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En commençant nos travaux sur les instruments de pesée, nous pensions que l’un de ses enjeux serait de distinguer les différents systèmes métrologiques employés en Europe occidentale, depuis le Bronze final jusqu’au moment des premières frappes monétaires locales. Nous imaginions alors qu’il était possible d’opérer un classement des poids de balance en fonction de différentes unités et systèmes pondéraux de rattachement. La base de données mise en place pour structurer notre recherche incluait même, dans ses premières versions, un champ permettant de renseigner le système métrologique employé pour chaque poids. Une telle vision s’est avérée simpliste et tributaire d’une conception de la métrologie fortement critiquée depuis plusieurs années dans le cadre des recherches sur l’âge du Bronze méditerranéen1. Les observations et analyses exposées tout au long de cet ouvrage montrent qu’une telle catégorisation est inapte à prendre en compte toute la complexité de l’intégration et de l’utilisation de la métrologie pondérale par les sociétés protohistoriques. En effet, cette hypothèse de travail reposait sur la condition de l’existence du concept de norme métrologique et de son effectivité dans l’aire chrono-culturelle envisagée. Or les données à notre disposition reflètent une réalité beaucoup plus subtile.

L’un des objectifs de notre projet était de livrer une vision d’ensemble d’une large aire géographique en diachronie, non pas pour espérer en détailler tous les rouages de la pratique de pesée, mais pour tenter d’en distinguer les grandes tendances. Au terme de ce travail, nous avons identifié les traits majeurs d’une pratique avant tout sociale et propre à des sociétés non monétarisées et dont l’organisation politique n’implique pas – a priori – d’importantes institutions administratives. Par conséquent, et cela nous semble un aspect majeur, il s’agit de sociétés dont une grande partie du fonctionnement repose sur des relations de confiance, d’honneur, de dette ou encore de clientélisme et non pas sur l’appartenance à un État fixant lois et normes.

À ce stade, il nous semble utile de revenir sur la définition, volontairement large et englobante, qui avait été donnée des “pratiques pondérales” ou “pratiques de pesée”. Nous avons pu voir au travers des différents exemples abordés qu’il était possible, pour l’Europe occidentale, de distinguer des groupes de pratique et d’usage de la pesée en nous fondant sur l’analyse des instruments de pesée. Ces groupes se caractérisent par l’homogénéité des formes des poids et des balances pour une zone géographique et pour une période données, mais également, comme nous avons pu le constater, par l’homogénéité des considérations métrologiques générales (ordre de grandeur de l’unité structurante, système de comptage et de fractions employé, nombre de poids par lots, intervalles mesurables, etc.). Cependant, il est également apparu qu’au sein d’une même pratique pondérale, il était possible de trouver des unités métrologiques sensiblement différentes. Par conséquent, notre approche a permis de caractériser des groupes indépendamment des systèmes métrologiques utilisés, mais aussi de montrer que ces derniers peuvent fonctionner de manière assez indépendante de la pratique pondérale générale dans plusieurs cas.

Des macro-groupes de pratiques pondérales

Nous avons globalement pu distinguer cinq groupes majeurs d’instruments de pesée et de pratiques pondérales associées au cours de cette étude, qui sont utilisés spécifiquement ou partiellement en Europe occidentale (fig. c-1).

Fig. c-1. Carte de distribution des groupes majeurs d’instruments de pesée identifiés en Europe occidentale entre le XIIIe et le IIIe s. a.C. ; données hors de la zone d’étude d’après Cardarelli et al. 1997, Pare 1999 et Ialongo 2018.

Le premier est constitué par les petits fléaux de balance en os ou en bois de cerf retrouvés essentiellement dans l’ouest du domaine nord-alpin et dans une partie du domaine atlantique pour une période allant du Bronze moyen jusqu’au Bronze final 2 soit entre les XVe/XIVe s. et le IXe s. a.C. environ. Ces éléments renvoient clairement à une pratique de pesée de précision. Nous avons pu déterminer que leur sensibilité devait permettre une grande finesse dans les mesures, de l’ordre du décigramme. Les différentes analyses de ces objets ont toutefois pu montrer que de tels fléaux en os, malgré leur taille réduite (généralement moins de 10/12 cm de longueur avec des diamètres minimaux aux alentours de 2 à 5 mm) pouvaient supporter des charges lourdes, allant jusqu’à plusieurs kilogrammes2.

Le deuxième groupe est identifié pour une période similaire – Bronze moyen exclu – du XIIIe s. au milieu du IXe s. a.C. avec un maximum de données pour le Bronze final 1, soit environ entre le début du XIIIe et le milieu du XIIe s. a.C. Il s’agit du groupe des poids polyédriques en alliages cuivreux dont la distribution s’étend essentiellement à l’ensemble du domaine nord-alpin3, du centre du Bassin parisien jusqu’à la Bohême. Du point de vue de l’usage qui en est fait, nous pouvons constater que les poids de ce groupe permettent, comme les fléaux, des pesées de précision allant de quelques décigrammes pour les plus légers à près de 200 g pour les lots de poids les plus lourds. 

Ces deux premiers groupes d’instruments peuvent clairement avoir été utilisés de manière similaire, d’autant plus que nous les trouvons régulièrement dans des contextes aux caractères communs : sépultures d’individus aisés mobilisant des produits rares investis techniquement, associations possibles avec des marqueurs de l’orfèvrerie et/ou du contrôle de l’or, espaces d’habitats aux vocations métallurgique et d’échanges plus ou moins prononcées. À l’heure actuelle, nous ne retrouvons toutefois ces deux groupes clairement associés que dans deux cas : les tombes 298 de Migennes “Le Petit Moulin” et 90 d’Étigny “Le Brassot”, deux sites funéraires voisins de la vallée de l’Yonne datés du Bronze final 14. De plus, les indices les plus anciens de la présence de ces instruments de pesée en Europe se trouvent en Charente, dans le Centre-Ouest du territoire français, pour ce qui concerne les fléaux (exemplaire de GdP-1 de la Grotte des Perrats, Agris, daté du Bronze moyen), alors que N. Ialongo identifie des poids parallélépipédiques en pierre en péninsule Italique et dans les îles Éoliennes, dont les plus anciens sont vraisemblablement à dater autour du XVIIe s. a.C.5, et qui sont probablement les “prototypes” des exemplaires plus récents en alliage cuivreux. Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse que l’usage des fléaux en os et en bois de cerf et celui des poids polyédriques métalliques soient issus de deux pratiques différentes, au moins à l’origine, mais qui s’avéreraient complémentaires comme cela est suggéré par les deux associations déjà mentionnées. Cela ne change absolument rien au fait que les poids polyédriques étaient, bien évidemment, utilisés avec des balances en matériaux périssables dont les formes pouvaient être très proches des exemplaires en os et en bois de cerf et que ces derniers pouvaient être employés avec une catégorie de poids de balance que nous ne serions pas encore parvenus à identifier.

Le troisième groupe que nous identifions est celui des poids piriformes à bélière de suspension ou de manipulation, dont la chronologie est large puisque nous en identifions les indices les plus anciens (v. XVe-XIVe s. a.C.6) hors de notre zone d’étude, dans les Terramare italiens et que nous en trouvons des exemplaires jusqu’au changement d’ère pour ce qui concerne ce travail, mais même après cela puisque cette forme de poids n’a, semble-t-il, jamais disparu. En Europe occidentale, nous avons pu constater que cette catégorie était difficile à catégoriser en raison du faible nombre d’exemplaires connus comparé à leur variabilité morphologique (poids en pierre, en plomb, en alliage cuivreux ou polymétalliques ; bélière intégrée ou rapportée ; absence ou présence d’une surface de pose plane, etc.). Malgré leur ancienneté dans les Terramare, nous n’identifions clairement ce type de poids de balance dans notre zone d’étude qu’à partir du XIs. a.C. sur les sites lacustres alpins et dans la moitié septentrionale de l’actuel territoire français. Leur présence plus ancienne dans les contrées occidentales semble toutefois assurée par les exemplaires connus au Fort-Harrouard (Sorel-Moussel, Eure-et-Loir) pour le Bronze final 1 (v. 1300-1150/1100 a.C.). À la différence des fléaux et des poids polyédriques métalliques, le groupe des poids piriformes correspond très clairement à la pesée de charges lourdes pouvant aller jusqu’à plusieurs kilogrammes si l’on considère leur usage par combinaison ou jusqu’à 1,5 kg environ s’ils sont utilisés seuls. Comme nous l’avons dit, les poids de cette forme semblent perdurer tout au long de la Protohistoire en Europe. Pour la période des VIe-Ve s. a.C., plusieurs exemplaires sont identifiés, principalement sur des sites d’habitat à caractère élitaire, en Europe occidentale et centrale7. Ils se font plus rares dans le registre matériel de l’Europe continentale dans les siècles qui suivent, mais nous les retrouvons durant les IVe-Ier s. a.C. dans le sud de l’Angleterre où ils ont été particulièrement bien mis en évidence sur le site de Danebury (Stockbridge, Hampshire)8.

Le quatrième groupe est constitué par les poids lenticulaires en pierre que nous retrouvons uniquement sur les sites lacustres alpins, bien que de possibles poids de formes assimilées puissent être identifiés de manière dispersée dans l’actuel territoire français. Comme les globulaires, ils semblent hérités de formes utilisées antérieurement (au moins à partir du XIIIe s. a.C.9) dans les Terramare mais n’apparaissent clairement dans notre zone d’étude qu’à partir du XIe s. a.C. Comme cela avait déjà été envisagé10, il est probable que ces poids soient construits selon une unité métrologique similaire à celle des piriformes (l’unité de 104-105 g). La simplicité de leur construction arithmétique nous conduit toutefois à proposer une utilisation différente, fondée sur ce que nous appelons le principe du comptage pondéral.

Le cinquième et dernier groupe est composé de la grande majorité des poids de balance identifiés en péninsule Ibérique. Nous pouvons observer au moins dès le XIe s. a.C. les marqueurs caractéristiques de cette pratique qui se définit clairement dans le registre matériel à partir du Ve s. a.C. : l’usage de formes cylindroïdes perforées ; la fabrication de poids en alliage cuivreux puis dans certains cas en plomb à partir du Ve s. a.C. au plus tard ; l’emploi probable d’un type de balance particulier à un seul plateau. Nous avons pu distinguer des pratiques distinctes au sein de ce groupe, dont l’homogénéité dans le temps et l’espace reste impressionnante. La pratique de l’âge du Bronze final se caractérise par l’emploi de formes plus variées, bien que les cylindroïdes soient dominants, et un intervalle mesurable très réduit (le poids le plus lourd identifié pesant seulement 37 g). À partir du VIe puis surtout du Ve s. a.C., nous différencions une pratique occidentale privilégiant les formes bitronconiques (surtout dans le sud-ouest de la péninsule) et mettant en jeu des poids portant des marques numérales. Sur le littoral méditerranéen, et en particulier dans les environs des provinces de València, Murcia, Albacete et Alacant, le nombre de poids par site est plus élevé que dans n’importe quel autre espace de notre zone d’étude. Les formes tronconiques y sont privilégiées et les marques numérales n’y sont pas significativement présentes. Pour cette période, dans toute la péninsule, malgré des différences d’unités structurantes, celles-ci possèdent des magnitudes similaires (entre 15 et 21 g ou entre 30 et 42 g environ), les lots de poids permettent globalement tous de peser dans les mêmes ordres de grandeur (entre 2-5 g et jusqu’à environ 500 g) et sont composés d’un faible nombre d’éléments (entre 4 et 7 poids en règle générale). Il faut ajouter que le comptage est a priori réalisé selon un système quinaire/décimal (base 5/10) dans l’ensemble de la péninsule.

Ces cinq groupes ne sont bien évidemment pas les seuls observables à l’échelle de notre aire d’étude. Plusieurs indices suggèrent clairement l’usage d’autres formes d’instruments de pesée ou dans des cadres différents : les poids sphériques en pierre du Bronze final, les pebble weights de Malvieu (Saint-Pons-de-Thomières, Hérault), les instruments de pesée du Cayla à Mailhac (Aude) ou encore les poids cubiques en plomb des établissements phéniciens. Les données sont cependant, dans ces cas, trop lacunaires ou dispersées pour pouvoir clairement en dégager des observations de tendances ou des conclusions.

Des pratiques transculturelles 
ou des pratique inter-élitaires ?

Cette synthèse des différentes pratiques nous amène à aborder l’une des observations principales de cette étude : la faible corrélation entre les aires de distribution de ces groupes et les aires culturelles connues (fig. c-2). L’une des caractéristiques principales de la pesée, dans tout l’espace que nous avons pu étudier, est en effet son affranchissement de toutes barrières culturelles telles qu’elles sont généralement définies par l’archéologie ou par les sources antiques. Ces caractéristiques, partagées à grande échelle, sont multiples, elles concernent à la fois les formes des instruments, mais également les choix technologiques qui président leur fabrication et leurs caractéristiques métrologiques principales. Nous avons par exemple pu constater que les poids polyédriques métalliques étaient utilisés sur une aire géographique étendue à tout le domaine nord-alpin, mais dont des éléments peuvent être retrouvés jusque dans le nord-est de la Hongrie vers l’est (exemplaires du dépôt de Tiszabecs, Szabolcs-Szatmár)11 et dans une probable épave abimée au sud des côtes anglaises à l’ouest (exemplaires de Salcombe, Devon)12. D’autres éléments, publiés récemment, tendent de plus à penser que la pratique mettant ces poids en jeu entretient des relations fortes avec des contrées plus méridionales, jusque dans le centre de la péninsule Italique et dans les îles Éoliennes13. Les poids piriformes à bélière en sont un autre bon exemple puisque nous les retrouvons dans une grande partie de la Méditerranée centrale et de l’Europe dès le Bronze moyen/final et que la pratique impliquant leur mise en œuvre, et peut-être même les fondations de leur métrologie, perdurent dans certains lieux jusqu’à la fin de l’âge du Fer comme le suggèrent des instruments retrouvés dans le sud de l’Angleterre et en particulier à Danebury (Stockbridge, Hampshire)14. La situation n’est pas foncièrement différente en péninsule Ibérique, en particulier pour le Second âge du Fer, puisque des poids et des éléments de balance, renvoyant à des pratiques similaires, sont retrouvés sur une grande partie de la péninsule, indépendamment des groupes ethniques traditionnellement identifiés. Parmi les points les plus marquants, nous pouvons constater les similarités existantes entre les pratiques pondérales du domaine valencien et celles du sud-ouest de la péninsule alors que nous n’en identifions aucun marqueur dans le nord-est du domaine ibérique (nord-est de la péninsule et Languedoc français).

Fig. c-2. Cartes de répartition des instruments de pesée et des aires chrono-culturelles traditionnellement définies par l’archéologie pour le Bronze final (à gauche) et les VIe-IIIe s. a.C. (à droite) ; données hors de la zone d’étude d’après Cardarelli et al. 1997;
Ialongo 2018 et Rahmstorf & Pare 2007.

L’usage transculturel d’instruments de pesée morphologiquement similaires et permettant des mesures dans des intervalles semblables peut suggérer leur emploi – au moins partiellement – dans le cadre de contacts entre individus ou groupes d’origines différentes. La nature de ces contacts reste toutefois assez incertaine. Nous avons notamment pu voir que dans le cas des poids polyédriques métalliques ou dans celui des poids cylindroïdes perforés de péninsule Ibérique, nous observons un faible degré d’homogénéisation métrologique bien que les instruments de pesée semblent globalement servir à peser dans des ordres de grandeur similaires (fig. c-3). Autrement dit, s’il est vraisemblablement possible de peser les mêmes matériaux ou produits avec tous les poids polyédriques métalliques du Bronze final nord-alpin ou avec tous les poids cylindroïdes perforés ibériques, les valeurs obtenues seront en revanche exprimées selon des systèmes différents. Le procédé est relativement similaire à ce que l’on peut constater pour certains types d’écritures, par exemple l’usage du grec ou de l’ibère sur des feuilles de plomb en péninsule Ibérique. Si les deux écritures possèdent des caractéristiques permettant un usage commun, une traduction reste nécessaire pour passer de l’une à l’autre15. La situation ne doit pas être très différente en ce qui concerne des systèmes métrologiques qui, même s’ils s’appuient sur des marqueurs reconnaissables matériels comme des instruments de pesée, nécessitent des conversions pour passer de l’un à l’autre.

Fig. c-3. Cartes synthétiques des unités métrologiques employées en Europe occidentale et centrale aux XVIe-VIIe s. a.C. (gauche)
et aux VIe-IIIe s. a.C. (droite) ; données hors de la zone d’étude d’après Cardarelli et al. 1997; Ialongo 2018 et Rahmstorf & Pare 2007.

Nous avons toutefois pu constater au travers de différents cas qu’en plus de leur caractère transculturel, les instruments de pesée se démarquent également dans une grande partie des situations par un rapport fort aux sphères les plus privilégiées de la population : sépultures aisées du Bronze final et association avec de l’or dans des contextes divers dans le domaine nord-alpin (ex : Migennes, Étigny, Barbuise, etc.), habitats élitaires spécialisés des VIe-Ve s. a.C. (ex : Bourges, Bragny-sur-Saône, etc.), situation privilégiée au sein de sites d’habitat (ex : Malvieu), sépultures aisées ou exceptionnelles ibériques (ex : El Cigarralejo, Cabezo Lucero, etc.), place particulière dans les sites d’habitat de la péninsule Ibérique (ex : Cancho Roano, La Bastida de les Alcusses, etc.), intégration à des dépôts métalliques (ex : Baleizão, Jenzat, Larnaud, etc.)…

Par conséquent, dans la majorité des cas où nous disposons d’informations contextuelles significatives, la pratique de la pesée apparaît plus ou moins bien intégrée dans le tissu social en fonction des lieux et des chronologies. De plus, qu’il s’agisse des poids de balance parallélépipédiques étamés et/ou à décor incrusté, des poids piriformes en plomb ou à bélière rapportée sur un corps en pierre ou encore des poids en alliage cuivreux de la péninsule Ibérique : une grande partie des poids de balance identifiés font l’objet d’un fort investissement technique et esthétique, et nécessitent la mise en œuvre de savoir-faire et/ou de ressources qui devaient être rares. Nous pouvons donc émettre l’hypothèse que, dans ces cas de figure, leur cadre d’utilisation n’est pas étendu à toute la population, mais seulement à une sphère particulière de celle-ci qui est également celle qui maintient les réseaux à longue distance et probablement, dans certains cas au moins, qui contrôle la production et les flux de matériaux et de produits. Un tel constat permet d’évacuer certaines hypothèses. L’utilisation de la pesée dans un cadre (pré)monétaire nous parait, en particulier, peu à même d’expliquer la situation à moins que cet usage soit également restreint à une sphère réduite de la population. En effet, dans un scénario où de la monnaie serait utilisée de manière quotidienne sous forme de métal pesé, comme cela a pu être suggéré16, les instruments de pesée devraient être des artefacts essentiels du quotidien et omniprésents. Or, aucun cas de notre zone d’étude ne permet de restituer une telle situation. Celui qui s’en approcherait le plus serait l’exemple du sud du domaine valencien à l’époque ibérique. Toutefois, il nous semble qu’une telle situation entraînerait la création d’un faciès mobilier (pré)monétaire similaire à celui connu pour la monnaie plus tard. Autrement dit, si de petites fractions de métal “précieux” (a priori l’argent pour cette aire géographique17) servaient de moyen de paiement de manière journalière18, il serait logique d’en retrouver des fragments dans les sites d’habitats suite à des pertes ou de petits stocks qui n’auraient pas pu être récupérés dans le cas de destructions violentes. Cette situation est notamment celle qui est connue durant l’âge du Fer tardif en Scandinavie – autrement dit la période viking – où les populations emploient comme monnaie des pièces de monnaies mais également des fractions d’argent découpé. La distribution du mobilier du site viking de Kaupang (Huseby, Norvège) montre l’omniprésence des instruments de pesée (plus de 400 poids trouvés sur le site) et l’importance des pertes de fractions de monnaies, qu’il s’agisse de pièces ou de fragments métalliques (une centaine d’individus de chaque)19. Pourtant, sur un site comme La Bastida de les Alcusses, qui livre près de 100 poids de balance, nous ne trouvons qu’un stock de cinq lingots d’argent et un demi-lingot isolé sur l’ensemble du site, et les masses de ces éléments ne montrent pas d’affinité métrologique directe avec les instruments de pesée identifiés.

Une économie reposant pour l’essentiel sur les relations de confiance et d’honneur entre individus et sur des pratiques de don et dettes20 pourrait également amener au développement d’une certaine calibration pondérale d’éléments métalliques dont la valeur d’échange deviendrait alors plus lisible21. Il ne s’agit pas ici de déconstruire les différentes hypothèses d’utilisation de métaux comme moyens de paiement durant la Protohistoire, chaque argumentaire mettant en avant des éléments solides. Notre objectif est de mettre en exergue la faible adéquation qui existe, dans l’état des connaissances, entre les marqueurs de telles pratiques, et ceux du maniement de la pesée. Si nous admettons qu’un lien existe, il faut alors considérer la possibilité que ces pratiques “prémonétaires” soient très marginales dans le quotidien des sociétés protohistoriques d’Europe occidentale ; autant en ce qui concerne les catégories de biens auxquelles peuvent être appliquées les valeurs de ces prémonnaies22 que les individus qui les manient. Toutefois, les différents points de vue concernant les pratiques de thésaurisation et d’estimation de la valeur pour cette aire chrono-géographique se sont presque exclusivement concentrés sur les métaux, en raison de leur meilleure visibilité dans le registre archéologique notamment. Toutefois, d’autres matériaux ont pu servir à de telles finalités et laisseraient beaucoup moins de vestiges intelligibles ; le sel et les tissus notamment. Une situation qui mériterait peut-être un nouveau regard sur le sujet est celle des currency bars. Nous avons pu mettre en évidence des liens entre les masses de certains lots de ces barres en fer et les systèmes métrologiques identifiés à partir des poids de Danebury. L’étude de Derek Allen23, à la fin des années 1960, avait amené à mettre de côté l’hypothèse d’une normalisation pondérale forte de ces objets sur l’ensemble de leur aire de distribution. Toutefois, comme de nombreux autres exemples de recherches similaires, l’étude s’appuyait sur une observation des masses de chaque artefact. Pourtant, la récurrence en Angleterre de currency bars rassemblées par lots de 7 permet d’envisager qu’il faille considérer les masses de ces objets par lots et non pas par objet. Le même constat pourrait alors être fait des lingots d’argent de La Bastida qui ne renvoient pas, individuellement, au système pondéral employé sur le site à moins de considérer dans son ensemble le lot de 5 lingots trouvés dans l’ensemble 7 du site, d’une masse totale de 207,3 g, soit le décuple de l’unité de 20,7 g bien connue dans la région.

L’autre point primordial à considérer est celui de la place de la pesée dans les pratiques d’échanges commerciaux, c’est-à-dire dont l’objectif serait de dégager des plus-values. Il s’agit, avec l’hypothèse du métal calibré pondéralement pour servir de monnaie, de la deuxième interprétation dominante pour expliquer l’utilisation de la pesée en Europe protohistorique. Une telle hypothèse permettrait également de bien comprendre le caractère transculturel des groupes d’instruments de pesée. Cependant, nous avons également pu constater qu’une autre caractéristique importante de la pratique de pesée en Europe occidentale est son usage dans des intervalles mesurables très réduits (généralement inférieur à 500 g). Les seules exceptions à cette situation sont, nous l’avons dit, les poids lenticulaires, qui ne sont toutefois trouvés que dans les Alpes et les Terramare, et les poids piriformes à bélière. L’usage de poids de balance légers dans le cadre d’échanges à moyenne ou longue distance nous paraît peu probable. L’exemple du Bajo de la Campana nous a notamment permis de constater que les poids utilisés dans un navire commercial voguant à la fin du VIIe s. a.C. permettent de peser jusqu’à plusieurs kilogrammes. En Méditerranée centrale et orientale, où la pesée est partiellement utilisée dans cette situation, les systèmes sont essentiellement construits autour d’une unité lourde : la mine (généralement aux alentours de 400-600 g) ; et une unité plus élevée existe : le talent (près de 30 kg). Rien de tel n’est observable en Europe occidentale. Il est évidemment possible que nous soyons passé à côté de la forme qui est prise par les poids les plus lourds dans certaines régions. Il serait toutefois étonnant que pour une chronologie d’un millénaire et dans cinq pays différents, les archéologues aient systématiquement récupéré et identifié les poids les plus petits et soient passés à côté des plus imposants.

Les instruments de pesée de l’Europe occidentale montrent des caractéristiques qui dépassent les frontières culturelles définies au moyen du mobilier, toutefois, ils ne peuvent pas, pour la majorité d’entre eux, être classés parmi les productions et les outils “normaux”. Il parait en effet beaucoup plus juste de les considérer comme des éléments de mobilier rares et fortement ancrés dans la sphère élitaire (ou dans certaines sphères élitaires), bien que des exceptions existent probablement, comme peut-être les poids lenticulaires en pierre trouvés des Terramare italiennes aux sites lacustres alpins. Toutefois, même en admettant de fortes lacunes dans l’identification de ces artefacts, leur nombre reste extrêmement réduit à l’échelle étudiée : une moyenne d’environ un objet par an pour une aire géographique de plus de 1 400 000 km2, soit moins que la plupart des éléments de mobilier généralement considérés comme élitaire. Sans qu’il ne soit possible de donner de chiffre exact, il apparaît clairement que les poids et éléments de balance sont, par exemple, beaucoup moins fréquents que les épées. De plus, là où une épée représente un objet fonctionnel, un poids ne l’est pas. Il ne peut généralement être utilisé qu’avec une balance et plusieurs autres poids.

Sans éliminer l’hypothèse que des pratiques différentes restent à identifier et à comprendre, il nous semble que ces constatations amènent à la conclusion principale de cette étude à grande échelle : la pesée ne montre aucune trace d’intégration forte au sein de l’ensemble des sociétés protohistoriques, mais s’apparente à une pratique menée de manière inter-élitaire selon des codes propres à des sphères privilégiées des groupes humains. Les différentes études présentées ici montrent que cette situation est observable dans la plupart des contextes étudiés, indépendamment des problèmes purement métrologiques.

Nous pouvons par conséquent admettre que, dans l’état de nos connaissances, le registre matériel que nous laissent les populations protohistoriques de l’Europe occidentale ne montre pas d’indice d’un usage répandu de l’outil métrologique pondéral dans les activités du quotidien, qu’il s’agisse de production, d’administration ou de contrôle des échanges locaux ou à moyenne et longue distance. La métrologie pondérale reste donc, selon toute vraisemblance, un outil privilégié et donc marginal pour la plupart.

Compter, peser, mesurer durant la Protohistoire 
de l’Europe occidentale

Si la tendance majeure des pratiques pondérales des âges des Métaux en Europe occidentale est celle d’une utilisation essentiellement élitaire, son cadre d’utilisation et l’implication de celle-ci sur l’appropriation des concepts métrologiques demeurent difficiles à cerner. Peu d’indices laissent penser que l’imprégnation de concepts numéraux et métrologiques dans la sphère quotidienne soit forte durant la Protohistoire en Europe. Les différents travaux sur la recherche de modules dans l’architecture, comme ceux menés par Remy Wassong24 pour les aires celtiques ou par Pierre Moret et Alain Badie en péninsule Ibérique25 ont permis de constater que l’utilisation de concepts de mesure peuvent parfois être identifiés dans la construction. Ils prennent des caractères plus ou moins complexes, mais ne montrent pas de véritable homogénéisation de systèmes métrologiques, comme c’est le cas pour les mesures de masse. Pierre Moret concluait notamment sur l’usage d’au moins quatre unités métrologiques distinctes dans l’érection de fortifications de la Catalogne, du Pays Valencien et de l’Andalousie26. Les études, encore balbutiantes, sur la métrologie volumique en péninsule Ibérique, qui concernent essentiellement la fin de la période ibérique, renvoient également l’image d’une faible implication des concepts métrologiques dans la production amphorique et dans les pratiques d’échanges passant par des conteneurs considérés, à tort, comme fortement standardisés27

Les réflexions sur les pratiques de mesure de longueur, de volume et de masse au sein des sociétés protohistoriques, ainsi que les relations qu’elles peuvent entretenir entre elles, en sont encore à leurs débuts. Les indices à notre disposition laissent penser que ces pratiques sont peu diffusées dans la société, mais aussi faiblement normalisées d’un point de vue métrologique. Nous avons déjà évoqué la différence qu’il est possible de faire entre un standard métrologique, issu d’un consensus d’habitudes et de pratiques, et d’une norme, liée à une entité administrative ou politique et imposée par elle. Aucun élément ne permet de supposer qu’une telle norme, agissant comme un concept abstrait extérieur à appliquer aux outils de mesures et aux produits mesurés, ait existé en Europe occidentale avant la généralisation de la monnaie frappée. Par conséquent, il est très vraisemblable qu’aucune institution n’est produit ce que nous pouvons appeler des “poids étalons”, autrement dit des artefacts dont la fonction première est de servir de référence à une norme métrologique en vigueur. Un tel constat a une conséquence directe sur la manière de fabriquer les poids de balance. Comme nous l’avons exposé, en l’absence de “poids étalon”, la somme des erreurs cumulatives dans la constitution de lots de poids de balance est plus élevée et aucune vérification légale ne peut être effectuée (voir le chapitre “Étudier une pratique métrologique à partir d’artefacts archéologiques”, p. 66). La deuxième conséquence majeure d’une telle pratique est l’absence de fraude, au sens strict du terme. Une fraude consiste en effet à contourner une obligation légale ou sociale, dans notre cas, à s’écarter sciemment d’une unité légalement acceptée et vérifiable. En l’absence d’étalon, une déviation ne peut pas être considérée comme une fraude. Cela ne veut pas dire que s’écarter d’un consensus social, à défaut d’être légal, ne puisse pas être considéré comme un manque d’honneur voire une véritable faute. 

Si les différentes convergences métrologiques ne sont vraisemblablement pas les signes de normes établies, elles montrent généralement les signes d’une cristallisation d’habitudes : l’emploi d’unités autour de 3,5-5 g dans l’utilisation des poids polyédriques en alliages cuivreux du Bronze final, mais sans véritable cohésion métrologique ; la probable utilisation d’une unité structurante de 104-105 g au Bronze final pour la confection des poids lenticulaires et piriformes, mais impliquant des manières différentes de “compter la masse” ; l’organisation progressive autour d’unités structurantes de 15-21 ou 30-42 g en péninsule Ibérique avec une forte prédominance d’un système fondé sur le binôme d’unités de 20,7-41,2 g dans le Pays Valencien.

La standardisation, lorsqu’elle existe, concerne surtout la forme des instruments de pesée (type et matériaux), les intervalles qu’ils permettent de mesurer (de quelques grammes ou dizaines de grammes à plusieurs kilogrammes en fonction des poids de balance) et la manière générale de les utiliser (organisation globale des lots de poids pour de la pesée combinatoire ou poids utilisables seuls et type de balance nécessaire). La métrologie, nous l’avons dit, ne fait que très rarement l’objet d’une véritable homogénéisation. Cela suggère que l’élément primordial et rassembleur à l’intérieur de chacune de ces pratiques de pesée est l’utilisation globale qui en est faite, et non pas l’inter-commensurabilité des résultats qu’elle permet d’obtenir. Autrement dit, il nous semble probable que chacune de ces pratiques pondérales serve à peser des catégories de matériaux et/ou produits spécifiques – dont la nature exacte nous échappe dans la plupart des cas – dans des cadres restreints. En revanche, l’hétérogénéité des systèmes et constructions métrologiques suggère que les pesées elles-mêmes ne nécessitent pas d’être comparées directement entre elles.

Comment appréhender les usages des poids et des mesures dans l’Europe occidentale durant les âges des Métaux sur la base de ces différents résultats ? La documentation archéologique nous renseigne ici assez mal sur les cadres d’usage et les matériaux ou produits pesés. Nous pouvons toutefois suspecter quelques éléments caractéristiques par le biais de certaines associations.

Tout d’abord, un usage de la pesée dans la sphère technique est envisageable pour toute l’aire chrono-culturelle envisagée. Les associations de certains instruments de pesée avec des fragments d’or, des outils de métallurgistes ou de potentielles structures dédiées à la métallurgie peuvent laisser penser à une relation importante entre les deux activités (pesée et métallurgie/orfèvrerie). Ce constat peut être effectué aussi bien pour les fléaux en matériaux d’origine animale et les poids polyédriques en alliage cuivreux du Bronze final, dans le domaine nord-alpin, le nord de la France et le sud de l’Angleterre que pour l’âge du Fer ibérique, en particulier sur la côte méditerranéenne. Du point de vue purement technique de la métallurgie, la pesée pourrait alors servir à évaluer des ratios de métaux dans le but de réaliser des alliages précis. Cependant, ces associations entre métallurgie et pesée ne sont pas exclusives et cette dernière pourrait donc servir à un spectre plus étendu de la sphère technique. Nous retrouvons en effet des instruments de pesée en contexte funéraire en nombre beaucoup plus important que des outils d’orfèvre ou de métallurgiste, alors que certaines activités sont mal représentées par le mobilier non périssable. De plus, sur toute la chronologie considérée, la faible récurrence de l’association de ces deux catégories dans les mêmes tombes semble indiquer que la pesée est utilisée dans une sphère plus vaste que le seul cadre métallurgique. 

Que nous considérions l’hypothèse qu’ils se retrouvent dans la tombe suite à une décision réfléchie de mise en scène funéraire ou qu’ils s’agissent des possessions personnelles du défunt, les instruments de pesée se manifestent avant tout ici comme l’un des codes de reconnaissance et de représentation d’une certaine élite. Cette situation s’observe au Bronze final dans un domaine nord-alpin étendu ainsi que dans l’est de la péninsule Ibérique entre au moins les VIe et Ier s. a.C. Dans ce sens, il est possible que leur utilisation recouvre des domaines relativement variés sans pour autant sortir de la sphère technique. Cette fonction technique de la pesée pourrait servir au contrôle des flux de certains types de produits ou de matières premières. Dans une telle optique, la mesure pourrait être un outil primordial des élites afin de vérifier les masses de matériaux mis en forme. Dans un scénario ou les élites et les spécialistes appartiennent à deux classes différentes, nous pouvons émettre l’hypothèse que seuls les premiers ont la propriété de certains biens. Nous pourrions notamment envisager qu’ils contrôlent, par le biais de la pesée, la masse de matière confiée à un artisan et la masse du produit fini que celui-ci réalise avec. Un tel rétro-contrôle leur permettrait d’éviter d’être floués. Cela expliquerait également la faible adéquation visible entre la pesée et une seule autre activité. Un tel processus pourrait tout aussi bien être employé dans le cadre de l’orfèvrerie (ex : tombe 298 de Migennes “Le Petit Moulin”, Yonne, France, v. 1350-1250 a.C. ou tombe 100 de Cabezo Lucero, Guardamar del Segura, Alacant, Espagne, v. 450-350 a.C.), de la métallurgie (ex : ZAC Sansonnet, Metz, Moselle, France, v. 1350-1250 a.C. ou Fort-Harrouard, Sorel-Moussel, Eure-et-Loir, France, v. 1300-950 a.C.) ou de l’activité textile (ex : Cancho Roano, Zalamea de la Serena, Badajoz, Espagne, v. Ve s. a.C. ou La Bastida de les Alcusses, Moixent, València, v. IVe s. a.C.), une situation proche de celle qui existe en Méditerranée centrale et orientale28.

Une telle utilisation de la pesée est particulièrement pertinente dans une restitution de l’économie protohistorique qui suggère que les élites contrôlent les flux et stocks de biens de valeur mais pas les savoir-faire de spécialistes, ou tout du moins qu’ils ne les mettent pas en œuvre eux-mêmes. Toutefois, nous pouvons sensément émettre l’hypothèse qu’au moins dans certains cas durant les âges des Métaux, les détenteurs de savoir-faire spécialisés sont bel et bien des membres de l’élite. Cela est notamment fortement envisageable dans la péninsule Ibérique de l’âge du Fer où nous trouvons fréquemment associés, dans l’habitat ou dans le domaine funéraire, les traces d’activités spécialisées et des marqueurs élitaires. Dans un tel contexte, à quoi peut bien servir la pesée ?

Cette question amène à un deuxième usage possible de la pesée durant les âges des Métaux, celui de mesurer la valeur de dons. Nous avons en effet pu constater que la pesée montrait dans de nombreuses situations une certaine homogénéité formelle à grande échelle, a priori partagée par des membres de l’élite. Dans un tel cadre, et plus particulièrement si les élites sont partie prenante de la sphère technique, il est possible que la métrologie soit liée à une pratique de dons de cadeaux inter-élitaires. Le but serait alors de mesurer la valeur donnée, potentiellement dans une optique performative de surenchère. Dans un scénario où les élites partagent des pratiques communes, notamment de “peser leurs cadeaux”, il apparaîtrait assez cohérent que les instruments de pesée soient morphologiquement uniformes sans pour autant qu’une métrologie normalisée n’émerge, chaque pesée se faisant dans un cadre privé ou unilatéral (seul le peseur connaît réellement ses instruments). Une telle situation s’appliquerait bien à ce qui est observé au Bronze final ou dans la péninsule Ibérique de l’âge du Fer. Un argument supplémentaire pourrait alors être livré par le Cuenco de la Granjuela. La séquence métrologique inscrite sur ce vase en argent, qui correspond vraisemblablement à l’indication de sa masse métallique, renverrait ainsi directement à la valeur du produit lui-même. Autrement dit, un membre de l’élite aurait fait confectionner – ou confectionné lui-même – un vase en argent dans le but de l’offrir tout en indiquant de manière claire le “prix” ou la valeur de ce cadeau. De la même manière, la constitution de lots de poids de balance particulièrement précis et efficients comme ceux de la tombe 298 de Migennes ou de la tombe 200 d’El Cigarralejo mettrait en avant la capacité de leur détenteur à mesurer la valeur de ce qu’il donne et de ce qu’il reçoit avec exactitude.

Cette deuxième hypothèse permet d’expliquer un grand nombre des caractéristiques majeures que prend la pesée durant les âges des Métaux. Les intervalles mesurables réduits qui sont constatés pour la plupart des catégories de poids et balances étudiés se comprend comme le besoin de peser ponctuellement des matières et produits précieux et non pas des flux réguliers ou des stocks de marchandises. La différence entre certains intervalles de mesure observés, comme par exemple entre Migennes [0,36 : 11,01 g] et Richemont-Pépinville [3,83 : 182,42 g], pourrait alors dépendre de la valeur accordée au matériau utilisé. La rareté des vestiges de la pesée voir son origine dans le caractère fortement élitaire de la pratique principale, celle de l’échange de cadeaux dont le caractère social et diplomatique est probablement fort. Comme nous l’avons dit, une telle situation peut également amener au développement d’instruments de pesée similaires, permettant des mesures dans des intervalles semblables mais sans que s’impose une métrologie très codifiée. Le lien non exclusif avec l’orfèvrerie et la métallurgie, deux vecteurs de production de biens de valeur, trouve également là une explication satisfaisante.

Nous avons également soulevé que, durant l’âge du Fer en péninsule Ibérique, l’homogénéité métrologique, qui s’accompagne d’une augmentation du nombre d’instruments de pesée au cours des IVe-IIIe s. a.C., est probablement le signe d’une pratique pondérale intra-site en plus d’être inter-élitaire. Cette situation pourrait également être vraie pour l’âge du Bronze final, tout du moins pour ce qui concerne l’usage qui est fait des poids de balance polyédriques en alliages cuivreux. Nous avons expliqué plus haut qu’il nous paraissait improbable que les instruments de pesée soient utilisés dans un cadre paléomonétaire étendu mis à part peut-être pour quelques cas spécifiques. En revanche, ils pourraient tout à fait s’inscrire dans une pratique de contraction de dettes coordonnée par les élites. Un tel usage serait matériellement très proche du don de cadeau mis à part que la dette pourrait être contractée entre deux individus appartenant à des strates sociales différentes et appellerait à un remboursement dans la “même mesure” (pour reprendre Hésiode). Ainsi, plus qu’une économie du marché et de la monnaie, comme cela est parfois compris, les poids de balance des âges des Métaux pourraient être les vestiges d’une économie du don et de la dette.

La situation pourrait être quelque peu différente pour les poids de balance plus lourds, concrètement les poids lenticulaires et les poids piriformes à bélière. Les vestiges identifiés de la pratique de pesée les mettant en œuvre sont trop peu nombreux et dispersés pour pouvoir saisir dans quel cadre celle-ci est déployée. La persistance morpho-typologique et métrologique des poids à bélière pourrait être le signe d’un usage dans un cadre social, administratif ou technique dont les composantes principales évolueraient peu dans le temps et l’espace. En raison de leur masse élevée, il est envisageable qu’ils aient servi dans le cadre d’échanges, mais nous pouvons toutefois nous étonner d’en retrouver aussi peu dans le registre archéologique. Toutefois, l’exemple de Danebury montre clairement que s’ils sont fragmentés de manière importante, ces artefacts peuvent être difficiles à identifier. Pour le Bronze final, il est difficile de tirer des conclusions sur les contextes de découverte de ces poids. Au Fort-Harrouard, où nous trouvons vraisemblablement les deux seuls exemplaires du Bronze final 1 (FH-A et FH-E ; v. 1300-1150 a.C.), l’une des activités les plus importantes identifiées sur le site est la métallurgie. Rien ne permet toutefois de mettre en évidence de telles associations pour le reste de la zone. Les pratiques de pesée observées sur les sites lacustres alpins, qui mêlent souvent poids piriformes et lenticulaires, sont probablement à considérer comme des cas à part. Il est probable qu’il faille avant tout les mettre en relation avec des pratiques propres à cette région et au nord de l’Italie29. Pour la période des VIe-Ve s. a.C., les quelques exemplaires connus en Europe occidentale ainsi que ceux trouvés à l’est du Rhin30 sont généralement identifiés au sein d’habitats élitaires qui, dans plusieurs cas, montrent le déploiement d’intenses activités de production, notamment métallurgiques, et d’indices d’échanges.

À Danebury, pour la fin de la période observée ici, ces poids sont trouvés en grand nombre, mais sans association spécifique qui permettrait de les rattacher à un domaine technique particulier. Le site pourrait toutefois être un pôle important de contrôle, de stockage et/ou de redistribution de denrées agricoles31.

Dans l’état de nos connaissances, nous ne pouvons donc pas rattacher l’usage des poids piriformes à bélière à un seul cadre d’utilisation ni à une seule catégorie de biens mesurés pour l’ensemble de leur période de visibilité dans le registre archéologique. Il est de plus probable que certains traits de la pratique nécessitant leur emploi évoluent au cours du temps bien que, comme nous l’avons déjà mentionné, leur importante persistance morphologique et métrologique indique vraisemblablement qu’un socle global se maintienne. Bien qu’il apparaisse de manière moins nette, le lien de la pesée avec des catégories sociales privilégiées reste également probable pour ce groupe d’instruments. L’emploi du plomb pour la confection de certains d’entre eux dès le Bronze final, un métal alors rare à l’état pur dans le registre matériel (bien qu’il soit utilisé dans des alliages cuivreux, notamment dans le Domaine Atlantique32), ou le fait qu’ils soient retrouvés dans des habitats à forte dominante élitaire pour la transition entre les VIe-Ve s. a.C., pourraient être les indices du statut particulier de ces instruments de pesée, bien que cela soit moins clair que pour les polyédriques métalliques du domaine nord-alpin au Bronze final ou pour les poids de la péninsule Ibérique au Second âge du Fer.

D’une métrologie archéologique
à une archéologie de la métrologie ?

En optant pour un point de vue accordant une place importante aux contextes de découverte, différent de celui de la pure analyse métrologique qui est la plus souvent adoptée dans les études sur le sujet, nous avons pu constater que les contraintes d’adéquation à des unités et des systèmes pondéraux donnés n’apparaissent pas comme prioritaires dans l’Europe protohistorique. La norme métrologique est probablement un concept qui n’a que peu de sens pour ces populations, ou bien un sens bien différent de celui qu’on tend à lui donner (celui d’un étalon immuable garanti par une entité politique, vérifiable et convertissable au moyen d’outils précis). Les approches métrologiques restent bien évidemment essentielles à la compréhension des limites des outils de mesure, mais elles ne peuvent être considérées comme une fin en soi. Il apparaît que, dans la majorité des cas qui nous sont intelligiblement accessibles, les paradigmes diffusionnistes ne permettent pas d’appréhender la complexité des pratiques sociales, économiques et politiques dans lesquelles s’intègre la pesée. L’étude de l’Europe occidentale montre que si certains processus de transfert de technologie semblent exister (les poids lenticulaires et piriformes depuis le nord de l’Italie vers les Alpes, puis jusqu’au sud de l’Angleterre pour les seconds, les poids polyédriques depuis la péninsule Italique vers le domaine nord-alpin et peut-être certains éléments de métrologie depuis la Méditerranée orientale vers le sud-ouest de la péninsule Ibérique), nous retrouvons systématiquement les indices d’une appropriation forte et, au minimum, d’une réadaptation des instruments, des techniques et probablement des usages de la pesée par les populations locales.

Nous avons également pu constater que les cadres d’utilisation sont dans la plupart des situations ceux d’un partage de codes élitaires, dont les instruments de pesée et leur maîtrise sont un élément parmi d’autres. Si ces membres de l’élite sont probablement également ceux qui interagissent avec les populations étrangères marchandes et maintiennent des réseaux à longue distance, les caractéristiques techniques des poids et des balances identifiés s’adaptent mal à leur gestion. Leur place dans les échanges, si elle pouvait exister, devait être plus limitée que leur image traditionnelle33, notamment en raison de la masse réduite de la plupart des poids identifiés. L’hypothèse d’une homogénéisation des systèmes métrologiques dans le but de fluidifier les informations commerciales – une hypothèse souvent prônée34, mais qui, comme nous l’avons vu, résiste assez mal aux observations analytiques – repose généralement sur l’idée d’une intensité d’échanges importante et justifiant l’usage d’unités pondérales communes.

Au-delà de ces aspects, la confrontation des résultats aux hypothèses traditionnellement admises soulève un problème majeur : celui de la conception et de l’estimation de la valeur ou des valeurs chez des groupes humains qui ne possèdent pas un étalon commun pour la mesurer. Cette question apparaît dans la littérature scientifique comme un véritable serpent de mer agissant parfois comme un prérequis à l’apparition d’une métrologie complexe ou dans d’autres cas comme sa conséquence. Elle consiste généralement à interpréter les données comme le résultat d’une complexification progressive des processus d’échanges dans lesquels le moyen de paiement va progressivement se standardiser pour devenir la pièce de monnaie que nous connaissons35. L’intégration de nos problématiques à ce schéma explicatif amène à constater que le calcul de la valeur d’un métal par ses mesures (masse ou dimensions) signifie l’adéquation de la qualité et de la quantité du matériau considéré. Cependant, cela conduit à expliquer le développement des instruments de mesure par le besoin d’estimer la valeur et de déterminer le développement de la valeur par l’apparition d’instruments permettant de la mesurer. Or, un matériau n’a que la valeur qu’une société accepte de lui conférer36. L’argent et l’or, aussi précieux que nous puissions les considérer, ont des capacités mécaniques pratiquement nulles et leur valeur est exclusivement le résultat de choix sociaux et culturels. Dans les sociétés de la Méditerranée orientale, où la situation du développement progressif de la monnaie serait la mieux caractérisée, l’un des éléments primordiaux permettant d’assurer la valeur de ces métaux est la garantie que les entités politiques acceptent le paiement des impôts et des tributs par ce biais37. Il est par conséquent difficile de comparer une telle situation avec celle de l’Europe occidentale de manière directe.

La pesée est en premier lieu un outil d’estimation et de comparaison de quantité. Les résultats obtenus par le biais d’une opération de pesée peuvent bel et bien être mis en relation avec des concepts de valeurs, mais seule une approche globale et de grande ampleur permet d’en appréhender les subtilités par le biais du matériel archéologique. Une attention plus particulière portée à l’existence de possible poids de balance et le renseignement de leurs contextes d’apparition permettront de compléter l’étude entamée ici. Des informations peuvent également être apportées par la mesure plus systématique des masses et gabarits des éléments métalliques entiers et fragmentés, retrouvés notamment dans les dépôts38 ou présentant des caractéristiques particulières sur la base des travaux effectués sur l’Orient méditerranéen39. De manière plus générale, une meilleure appréhension de l’intégration des concepts de numération et de métrologie dans les sociétés anciennes passera par un renouvellement des questionnements sur les différents types de mesures (longueurs et modules, notamment via l’étude de l’architecture, et capacité par une meilleure approche des volumes de récipients céramiques, comme cela a été fait pour les récipients commerciaux40) et sur les outils pouvant supporter la pratique de comptage complexe (écritures, jetons, etc.). Pour ce qui concerne l’Europe occidentale protohistorique, les données sont encore trop partielles pour tenter de reconstituer un tel puzzle. Le travail qui a été présenté ici se veut être une modeste pièce ajoutée à l’ensemble. Il a permis de dresser un panorama des pratiques de pesée beaucoup plus hétérogène que ce que l’on pouvait imaginer au préalable (des usages d’unités et de systèmes métrologiques multiples ainsi que des systèmes de comptage et choix de constitution des lots de poids qui varient dans le temps et dans l’espace). Enfin, la prise en compte générale des contextes d’apparition, lorsque cela été possible, permet de dresser l’image d’une pesée souvent associée à des élites et d’une utilisation vraisemblablement restreinte dans les activités quotidiennes. Ce travail amène toutefois à poser de nouvelles questions auxquelles seules des recherches futures permettront de répondre.

Notes

  1. Parise 1970 ; Parise 1971 ; Liverani 1972 ; Zaccagnini 1979 ; Parise 1981 ; Parise 1984 ; Zaccagnini 1986 ; Zaccagnini 1999 ; Zaccagnini 2000 ; Alberti et al., éd. 2006 ; Ascalone & Peyronel 2006 ; Ialongo 2018.
  2. Poigt & Comte 2021 ; Hermann et al. 2020.
  3. Pare 1999 ; Pare 2013.
  4. Roscio et al. 2011.
  5. Ialongo 2018.
  6. Cardarelli et al. 1997 ; Cardarelli et al. 2001.
  7. Rahmstorf & Pare 2007.
  8. Cunliffe 1984 ; Cunliffe & Poole 1991.
  9. Cardarelli et al. 1997 ; Cardarelli et al. 2001.
  10. Cardarelli et al. 1997.
  11. Pare 1999, 434.
  12. Needham 2013, 89.
  13. Ialongo 2018.
  14. Cunliffe 1984 ; Cunliffe & Poole 1991.
  15. De Hoz 2011, 136-138.
  16. Ripollès 2005 ; Ripollès 2011 ; García-Bellido 2011 ; Callegarin & García Bellido 2012 ; Ripollès 2013 ; Callegarin & Hiriart 2013.
  17. Burillo Mozota 1997 ; Ripollès 2011 ; García-Bellido 2011 ; Callegarin & Hiriart 2013.
  18. Voir par exemple : García-Bellido 2011 ; Callegarin & García Bellido 2012, 123 ; Callegarin & Hiriart 2013 ; Pilloy 1888, 125 ; Rahmstorf 2007 & Pare, 280.
  19. Pedersen 2008 ; Hårdh 2008 ; Blackburn 2008.
  20. Milcent & Gorgues 2018.
  21. Milcent 2017.
  22. Idem.
  23. Allen 1968.
  24. Cony & Wassong 2015 ; Wassong 2017.
  25. Badie & Moret 1997 ; Moret & Badie 1998 ; Moret 2002.
  26. Moret 2002, 209-213.
  27. Gorgues et al. à paraître ; Sanmartí et al. 2004 ; Gorgues 2016.
  28. Voir par exemple : Petruso 1978 ; Parise 1986 ; Parise 1991 ; Petruso 1992 ; Rahmstorf 2010, 99-101 ; Ialongo et al. 2018 ; Ialongo 2018.
  29. Cardarelli et al. 1997 ; Cardarelli et al. 2001 ; David-Elbiali 2003 ; David-Elbiali 2017.
  30. Rahmstorf & Pare 2007.
  31. Cunliffe 1984, 115-121 ; Cunliffe & Poole 1991, 114-166, 153-162.
  32. Voir par exemple : Briard 1987a ; Briard 1987b ; Briard 1994 ; Briard 2001, 40.
  33. Voir par exemple : Déchelette 1910, 397-407 ; García-Bellido 2003 ; Mohen & Bailloud 1987, 146-147.
  34. Déchelette 1910, 400 ; García-Bellido 2011 ; Callegarin & García Bellido 2012, 123 ; Callegarin & Hiriart 2013 ; Rahmstorf 2018 ; Rahmstorf 2007 & Pare, 280.
  35. García-Bellido 2011 ; Callegarin & García Bellido 2012, 123 ; Callegarin & Hiriart 2013 ; Pilloy 1888, 125 ; Rahmstorf 2007 & Pare, 280 ; Ripollès 2005 ; Ripollès 2011 ; Ripollès 2013.
  36. Skre 2013, 76.
  37. Voir : Powell 1996 ; Graeber 2016, 51-52, 259-271 ; Heymans 2018 ; Ialongo et al. 2018.
  38. Voir par exemple : Spratling 1980 ; Briard 1987 ; Briard 1994 ; Briard 2001 ; Boulud-Gazo & Fily 2009 ; García-Bellido 2011 ; Ripollès 2011 ; Callegarin & García Bellido 2012 ; Ripollès 2013 ; Milcent 2017 ; Guilaine et al. 2017.
  39. Voir notamment : Ialongo et al. 2018.
  40. Gorgues et al. à paraître ; Gorgues 2016.
ISBN html : 978-2-35613-416-5
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Livre
Posté le 17/03/2023
EAN html : 9782356134165
ISBN html : 978-2-35613-416-5
ISBN pdf : 978-2-35613-417-2
ISSN : 2741-1508
12 p.
Code CLIL : 4117
licence CC by SA

Comment citer

Poigt, Thibaud, “Conclusion”, in : Poigt, Thibaud, De Poids et de Mesure. Les instruments de pesée en Europe occidentale durant les âges des Métaux (XIVe-IIIe s. a.C.). Conception, usages et utilisateurs, Pessac, Ausonius Éditions, collection DAN@ 8, 2022, 401-412, [en ligne] https://una-editions.fr/conclusion-de-poids-et-de-mesure [consulté le 17/03/2023]
doi.org/10.46608/dana8.9782356134165.7
Illustration de couverture • Première : évocation d'une pesée de barres de fer", crédits : Jean Cadilhon ;
•Quatrième : dessin de l'auteur.
Publié le 17/03/2023
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