaire, le handicap est une différence plus marquée que dans le milieu spécialisé, les élèves sont donc davantage curieux. Leurs questions indiscrètes peuvent être, d’après ce verbatim, mal vécues par les adolescents malades. Dans l’enseignement supérieur, il est fait le constat d’un gain de maturité chez les pairs et d’une atténuation des remarques dérangeantes ainsi que des questions indiscrètes. Toujours aussi curieux, mais moins intrusifs, les autres étudiants vont avoir tendance à ne pas interroger directement le jeune sur ses problèmes de santé, mais plutôt à évoquer la maladie avec les amis proches de l’étudiant concerné.
La partie de l’enquête portant sur l’analyse des représentations collectives m’a permis de constater que l’image du handicap est principalement associée à celle de la difficulté. Les autres étudiants vont donc avoir tendance à être aidant et soutenant avec leur camarade malade, au début de l’année. Cette compassion serait due à une croyance selon laquelle la personne en situation de handicap serait constamment dépendante d’une aide extérieure et jamais autonome. Ce sentiment laisse place, au fil de l’année universitaire, à de l’indifférence.
« Je pense qu’au début, c’est de la pitié et de la gentillesse et qu’après ils se rendent compte que je n’en ai pas besoin parce que je ne suis pas assistée non plus », déclare Rosa en parlant du soutien de ses camarades étudiants qui lui paraît souvent hypocrite lorsqu’il vient de personnes qu’elle ne connaît pas.
Avec le temps, le handicap visible initialement perçu comme exotique et intéressant finit par se faire oublier. L’altérité est gommée. Et c’est à partir de cet instant que les aménagements dont bénéficient les jeunes malades peuvent être mal perçus par les autres. Dès lors que le handicap est invisibilisé, la compensation peut être vue comme un privilège.
Alexandra, étudiante dans une école paramédicale privée, a regretté d’être identifiée, via une liste publique, comme bénéficiant d’un tiers-temps. Cette transparence de son aménagement lui a valu des remarques désobligeantes de la part des autres étudiants qui ont demandé des justifications pour ces « traitements de faveurs ».
Pour éviter ce type de situation, les jeunes adultes malades préfèrent ne pas évoquer les adaptations dont ils bénéficient. L’aménagement devient une information tenue secrète pour éviter le jugement.
En parlant de l’évocation de ses aménagements avec ses amis, à l’université, Alicia, 30 ans, atteinte d’une maladie rare, explique : « Je ne rentrais pas dans les détails, parce que j’avais toujours eu peur d’être dans la plainte. […] j’avais toujours l’impression d’être dans une relation pas égale. »
Les dispositifs de compensations sont ambivalents puisqu’ils protègent autant qu’ils sont potentiellement stigmatisants1. Ainsi, pour les étudiants à besoins particuliers, vaut-il mieux taire les aménagements auprès de ses pairs afin de ne pas troubler l’égalité des relations entre étudiants d’une même promotion. Certains jeunes que j’ai rencontrés vont jusqu’à camoufler le handicap :
C’est le cas de Léo, lycéen atteint d’une maladie rare chronique invisible, qui explique que « ça se voit pas trop, j’essaie de le cacher », en parlant de sa pathologie respiratoire et des traitements associés.
Pour éviter les moqueries et les regards insistants sur leurs altérités physiques, les jeunes malades vont taire leur maladie et, si possible, dissimuler leur stigmate. Toutefois, lorsque le handicap n’est pas visible, il est plus difficilement compris.
Marie vivant avec un handicap invisible, explique avoir besoin de comparer sa situation avec des handicaps physiques visibles pour faire comprendre son ressenti suite à la suppression de ses anciens aménagements.
Charlie, atteinte d’une maladie rare chronique diagnostiquée tardivement, indique que sa pathologie n’entrait pas « dans les cases » lorsqu’elle a évoqué ses soucis de santé auprès du service dédié de son établissement universitaire et que, malgré sa reconnaissance de personne en situation de handicap (RQTH), aucun aménagement ne lui a été octroyé.
De son côté, Delphine, étudiante de 23 ans, en rémission d’un cancer mais présentant encore des effets chroniques lourds, estime que l’absence de cette même RQTH l’a empêchée d’avoir les aménagements qu’elle avait demandés.
L’acceptation de son handicap au prisme des normes sociales
Le regard sur soi et l’acceptation de ses besoins conditionnent les décisions prises sur le recours aux aides ou encore sur l’avenir du lycéen malade. Comme vu dans le Chapitre 4 #, le choix de l’orientation reste soumis principalement aux contraintes administratives, institutionnelles et organisationnelles, alors qu’il devrait être réalisé en fonction du jeune et de ses besoins. Mais parfois le lycéen ou l’étudiant ne parvient pas à les identifier.
Nous l’évoquerons plus en détail dans le Chapitre 6 #, mais lorsqu’il a été proposé un accompagnement spécifique à Édouard (en rémission d’un cancer), ce jeune étudiant en BTS l’a refusé dans un premier temps. La médiatrice de notre équipe du projet de recherche EMELCARA a pu avoir un temps d’échange avec Édouard. À l’issue de l’entretien, il reconnait qu’il a des difficultés qui nécessitent des compensations.
Une assistante sociale, avec laquelle je me suis entretenu, travaille avec des adolescents et jeunes adultes atteints de cancer. Elle a avancé une théorie sur le manque de sollicitation de soutien : « Je pense que ces jeunes qui vivent avec leur maladie depuis très longtemps… ils ont acquis pas mal de ressources au niveau éducation thérapeutique et en fait, c’est pas qu’ils sont dans le déni, mais ils sont tellement dans le vivre avec, qu’en fait, ils ne se sentent plus malades. Ils veulent vite retrouver une normalisation de leur vie. Ils ne voient pas directement l’intérêt de solliciter quelqu’un puisqu’ils ont appris à se débrouiller seuls depuis longtemps. »
Dans une volonté d’être le plus « normal » possible, les jeunes malades mettent sous silence leurs difficultés. Les jeunes adultes ont souvent peur que l’accompagnement proposé (par l’institution elle-même ou par un intervenant extérieur) soit stigmatisante, comme peut l’être tout dispositif mis en place spécifiquement pour un étudiant (voir plus haut).
Ne pas se considérer comme étant en situation de handicap alors que l’on présente une altérité handicapante est une problématique très ancrée dans la culture française, davantage que dans la plupart des autres pays2. Beaucoup de jeunes adultes préfèrent minimiser leurs conditions de santé afin de ne pas altérer l’image qu’ils renvoient aux autres. La façon dont ils se sentent perçus, au regard de leur maladie, va influencer leurs comportements et leurs choix en rapport avec la scolarité. Il peut y avoir une impression de déranger, chez le jeune en situation de handicap, lorsqu’il demande des aménagements :
« On arrive, on est déjà fiché comme la fille trop bizarre qui va casser les pieds de tout le monde. Donc finalement, je me suis… je me suis dit que j’allais pas le faire », explique Claire, étudiante de 22 ans, atteinte d’une maladie rare chronique, lorsqu’elle aborde sa demande d’aménagement, en licence, à laquelle elle a finalement renoncé par appréhension de la réaction des interlocuteurs universitaires.
L’image que renvoie l’étudiant à besoins particuliers serait celle d’une personne constamment et excessivement dans la demande. La peur de renvoyer cette image empêche donc les jeunes malades de faire valoir leurs droits. Ils appréhendent la réaction des enseignants, ils craignent d’être perçus négativement.
Selon les étudiants interrogés, la minimisation de leurs difficultés, de la part des soignants et des professionnels administratifs et éducatifs participe au sentiment d’illégitimité dans la demande de compensations.
Certains ont déjà eu l’impression de ne pas être « suffisamment malades » pour faire appel au service universitaire dédié au handicap.
« Moi je me disais ‘Je suis pas handicapée parce que quand je vois les gens en fauteuil roulant… les pauvres ! Ils ont plus de besoins que moi !’ Et c’est après que je me suis dit qu’il fallait que je me protège, que c’était pas une victimisation. Donc j’ai demandé une RQTH pendant 5 ans », déclare Clémence, 24 ans, étudiante en master, qui explique être passée par une phase durant laquelle elle ne se sentait pas légitime de faire des demandes, mais que son diagnostic (arrivé tardivement alors qu’elle avait 20 ans et que ses premiers symptômes se sont déclarés dès la petite enfance) lui a permis de légitimer ses problèmes de santé et donc ses besoins.
La démarche de demande d’aménagements est donc liée à la représentation du jeune par rapport à sa propre pathologie.
Gauthier, lycéen, nécessite des toilettes spécifiques pour des raisons d’hygiènes dues aux effets de sa maladie chronique. Il explique qu’il se « retient » d’aller aux toilettes la journée pour ne pas avoir à faire la demande d’un aménagement de toilettes particulières. Il argumente son choix par la phrase suivante : « J’ai pas envie d’être différent. » Encore une fois, le jeune malade s’impose une situation inconfortable, cette fois-ci non pas par peur de ne pas être légitime, mais par volonté de cacher son altérité et de ne pas évoquer ses problèmes de santé.
De son côté, Claire, étudiante atteinte d’une maladie rare chronique elle aussi, explique l’état d’esprit dans lequel elle était au lycée : « J’avais pas demandé de tiers-temps parce que c’était une période où j’assumais pas spécialement ma maladie… Ce que j’ai un peu regretté d’ailleurs, mais bon. C’était une période où… j’acceptais pas trop. »
Ainsi, il semblerait que les jeunes adultes passent par une étape de non-acceptation de leur maladie qui fait obstacle à la demande d’aide. Ce frein est regretté par la suite. Certains jeunes vont invisibiliser, tant que possible, leurs stigmates et leurs besoins pour ne pas paraître différents. Ce comportement social s’apparente à ce que décrit Goffman (1963) sur le phénomène de normification qui induit chez l’individu porteur d’une altérité visible un effort pour se présenter comme quelqu’un d’ordinaire. C’est pourquoi il est possible de faire face à un refus de compensation (voire d’une reconnaissance administrative de handicap) de la part du jeune adulte malade, et ce même s’il y a légitimement droit. Le handicap étant perçu généralement comme une caractéristique négative vectrice de difficultés et nécessitant un soutien permanant et augmentant la dépendance, il est difficile pour n’importe quel individu de se considérer lui-même comme étant en situation de handicap.
Il est intéressant de noter, que selon notre enquête, les femmes relient significativement moins le fait d’être enceinte à un handicap que les hommes. On peut expliquer cette corrélation par le fait que les femmes étant plus concernées par l’état de grossesse, elles sont moins enclines à définir une situation qu’elles ont connue (ou qu’elles pourraient connaître) comme étant du ressort du handicap.
Les étudiants les plus âgés expliquent que le recul et la maturité les ont aidés à mieux accepter :
Marie, 20 ans, atteinte d’une maladie rare depuis sept ans, explique l’évolution de son rapport avec sa pathologie : « Au début , on rejette la maladie et après, on sait qu’elle sera toujours là et on accepte qu’elle fasse partie de nous. »
La perception de soi et de la maladie dont on est atteint évolue. L’acceptation de ses problématiques de santé, lorsqu’elles sont chroniques, est un processus demandant du temps. En revanche, certains effets psychologiques dus à l’évènement de santé ont du mal à s’effacer. C’est notamment le cas de la culpabilité ; certains jeunes rencontrés déclarent être un « poids ». Ce sentiment est présent au niveau du cercle familial que ce soit vis-à-vis des parents ou du conjoint. Mais on le retrouve aussi dans la sphère scolaire avec l’étudiant preneur de note. Le statut3 de ce dernier va affecter le niveau de culpabilité du jeune malade. Celui-ci va se sentir redevable si le preneur de note est bénévole. Les aides financières peuvent aider à atténuer ce sentiment, telles que le dédommagement de l’aidant familial qui peut déculpabiliser, en partie, l’étudiant concerné.
Visibilité et invisibilité de la maladie rare
À l’adolescence, ne pas correspondre aux normes établies expose au harcèlement et plus généralement àl’exclusion sociale. Le fait de révéler une altérité – jusqu’alors invisible – à ses pairs nuit aux relations établies. Après le lycée, les mentalités évoluent et la différence est moins moquée. Toutefois, elle reste bien souvent sujette aux discriminations. Lorsque l’altérité d’un individu est connue, la représentation de son entourage diffère de manière irréversible. À tout âge, être considéré comme « normal » est un grand avantage. Dès lors qu’il est possible de rendre invisible un handicap, l’individu qui en est porteur le fera au maximum, c’est ce que Goffman (1963) nommait le « faux-semblant ». Chaque contact avec une personne fait prendre le risque qu’une information discrédite et rende visible l’altérité. Ce phénomène est révélateur de la disparité des conséquences qu’il peut exister ne serait-ce que pour les situations de handicap visible ou non. La distinction entre handicap visible et invisible n’est pas si aisée. Le corps est l’interaction du soi avec le monde extérieur. L’être corporel s’engage dans un milieu défini. La perception résulte de l’action du corps avec l’extérieur. Elle dépend de la façon dont le sujet perceptif va interagir avec l’espace. Merleau-Ponty (1945) donne l’exemple d’un cube dont on ne verrait que trois faces. Bien qu’elles ne soient pas directement visibles, nous percevons les trois autres faces à l’aide de nos croyances et représentations. L’image visuelle n’est donc pas la seule donnée qui entre dans le processus perceptif. À noter également que le visible et l’invisible ne sont pas des états immuables, ce sont des tonalités, des dimensions réversibles. Ainsi, une altérité visible peut être rendue encore plus visible ou bien peut être totalement dissimulée4. Il y a une distinction entre le stigmate physique et son importance au niveau social. Tout individu possède des « traits » physiques singuliers, mais tous ne revêtiront pas la même importance selon le contexte et les relations avec autrui5.
Rendre visible volontairement un handicap peut se révéler être un acte politique et revendicateur, une façon d’assumer son identité, à la manière d’un coming out6. La dissimulation d’un handicap dans le but de ne pas subir le regard d’autrui ou d’éviter d’être discriminé entraîne le risque d’une minimisation des éventuelles difficultés de la personne en situation de handicap et du non recours à des compensations nécessaires. De plus, les individus porteurs d’un handicap non visible peuvent se faire juger comme exploitant des droits qui ne leur sont pas dus, par des personnes les présupposant valides. Quelle que soit la visibilité de son altérité, l’élève ou l’étudiant malade subit alors le combat de deux difficultés : sa maladie et sa scolarité. En effet, comme étudié en amont, la maladie entrave la scolarité, mais les études ont aussi un impact sur la maladie. Les sentiments de solitude, de découragement et d’angoisse sont des conséquences habituelles de la scolarisation7. L’intégration sociale à l’université et le modèle de socialisation sont plus faibles que pour le reste de la scolarité, les stratégies des étudiants n’en restent pas moins présentes, ne serait-ce que pour la construction de la personnalité adulte8.
À l’université, les étudiants malades sont sujets à une dissonance cognitive. D’un côté, il leur est préférable pour éviter les regards négatifs, de cacher leur handicap. De l’autre, dans les représentations collectives, un handicap invisible semble moins compris et souvent oublié. Auprès des professionnels de l’institution universitaire, les étudiants ont donc tout intérêt, pour faire valoir leurs droits, à rendre visible, au mieux, leur handicap.
Charlie est une étudiante âgée de 23 ans et atteinte d’une maladie rare chronique. Elle présente des troubles de l’équilibre et des vertiges fréquents. Son handicap reste invisible dès lors qu’elle se trouve sur une surface plane. Par ailleurs, elle n’a aucun stigmate visible. Elle explique que lors de sa première visite au service handicap de son université, l’interlocutrice qu’elle a rencontrée est restée dubitative face à ses explications : « [Le service universitaire dédié au handicap] croyait que c’était pas vrai ce que je disais… quand on me voit visuellement, on dirait pas que j’ai un handicap. »
De façon générale, il semblerait qu’une maladie n’ayant pas d’impact physique visible soit moins prise en compte par l’institution. Plus facilement recevable, l’altérité physique comporte une preuve qui ne peut laisser place aux soupçons. En ce qui concerne le handicap invisible, il fait subsister le doute que l’individu qui en est porteur soit dans l’exagération ou veuille abuser d’un droit qui n’est pas le sien.
Rosa possède un handicap impactant ses membres inférieurs et supérieurs. Elle peut parfois choisir de le rendre visible ou non en dissimulant ses mains dans ses poches. Cette compétence lui a permis de constater que les gens, de façon générale, à qui elle demande de l’aide (notamment dans le cas d’un besoin physique immédiat) ont plus souvent tendance à refuser, voire à l’insulter, lorsque son handicap n’est pas visible. Elle raconte : « Je me rappelle d’une fois où j’ai demandé à quelqu’un, dans la fac, de me ramasser mon stylo parce qu’il était tombé et elle m’a dit ‘non, tu te débrouilles, tu n’as pas besoin d’aide’. Après, je lui ai fait remarquer et puis voilà mais c’est vrai que sur le moment c’était hyper agressif quoi… »
Les jeunes adultes rencontrés déclarent avoir subi des refus de droits du fait de la non visibilité de leur maladie.
Alicia, anciennement étudiante, dont le trouble de la mobilité n’est pas apparent puisqu’elle peut se déplacer sur ses jambes sur des surfaces planes, raconte une anecdote avec un enseignant : « Je prenais l’ascenseur avec un professeur de fac et il me disait ‘Ah bah, à votre âge… vous prenez l’ascenseur pour un étage !’ ».
Les professionnels présupposent, dès lors que le handicap n’est pas perceptible, que l’étudiant est totalement valide.
En termes de discriminations, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’elles touchent statistiquement davantage les individus possédant une altérité visible. Les maladies rares s’inscrivent dans une liminalité entre le visible et l’invisible qui complexifie la compréhension des interlocuteurs. Au-delà de la mise en place des aménagements, c’est bien cette incompréhension de la part des professionnels sur le trouble – notamment lorsqu’il est invisible – qui limite l’étudiant dans ses démarches de compensation9.
On l’a vu précédemment, les individus non concernés par la maladie ont tendance à médicaliser le handicap. Ainsi, certains étudiants se sentent contraints d’employer des termes médicaux pour que leur ressenti ne soit pas minimisé10. Il y a une nécessité de dire explicitement le nom de la maladie pour revendiquer son handicap invisible. Or, trois éléments entrent en contradiction avec ce besoin :
- Il est question de maladies dites rares dont les effets sont méconnus des personnes non soignantes. Par ailleurs, les effets d’une même pathologie sont différents d’un individu à l’autre.
- Une personne atteinte d’une maladie rare sur deux seulement dispose d’un diagnostic précis et d’un nom de maladie exacte. Il n’est donc pas possible pour les étudiants sans diagnostic abouti de nommer leur maladie.
- Le secret médical interdit aux professionnels non soignants de demander aux étudiants leur maladie, c’est à ce dernier de décider ce qu’il souhaite dire. Ainsi, les enseignants n’ont-ils pas à savoir le nom de la pathologie.
En outre, la dénomination de la maladie peut être emprunte d’a priori, comme c’est le cas pour le cancer (rappelons que la plupart des cancers pédiatriques sont des maladies rares) qui est connoté de façon péjorative et semble affecter négativement les interlocuteurs.
« Cancer, c’est le mot qui fait peur », affirme Natesh. Ce dernier a été atteint d’un cancer, puis d’une dépression. Il a constatéune nette différence de réaction lorsqu’il évoque ces deux pathologies : « Quand on a un cancer, tout le monde est là, tout le monde dit ‘Ok, c’est grave’. Mais quand on a une dépression : ‘C’est tout ? C’est pas grave. C’est un coup de mou !’ ».
Le cancer est dramatisé, considéré comme une maladie grave, lié à la mort et nécessitant un soutien important. Un résultat constaté dans d’autres enquêtes11. La dépression est, en comparaison, totalement minimisée dans la pensée collective. La différence de représentation est prédominante dans la distinction entre maladie physique et psychique.
Rosa dénonce des amalgames chez des professionnels de l’enseignement entre déficiences physiques et mentales auxquels elle a dû faire face. Certains lui ont associé un handicap mental alors que son altérité est uniquement physique. Diane (lycéenne, atteinte d’une maladie rare chronique) a vécu une situation similaire, durant laquelle la MDPH lui a demandé un compte-rendu psychologique lors de la construction de son dossier d’aide. Une demande qu’elle a vécue comme une remise en cause de la véracité de ses problèmes de santé.
Des enjeux individuels avant d’être des enjeux d’étiquettes
L’ensemble de ces éléments amène à penser que les représentations sociales du handicap sont associées à des difficultés permanentes et biomédicales, bien éloignées de la définition de la loi du 11 février 2005. Cette perception négative et biologisante du handicap complexifie le cheminement d’acceptation des étudiants atteints d’une maladie rare de leurs difficultés. Les compensations de l’institution universitaire sont réfléchies prioritairement sous l’angle de l’accessibilité physique pour répondre à des besoins moteurs, mais surtout visibles. Un changement de paradigme des perceptions du handicap, tel qu’il est souhaité par le modèle social12, diminuerait les discriminations et les inégalités que subissent encore actuellement les jeunes adultes porteurs d’une altérité. Là encore, ces éléments contribuent à s’interroger sur les moyens pouvant être mis en place pour favoriser le lien entre professionnels et les étudiants en agissant sur les représentations individuelles.
Quel que soit le handicap, selon Stiker (1982) le nommer revient à faire exister la différence. Il ne peut y avoir d’autres réalités que le langage. Cette acception, appliquée à nos travaux, donne lieu à trois phénomènes :
- Les jeunes nomment la maladie pour qu’elle soit existante ou la dissimulent pour qu’elle n’existe pas. Ainsi, au regard du discours des jeunes interrogés, on constate que pour certains d’entre eux, la différence doit être légitimée. À l’inverse, pour d’autres, elle doit être gommée.
- L’étiquette de la maladie est donnée par le médecin. C’est à lui que revient le rôle d’assigner ou non l’étiquette « handicap » à l’étudiant. Il est responsable de la façon dont le jeune malade s’identifie en situation de handicap ou non.
- La reconnaissance institutionnelle du handicap renforce l’existence du handicap. Ainsi, le choix de cette reconnaissance dépend de la volonté du jeune malade de rendre existants ses stigmates.
Les représentations faussées et/ou négatives en lien avec la maladie rare sont dues à un manque de connaissances chez les autres étudiants, mais surtout chez les professionnels de l’enseignement. Un élément qui est confirmé par notre enquête par questionnaire qui révèle que 80,4 % des professionnels de l’enseignement supérieur ne se sentent pas suffisamment formés et informés sur les pathologies rares.
Audrey, étudiante en rémission d’un cancer, évoque un accompagnement soutenant et efficace qu’elle juge dû à l’expérience personnelle de la professionnelle en question : « Elle [la secrétaire de la formation] a été très sympa. En plus, elle avait déjà eu un cancer du sein, donc elle était assez compréhensive. »
Le fait d’avoir soi-même rencontré un évènement de santé similaire peut permettre aux professionnels de mieux comprendre les besoins de l’étudiant. Néanmoins, en l’absence de formation, il y a un risque de confusion émotionnelle pour les professionnels concernés personnellement ;
Dans un contexte similaire, Charlie, étudiante atteinte d’une maladie rare chronique, n’a pas été suivie comme elle l’aurait souhaité : « Il [un professeur] a eu le même problème que moi, il me l’a dit. Mais c’est pas pour autant qu’il a compris. ‘Oh bah non moi ça me faisait pas ça moi’ qu’il me dit. »
Dans cette situation, le professionnel n’a pris en compte que son expérience personnelle et a gommé les besoins de l’étudiante qu’il n’a lui-même pas ressentis durant sa propre expérience de la maladie. Il semblerait que le vécu d’une maladie rare chez le professionnel puisse ainsi affecter négativement son accompagnement. Ces éléments vont dans le sens de ce qui a été constaté dans la littérature scientifique sur le fait que la différence de réaction et de postures face à des personnes malades résulte de facteurs individuels13. Au demeurant, les professionnels interrogés ont exprimé eux-aussi une corrélation entre leurs pratiques d’accompagnement et la façon dont eux-mêmes sont concernés ou non par le handicap et la maladie.
Notes
- Vaillancourt, 2017.
- Ebersold, 2012.
- La présence d’une gratification financière pour les preneurs de notes dépend de l’institution.
- Merleau-Ponty, 1964.
- Becker, 2002.
- Le coming out est un terme anglophone désignant l’annonce d’une personne non hétérosexuelle concernant son orientation sexuelle. Ellen Jean Samuels (2003) utilise donc cette expression dans le champ du handicap pour faire un parallèle avec les minorités sexuelles.
- Descamps-Latscha et Quéré, 2010.
- Barrère et al., 2005.
- Sur cet aspect, notre enquête ne fait que confirmer ce qui a déjà été démontré dans la littérature scientifique (Segon et al., 2017).
- Voir la citation d’Alicia dans le Chapitre 2 #.
- Derbez et Rollin, 2016.
- Oliver, 1992.
- Bonjour et Lapeyre, 2004.