Les préoccupations qui sous-tendent la parution d’un deuxième recueil épistolaire sont proches de celles qui avaient motivé la publication du premier onze ans plus tôt. Même si les buts affichés divergent – le premier volume se présente comme un traité sur l’art d’écrire, un modus scribendi qui se veut également par sa moralité et sa « sentenziosità » un modus vivendi, tandis que l’autre met plutôt en avant des ambitions littéraires tout en laissant paraître des aspects de sa vie personnelle – les finalités sont somme toute assez semblables. Dans les deux cas, il s’agit de conquérir un public (notamment celui de la cour d’Espagne pour l’édition de l’Amadis), une part de marché et, les circonstances de l’édition du roman le démontrent amplement1, de pallier les nombreuses et fréquentes difficultés matérielles auxquelles le vieux courtisan dut faire face après 1547. Dans les deux cas aussi, la volonté de procéder à une opération publicitaire se dégage clairement de ses écrits. Après la crise provoquée par la tentative du vice-roi d’instaurer l’Inquisition à Naples en 1547, la disgrâce puis l’exil, son détachement de son protecteur et la disparition de ses sources de revenus, la parution de l’Amadis et son succès commercial s’avéraient cruciaux. Outre ce qu’il confessait à demi-mot dans sa lettre à Girolamo Molino2, lorsqu’il refusa la proposition de l’Accademia veneziana de pourvoir à l’impression de l’Amadis, il admettait explicitement dans sa lettre à Ippolita Sanseverina qu’il comptait bien : « Oltre la particolare utilità de l’opera, ricuperar dal Serenissimo e Catolico re (se non altro) almeno la dote de la mia infelice moglie »3.
En accord avec ce que l’on sait aujourd’hui des conditions dans lesquelles l’Amadis fut composé, il était très important pour Bernardo que le poème fût lu et plût, qu’il fût amplement diffusé et conquît une audience et un marché, même si ce ne furent pas là les seules finalités de l’ouvrage. Dans cette optique, il convient de lire la correspondance relative à la rédaction du roman à la fois comme un écho des querelles qui déchiraient alors les partisans de l’Arioste et les tenants d’une poétique aristotélicienne4, mais aussi comme une façon d’annoncer à son entourage, et de ce fait au « teatro del mondo » – et on sait qu’au cours du Cinquecento les recueils de lettres ont donné lieu à un véritable engouement des lecteurs – la parution de son roman. Au-delà de la confrontation avec un auditoire courtois et des corrections qu’il pouvait en tirer, nul doute que les séances de lecture auprès de son mécène n’aient obéi à cette même volonté d’annonce5.
Notre auteur était aussi tout à fait conscient des discussions qu’il suscitait dans les différentes cours d’Europe, ne serait-ce qu’en raison du nombre de personnes à qui il avait fait part de l’imminente parution d’un roman ou qu’il avait sollicitées pour l’obtention d’un privilège de publication. L’hypothèse d’une publicité faite à l’ouvrage avant même son lancement sur le marché de l’édition est étayée par l’intense processus de révision des noms propres et des dédicataires rendu nécessaire par son passage au service de Guidobaldo II della Rovere et par le changement d’alliance politique qui s’ensuivit. Les efforts accomplis pour se procurer des listes de dames et de gentilshommes espagnols afin d’inclure leurs noms dans son poème, ses tentatives presque désespérées de le faire remettre à Philippe II d’Espagne dans l’espoir de voir annuler sa condamnation à l’exil et la confiscation de ses biens, témoignent de cette volonté propagandiste. C’est ainsi qu’il écrivit à Consalvo Perez en toute bonne foi et sans une ombre de superbe :
Ancor ch’io sappia che il signor Pauolo Mario, ambasciador de l’Illustrissimo signor duca d’Urbino, intorno al detto poema abbia avuto con lei ragionamento, non vò lasciar di darlene io questo poco ragguaglio6.
Ses fréquentes discussions avec de nombreux hommes de lettres célèbres sur les difficultés rencontrées lors du processus de composition et surtout leur publication, relèvent sans doute de ce même désir de rencontrer le succès en prévenant à l’avance d’éventuelles critiques. Sa volonté de s’affirmer de nouveau sur la scène intellectuelle de son temps, alors que son dernier ouvrage datait d’environ cinq ans7, après une période malheureuse où le sort s’était effectivement acharné sur lui – sans parler du discrédit possible qui découlait de sa condamnation de 1552 par les autorités royales espagnoles – émanait logiquement de la nécessité de plaider publiquement sa cause afin de s’attirer la bienveillante attention d’autres mécènes en mesure de lui assurer une situation meilleure que celle des années précédentes ou afin de s’émanciper enfin du joug des princes. De plus, l’Amadis ne comportant pas de lettre de dédicace et n’ayant pas été publié sur les instances et sous la protection d’un seigneur, contrairement au recueil épistolaire de 1549-1559, il devenait pour lors nécessaire de se concilier les bonnes grâces de tous ceux qui comptaient dans le microcosme littéraire italien de ces années-là de manière à préparer la réception du roman par le public. C’est peut-être aussi dans cette optique que s’explique le choix d’un polygraphe tel que Lodovico Dolce pour en signer la préface.
Le Sénat vénitien accorda le privilège pour l’impression de l’Amadis le 23 avril 1560 et celui-ci fut tiré à mille deux cents exemplaires par Giolito pendant l’été 1560. N’ayant pu financer entièrement cette parution, le Tasse dut partager les recettes avec l’imprimeur. Il tenta de rentabiliser la sortie de son roman en offrant des volumes reliés à pas moins de cent cinquante-quatre personnes, dont il attendait de très concrets remerciements, mais seul Guidobaldo della Rovere fit preuve de largesse. Si on en croit la demande de financement que Bernardo adressa au duc de Parme, une deuxième impression du roman eut lieu en 1562 :
Signor mio Eccellentissimo, io son sforzato a stampar di novo l’Amadigi, perché non ve ne son più et mi bisogna far una grossa spesa né io ho altro modo che ricorrer a la liberalità de’ Principi virtuosi e che hanno parte in questo Poema8.
On ne comprend guère si ce projet d’édition put se concrétiser9, car si d’une part on dispose de cette lettre au gouvernant de Parme, d’une évocation sans équivoque d’un autre tirage dans sa correspondance avec Fulvio Rangone10 ainsi que dans celle avec Marcantonio Tasca11, de l’autre, il ne reste aucune trace dans les catalogues, même récents, d’une parution en 1562. En règle générale, la critique s’accorde sur l’existence d’une seule édition chez Giolito, celle de 156012, même si l’auteur semble affirmer que cette édition ou réimpression aura lieu : « Ora ch’io m’ho levato la spesa della casa da le spalle, che mi consumava, mi son appoggiato a questo Illustrissimo principe, si stamperanno tosto gli altri Amadigi »13.
D’autres divergences, liées à cette même question partagent les chercheurs14, car si Williamson ajoute foi à l’existence de cette nouvelle impression, Dionisotti en revanche souligne l’échec éditorial du roman :
L’insucesso dell’Amadigi fu in parte causato dalla mole dell’opera e da un’ambizione troppo ostentata e però anche troppo stanca, inferiore alla mira. I lettori che non erano mai sazi allora dell’originario Amadigi in semplice prosa, a buon mercato, non erano attratti da un libro costoso, in cui la materia stessa era artificiosamente rielaborata per un diverso pubblico di oziosi letterati. Questi a loro volta erano pronti a rilevare i punti deboli, in tanta mole di quell’artificio15.
Dans tous les cas de figure, même si un retirage eut lieu, sans qu’il s’agisse pour autant d’une nouvelle édition16, le recueil de lettres ne nous renseigne pas sur les revenus que son auteur en retira et ce ne fut pas suffisamment pour vivre s’il se mit en quête d’un nouveau protecteur dès l’automne 1561. Les bénéfices incertains et insuffisants de cette opération éditoriale montrent bien qu’en dépit de l’attente que son auteur avait su créer, le but qu’il s’était fixé, celui de « dilettare », n’était pas atteint et que ni les couches sociales les plus cultivées, ni le peuple « miglior giudice della delettazione »17 ne l’avaient apprécié. Quelques années plus tard, dans son Apologia, Torquato défendit chaudement l’œuvre de son père, mais elle avait trop souffert des vicissitudes vécues par son auteur, des nécessités de changer de dédicataire, des corrections qui lui étaient imposées, des impossibles tentatives de conciliation entre aristotélisme et « ariostisme », pour ne pas être ce qu’elle est, à savoir un long et dense poème, indigeste à nos yeux de lecteurs modernes.
Notes
- Lettere, II, Introduzione, passim.
- Lettere, II, CXL, p. 451-455.
- Lettere, II, CXC, p. 613-617 : « Outre l’utilité toute particulière de l’œuvre, récupérer du Sérénissime et très Catholique roi (au moins) la dot de ma malheureuse épouse ».
- Cf. Maria Cristina Mastrototaro, Per l’orme impresse da Ariosto…, p. 15-74.
- Lettere, II, CLXXVI, p. 574-579 : « Tout en sachant que le seigneur Paolo Mario, ambassadeur de l’Illustrissime seigneur duc d’Urbin, a discuté avec vous du poème, je ne laisserai pas de vous en toucher quelques mots ».
- Lettere, II, CLXXVI, p. 574-579 : « Tout en sachant que le seigneur Paolo Mario, ambassadeur de l’Illustrissime seigneur duc d’Urbin, a discuté avec vous du poème, je ne laisserai pas de vous en toucher quelques mots ».
- Cf. I tre libri degli Amori di M. Bernardo Tasso e nuovamente dal proprio Autore si è aggiunto il Quarto Libro, per addietro non più stampato, in Vinegia, appresso Gabriel Giolito de’ Ferrari, MDLV.
- Lettere d’uomini illustri conservate in Parma nel R. Archivio dello Stato, Parma, Dalla Reale Tipografia, MDCCCLIII, vol. I, p. 607-609 : « Excellentissime seigneur, je suis forcé d’imprimer de nouveau l’Amadis, parce qu’il n’y en a plus ; il me faut faire face à une grosse dépense et je n’ai pas d’autre possibilité que de recourir à la libéralité des princes vertueux qui sont parties prenantes dans ce poème ».
- L’Amadis connut en réalité quatre autres éditions, mais toutes posthumes : L’Amadigi del s. Bernardo Tasso a l’invittissimo e catolico Re Philippo. Nuovamente ristampato, & dalla prima impressione da molti errori espurgato, a cura di Lodovico Dolce, in Venetia; appresso Fabio e Agostino Zoppini Fratelli, 1581 ; L’Amadigi del s. Bernardo Tasso a l’invittissimo e catolico Re Philippo. Nuovamente ristampato, & dalla prima impressione da molti errori espurgato, in Venetia; appresso Fabio e Agostino Zoppini Fratelli, 1583 ; L’Amadigi di m. Bernardo Tasso. Colla vita dell’autore e varie illustrazioni dell’opera, in Bergamo, appresso Pietro Lancellotti, 1755 ; L’Amadigi di Gaula di Bernardo Tasso, Venezia ; Giuseppe Antonelli, 1836. D’après Rosanna Morace (Dall’ «Amadigi» al «Rinaldo»…, p. 33) le Tasse se heurta au refus de Giolito.
- Fulvio Rangone, Lettere di Fulvio Rangone, a cura di Luigi Maini, Tip. A. Rossi, Modena, 1853, p. VII.
- Lett. MTasca, IV, p. 15-17.
- Maria Cristina Mastrototaro, Per l’orme impresse da Ariosto…, p. 99-104, consacre une partie de son deuxième chapitre à cet insuccès éditorial.
- Lett. Mtasca, IV, p. 17 : « À présent que je me suis débarrassé de cette dépense pour une maison, qui me dévorait, et que je me suis appuyé sur cet Illustrissime prince, les autres Amadis seront bientôt imprimés ».
- Un point assez détaillé des prises de position des différents critiques (Foffano, Williamson, Bongi, Dionisotti, Mastrototaro) est fait par Rosanna Morace, Dall’ «Amadigi» al «Rinaldo»…, p. 33, n. 75.
- Carlo Dionisotti, « Amadigi e Rinaldo a Venezia… », p. 14 : « L’échec de l’Amadis fut causé en partie par les dimensions de l’œuvre et par une ambition trop apparente mais aussi trop basse, inférieure au but recherché. Les lecteurs qui n’étaient alors jamais lassés de l’Amadis originel, en prose simple, bon marché, n’étaient pas attirés par un livre coûteux, où la matière elle-même était artificieusement réélaborée pour un public différent de lettrés oisifs. Ceux-ci étaient à leur tour prêts à relever les points faibles dans toute l’étendue de cet artifice ».
- Maria Cristina Mastrototaro, Per l’orme impresse da Ariosto …, p. 100-101, fait le point en concluant à une erreur de Foffano et de Williamson lorsqu’ils mentionnaient une édition chez Gioliti en 1562.
- Lett. Camp., XXIX, p. 170 : « meilleur juge du plaisir ».