Mises en chantier1
Cette recherche porte sur la représentation des relations de pouvoir et de domination au cinéma et sur les conditions de l’accès des femmes à la réalisation cinématographique dans un contexte historique et socio-culturel donné. Ma démarche se situe au carrefour des études hispano-américaines, des études cinématographiques et des études culturelles et féministes, irrigués par plusieurs disciplines et champs composant les sciences humaines et sociales, parmi lesquelles l’histoire, la philosophie, et la sociologie de l’art et de la culture. Cette prise de risque sur le plan méthodologique s’inscrit dans la continuité d’un hispanisme européen pluridisciplinaire qui historiquement a lutté contre les replis, notamment identitaires et disciplinaires, en rompant « avec les traditions critiques – des deux côtés des Pyrénées [et de l’Atlantique] – trop souvent limitées par des conceptions autarciques de la culture nationale » (Aymes, Salaün, 1998)2.
Mon travail trouve sa source dans une série de questions que je résumerai ainsi : pourquoi la présence des femmes dans l’industrie cinématographique demeure marginale ; pourquoi les œuvres des femmes qui parviennent à réaliser des films sont-elles toujours marginalisées par l’histoire du septième art et pourquoi cette question demeure-t-elle encore largement impensée, ou plutôt niée ; existe-t-il une écriture filmique féminine ; quelles relations les femmes cinéastes entretiennent-elles avec les canons et les normes esthétiques hégémoniques et comment envisagent-elles de se positionner par rapport à ceux-ci ?
En Argentine, le tournant du nouveau millénaire fut marqué par une crise profonde dont les conséquences économiques et politiques eurent un impact sur les classes populaires mais aussi les classes moyennes. Contre toute attente, l’engouement générationnel pour les études de cinéma, favorisé par la révolution numérique et une relative démocratisation technologique, se traduisit par l’émergence de jeunes cinéastes encouragé·es par les critiques qui s’empressèrent de célébrer la naissance d’un Nouveau Cinéma Argentin (NCA). Fait remarquable parce qu’inédit, la médiatisation de l’irruption d’une poignée de femmes cinéastes, dont Lucrecia Martel (1966) demeure la figure tutélaire, suscita une certaine curiosité sur la scène internationale, les festivals accueillant favorablement cette nouvelle vague latino-américaine au début des années 2000.
Albertina Carri (1973) et Lucía Puenzo (1976) ont grandi pendant la dernière dictature civico-militaire argentine (1976-1983), ce qui ne constitue pas une complicité particulière car leur parcours de vie et leur trajectoire professionnelle se distinguent de plusieurs façons. De gré ou de force, elles ont chacune assumé leur héritage familial et politique et leur point commun est de privilégier l’enfance et l’adolescence pour revisiter la mémoire nationale et ses effets sur la réalité contemporaine. Il m’est apparu cohérent de me centrer sur les trois longs-métrages de fiction qu’elles ont réalisés entre 2000 et 2015 car cette période correspond à une bascule puis à l’avènement, sur le plan politique et culturel, d’une relation inédite à la mémoire individuelle et collective d’une part, et à la visibilisation des mobilisations en faveur des droits civiques et identitaires des femmes et des minorités racialisées et sexuelles d’autre part. De leur genèse à leur réception, les six films qui compose mon corpus, No quiero volver a casa (2000) Géminis (2005), La rabia (2008) d’Albertina Carri, XXY (2007), Géminis (2009) et El médico alemán (2013) de Lucía Puenzo, sont traversés par les questions qui agitent la société durant le kirchnérisme (2003-2015).
Le titre de l’ouvrage « Esthétique et politique dans le cinéma argentin : Albertina Carri et Lucía Puenzo, des histoires de familles » se fonde sur une conception de l’analyse filmique qui, dans la lignée, notamment, des travaux d’Ana Amado, considère la relation entre un film et son référent socio-politique, historique et culturel et interroge les procédés audiovisuels et narratifs retenus par chaque cinéaste pour composer sa représentation d’un moment historico-politique. Or, celle-ci est aussi la matérialisation d’une mémoire – individuelle et collective – et la construction d’un imaginaire esthétique et politique, il convient d’envisager les films de Lucía Puenzo et Albertina Carri comme des produits culturellement marqués par leur contexte, mais aussi comme des producteurs de signification idéologiques et politiques. Dans chaque film, « la realidad es aludida como cuestión (política), y con ella fundamentan una respuesta (artística) » (Amado, 2009 : 17)3. Cela sous-entend que, comme l’a démontré Walter Benjamin à propos de l’œuvre de son ami et compatriote Bertold Brecht, et comme l’a retracé Georges Didi-Huberman, les images peuvent se construire en prise de position4.
La deuxième partie du titre, « des histoires de familles », renvoie aux liens de famille : héritages, corps, fictions5. Envisagée comme « une catégorie à la fois discursive, culturelle, sociale et politique » (Amado, Domínguez, 2004 : 15), la famille est un mécanisme double, fondateur de ce qui est familier et de ce qui sépare, un processus à travers lequel on peut comprendre l’ordre politique, social et culturel de l’Argentine contemporaine. Fil conducteur d’un corpus varié, le pluriel souligne que la famille ne recouvre pas seulement la parenté et la lignée mais de multiples acceptions et réalités. Famille biologique, famille nucléaire, famille idéologique, famille de cœur, famille politique, famille artistique, etc., microcosme, collectif, ethnie ou nation, choisie ou subie, historique ou imaginaire, la famille est un support de questionnements fécond dans le contexte argentin de l’après-dictature. L’incertitude qui caractérise cette période est intimement liée aux modifications sociales, politiques et culturelles provoquées par la destruction des familles pendant le régime dictatorial et les reconfigurations de l’idée de famille occupent une place prépondérante dans la production culturelle de la génération des deux cinéastes. Le mythe de l’unité et de l’identité familiale brutalement remis en cause par la violence d’État fait en effet l’objet de ré-visions et de processus de dés-illusions de cette catégorie sociale fondatrice du maintien et de la reproduction de l’ordre social. Les représentations que proposent les six films d’Albertina Carri et Lucía Puenzo reflètent la conflictualité vécue – passée et présente – ; ils font émerger les structures profondes et les fonctionnements du corps social et nous interpellent, par les dispositifs singuliers qu’ils mettent en œuvre, sur les processus de dé-construction et de resignification en cours.
Ma problématique est la suivante : en quoi l’expérience de la réalisation de films de fiction par Albertina Carri et Lucía Puenzo éclaire-t-elle les rapports de pouvoir naturalisés et les formes de violence qui les accompagnent et comment leurs films les questionnent-ils ? Je cherche à mettre en perspective l’apport des théories féministes et culturelles aux études cinématographiques en mobilisant par l’analyse filmique des notions qui éclairent la spécificité de chaque film, ce qui implique de pas déployer une grille d’analyse préconçue. Ma méthodologie s’élabore en fonction de la contextualisation de chaque film, de ses axes thématiques, de ses enjeux esthétiques, et de la mise en scène des relations de genre, de classe, de race et de sexualité. Leur étude révèle en effet les négociations opérées par chacune des deux cinéastes pour construire leur discours médiatique, à partir duquel s’établit également leur position d’autrice dans le champ cinématographique.
Prolégomènes épistémologiques
Il est inenvisageable de présenter la généalogie des différents champs arpentés ou de synthétiser l’ensemble des théories qui constituent le soubassement multiforme de ce travail qui adhère à l’approche critique des études culturelles propres à l’Amérique latine (Richard, 2001). Celles-ci se sont heurtées longtemps aux résistances d’une culture euro-centrée, élitiste et arc-boutée sur une conception des partages disciplinaires héritée d’une histoire institutionnelle nationale. Depuis les centres de production de savoirs hégémoniques anglo-saxons et européens, où une diaspora intellectuelle a exercé une critique matérialiste de la culture dans une dynamique émancipatoire, Stuart Hall – pour ne mentionner qu’un exemple emblématique – et ses alter ego latino-américain·es ont mis en lumière, pour mieux s’en défaire, le carcan postcolonial. Le constat que savoirs et pouvoirs sont étroitement liés est un prérequis des perspectives culturelles subalternes qui ont impulsé de nouvelles façons de considérer les transformations culturelles et structurelles6 en puisant dans le marxisme revisité par l’expérience de la diaspora et de la migration propre à un capitalisme global.
La logique d’intégration de l’expérience des marges induit une approche plurielle et indisciplinée qui envisage la culture dans son rapport au pouvoir. L’intention d’intervenir politiquement dans la recherche académique et la théorie s’affirme dès lors par la pratique complexe de l’interdisciplinarité, nécessaire pour appréhender le monde, pour en faciliter la compréhension et pour contribuer à le transformer. On retrouve le même élan dans les études féministes, de genre et queer d’Amérique latine – Abya Yala –, dont l’horizon est l’émancipation (Gloria Anzaldúa et Chela Sandoval, María Lugones, Ochy Curiel, Silvia Rivera Cusicanqui, etc.). Ce travail est donc largement redevable à mes interlocutrices latino-américaines et à leur culture critique de sources européennes et étatsuniennes, ainsi qu’aux collègues français·es et espagnol·es qui œuvrent à la circulation de leurs textes et de leurs pratiques en systématisant des relectures situées démasquant les dominations conservatrices. Cette perspective, qui a sans doute été un effet de la hiérarchie géopolitique coloniale des centres de savoirs, est aujourd’hui reconsidérée et revalorisée par la critique qui prône, selon l’expression de Walter Mignolo, une « désobéissance épistémique décoloniale » et la production de savoirs originaire du « tiers-monde », dans la diversité de ses histoires locales et de ses époques7. Elle est une ressource absolument nécessaire aux études produites dans « les Nords » :
Le vaste champ appelé théories et pratiques féministes et queers décoloniales se réfère aux travaux qui tentent d’identifier et de dé-faire les dommages causés dans tous les domaines de la vie par le colonialisme au cours des cinq derniers siècles. Il dispose d’une généalogie planétaire parmi les théories et les luttes des féministes et des queers à travers le monde colonisé et post-colonial. Il existe, historiquement et actuellement, de concert, en intertextualité et en dialogue avec toute une gamme d’autres importantes analyses et pratiques critiques qui abordent inséparablement le genre, les sexualités, le racisme, le classisme, le colonialisme et les autres rapports de pouvoir à travers différentes échelles.8
Je m’inscris dans cette entreprise de resignification qui questionne les catégories ethnocentrées, dessinant un territoire mutant où s’élaborent les représentations de sujets sociaux « autres », « subalternes » qui posent la question des conditions de leur exclusion du discours (Spivak, 2011). Les échanges de regard et les regards décalés incitent en effet à démultiplier les points de vue sur le patriarcat néolibéral global et à enclencher la revalorisation des « différences » (de Lauretis, 1999) qu’il faut ici entendre comme l’imbrication des discriminations de genre, race, classe, orientation sexuelle, religieuses, etc. (Creenshaw, 19949). Se dé-placer pour envisager une « politique de localisation » (Rich, 1984) et de savoirs situés (Haraway, 200710), mais aussi replacer l’expérience au cœur de l’appréhension du réel, rendent possible la production de savoirs objectivement plus forts, comme le revendique la pratique du « standpoint » formulé par Sandra Harding.
Il faut que nous apprenions à considérer nos projets théoriques comme une espèce d’improvisation entre et au-delà des rythmes et cadences des théories patriarcales, au lieu de retravailler les mélodies d’une seule théorie (le marxisme, la psychanalyse, l’empirisme, l’herméneutique, le déconstructionnisme, etc.) ; de cette façon, nos théories pourront exprimer parfaitement ce que, à ce moment même, nous pensons vouloir dire. (Harding, 199111. Je souligne.)
L’expérience comprise comme l’ensemble des conditions matérielles de production d’une pensée est le point de départ d’une épistémologie féministe12 dont l’objectivité est renforcée par les catégories analytiques qu’elle génère et qui sont volontairement instables et reliées à plusieurs disciplines. En effet, la pratique critique étant un processus de désacralisation des autorités discursives, il s’agit moins de lutter pour les supplanter que de s’approprier « des outils qui vous permettent de marquer un monde qui vous a marqué comme autre. » (Haraway 2007 : 71). Cet empirisme revendiqué par les féministes matérialistes ouvre la perspective d’une pensée réceptive qui s’enrichit de la conscience de la situation de chacun·e et produit des théories transhumantes (Femenías, 2011) qui dressent des ponts par-delà les frontières de tout ordre et œuvrent simultanément à une dé-naturalisation des discriminations et des relations sociales, ainsi qu’à l’avènement de sujet·tes agent·es.
Todas y todos por igual contribuyen a la construcción de teoría en y desde América Latina, brindando marcos conceptuales situados, enriquecidos por la propia experiencia periférica, con conciencia de las tensiones que rigen nuestros espacios, y generando teoría encarnada gracias a la deriva trashumante que nos intercepta. (Femenías, 2011, 38)
Les théories sont voyageuses (Claudia de Lima Costa, 2002, 2006), elles traversent des espaces géopolitiques inégaux, même si leur appropriation est certainement limitée et fragmentée en fonction des situations de chaque personne y accédant et les utilisant. La pensée féministe nomade (Braidotti, 2003) est corporelle, dynamique, relationnelle et subjective :
Les représentations que l’on donne de son positionnement sont des perspectives situées qui rendent compte d’un sujet multi-localisé et décentré : nomade en tous sens. Cela désigne un entre-deux qui ne se limite pas au deux, mais se multiplie dans un espace d’interconnections productives. Cette subjectivité repose sur des processus d’hybridation, créolisation, nomadismes diffus – états de diffusion et de rencontres dynamiques. […] Le lieu d’où l’on parle, comme on disait dans les années 70, c’est le tatouage de l’histoire sur nos corps et dans nos têtes : c’est la matérialité contaminante des chronologies croisées. Il y a des sujets qui sont renforcés et légitimés par ces positions multiples et contradictoires, mais la plupart en ressortent blessés, et parfois fatalement. Le poids de l’histoire n’est jamais métaphorique lorsqu’il agit à travers la mémoire, le langage et les représentations. Trouver les mots pour le dire est une première manière de pratiquer les cartographies raisonnées du pouvoir qui nous traverse, afin de nous aider à identifier de possibles lieux de résistance.13
La multiplicité incarnée de ces pensées féministes génère un ensemble complexe et contradictoire en constante mutation, qu’il n’est ni possible ni souhaitable de chercher à unifier. Je la perçois comme une pratique relationnelle et une métamorphose à la fois singulière et collective que Donna Haraway appelle un monstre.
La fréquentation de ces pensées a nourri ce travail qui a pour ambition d’éclairer la singularité des représentations cinématographiques que Lucía Puenzo et Albertina Carri mettent en circulation. Les expériences de décalage, voire de rupture avec l’ordre établi que leurs fictions mettent en scène et en question seront abordées dans leurs rapports aux réalités historiques argentines convoquées, c’est-à-dire que les films seront envisagés comme des pratiques artistiques articulées à des réalités sociales.
Zoom sur la nomophatique et l’Archive
L’Étude et le Rouet (1989) et surtout Le sexe du savoir (1998)14 de Michèle Le Dœuff éclairent la compréhension de l’articulation entre fait discursif et fait socio-politique, à partir de la question de la sexualisation du savoir et du pouvoir. En déplaçant le mythe de la relation problématique que les femmes entretiendraient avec le savoir, Le Dœuff resignifie les rapports sociaux de sexe qui la régissent et démontre que l’infériorité des femmes et leur déconsidération sont organisées par la hiérarchisation des sexes sur laquelle se fonde l’oppression. Cette construction n’a rien de naturel mais procède d’une répartition inéquitable des « conditions psycho-imaginaires de l’exercice de la pensée » (Le Doeuff, 1998 : 226). La philosophe répond, dans son analyse érudite de l’exclusion des femmes du discours savant, à des interrogations longtemps impensées et à un constat aussi désagréable que flagrant. Pourquoi existe-t-il encore si peu de « grandes femmes » dans les archives patrimoniales et pourquoi ne sont-elles qu’une petite minorité à exercer leur art dans l’actualité ; pourquoi y-a-t-il si peu d’intellectuelles et d’artistes reconnues, c’est-à-dire dont la pensée et les œuvres sont diffusées, canonisées, étudiées ? Les historiennes du féminisme ont démontré que la méconnaissance de nombreux jalons de la pensée a trait à la disqualification et à la dénégation systématique du travail des femmes (Kergoat, 2012) jusqu’à aujourd’hui. La notion élaborée par Le Dœuff pour désigner une régulation autoritaire de la pratique du discours des femmes, la nomophatique, montre que la violence symbolique s’est exercée dans les procédures de contrôle qui ont historiquement régulé l’accès des femmes à la citoyenneté et qui ont naturalisé leur position subalterne dans le champ social et celui de la culture.
Les femmes sont donc interdites de parole, sauf lorsque, plus âgées, elles prêchent aux plus jeunes leurs devoirs déterminés par l’ordre patriarcal. Je propose de désigner par le terme de nomophatique un code déterminant ainsi qui a le droit de parler, à qui, où, sur quels sujets, pour dire quoi et sur quel ton, afin de pouvoir généraliser et nommer ce dont il faudrait se débarrasser. (Le Dœuff, 1998, 116)
Autrement dit, ce n’est que dans un cadre restreint, pour une durée définie et à condition de se soumettre à une autorité naturalisée dont elles se feraient les porte-paroles dans le but de modeler la génération suivante selon ses « directives conservatrices » (Le Dœuff, 1998, 117) que la voix de certaines femmes, d’un âge avancé, pourrait être tolérée… Les vieilles femmes n’auraient voix qu’au chapitre dicté par les hommes, seuls sujets valides, et seulement dans le but de reconduire la domination d’un groupe humain sur d’autres et les formes d’oppression qui l’accompagnent. L’organisation interne des savoirs15 s’est ainsi établie sur la base d’une distribution sexuée et sur le « cliché culturel qui “vieillit” linguistiquement une femme qui agit ou parle, comme si la langue ne reconnaissait comme expertes que celles qui ne sont plus dans l’ordre de la reproduction – des femmes plus vraiment des femmes ? » (Le Dœuff, 1998 : 141)16. Ce mécanisme illustre aussi le processus d’ancrage de la violence du regard. À force de répétition et de performativité, le discours produit « l’ordre établi » et est produit par celui-ci. Normalisée et généralisée en toute imposture, l’exclusion instaurée des femmes des champs de savoirs se perpétue. La démarche de Le Dœuff incite à réfléchir sur la genèse des autorités savantes et à ne pas prendre pour argent comptant ce qui se présente comme une évidence alors qu’il s’agit d’une vision construite sur la base de décisions passées sous silence et répétées au point de se figer.
L’hispaniste Michèle Soriano s’en est saisie, qui déploie dans ses travaux le potentiel critique de la nomophatique en lien avec la méthodologie sociocritique développée par Edmond Cros pour « interroger les modalités d’inscription du social dans la culture à partir de l’analyse des processus de morphogenèse, autrement dit de l’engendrement des formes »17. Ses analyses d’objets culturels très divers qui étudient ce mécanisme de disqualification en se fondant sur l’analyse des discours constituants, considérés comme des fictions, répondent à un double objectif de dévoilement. Il s’agit d’une part de dévoiler le mécanisme qui constitue ces fictions en tant qu’Archive, c’est-à-dire qui, en articulant un ensemble d’énoncés et d’institutions, « leur confèrent leur autorité tout en se légitimant à travers eux » (Charaudeau et Maingueneau, 2002 : 6218) et, d’autre part, de dévoiler le mécanisme qui contribue à renforcer l’Archive en reconduisant les interdits et les exclusions. Dans la lignée de la traque initiée par Le Doeuff, Soriano dissèque les modalités de l’alliance tacite entre « doctes misogynes », pour révéler les rapports de pouvoir et la circulation d’une violence symbolique naturalisée et fondant le cadre d’entendement collectif.
L’originalité de sa démarche repose sur le postulat que la nomophatique permet de démasquer les rapports réels qui régissent l’accès au champ artistique et littéraire et donc de valoriser des pratiques et des expériences intermédiaires, polémiques, contextualisées et contre-hégémoniques. « [C]et affranchissement ouvre la possibilité de renouveler les corpus étudiés à partir d’une éthique de justice sociale, et d’amplifier ainsi la circulation de corpus contre-hégémoniques » (Soriano, 2018 : np19). Le dialogue entamé avec elle et l’apport de ses nombreuses publications croisées ont nourri mon questionnement sur l’autorité énonciative.
En m’intéressant à la position d’énonciation échue à Albertina Carri et à Lucía Puenzo, je cherche à comprendre quelle position chacune s’est forgée au sein d’une industrie cinématographique très largement masculine, et cela implique notamment de se demander quels films elles sont parvenues à réaliser, dans quelles conditions de production, de réalisation, mais aussi de diffusion et de valorisation, autrement dit de réception. Et pour cela, il est important de s’intéresser à l’accès des femmes à l’industrie cinématographique, afin de confronter un ensemble de préjugés, de fausses évidences et d’autocensure concernant la présence des femmes de l’autre côté de la caméra, ainsi que la question de l’« écriture féminine ».
Depuis les années 1970, les recherches menées depuis une perspective féministe ont démasqué certains aspects naturalisés de l’inconscient de la société patriarcale – le génie n’a pas de sexe, le regard non plus, l’éternel féminin, etc. Ces voiles, dont l’histoire de l’art et des sciences, se sont drapées, sont des mythes qui ont pour fonction et pour effet de dépolitiser en la décontextualisant, la réalité des hiérarchies et des normes qui structurent les champs de l’imaginaire. En remettant en cause la croyance en des schémas de discours figés, sacralisés, inamovibles, les travaux de Teresa de Lauretis, dans la foulée de Katie King et Donna Haraway depuis les sciences, postulent l’existence paradoxale des femmes : omniprésentes à l’image et « omni absentes » du discours en tant que sujets et sujets d’énonciation. Les femmes à l’écran seraient constamment attrapées ou rattrapées par des discours qui parlent d’elles ou pour elles, sans jamais parvenir à en être les véritables énonciatrices. La critique de l’effet de réel et de vraisemblance, si puissant au cinéma, comme un reproducteur d’oppression est un outil pour sortir de cette logique qui maintient « La Femme » et « La Femme Artiste » enfermées comme une image. Cette mythologie produite par des canons culturels exclusifs et incorporés par les spectateur·rices a des effets assimilateurs qui peuvent même être revendiqués par celles-ci, ce qui produit un double effacement du processus d’intégration et du processus de disqualification. Les études féministes et de genre ont procédé à un dévoilement de ce double effacement.
Le cinéma comme technologie du genre
Produite dans un cadre socio-historique, linguistique et philosophique anglo-saxon, la pensée de Teresa de Lauretis a en commun avec celle de Michèle Le Dœuff, de faire sauter ce verrouillage et de briser l’intimidation cognitive en interrogeant « les mythes ou les images réglant les rapports entre intellectualité et sexualité, entre sexe et ordre des savoirs » (Le Dœuff, 1998 : 17). Dans l’ouvrage Alice doesn’t : Feminism, Semiotics, Cinema (198420), la sémioticienne féministe impulsa une dynamique toujours d’actualité, comme en témoigne la traduction en 200721 de trois autres essais emblématiques dont « La technologie du genre », publié en anglais trente ans plus tôt. L’imbrication qu’elle établit alors entre le social et le psychique trouvait sa source dans le militantisme et la lutte pour les droits des minorités racisées et sexuelles des années 60 et 7022. Les théories critiques militantes, parmi lesquelles la sienne prenait place, se fondaient sur des pratiques sociales engagées dans la contestation du pouvoir et qui marquèrent l’accès à l’expression de sujets et de savoirs assujettis – les études de femmes, les études afro-américaines, ethniques, postcoloniales, féministe, queer, de la race (Lauretis, 2008). Elle y postule comme préalable à une conception du sujet le fait que toute pensée est incarnée et que toute théorie est politique. Une fois brisé le verrou de « l’objectivité » comme fiction idéologique fondatrice, il est possible d’entamer un processus de dés-identification des perceptions « naturelles » – en fait naturalisées – et de se dé-placer soi-même, d’accepter l’ex-centricité. Il s’agit d’occuper un lieu situé, d’assumer une pratique cognitive ambigüe, partielle, inconfortable, ouverte aux voix, aux regards, aux expériences et aux sciences des femmes et des personnes opprimées et exclues. C’est sur la base de cette conscience qu’a été conceptualisé, dans différents champs arpentés par les féministes depuis les années 70, le fait que regarder implique déjà un rapport au pouvoir et un rapport de pouvoir et que c’est un corps « marqué » qui soutient ce regard (Femenías, 2011 : 14).
Les applications au champ cinématographique du positionnement théorique radical de Teresa de Lauretis, partagées, débattues et retravaillées par les études féministes, de genre et queer ainsi que par les études culturelles latino-américaines, ont pour objectif de relier ce qui a été séparé au point d’en devenir impensable dans et par la culture occidentale suprématiste blanche. Dès la préface, elle interpelle une lectrice potentielle et précise que le titre Alice doesn’t veut « affirmer les liens politiques et personnels de l’expérience partagée qui unissent les femmes à l’intérieur de ce mouvement et sont la condition du féminisme théorique et pratique » (Lauretis, 1992, je traduis).
Sa conceptualisation d’une subjectivité incarnée, surdéterminée, pensante et politique constitue un axe central de ma réflexion qui cherchera toutefois à maintenir une distance avec la relation de l’individu à lui-même sur laquelle se fonde la psychanalyse qui irrigue la pensée de Lauretis, pour privilégier une approche matérialiste fondée sur les relations des individu·es au sein de ce qui compose le collectif. Je retiens d’abord l’idée que le langage est « surpeuplé » des intentions des autres et que le féminisme ose y pénétrer pour questionner, comme Alice au pays des merveilles, les règles du discours et de l’asymétrie, qui font écho à la nomophatique. Son pari repose sur l’idée que la subjectivité étant élaborée par le langage et à travers l’histoire, il appartient aux femmes de refonder un sujet conscient, un sujet genré, sexué et sexualisé, c’est-à-dire sous tension, et situé à l’intersection de la subjectivité et du social.
Je m’appuie également sur sa démontration érudite23 selon laquelle dans la culture occidentale, la représentation de la femme comme spectacle, comme essence, comme éternel féminin an-historique, a et continue de bénéficier au patriarcat qui la fige ainsi en un lieu à occuper. La théoricienne discute ainsi les modèles épistémologiques, les présupposés et les hiérarchies de valeurs implicites qui opèrent dans chaque représentation en dialoguant avec les théories des « pères fondateurs » de la pensée occidentale (Freud, Lacan, Lévi-Strauss, Foucault, Eco, Propp, Lotman, etc.). Elle les confronte pour montrer comment se sont forgées et s’articulent les idées sur la féminité, la fonction du désir dans la narration et la configuration de l’empathie affective dans l’identification cinématographique et l’expérience spectatorielle. Le constat que la relation entre « les hommes », sujets historiques réels, et « la femme », construction fictive – ce que n’est pas l’homme – est arbitraire et symbolique, culturellement construite (Lauretis, 1992 : 16) et que la source du consentement des femmes et de leur soumission est la culture qui les objective, les emprisonne et les exclut, demeure un terreau fertile pour interroger les territoires où se forment les subjectivités genrées.
Au cinéma, l’un des enjeux féministes à la fin des années 70 fut de faire prendre conscience aux femmes de leur condition et de leur désir, et de faire vaciller les deux piliers de l’histoire de l’art occidental, la narrativité et le plaisir visuel, qui constituent le cadre de référence du septième art. Jusqu’ici, l’étalon du désir étant masculin, les hommes ont défini « les choses visibles » au cinéma, mais aussi l’objet et « les modalités de la vision, du plaisir et du signifié en fonction de schémas perceptifs et conceptuels fournis par les formations idéologiques et sociales patriarcales » (Lauretis, 1992 : 110). Le préalable nécessaire à un renversement de ce statu quo est donc de « rendre visible ce qui est invisible », selon l’adage repris par Annette Kuhn, et pour cela d’analyser la façon dont « La femme » est inscrite dans la représentation cinématographique dominante. Les recherches féministes se sont d’abord centrées sur le cinéma hégémonique produit par le modèle industriel Hollywoodien alors que, dans le même temps, des pratiques alternatives créaient des conditions de visibilité pour un sujet social différent de celui véhiculé, reproduit, reconduit par le régime audiovisuel hégémonique et révélaient les capacités créatrices des femmes comme sujets désirants.
Le désir de narration et le plaisir visuel
La psychanalyse est d’ailleurs très présente dans l’approche des théoriciennes et critiques féministes anglo-saxonnes (Shoshana Felman, Claire Johnston, Molly Haskell, Kaja Silverman, Mary Ann Doane, etc.24) convergeant sur un axe central sujet à controverse, le désir de narration et le plaisir visuel, alors vivement condamné par Laura Mulvey au nom d’un féminisme militant radical25. Teresa de Lauretis consacra un chapitre à cette dispute dans Alicia ya no, « Le désir de narration », à partir d’une relecture critique croisée de Barthes, Propp, Lotman, Freud et Lévi-Strauss, et en dialogue avec les propositions de Shoshana Felman et Claire Johnston. Elle y affirmait que même si le désir de narration est universel et l’un des fondements de la vérité de l’oppression, dans la mesure où il est bâti sur la continuité et la transmission transgénérationnelle, il est possible de ne pas y renoncer.
La remise en cause et le rejet nécessaire selon Mulvey de cette médiatisation filtrante qu’est la narration est relayée par Lauretis qui se pose alors l’idée même de la possibilité d’un désir féminin. Puisque le héros, le sujet mythique, se constitue comme masculin et principe de la culture qui établit la distinction et créé des différences, alors que la femme, elle, ne se transforme pas puisqu’elle n’est qu’un « élément de l’espace de la trame, un topos, une résistance, matrice et matière » (Lauretis, 1992 : 189), le désir au féminin est-il seulement concevable ? Dans quelles conditions en effet faire apparaître un personnage féminin à partir de son désir, territoire impensé devenu impensable mais qui fonde pourtant le sujet ? Comment construire des sujets jusqu’alors inexistants qui échapperaient à la reproduction de l’oppression sexiste ? Le cinéma permet-il de se dé-placer pour proposer un regard insoumis, une perception ouverte à la subjectivité ?
Selon Laura Mulvey, qui puise à sa propre pratique du cinéma expérimental (Riddles of the Sphinx, 1977) vécue comme une offensive « contre les conventions monolithiques du cinéma traditionnel (déjà lancée par des cinéastes radicaux) consiste à libérer le regard de la caméra en l’inscrivant dans sa matérialité temporelle et spatiales, et celui des spectateurs en cultivant la dialectique et le détachement pasionné. » (Mulvey, 2017 : 51), et pour cela à créer une autre grammaire et une identification transgenre qui sorte la spectatrice d’une « masculinisation fantasmatique » en contradiction avec elle-même. Mary Ann Doane (1995) quant à elle reprend à son compte « La féminité en tant que Mascarade » sadomasochiste (Joan Riviere, 1929) pour mettre à distance le régime visuel patriarcal auquel il n’est pas possible d’échapper mais contre lequel il est néanmoins possible de résister en en refusant la (sur)détermination. Teresa de Lauretis prend acte du pouvoir et du désir de narration et mise sur la capacité exploratrice d’une vision féministe capable d’ouvrir une brèche dans La technologie du genre (1987), c’est-à-dire la possibilité de concevoir un sujet « en-genré dans l’expérience de la race, de la classe, des relations sexuelles : un sujet, par conséquent, qui n’est pas unifié mais plutôt multiple, et non tant divisé que contradictoire » (Lauretis, 2007 : 40). Elle précisera son propos dans « Eccentric Subjects : Feminist Theory and Historical Consciousness » en 1990, où elle évoque un sujet excentrique qui répond et résiste à la fois aux discours qui l’interpellent, qui se construit au fur et à mesure du déploiement même de son histoire, dans un processus incessant d’interprétation de soi et dont la position est par définition mobile, multiple et précaire, inévitablement « compromise », un sujet en permanente réécriture (Miéli, 2005).
À la réflexion sur la possible déconstruction des genres cinématographiques ainsi que sur les conditions de la réception d’une hypothétique et contradictoire « spectatrice féminine », qui occupent une large place dans la recherche-action depuis les années 70, vient s’imbriquer, grâce à l’apport des théories gender, queer, transféministes et décoloniales, la complexité intersectionnelle. Le croisement des discriminations (race, ethnie, classe, religion, orientation sexuelle, etc.) dessine en effet, selon Kathy Davis, « à la fois l’interaction entre le genre, la race et d’autres catégories de différences dans les vies individuelles, les pratiques sociales, les dispositions institutionnelles et les idéologies culturelles, et l’issue de ces interactions en termes de pouvoir »26. J’y reviendrai plus précisément lors de l’étude contextualisée des films.
La paternité d’une œuvre
L’analyse des films d’Albertina Carri et Lucía Puenzo s’inspire de ces travaux qui mettent l’accent sur les conditions réelles d’une prise en charge des corps et des subjectivités autant que sur la nature politique de l’interprétation. Mon objectif est d’envisager les relations de pouvoir « impliquées dans l’énonciation et la réception, qui maintiennent les hiérarchies de la communication, le contrôle des moyens de production ; la construction idéologique de la paternité et de la maîtrise ; ou bien, simplement, qui parle à qui, pourquoi et pour qui. » (Lauretis, 1992 : 283) La question de l’origine d’une œuvre, d’un film, on parle de la « autoría » en espagnol, se traduit en français par la paternité, un terme symptomatique de l’effacement des femmes. La paternité renvoie en effet à l’origine et à la substance de l’autorité, qui selon l’étymon latin de l’auctoritas, se fonde avant tout sur le prestige, lui-même mesuré à l’aune de la grandeur mais surtout du temps, qui ancre la légitimité. Pour exercer une critique féministe de la notion de paternité d’une œuvre, il convient d’abord d’en avoir conscience afin de reconsidérer les réseaux d’autorisation en jeu, « les facteurs légaux, symboliques, matériels et psychiques à l’œuvre dans la construction d’un “sujet de connaissance” » (Braidotti 1990 : 33). C’est une question impensée qui traverse, comme la question du désir, bien des territoires, et pas seulement celui de la psychanalyse.
Qu’il appartienne au registre de la castration symbolique ou à celui d’une insuffisance spécifique au Surmoi féminin, il n’en reste pas moins que ce problème est et reste celui du “droit” des femmes à la subjectivité théorique et aux gratifications intellectuelles, civiques et symboliques qui y sont attachées, dans une société où de tels privilèges sont réservés de façon prioritaire aux hommes.27
Comment, en effet, envisager la question de la « paternité » et de la maîtrise d’une artiste femme si son œuvre est « par essence » inassimilable au canon en raison de la différence sexuelle ? Dans la lignée de Raymond Williams, Griselda Pollock28 rappelle que la tradition – l’autre nom du canon – est une forme de sélection culturelle régulée par l’hégémonie.
L’hégémonie au sens marxiste éclaire la manière dont un ordre social et politique spécifique sature si profondément la culture d’une société qu’il est vécu par la population comme relevant totalement du “bon sens”. La hiérarchie devient un ordre naturel et les éléments qui, pour leur caractère emblématique, subsistent du passé, déterminent les valeurs du présent. (Pollock, 2007 : 56)
S’il semble inenvisageable de se passer de l’autorisation patriarcale, de contourner son imposition, il est néanmoins possible selon les artistes et les critiques féministes, de s’autoriser, depuis sa position d’altérité imposée, à explorer l’expérience, ce « processus continu par lequel se construit sémiotiquement et historiquement la subjectivité » (Lauretis 1992 : 288). En tant que forme d’appréhension et d’appropriation de la réalité, l’expérience des sujets minoritaires, subalternes, autres, engendre une façon inédite de comprendre la relation du sujet et de la réalité historique.
Lauretis considère que décoder et recoder sémiotiquement est une activité féministe permettant de déconstruire « la Femme » et d’accéder, par la prise de conscience de l’activité des signes à travers ce que nous vivons, écrivons, parlons, voyons, sentons, désirons, etc., à la contradiction réelle de notre expérience. (Lauretis, 1992 : 294). L’invitation à réaliser en conscience cette contradiction et à la représenter, plutôt que de chercher à en réconcilier les termes, ne répondait toutefois que partiellement aux attentes militantes des minorités sexuelles qui, depuis les années 70, ont envisagé de déranger le genre, en dégenrant les codes pour les re-signifier, dans la logique émancipatrice d’ouverture de la signification théorisée par Stuart Hall et pratiquées par les études culturelles. Mobiliser l’hétérogénéité du langage produite par une culture gonflée de « différences proliférantes » (« Encoding and Decoding in the television discourse », 1973) jamais complètement figées, tout en dévoilant l’idéologie cachée dont elle est porteuse, ajoute au défi que représente l’exploration des films d’Albertina Carri et Lucía Puenzo.
Plan d’ensemble
La première partie de l’ouvrage, « Femmes et cinéma : savoirs situé », a pour objectif d’historiciser la réalité de l’accès des femmes à l’industrie cinématographique argentine à travers un panorama sélectif centré sur les conditions de la création des femmes et celles de leur exclusion du champ cinématographique. Elle se compose de deux chapitres : « Champ cinématographique argentin : re-pères » et « Les héritières ».
La seconde partie, « Quitter le nid », est consacrée à l’étude contextualisée des premiers films de fiction d’Albertina Carri et de Lucía Puenzo, dans lesquels la famille et l’identité de ses membres en devenir sont mises en scène de façons très différentes. Dans le chapitre 3, « No quiero volver a casa : sans toit ni loi », je précise l’intertexte idéologique à l’œuvre dans le film d’Albertina Carri et j’analyse les premières minutes du film car ils révèlent une conflictualité idéologique et des choix formels radicaux. Le chapitre 4, « XXY : sortir l’intersexualité du placard », examine le film de Lucía Puenzo, qui s’inspire de l’actualité des droits des personnes non binaires.
La troisième partie intitulée « Sexualité, race, classe et genre : quand le regard (dé)partage le sensible » analyse la mise en scène de liens affectifs et amoureux hors normes. Le chapitre 5, « El niño pez : variations intersectionnelles », se concentre sur la construction de la scène d’énonciation du film et l’usage hybride des modalités génériques que Lucía Puenzo pratique pour élargir son public. Le chapitre 6, « Noces de sang », explore la complexité du film Géminis où se confirme la volonté d’Albertina Carri de dénaturaliser le discours et les représentations de la violence.
L’ambition de la quatrième et dernière partie intitulée « Histoires à rebrousse-poil » est double. Il s’agit d’une part d’analyser la façon dont les cinéastes abordent des formes de vulnérabilité passées et présentes et, d’autre part, de réévaluer la position de chaque cinéaste en fonction de ses négociations avec les structures d’un cinéma mondialisé. Le chapitre 7, « La rabia : resignifier la vulnérabilité » étudie les limites de la représentation de la violence de genre et de la sexualité en milieu rural. Le chapitre 8, « Poupées en série », analyse l’usage que fait Lucía Puenzo de l’Histoire dans son roman Wakolda puis dans l’adaptation qu’elle en livra et qui confirma sa position dans le champ culturel.
Notes
- Avertissements : 1) J’ai choisi d’adopter un système de référencement de citation hybride. Dans le corps du texte, la source apparaît dans une forme abrégée, au format auteur·e-date et, si possible, page, mais souvent, lors de la première occurrence d’un ouvrage ou d’un article que je considère remarquable à ce moment du raisonnement, la source complète apparaît dans une note en bas de page 2) La deuxième décision porte sur une typographie qui contredit l’usage sexiste de la langue en rétablissant le féminin qui a été effacé à partir du XVIIe siècle par les doctes de l’Académie française, bastion exclusivement masculin jusqu’en 1980 avec l’entrée de Marguerite Yourcenar, et qui ne compte aujourd’hui que huit femmes sur trente-quatre membres. L’usage du point médian et des pratiques dites inclusives sont difficiles à normaliser et à harmoniser mais ces interventions ont le mérite de participer d’un mouvement plus large qui permettra de sortir du binarisme genré largement questionné par la réalité humaine mais que les institutions tardent à légitimer. Voir à ce sujet les travaux de la linguiste française Éliane Viennot. L’usage se répand plus vite en langue espagnole, au sein du champ universitaire comme dans la presse, mais faute de normalisation, les variations sont nombreuses.
- Jean-René Aymes et Serge Salaün (dir.), Le métissage culturel en Espagne, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2001 : « C’est là un vaste champ qui concerne tous les arts, toutes les formes d’expressions et toutes les cultures, un champ où s’ouvre, encore et toujours, le débat de l’authenticité et de l’identité, de l’autarcie ou de l’échange, de la tradition et de l’ouverture, du particularisme ou de la solidarité, un champ qui articule, encore et toujours, le culturel et l’idéologie, la culture et l’histoire », p. 7-14.
- Ana Amado, La imagen justa. Cine argentino y política (1980-2007), Buenos Aires, Ediciones Colihue, 2009.
- Georges Didi Huberman, Quand les images prennent position, L’œil de l’histoire 1, Paris, éd Minuit, 2009.
- Ana Amado, Nora Domínguez (comp.), Lazos de familia: herencias, cuerpos, ficciones, Buenos Aires, Paidós, 2004.
- Mark Alizart, Entretien avec Stuart Hall, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 56.
- Walter Mignolo, Desobediencia epistémica. Retórica de la modernidad, lógica de la colonialidad y gramática de la descolonialidad, Buenos Aires, Ediciones del Signo, 2010. Voir aussi l’article traduit en français « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, 2013/1, 73, p. 181-190, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-1-page-181.htm [consulté le 16/10/22] : « À la différence de la démarche postcoloniale issue du monde anglophone, la pensée décoloniale est originaire du tiers monde, dans la diversité de ses histoires locales et de ses époques. Elle met en évidence la dimension raciste et culturellement infériorisante de la domination coloniale et s’ouvre à des modes de vie et de pensée disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste/ coloniale. C’est une pensée “frontalière” qui ne se laisse pas saisir par des territoires étatiques ou des disciplines universitaires constituées. C’est une pensée des frontières mais aussi de leur transgression. La désobéissance épistémique décoloniale, dit Walter Mignolo, est aussi une “déprise” par rapport aux modèles politiques et économiques dominants et de tout projet de “réoccidentalisation” ou de “désoccidentalisation” ».
- Paola Bacchetta et Jules Falquet, « Introduction », Les cahiers du CEDREF, 18, 2011, [en ligne] http://journals.openedition.org/cedref/670 [consulté le 16/10/22].
- Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 2005/2, 39, p. 51-82, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2005-2-page-51.htm [consulté le 16/10/22]. Il s’agit en fait d’un article publié dans une version plus longue dans Martha Albertson Fineman, Roxanne Mykitiuk (eds.), The Public Nature of Private Violence (New York, Routledge, 1994), sous le titre « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color » (p. 93-118) et traduit en français Oristelle Bonis.
- Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Anthologie établie et traduite par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, [1985] 2007. Lire en particulier « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme ».
- Le texte de Sandra Harding intitulé « L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe (1ère Partie) » fut publié pour la première fois dans Signs, 11, 4, 1986, [en ligne] https://www.multitudes.net/L-instabilite-des-categories/ [consulté le 23/10/22].
- Marie Walin et Leslie Fonquerne, Membres de l’atelier EFiGiES-Arpège Toulouse, ont partagé dans les carnets leur synthèse de la notion de « savoir situé » ou « positionnement », [en ligne] https://efigies-ateliers.hypotheses.org/2433 [consulté le 16/10/22].
- Rosi Braidotti, « Les sujets nomades féministes comme figure des multitudes », Multitudes, 2003/2, 12, p. 27-38, [en ligne] https://doi.org/10.3917/mult.012.0027 [consulté le 16/10/22].
- Michèle Le Dœuff, L’étude et le rouet, Des femmes, de la philosophie, etc., nouvelle édition, Paris, Seuil, [1989] 2008 ; Le sexe du savoir, Paris, Alto Aubier, 1998, Champs Flammarion, 2000.
- Retraçant l’histoire de la constitution de la norme cognitive en médecine, Michèle Le Dœuff revient sur l’existence intermittente des médeciennes (140), une intermittence due à la guerre autour de la légitimité des savoirs livrée par une profession officielle mais fictive – « ils ne savent pas régner sur la maladie, alors et à défaut ils règnent sur leurs malades » (141) –, refusant de sanctionner dans ses facultés les savoirs empiriques de praticien·nes.
- Cette assertion trouve un écho dans le cinéma hégémonique, où l’écrasante majorité des actrices sont jeunes, très jeunes, toujours plus jeunes et parlent peu, très peu, alors même que leurs compagnons de casting eux continuent d’avancer en âge et d’exercer le pouvoir de la parole. Ce phénomène correspond à l’application d’un double standard genré du vieillissement, objet d’études universitaires depuis plusieurs années. Des actions médiatiques portées par des actrices nord-américaines et européennes dénoncent ainsi la disparition programmée des comédiennes de plus de quarante ans. Celles-ci se réorganisent, de la production à la réalisation, pour contourner l’interdiction d’écran qui caractérise avant tout les films à « gros budget », dont elles sont d’emblée écartées dès 40 ans pour ne réapparaître que beaucoup plus tard. Noël Burch, Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français : 1930-1956, préface de Michelle Perrot, Paris, Nathan Université, 1996.
- Michèle Soriano, Introduction au numéro XXXIV–1&2 de Sociocriticism, La représentation, (Dossier coordonné par Michèle Soriano), 2019.
- Michèle Soriano « Territoires disloqués : de la nomophatique, des réorientations et des savoirs situés », Se réorienter dans la pensée : femmes, philosophie et arts, autour de Michèle Le Dœuff, sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Audrey Lasserre, Presses universitaires de Rennes, 2020, p. 97-108.
- Michèle Soriano, « Territoires disloqués. Liberté, vulnérabilité, performativité dans les discours performatifs et queer », Lectures du genre, 14, Genre(s) et liberté(s), (dir. Sophie Large), p. 64-79, [en ligne] https://lecturesdugenre.fr/2020/09/05/genres-et-libertes [consulté le 16/10/22].
- Publié par les éditions Cátedra dans la collection « Feminismos », dirigée par une de ses disciples, Giuliana Colaizzi, le texte a été traduit par Silvia Iglesias Recuero sous le titre Alicia ya no: feminismo, semiótica, cine.
- Théorie queer et cultures populaires, de Foucault à Cronenberg, traduction de l’anglais de Marie-Hélène Bourcier et préface de Pascale Molinier, Paris, La dispute, Le genre du monde, 2007. Édition originale de 1987.
- La rupture que la sémioticienne du cinéma a par la suite opéré avec les théories activistes « nourries d’un espoir qui semble aujourd’hui pris désespérément dans les filets d’un académisme gestionnaire », produit d’un néolibéralisme conservateur et raciste (Lauretis, 2008 : 4), marque un retour vers la psychanalyse et demeure empreint d’une revendication de la théorie passionnément politique. Lauretis explique s’être détournée depuis une décennie des théories critiques militantes dont les dernières configurations, « ce qu’en Angleterre, Stuart Hall, à la suite d’Ernest Laclau, appelle “une théorie de l’articulation” et ce que Gloria Wekker, au Pays Bas, à la suite de Kimberlé Crenshaw aux États-Unis, appelle “théorie intersectionnelle” – font face aux vieux dangers du racisme et du conservatisme ordinaire ainsi qu’au nouveau danger d’un néolibéralisme montant » (De Lauretis, 2008 : 4).
- La théoricienne discute les modèles épistémologiques, les présupposés et les hiérarchies de valeurs implicites qui opèrent dans chaque représentation en dialoguant et confrontant les théories des « pères fondateurs » de la pensée occidentale (Freud, Lacan, Lévi-Strauss, Foucault, Eco, Propp, Lotman, etc.), pour montrer comment se sont forgées et s’articulent les idées sur la féminité, la fonction du désir dans la narration et la configuration de l’empathie affective dans l’identification cinématographique et l’expérience spectatorielle.
- Begoña Siles Ojeda a retracé cette généalogie critique féministe dans « Una mirada retrospectiva: treinta años de intersección entre el feminismo y el cine », Caleidoscopio, 1, mars 2000.
- Publié en 1975 dans le n° 16 de la revue britannique Screen, « Visual pleasure and narrative cinema », considéré comme un article fondateur des études féministes du cinéma, fit l’objet d’une traduction partielle en français dans le n° 57 de la revue Cinémaction (dir. Ginette Vincendeau et Bérénice Reynaud, Vingt ans de théories féministes sur le cinéma, 1993) puis fut intégralement retraduit par Gabrielle Hardy en 2012, [en ligne] http://www.debordements.fr/_Gabrielle-Hardy_ Mulvey [consulté le 16/10/22], revint sur son texte en 2007 dans un article non traduit, « Afterthoughts on “Visual Pleasure and Narrative Cinema” inspired by Duel in the Sun », [en ligne] https://www.jstor.org/stable/44111815 [consulté le 16/10/22]. Ces deux textes ont fait l’objet d’une nouvelle traduction et d’une réédition augmentée de six autres essais : Laura Mulvey, Au-delà du plaisir visuel Féminisme, énigme, cinéphilie, traduit de l’anglais par Florent Lahache et Marlène Monteiro, Paris, Mimesis, 2017.
- Kathy Davis « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe », Les cahiers du CEDREF, 20, 2015, [en ligne] http://journals.openedition.org/cedref/827 [consulté le 16/10/22].
- Rosi Braidotti, Véronique Degraef, « Théories des études féministes : quelques expériences contemporaines en Europe », Les Cahiers du GRIF, 45, 1990. Savoir et différence des sexes. p. 29-50, [en ligne] http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1990_num_45_1_1844 [consulté le 16/10/22]. Les études féministes constituent pour elle une forme de théorie critique méthodologique pour questionner les présupposés et les fondations épistémologiques des disciplines à partir de la notion de différence de genre.
- Griselda Pollock, « Des canons et des guerres culturelles », Cahiers du Genre, 2007/2, 43, p. 45-69 (traduit de l’anglais par Séverine Sofio et Perin Emel Yavuz), [en ligne] https://doi.org/10.3917/cdge.043.0045 [consulté le 16/10/22].