Les occasions de faire bonne chère à Rome sont fréquentes, tant la variété et le nombre de fêtes inscrites dans le calendrier sont élevés. Le banquet apparaît comme l’une des marques les plus significatives de la convivialité et des festivités. Il peut être public, soit dans un contexte rituel auprès d’un sanctuaire, soit au cœur de la cité, offert à l’initiative d’un notable soucieux d’asseoir son influence. L’autre type de banquet festif se déroule dans la sphère domestique, notamment selon le modèle classique de la cena, qui est le repas du soir comportant différents services.
Le partage du vin et des mets scelle les amitiés et se trouve au fondement des sociabilités antiques. Néanmoins, le caractère festif du banquet n’est pas propre aux jours de fête, et il prédomine dès lors qu’un banquet entre amis se tient. En outre, le modèle du repas des jours fériés ne diffère guère des festins organisés couramment tout au long de l’année. Il est cependant certaines occasions pour lesquelles les moyens déployés sont renforcés par rapport à d’autres festivités. C’est le cas en particulier de la célèbre fête des Saturnales. Organisées en l’honneur de Saturne, dieu maître du temps, elles marquent la fin de l’année et se déroulent autour du solstice d’hiver. L’importance que revêtent les Saturnales pour les Romains est équivalente à celle tenue par les festivités de Noël et du jour de l’An dans nos sociétés.
L’histoire des Saturnales connaît des variations au fil de la chronologie. D’une part, leur durée tend à s’allonger, passant de trois à sept jours entre l’époque républicaine et l’époque impériale. D’autre part, les rites et les pratiques qui accompagnent ce temps de fête majeur connaissent eux aussi des mutations, en particulier à partir de la deuxième guerre punique au IIe siècle a.C. Les Saturnales sont fréquemment mentionnées dans les sources littéraires. Deux œuvres ont d’ailleurs pour titre le nom de cette fête : les Saturnales de Lucien de Samosate, rédigées au IIe siècle, et surtout celles de Macrobe, écrites au début du Ve siècle. Dans son texte, Lucien nous livre ainsi quelques règles pour la bonne tenue du banquet des Saturnales, mettant en scène une conversation entre un prêtre et le dieu Saturne. Chez Macrobe le banquet sert avant tout de cadre et de prétexte au développement d’un dialogue érudit et nourri de la culture de l’époque, en particulier du monde païen face au christianisme triomphant.
Dans l’imaginaire de l’Antiquité, le banquet des Saturnales est parfois perçu comme un temps et un espace d’excès et de transgression. Toutefois, la lecture des sources antiques en donne une vision plus nuancée. Les œuvres citées précédemment suggèrent l’idée d’un repas où les discussions savantes prévalent, et où le raffinement ne doit aucunement céder la place au vulgaire. Il est vrai que le temps des Saturnales est celui où les rôles s’inversent, et où les esclaves prennent temporairement la place des maîtres. Ils peuvent ainsi être servis par ceux à qui ils obéissent au quotidien. C’est là une façon de rappeler l’Âge d’Or, durant lequel régnait Saturne et où les hommes étaient tous libres. Pour autant, cette dimension carnavalesque ne doit pas conduire à ignorer certaines règles liées au banquet, dont certaines sont justement énoncées par Lucien de Samosate.
La nourriture est au cœur des réjouissances. Lucien explique que si toutes les affaires, notamment politiques, doivent cesser durant les Saturnales, seuls les cuisiniers et les pâtissiers sont occupés. Ces professionnels du goût, souvent des esclaves, s’arrachent à prix d’or sur les marchés et le talent du cocus pour préparer les sauces contribue à la réussite du repas. Les plaisirs de la table et les jeux doivent être l’unique chose recherchée à ce moment-là. En outre, alors que le banquet est en principe un espace où s’affirment les hiérarchies sociales, dans le cas des Saturnales, c’est l’égalité qui doit prévaloir. Il arrive en effet que les mets et les boissons proposés aux convives diffèrent selon le rang au sein d’un même repas, ce que regrettent certains auteurs comme Pline le Jeune dans l’une de ses lettres. Pour les Saturnales, chacun a le droit de savourer le même cru indistinctement selon sa position sociale. Lucien explique que les plus riches ne pourront prétexter un mal d’estomac ou de tête pour obtenir un vin de qualité supérieure. Il en est de même pour les quantités de viande servies. Concernant la boisson, chacun est libre de pouvoir porter un toast à l’un des convives, et l’échanson doit veiller à ce que chacun puisse boire à sa soif. La formule Io Saturnalia, « vive les Saturnales », devait certainement résonner à cette occasion dans le triclinium, la salle à manger. Toutefois, nulle beuverie inconsidérée, car Lucien précise que personne ne doit être forcé à boire. Les couronnes de fleurs portées par les invités lors de banquets festifs doivent charmer les sens par leurs odeurs, mais selon les médecins ces coiffes sont aussi supposées ralentir et limiter l’ivresse. De même, les conversations doivent garder certaines bornes malgré l’effervescence, car aucune parole ou plaisanterie blessante pour l’un des invités ne doit être prononcée.
Les sources n’ont pas livré de menus spécifiques pour les fêtes, car pour les plus riches ce qui était consommé à cette occasion ne devait guère différer d’un banquet classique. Lors du fameux banquet de Trimalcion mis en scène par Pétrone dans le Satiricon, parodie des pratiques des élites, des plats étonnants sont servis de l’entrée aux desserts. Pour ces derniers, les secundae mensae, il s’agit entre autres de grives, oiseaux fort prisés des Romains. Pourtant, celles-ci sont réalisées en pain blanc farci de raisins secs et de noix. De même, les oursins proposés sont en réalité des coings piqués d’épines. L’illusion au banquet fait le délice des gourmets. Alors que ces plats sont apportés, Pétrone fait dire à l’un des personnages que ces simulacres gastronomiques sont fréquemment fabriqués lors des Saturnales. Ces subterfuges correspondent assez bien à l’esprit de cette fête où les rôles et les apparences sont renversés.
Les divertissements, plus que jamais, doivent également agrémenter le banquet des Saturnales. Les musiciens et les danseuses doivent ainsi stimuler les sens et contribuer à l’atmosphère chaleureuse et festive des réjouissances. Lucien précise toutefois qu’il n’est pas possible pour les Saturnales d’amener un novice, probablement afin de veiller à la qualité de ces distractions. Les jeux tiennent une place tout à fait importante lors de ces fêtes, qu’il s’agisse de jeux avec les noix, appréciés également des enfants, d’osselets ou de dés, et dont l’archéologie a livré de nombreuses traces. Lucien dit toutefois que si quelqu’un joue de l’argent aux dés, il devra jeûner jusqu’au lendemain : seules des noix peuvent être mises en jeu.
La générosité doit également régner au banquet. La pingrerie est en principe très mal perçue par les Romains, ce qui est encore plus vrai lors des Saturnales. Aux côtés de la qualité et de la quantité de mets proposés, qui doivent être à la hauteur de l’événement, il est d’usage de s’échanger des cadeaux lors des Saturnales. Cette pratique est également de rigueur lors d’un banquet classique, mais elle s’exerce avec plus d’intensité à cette période de l’année. Aussi, Lucien explique que tout cadeau reçu doit être apprécié, qu’il s’agisse d’une simple poule ou de précieux grains d’encens. Dans les Épigrammes, Martial dresse une longue liste des cadeaux qu’il est d’usage de s’offrir dans le monde romain. Il n’hésite pas à se moquer de ceux qui commettent des impairs lors de ces échanges de cadeaux. Le plus souvent, il s’agit de mets appréciés et de vaisselle. Martial évoque même comme cadeau de Saturnales un flacon enfermé dans de l’osier destiné à conserver l’eau bouillie et glacée, une préparation prisée de Néron et considérée comme un vrai raffinement.
Toutes ces réjouissances ne doivent cependant pas faire oublier la mesure que doit en principe observer le citoyen romain. Dans une lettre adressée à Atticus, Cicéron rapporte que des vomitifs pouvaient être pris avant le repas afin de manger d’un bon appétit. C’est là une technique fréquemment utilisée dans la médecine antique pour favoriser la bonne digestion des mets lors d’un copieux repas et ainsi purger le corps. Certains esprits regrettent toutefois les efforts déployés pour faire bonne chère lors des Saturnales. Sénèque exprime en effet son désarroi en affirmant que désormais à Rome, décembre est toute l’année, tant ses contemporains se complaisent dans le luxe et dans les plaisirs en permanence. Néanmoins, loin de l’exagération de Sénèque, l’auteur du IIe siècle Aulu Gelle, dans les Nuits attiques, explique qu’à Athènes la gaieté règne aux Saturnales, mais que cette dernière est tempérée par la sagesse, grâce aux discussions savantes lors d’un banquet où des Romains séjournant en Grèce sont présents.
Ces réflexions des Anciens sur la façon de bien célébrer les fêtes de fin d’année, entre sagesse et plaisir, sont ainsi comme un lointain écho des préoccupations actuelles dans un contexte sanitaire où la raison doit l’emporter sur le désir de commensalité et de réjouissances.