L’une des constantes des travaux consacrés aux artistes femmes réalisés depuis une perspective féministe est d’identifier et de ré-interroger les lieux communs des pratiques instituées qui prennent place dans cet ensemble que Dominique Maingueneau nomme « discours constituant » pour désigner « ces discours qui se donnent comme discours d’Origine, validé par une scène d’énonciation qui s’autorise d’elle-même » et qui sont en charge de ce qu’il propose d’appeler l’archéion d’une collectivité. Lié à la source, au principe et, de là, au commandement et au pouvoir, l’archéion c’est le siège de l’autorité qui « associe ainsi intimement le travail de fondation dans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps de locuteurs consacréset uneélaboration dela mémoire. » (Maingueneau, 2004 : 47. L’auteur souligne.) Il me semble important d’avoir conscience de la complexité des relations que le cinéma entretient avec le discours constituant (scientifique, philosophique, religieux) ainsi qu’avec les autres discours, et aussi de comprendre que cette catégorie est utile pour penser les questions de l’archive et de l’autorisation, sous-jacentes à la notion d’inscription de l’œuvre d’Albertina Carri et de Lucía Puenzo dans leur champ.
Je prends appui sur les études féministes qui systématisent l’historicisation des discours et problématisent la question de la légitimité culturelle au prisme du genre. Depuis les années 2000, le corpus théorique établi sur l’analyse recontextualisée des pratiques connaît un développement considérable (Pollock, 1999, 2007 ; Krakovitch, Sellier, 2001 ; Naudier, Rollet, 2007, entre autres). Il témoigne de l’intérêt grandissant pour des questions posées depuis plusieurs décennies dans des textes souvent mal reçus au moment de leur publication, oubliés dans les années 80 et 90 (Cixous, Clément, 1975 ; Coquillat, 1982 ; Irigaray, 1980 ; Planté, 1989 ; Gilbert, Gubar, 1979 ; Toril, 1985) mais dont la réédition au milieu des années 2000 (Cixous, 1975, 2010 ; Le Doeuff, 1989, 2000) rappelle l’actualité. Il faut préciser aussi qu’une part considérable des recherches transversales et transféministes se diffuse désormais selon des modalités numériques éclatées et instables, souvent à la marge ou à l’écart des institutions universitaires, ce qui altère les logiques éditoriales traditionnelles qui ralentissaient parfois leur circulation. La contre-partie des nouvelles formes de partage des savoirs est la difficulté d’une approche globale actualisée et aussi la difficulté durable d’obtenir une reconnaissance canonique, une réalité ancienne dont la portée politique mérite d’être énoncée. Ces sources qui remettent en cause la supposée objectivité des savoirs et assument autant leur non exhaustivité que leur nécessaire et permanente réévaluation, constituent le terreau et l’arrière-plan de ma réflexion sur les deux cinéastes dont je propose dans cette première partie d’appréhender la trajectoire.
Comment situer Albertina Carri et Lucía Puenzo sur l’échiquier culturel argentin en cours de reconfiguration à partir du milieu des années 90 ? Certaines caractéristiques de la génération dont elles font partie chronologiquement permettent d’esquisser leur horizon des possibles ainsi que leurs intentions artistiques par rapport aux règles et modèles dominants depuis les années 80. La nouvelle vague culturelle qui déferle au cinéma, en littérature et dans les arts au tournant du nouveau millénaire se manifeste à travers une inventivité créatrice et des pratiques mutantes : les sujets représentés, autant que l’élaboration de montages financier et technique pour réaliser les films, illustrent les liens entre les films et le réel mais aussi les liens que les cinéastes entretiennent avec des filiations et des généalogies passées ou présentes.
C’est pourquoi je m’attacherai dans le chapitre 1 à mettre en perspective les traits saillants de cette transformation du champ cinématographique argentin marquée par la percée des femmes. Le chapitre 2 sera consacré à une évocation contextualisée des parcours artistiques d’Albertina Carri et de Lucía Puenzo en fonction des conditions de leur insertion dans le champ cinématographique et culturel.