Les poids, les balances et la pesée sont omniprésents dans nos sociétés modernes. Nous les trouvons comme des éléments incontournables de notre quotidien : mesures conventionnelles visibles dans le commerce, symbole de la justice, pèse-personne, proportions dans des recettes de cuisine, affranchissement de courriers, posologie de médicaments… Rares sont aujourd’hui les sphères de la société qui échappent aux mesures pondérales. Pourtant, la réalité matérielle et l’intégration de tels outils de mesure dans les sociétés anciennes restent mal caractérisées.
Notre première confrontation avec des instruments de pesée protohistoriques a eu lieu lors de la réalisation d’un mémoire de Master qui portait sur la présence de marqueurs d’activités de production et d’échange au sein du mobilier d’accompagnement funéraire entre les VIe et Ier s. a.C. sur les actuels territoires français et espagnols. Bien que le spectre d’activités concernées soit alors large, nous avions pu constater la place particulière qu’occupaient les poids et les balances au sein des sépultures du littoral méditerranéen de la péninsule Ibérique entre les Ve et IIIe s. a.C.1 Nos principales conclusions laissaient alors penser que les instruments de pesée ne semblaient pas associés de manière particulière, en contexte funéraire, à des marqueurs d’activité de spécialistes – métallurgie, production textile, commerce… –, qu’ils étaient mis au jour essentiellement dans les sépultures d’individus d’un haut rang social et qu’au moins certains poids semblaient s’aligner sur des standards locaux et non pas grecs comme cela était traditionnellement proposé2. Ce sont ces premières observations qui ont servi de socle à des interrogations plus spécifiques aux métrologies pondérales anciennes et aux instruments permettant de les mettre en œuvre.
La réalisation de l’état de la recherche a rapidement montré que la tradition historiographique accordait une large importance aux processus de diffusion et de transfert de technologie dans l’adoption des instruments de métrologie pondérale en Europe au cours de la Protohistoire3. Selon les spécialistes, l’origine des systèmes métrologiques (l’adéquation d’une unité à un système de comptage et de ratios) était à chercher en Méditerranée centrale et orientale – chez les Mycéniens, les Phéniciens, les Puniques, les Grecs ou les Romains – et la place des populations locales dans l’émergence et la construction de ces outils apparaissait fortement limitée voire ignorée. Dans de nombreux cas, en particulier dans la tradition de recherche propre à la péninsule Ibérique, les démonstrations de ces liens se fondaient sur des comparaisons entre des données d’ordre métrologique et un corpus d’unités pondérales de comparaison dont les seules connues s’avéraient justement être celles employées par les peuples cités plus haut. De tels protocoles posaient globalement le problème de leur vérification et validation scientifique. En effet, il est dans de tels cas généralement aisé de valider toutes les hypothèses émises, quelle que soit l’unité testée, en faisant varier les pourcentages d’erreurs admis et les multiples acceptés pour l’unité. Autrement dit, une grande partie de cette tradition de la recherche s’appuyait à la fois sur des paradigmes de diffusion métrologique d’est en ouest et sur des protocoles de recherche scientifiquement inadaptés en raison de l’induction d’une validation quasi systématique de leurs résultats.
Intrinsèquement liée à cette question de diffusion des systèmes métrologiques se trouve celle de l’usage qui en est fait. L’idée même d’un transfert de systèmes métrologiques tend – implicitement ou explicitement – à être rattachée au besoin des populations commerçantes de la Méditerranée de faciliter et de fluidifier les échanges. L’adoption de systèmes métrologiques communs, destinés à peser des marchandises ou des moyens de paiement, serait l’une des réponses à une telle situation. Nous pouvons ainsi constater que les modèles interprétatifs retenus admettent généralement l’idée d’un usage des poids et balance dans un cadre de mesures consensuelles de valeurs de matériaux et de produits. Toutefois, l’usage de référentiels communs d’estimation de la valeur au cours de la Protohistoire n’est pas assuré dans la zone géographique considérée ici bien que certains indices puissent suggérer l’existence de certains procédés paléomonétaires ou monétaires4. Les deux thématiques sont fortement interconnectées dans la littérature et les limites entre l’une et l’autre sont parfois floues. Ainsi, la recherche de certains marqueurs de pratiques paléomonétaires suggère parfois l’existence de systèmes pondéraux dédiés à cela alors que, comme nous l’avons dit, plusieurs interprétations à propos de la présence d’instruments de pesée sont reliées au contrôle direct de la valeur d’un matériau (en le pesant) ou indirect (en pesant un matériau dont la valeur est fixée et consensuelle). Cet autre biais d’interprétation est également extrêmement présent dans l’esprit collectif et il est souvent fait mention que l’usage d’une pesée de précision ne peut servir que pour des matériaux “précieux”5 alors même que le concept de préciosité – et de son rapport de proportionnalité avec une quantité – chez des sociétés non monétarisées est mal appréhendé.
Ces différents constats ont mis en exergue l’importance de poser un nouveau regard sur les pratiques de pesée de l’Europe protohistorique. Pour des raisons de faisabilité et d’état de la donnée, il a été décidé de nous concentrer sur ses espaces les plus occidentaux, où la recherche apparaissait la plus hétérogène (fig. 1). Une vision d’ensemble semblait particulièrement importante afin d’éviter de tomber dans les bais d’interprétation liés aux fenêtres d’observation réduites et nous avons choisi de garder une large emprise chronologique débutant à la période pour laquelle sont identifiés les plus anciens marqueurs de la pratique, vers les XIVe-XIIIe s. a.C., et s’achevant avec l’apparition des premières frappes monétaires aux alentours du IIIe s. a.C. qui induisent un possible changement – conceptuel et pratique – des habitudes métrologiques. Ce travail fut réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat6, dont l’objectif était double : d’une part rassembler dans une même étude les indices d’une pratique de pesée de toute l’Europe occidentale sur près d’un millénaire et d’autre part développer des protocoles et outils d’étude permettant d’éviter au maximum les biais de confirmation observés dans la littérature scientifique. Une telle ambition prend la forme d’un aller-retour constant entre méthodes et données. L’échantillon testé par le biais du protocole de recherche sert également à tester la viabilité du protocole lui-même. Comme nous le verrons dans certains cas (par exemple celui du site de Malvieu), cette absence de linéarité est assez symptomatique de ce genre d’étude où l’interprétation de certains objets comme des poids de balance passe par de tels processus d’analyse circulaire. Une catégorie d’artefacts peut-être ainsi interprétée comme des poids de balance potentiels selon des critères morpho-typologiques mais c’est leur analyse métrologique qui permet de confirmer ou d’infirmer une telle interprétation et donc de les intégrer à l’étude qui va amener à détailler les aspects métrologiques.
La mise en place d’une méthodologie efficace, duplicable et vérifiable représente un objectif majeur de ce travail. Nous y avons intégré plusieurs niveaux d’analyse métrologique non comparative, dont les résultats bruts, obtenus selon des modèles mathématiques et statistiques, sont réplicables et donc vérifiables. Ils permettent d’observer les données métrologiques non pas selon un unique point de vue, comme cela est souvent le cas (généralement celui de l’auteur), mais selon des angles multiples : unités structurantes mises en évidence par des tests statistiques, relations arithmétiques entretenues par les poids de balance, distribution des masses de séries de poids selon des intervalles intégrant les possibles marges d’erreurs. Le problème de l’imprécision des balances anciennes, considérée par certains auteurs comme très élevée7, nécessitait aussi une remise en question. S’il est impossible de tester mécaniquement les rares éléments de balance retrouvés, des modèles numériques permettent toutefois de lever certaines incertitudes sur la question. Nous avons donc intégré à notre travail un certain nombre de restitutions tridimensionnelles numériques et calculs de sensibilité en nous appuyant sur des études antérieures sur le sujet8. Un autre aspect problématique posé par les poids de balance est celui de l’intégration de leur masse comme donnée métrologique lorsque leur intégrité physique est altérée (lacunes, restaurations, allégement ou alourdissement volontaires postérieurs à la fabrication…). Nous avons tenté ici de proposer une solution à ce problème en nous inspirant de travaux d’autres auteurs9 en nous appuyant sur la numérisation tridimensionnelle des objets par photogrammétrie et un travail de modélisation numérique. Une fois de plus, l’un des intérêts de la méthode est de pouvoir mettre à disposition les modèles ainsi acquis et retouchés afin d’offrir un meilleur rétrocontrôle du processus d’analyse, un aspect bien souvent impossible d’accès lors de la réalisation de restitutions matérielles de parties lacunaires.
Les différents points de ce protocole d’étude, que nous décrirons plus en détail dans une partie dédiée, ont pour vocation d’homogénéiser les procédés d’analyse et permettre d’atténuer les biais d’interprétation. S’ils ne peuvent pas totalement éliminer ces derniers, ils autorisent néanmoins un meilleur contrôle du processus d’acquisition, de traitement et d’analyse des données métrologiques.
Si nous parlons de métrologie, les données elles-mêmes sont avant tout matérielles. Notre étude s’appuie sur un corpus d’instruments de pesée, autrement dit de poids et de balances, identifiés avec plus ou moins de fiabilité en Europe occidentale. Nous espérons que, bien que ce corpus ne puisse pas être exhaustif, il reste toutefois suffisamment significatif pour dégager certaines tendances dans la mise en œuvre de la pesée durant le millénaire séparant l’apparition des premiers marqueurs archéologiques de celle-ci jusqu’aux début de l’intégration de l’appareil monétaire chez ces sociétés. Les poids et les balances ont la particularité de représenter la matérialisation pratique d’un système métrologique abstrait et conceptuel. Ainsi, bien que le travail doctoral à l’origine de ce livre s’appuie sur les outils de la métrologie pondérale, il vise à mieux comprendre l’intégration des pratiques auxquelles ils sont dédiés, ainsi que leurs concepts sous-jacents, dans les sociétés protohistoriques. Comme d’autres artefacts, les choix qui président à leur fabrication (forme générale, matériau, chaîne opératoire) sont des éléments clés pour comprendre leur environnement “culturel” de développement. Ils croisent, dans le cas précis des poids de balance, des problématiques d’ordre métrologique. Cette interaction entre prérogatives matérielles et conceptuelles est bien souvent absente des réflexions sur les instruments de pesée protohistoriques. Pourtant, au sein des débats sur l’adoption, l’adaptation ou la création de systèmes métrologiques, les choix réalisés dans la fabrication même des instruments permettant la mise en œuvre de la pesée nous semblent essentiels. Nous parlerons, tout au cours de cet ouvrage, de pratiques de pesée ou de pratiques pondérales, que nous définissons ici comme l’ensemble organique composé par la fonction et le cadre d’utilisation de la pesée, les matériaux/produits pesés, les types d’instruments impliqués et les considérations métrologiques. Il est bien évidemment impossible d’approcher l’intégralité d’une telle pratique par le biais de la seule donnée archéologique. Toutefois, une telle approche permet plus de souplesse dans l’observation d’instruments dont l’utilisation est conditionnée par différentes strates de composantes matérielles et conceptuelles. Ainsi, lorsque nous parlerons de pratiques pondérales différentes qui s’appliquent à des objets morphologiquement distincts, nous ne mettrons pas de côté la possibilité qu’ils aient servi, de manière régulière ou occasionnelle, dans un même cadre. De la même façon, nous considérerons comme les éléments d’une même pratique des instruments de pesée présentant les mêmes caractéristiques morpho-typologiques et techniques même s’ils peuvent être utilisés à des fonctions différentes. Nous admettrons alors que la pratique pondérale mettant en œuvre ces instruments autorise ces différents usages.
La pratique de la pesée en Europe protohistorique est un thème largement sous-traité, en partie en raison d’une faible identification des artefacts qui lui sont liés, mais aussi à cause de l’absence de vision globale des processus dans lesquels elle intervient (ou peut intervenir). Une approche large de celle-ci, par le bais d’un matériel archéologique couvrant un large spectre chronologique et géographique, semble donc essentiel à la compréhension des caractéristiques majeures de l’emploi de la pesée par des populations protohistoriques non monétarisées ou dont les usages monétaires nous échappent encore en grande partie. Afin d’être effective, une telle étude se doit d’interroger à la fois les procédés de fabrication de ces instruments qui anticipent les besoins métrologiques mais répondent également à des exigences morphologiques permettant leur usage et leur reconnaissance comme des outils de la pesée dans une sphère culturelle donnée. Un autre objectif majeur de ce travail est de mettre en évidence des indices nous renseignant sur le cadre d’utilisation de ces instruments en tentant de nous départir au maximum des paradigmes interprétatifs traditionnellement admis et en nous focalisant sur la conjonction des ensembles contextuels de découverte et les contraintes techniques des instruments de pesée. Ces interrogations amènent à un dernier point structurant de cette recherche qui correspond à une réflexion sur les acteurs de la pesée. Ces trois axes autour desquels cette recherche est construite – conception, usages et utilisateurs – sont fortement perméables et permettent d’approcher depuis une autre perspective les questions de métrologie et de produits/matériaux pesés qui sont généralement fondateurs dans les recherches en métrologie.
En dehors des aspects de méthodologie et d’inventaire, ce travail aspire à apporter des éléments de réponse à des questions sociales et économiques. Les poids et les balances sont des outils dont l’usage requiert des prérequis conceptuels (notions d’équilibre, de masse, de comptage, d’arithmétique, de métrologie…) mais aussi culturels (la balance comme un outil dédié à une fonction, les poids de balance comme des symboles de valeurs métrologiques particulières…). Il s’agit donc d’éléments de la culture matérielle composés de strates complexes de concepts, de savoir-faire, de traditions de production ou encore d’habitudes d’utilisation qui ne peuvent pas être réduits à leurs simples aspects métrologiques. Ils doivent donc être envisagés comme des artefacts mis en œuvre de manière active dans des processus complexes dont les teneurs peuvent être à la fois économiques, sociales et politiques. La problématique cruciale que nous tenterons d’analyser est celle du degré d’intégration de la pesée – en tant qu’outil conceptuel métrologique – au sein des sociétés protohistoriques d’Europe occidentale et dans les pratiques quotidiennes et spécialisées.
Pour cela, nous exposerons dans une première partie les aspects propres à l’histoire de la recherche, aux concepts mis en jeu dans le cadre de la pesée, aux problèmes méthodologiques que l’étude des poids et des balances pose et enfin au protocole choisi pour y répondre. L’analyse des données proprement dite sera divisée en deux parties diachroniques en fonction de deux grandes zones géographiques qui se distinguent par leurs pratiques pondérales respectives. Nous aborderons d’abord, dans la deuxième partie, l’Europe occidentale moyenne, depuis les Pyrénées jusqu’au nord de la France et aux îles Britanniques en incluant les sites des Alpes suisses. Dans une troisième et dernière partie, nous traiterons de la péninsule Ibérique seule, qui apparaît comme un cas particulier dans l’Europe occidentale protohistorique en raison de l’homogénéité des instruments de pesée qui y sont trouvés durant près d’un millénaire.
Notes
- Poigt 2013, 140.
- Voir notamment Cuadrado Díaz 1964.
- Beltrán Villagrasa 1948 ; Cuadrado Díaz 1964 ; Fletcher Valls & Mata Parreño 1981 ; Fletcher Valls & Silgo Gauche 1995 ; Grau Mira & Moratalla Jávega 1997 ; Pare 1999 ; García-Bellido 2003 ; Vilaça 2011 ; García Bellido 2013 ; Pare 2013.
- Voir récemment Milcent 2017.
- Lucas Pellicer 1990, 64 ; Pare 1999, 506 ; García-Bellido 2003, 136 ; Vilaça 2003, 269 ; Verdú Parra 2005, 348 ; Rahmstorf & Pare 2007, 280 ; Pare 2013, 523.
- Thèse soutenue à l’Université Toulouse Jean Jaurès le 27 septembre 2019 ; directeurs : Pierre-Yves Milcent et Alexis Gorgues ; jury : Luis Berrocal-Rangel, Sylvie Boulud-Gazo, Mireille David-Elbiali, Pierre Moret et Raquel Vilaça.
- Voir par exemple : García Bellido 1999, 376.
- Sperber 1988a ; Sperber 1991.
- Cunliffe 1984a, 408‑412 ; Cunliffe & Poole 1991a, 383‑385 ; Pulak 1996, 319.