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Chapitre 11. L’administration des ateliers
producteurs de pourpre impériaux

par

La consommation de pourpre par les Romains remonte au moins au milieu du Ve siècle, puisque dans une des Lois des douze Tables sur les funérailles le linceul de pourpre paraît d’un usage courant1. Cette pourpre venait-elle des côtes bordant le Latium, de Grande Grèce2 ou était-elle importée de contrées plus lointaines ?

Dans un dialogue d’une comédie de Plaute un des personnages annonce l’arrivée d’une cargaison de pourpre venue d’Asie3. Quoiqu’elle soit bien vague, c’est la première mention de provenance dont nous disposons. Au moment où écrit Plaute, la conquête de la péninsule italienne était terminée depuis longtemps et, cependant, Tarente n’est pas signalée comme ville productrice de pourpre. Un siècle plus tard, la conquête de la Grèce est achevée et aucune mention d’un lieu producteur de pourpre grec n’est pourtant faite avant Lucrèce (2.500-501 : Mélibée).

Les richesses, issues des conquêtes, qui affluent à Rome tout au long du IIe siècle a.C., ont probablement contribué à faire naître un marché de la pourpre en développant le goût des consommateurs pour les couleurs, les nuances et les reflets inhérents à la pourpre marine4. Cependant, il est impossible de savoir si les Romains ont investi dans les ateliers côtiers producteurs de pourpre à l’époque républicaine. En fait, les seules sources dont nous disposons sur les ateliers producteurs côtiers concernent les ateliers impériaux. La première est une inscription dédiée à Néron. Il faut ensuite attendre le IIIe et surtout les IVe et Ve siècles p.C. pour que des inscriptions, mais aussi des textes littéraires et juridiques évoquent l’organisation de l’administration des ateliers impériaux côtiers producteurs de pourpre.

Au cours du temps, l’administration de ces ateliers impériaux a instauré notamment un monopole sur la production de pourpre destinée à l’empereur. Mais du milieu du Ier siècle au Ve siècle p.C., ce monopole ne s’est pas appliqué de manière continue et sa définition a évolué.

L’administration des ateliers impériaux côtiers
sous le Haut Empire

Les ateliers impériaux au Ier siècle
et la première loi de monopole sur la pourpre

C’est l’empereur Néron qui a instauré la première loi de monopole sur la pourpre5. En effet, selon Suétone6, Néron voulait se réserver le port de deux pourpres phéniciennes : l’une, de Tyr, qui avait la couleur rouge foncé du sang coagulé, l’autre, qui avait une couleur améthyste, c’est-à-dire violette, dont Pline nous dit qu’elle était aussi fabriquée en Phénicie (HN, 37.122 )7.

À cette occasion, Néron a-t-il fait fabriquer, sous son autorité, ces deux premières pourpres impériales ? C’est une hypothèse vraisemblable. Une dédicace retrouvée à Milet nous apprend en tout cas qu’un esclave de Néron y était responsable de ses teintureries de pourpre : (…) Τιβ]εͅρίου [Κ]λαυδίου Νέρω-[νος Καίσ]ᾳρος ἐπάνω τῶν πορφυρῶν8. La pourpre de Milet, très réputée à partir des Flaviens, était peut-être déjà en vogue avant le règne de Néron qui, alors qu’il n’était pas encore empereur9, avait visiblement décidé de la faire exploiter pour son propre compte, par l’intermédiaire de cet esclave dont nous ne connaissons pas le nom. Compte tenu de son statut, celui-ci n’avait sans doute qu’une charge locale10, mais il pouvait être responsable d’au moins deux ateliers de la cité de Milet, étant donné le pluriel utilisé. Lorsque Néron devint empereur, il aurait pu faire fabriquer les pourpres phéniciennes qu’il s’était réservé, soit sur ses fonds propres, soit sur des fonds publics, ce que nous ne savons pas.

La première loi de monopole ne survit pas à la mort de Néron11 et il faut ensuite attendre le règne d’Alexandre Sévère pour disposer de nouveaux indices sur les ateliers impériaux.

Les ateliers impériaux, du IIIe siècle p.C. à l’instauration
du deuxième monopole sur la pourpre (379-383 p.C.)

L’Histoire Auguste nous apprend en effet qu’Alexandre Sévère “veillait scrupuleusement à ce qu’on s’approvisionnât en une pourpre particulièrement rutilante, non pas pour son usage personnel, mais pour celui des matrones qui pouvaient ou désiraient s’en procurer, et en tout cas avec l’intention d’en vendre”12 (Alex. Sev., 40.6-11). Il est impossible de savoir si les bénéfices allaient dans des fonds propres ou s’ils étaient destinés à alimenter des fonds publics. En tout cas, ils furent certainement importants grâce à la vente d’une nouvelle sorte de pourpre, la pourpre alexandrine, dont on sait qu’elle fut vendue jusqu’en Égypte13. Alexandre Sévère honora d’ailleurs l’inventeur de cette teinture, un dénommé Probus, de la charge de praepositus bafiis : “aussi aujourd’hui parle-t-on encore de ‘pourpre alexandrine’, tandis qu’on l’appelle communément ‘pourpre de Probus’, car c’est Aurelius Probus, responsable des ateliers de teinture, qui avait découvert ce type de pourpre” (Alex. Sev., 40.6-11)14. La charge de praepositus équivalait probablement à celle de procurateur15. Mais Aurelius Probus n’était pas n’importe quel responsable. En regard du pluriel employé, il avait la charge de plusieurs ateliers. Puisque cette charge ne s’exerçait pas dans un secteur déterminé, on pourrait même supposer qu’il était responsable de l’administration de tous les ateliers impériaux en service à cette époque.

Cette contribution d’Alexandre Sévère à l’industrie de la pourpre est attestée également par une inscription16 évoquant un certain Theoprepès, affranchi impérial, “procurateur de la province d’Achaïe, d’Épire et de Thessalie, chargé des comptes de la pourpre”17. Cette charge est inconnue ailleurs, mais la précision géographique qui l’accompagne laisse peut-être penser qu’elle pouvait être exercée, dans d’autres provinces, par d’autres procurateurs. Placée en tête d’un cursus présenté dans l’ordre inverse, elle est la plus importante de celles que Theoprepès a exercées, de sorte que ce dernier peut être considéré comme un procurateur affranchi de haut rang18. Il est probable qu’il gérait cette charge sous sa seule direction, sans être adjoint à un procurateur équestre19. Mais en quoi consistait donc exactement cette ratio purpurarum ? Dans la mesure où le terme ratio désigne une comptabilité et le bureau qui s’en occupe20, Theoprepès était sûrement un responsable financier. Dès lors deux hypothèses sont possibles. Dans la première, il pouvait être chargé de gérer la production de pourpre des ateliers impériaux dans la province d’Achaïe, d’Épire et de Thessalie, soit que ces ateliers aient appartenu au patrimonium, soit qu’ils aient appartenu à la ratio privata instaurée sous le règne de Septime Sévère21. Cette fonction convenait bien à Theoprepès puisque, à deux reprises, il s’était déjà occupé de la gestion de domaines impériaux22. Dans ce dernier cas, les revenus des teintureries seraient entrés dans les caisses privées de l’empereur Alexandre Sévère qui avait justement investi dans la pourpre, en particulier grâce au talent d’Aurelius Probus23 (voir ci-dessus). Aurelius Probus, inventeur de la pourpre dite “alexandrine” et praepositus bafiis était peut-être son supérieur.

Dans la seconde hypothèse, Theoprepès aurait pu être chargé de lever des vectigalia sur la pourpre dans la province précitée, d’autant que la perception des impôts indirects, sous les Sévères, est en régie directe24. Un texte du Digeste (39.4.16.7), écrit par Marcianus, un contemporain d’Ulpien, mentionne en effet la pourpre (purpura) dans une liste “des marchandises sujettes à l’impôt” (species pertinentes ad vectigal ). Cette taxe était donc peut-être perçue sous le règne d’Alexandre Sévère qui aurait alors décidé d’imposer la vente de la pourpre qui ne lui appartenait pas. Toutefois, dans l’état actuel des recherches, cette fonction n’est pas attestée pour un affranchi25 et aurait été plutôt confiée à un procurateur de rang équestre. Aussi préférons-nous opter pour la première hypothèse.

Plus de cinquante ans plus tard, Dioclétien “honora de la charge d’administrateur (ἐπιτροπος) de la teinture pourpre de Tyr”26 un dénommé Dorothéos (Euseb., Hist. eccl., 7.32. 2-4). Même si le terme βαφε̂ιον n’est pas utilisé, l’ἐπιτροπος Dorotheos, peut être considéré, selon nous, comme le responsable de l’atelier de Tyr qui produisait du reste alors les pourpres les plus célèbres de l’Empire. Il exerçait donc une charge importante, mais locale. Mais, à nouveau, on ne sait si les bénéfices de l’atelier de Tyr allaient alimenter les fonds propres de l’empereur ou les fonds publics.

Il n’en est pas de même sous le règne de Constantin qui met en place des structures administratives bien définies. L’aerarium principis, c’est-à-dire la caisse de l’empereur, est divisée en deux caisses : l’aerarium sacrum qui est sous la responsabilité du Comte des Largesses Sacrées et l’aerarium privatum qui est sous la responsabilité du Comte de la Res Privata27. Une loi de 333 p.C. nous apprend que Constantin avait investi dans la production de la pourpre et qu’il avait même pris des mesures contre la fraude qui régnait au sein des ateliers :

Que les procurateurs de la res privata de l’atelier de teinturerie de pourpre et de l’atelier de tissage qui sont responsables de la diminution de notre fortune privée et de l’altération des étoffes confectionnées (…) ne participent pas aux élections concernant les fonctions administratives mentionnées sous peine d’être28 (CJ, 11.8.2).

Nous voyons ici que les bénéfices de la pourpre entraient dans la caisse privée de l’empereur et que cet atelier impérial privé était géré par un procurateur. Ce dernier devait peut-être déjà être sous les ordres du Comte de la Res Privata qui n’est toutefois attesté qu’à partir de 342 p.C.29. La localisation géographique de l’atelier mentionné dans cette loi n’est pas précisée, mais il est tentant de faire un rapprochement avec l’atelier de Tyr dont parle Eusèbe. En effet, il n’y avait pas meilleur choix : la production de la teinturerie de Tyr permettait d’alimenter la garde robe de l’empereur et de sa famille, mais aussi de faire de fructueux bénéfices, puisque les trois pourpres produites dans cette ville étaient les plus chères du marché30. L’empereur n’était d’ailleurs pas le seul investisseur. Au milieu du IVe siècle p.C., le marché de la pourpre marine en Orient se porte bien avec les ateliers de Sarepta en Phénicie, de Laodicée en Syrie, de Césarée, de Neapolis et de Lydda en Palestine31.

À partir de 350 p.C., le Comte de la Res Privata n’intervient plus dans la gestion des ateliers producteurs de pourpre qui dépendent désormais du fiscus32, alors synonyme de Largesses Sacrées33. Désormais, c’est au Comte des Largesses Sacrées, dont l’existence n’est attestée qu’à partir de 345 p.C., que sont soumis les éventuels problèmes qui ont lieu au sein des ateliers producteurs de pourpre34.

Les charges relatives aux ateliers producteurs de pourpre impériaux sous le Haut Empire.
Les charges relatives aux ateliers producteurs de pourpre impériaux sous le Haut Empire.

À la veille de la deuxième loi de monopole sur la pourpre, les empereurs occupaient une place importante au sein de l’industrie de la pourpre. Seul est connu l’atelier impérial de Tyr grâce au texte d’Eusèbe, mais il pouvait y avoir d’autres ateliers impériaux dans d’autres provinces de l’Empire.

Les différentes charges auxquelles font allusion nos sources sont résumées dans le tableau ci-dessous. Sur les six charges que nous venons d’évoquer, cinq ont un rapport avec l’administration des ateliers impériaux à des degrés divers de responsabilités et la sixième charge, celle de procurator rationis purpurarum est purement financière. Le rôle de ces différents responsables reste néanmoins imprécis et il faut attendre les nombreuses lois des IVe et Ve siècles p.C. pour connaître un peu mieux les attributions de ceux qui seront désormais appelés les procuratores bafiorum.

L’administration des ateliers impériaux
côtiers sous le Bas Empire

Les ateliers impériaux, de la deuxième loi
de monopole (379-383) à celle de 436 p.C.

Entre 379 et 383 p.C., une loi des empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose Ier instaure un monopole impérial sur trois pourpres :

Qu’aucun homme privé n’ait la faculté de teindre la soie ou la laine avec les sortes de pourpre nommées blatta ou oxyblatta et hyacinthina et de vendre ensuite les étoffes. Si quelqu’un s’avise de vendre la laine teinte avec la pourpre dont nous avons parlé ci-dessus, qu’il sache qu’il y va de sa fortune et de sa tête35 (CJ, 4.40.1).

Deux de ces couleurs, la blatta et l’oxyblatta, étaient fabriquées à Tyr36, mais nous ne savons pas, en revanche, d’où venait la pourpre hyacinthina. Cette dernière était mentionnée au Ier siècle p.C.37, mais ne figure pas dans l’Édit du Maximum de 301, contrairement aux deux premières qui étaient alors respectivement les première et troisième pourpres les plus chères de l’Empire38. Ce monopole perdura au moins jusqu’en 436 puisqu’une loi fut promulguée à cette date pour prohiber “de nouveau le marché de la pourpre quoique cette prohibition ait déjà été prononcée par une multitude de constitutions” (CJ, 11.(8).9.5)39.

Une trentaine d’années après l’instauration du deuxième monopole impérial, la Notitia Dignitatum nous apprend que les ateliers impériaux n’étaient pas uniquement concentrés en Orient, mais qu’il s’en trouvait également en Occident. Cela pourrait signifier que les empereurs, à cette époque, n’étaient pas uniquement intéressés par la production des pourpres blatta, oxyblatta et hyacinthina, mais aussi par celle de plusieurs autres couleurs pourpres40. C’est ainsi que, dans la première décennie du Ve siècle p.C., on compte, pour l’Occident, sept procuratores responsables chacun d’un atelier impérial localisé avec précision : le procurator bafii Tarentini, Calabriae; le procurator bafii Salonitani, Dalmatiae; le procurator bafii Cissensis, Venetiae et Histriae ; le procurator bafii Syracusani, Siciliae; le procurator bafii Girbitani, provinciae Tripolitana; le procurator bafii Telonensis, Galliarum ; le procurator bafii Narbonensis; un procurator bafii insularum Balearum, in Hispania, sans plus de précision ; enfin un procurator responsable de tous les ateliers impériaux en Africa : le procurator bafiorum omnium per Africam. C’est donc au total une liste de neuf procuratores bafiorum dont nous disposons. Notons que seul le procurator per Africam avait la responsabilité de tous les ateliers. L’Africa était alors une province comprise entre la Numidie à l’ouest et le Byzacium au sud et dont la principale ville côtière, Carthage, était, à cette époque, un centre producteur de pourpre41. D’autres ateliers étaient donc répartis sur la côte de l’Africa, mais leur nombre devait tout de même être restreint, compte tenu de l’étendue modeste du littoral de l’Africa. Pour la partie orientale de l’Empire, la liste des ateliers impériaux dont les procuratores bafiorum étaient responsables manque dans la Notitia Dignitatum42 : seul l’atelier impérial de Tyr est connu grâce à une autre source43. La liste de la partie occidentale de l’Empire montre bien néanmoins que la charge de procurator bafii était une charge locale qui ne s’appliquait, en règle générale, qu’à un seul atelier impérial. Récapitulons ci-dessous les charges administratives connues au Bas Empire.

Les charges relatives aux ateliers producteurs de pourpre impériaux au Bas Empire.
Les charges relatives aux ateliers producteurs de pourpre impériaux au Bas Empire.

Les procuratores bafiorum étaient apparemment recrutés avec soin si l’on en croit la loi de 426 :

Que ceux qui ont été nommés à l’intendance de notre garde-robe ou de la trésorerie, ou élevés à la direction des ateliers de pourpre et des ateliers de tissage, ou à d’autres emplois semblables, ne soient admis à l’exercice de ces diverses fonctions du trésor sacré, qu’après avoir fourni un cautionnement convenable ; qu’ils sachent que c’est vainement qu’ils demanderaient d’être dispensés de fournir ce cautionnement44 (CJ, 11.8.14).

Pour les procuratores bafiorum qui exerçaient leur charge en Phénicie, le contrôle était encore plus étroit puisque c’était dans cette province qu’étaient produites au moins deux des pourpres réservées à l’empereur. Ainsi, à partir de 436 p.C., l’empereur renforça encore la surveillance des ateliers impériaux phéniciens en y envoyant, une fois par an, des fonctionnaires palatins :

Nous prohibons de nouveau le marché de la pourpre quoique cette prohibition ait déjà été prononcée par une multitude de constitutions. Et nous ordonnons que pour cette raison, soient envoyés à une certaine période aux manufactures de pourpre de la Phénicie, le 7e au bureau des greffiers, le 6e au bureau des canons, le 5e au bureau des comptables, le 4e au bureau des vestiaires, pour que soit évitée toute fraude par habileté de ceux qui craignent qu’ils ne soient privés d’émoluments recherchés à grand peine. Ils seront condamnés à une amende de 20 livres d’or45 (CJ, 11.8.(9).5).

Le bureau des exceptores était chargé du secrétariat général de l’office palatin des Largesses Sacrées, celui des tabularii s’occupait de la comptabilité et le bureau des canons s’occupait des versements à l’office des Largesses (mines et carrières, chercheurs d’or, ateliers fiscaux) ; le bureau des vestiarium était enfin l’endroit où l’on gardait les objets curieux ou rares46.

En cas de délit, c’est le gouverneur en personne qui intervenait pour rendre justice et qui, parfois, payait de sa vie son incapacité à enrayer la fraude comme le montre une anecdote d’Ammien Marcellin au sujet d’un manteau royal qui fut secrètement tissé dans l’atelier impérial de Tyr :

(…) mais on ne savait ni qui l’avait fait faire ni à l’usage de qui il était apprêté. Aussi celui qui gouvernait alors la province, le père d’Apollinaris, qui portait le même nom, fut-il conduit au supplice pour complicité, et beaucoup d’autres personnages de diverses cités furent impliqués aussi dans cette affaire et accablés sous le poids d’affreuses accusations47 (Amm. Marc. 14.7.20).

Mais la loi de monopole de la fin du IVe siècle et son interdiction de fabriquer les pourpres blatta, oxyblatta et hyacinthina n’exclut pas que des ateliers privés aient exploité d’autres types de pourpre en toute quiétude48.

La seconde loi de monopole et la fraude

Lors de la promulgation de la deuxième loi sur le monopole des pourpres blatta, oxyblatta et hyacinthina (CJ, 4.40.1), les empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose Ier interdirent à tout “privatus” de teindre la soie ou la laine avec ces trois sortes de pourpre et de vendre ensuite les étoffes. Le terme de “privatus” employé par le législateur est ici volontairement général : c’était certainement un moyen d’englober la majorité des individus susceptibles de pouvoir fabriquer ces trois pourpres. Ainsi donc, cette loi prend en compte l’existence de producteurs privés : des patrons d’ateliers même si leur existence n’est pas formellement attestée et des détaillants49. Selon nous, c’est avant tout aux propriétaires d’ateliers que cette loi était destinée. En effet, même s’il était possible de fabriquer toutes sortes de pourpre à l’intérieur des terres50, les quantités restaient toutefois très limitées et la production de pourpre de ces privati ne devait pas constituer une menace pour le monopole. En revanche, la pourpre fabriquée dans les ateliers producteurs de pourpre privés situés le long du littoral de Phénicie devait être surveillée en raison de capacités de production qui étaient peut-être égales à celles des ateliers impériaux, mais aussi en raison d’une fraude variée qui s’instaura très rapidement51. Dès 393/395 p.C., une loi interdit l’imitation des couleurs réservées à l’empereur qui était obtenue, pour la soie, en la teignant tout d’abord en rose, puis “avec une autre couleur” (CJ, 11. 8.(9).3). Un autre subterfuge fut ensuite trouvé quelques années plus tard : des fils teints avec les teintures impériales étaient tissés avec d’autres couleurs qui permettaient d’obtenir un résultat très proche des trois teintures interdites (CJ, 11.8.(9).4 : en 424 p.C.). Pour finir, c’est au vol de teinture et de soie teinte dans les ateliers impériaux que les particuliers eurent recours : une loi de 436 (CT, 1. 20.18) condamna cette pratique comme un crime de lèse-majesté. Ainsi, c’est un véritable combat que mena l’administration impériale contre les fraudeurs qui rivalisaient d’ingéniosité pour arriver à leurs fins.

Les ateliers de pourpre côtiers étant les principaux lieux producteurs de pourpre, il fallait essayer de comprendre de quelle façon ils étaient administrés. Cette recherche n’a pu être faite que sur les ateliers impériaux en raison de l’absence de source sur les ateliers privés. Les différents témoignages littéraires, juridiques et épigraphiques nous ont permis d’établir une chronologie relative des charges administratives qui étaient exercées au sein des ateliers impériaux.

De Néron à Dioclétien, sur cinq charges différentes, quatre sont en rapport avec la production et la gestion d’un ou de plusieurs ateliers (επάνω τω̂ν πορφυρω̂ν ; praepositus bafiis ; ὲπίτροος ; procurator baphii) tandis qu’une seule est financière (procurator rationis purpurarum). Notons qu’une hiérarchie apparaît au sein de ces charges : certaines sont locales comme celle d’επάνω τω̂ν πορφυρω̂ν de Milet et celle de l’επίτροπος de l’atelier de Tyr. Elles pourraient avoir été placées sous l’autorité d’un plus haut responsable, tel que le praepositus bafiis ou d’un personnage dont nous ignorons le titre, mais qui pourrait avoir été encore un homme du métier.

L’arrivée au pouvoir de Constantin permet d’uniformiser les noms des charges administratives et de mettre en place les procuratores bafiorum qui sont directement sous l’autorité du Comte des Largesses Sacrées à partir de 350 p.C. Les uns ont la responsabilité d’un atelier, un autre, le procurator bafiorum omnium per Africam, celle de plusieurs ateliers de la province d’Africa. Cette organisation semble avoir perduré au moins jusqu’à la fin du premier tiers du Ve siècle.


Conclusion de la troisième partie

Cette troisième partie a été l’occasion de faire le bilan archéologique des principaux lieux producteurs de pourpre côtiers de l’Antiquité romaine. Ces derniers étaient localisés dans l’ensemble de l’Empire et leur datation a permis de nous rendre compte qu’ils avaient eu généralement une durée d’existence d’au moins un siècle. Les pourpres de Tyr, de Sidon restent bien entendu les références en ce domaine et leur production s’est échelonnée sur toute la période qui concerne notre sujet.

La localisation littorale de ces ateliers n’a pas favorisé la conservation des vestiges et la typologie s’est avérée difficile à faire en raison du peu de structures dont nous disposons. Ainsi, c’est essentiellement grâce à l’expérience que nous avons acquise dans la fabrication de la pourpre que nous avons pu procéder à la reconstitution d’un atelier côtier type.

Le chapitre consacré aux ouvriers de la pourpre a été l’occasion de confronter notre reconstitution aux différents témoignages littéraires et épigraphiques faisant allusion aux divers métiers pratiqués au sein des ateliers côtiers. Chaque acteur de la production a trouvé sa place au sein des structures et une division du travail très organisée apparaît clairement grâce aux sources du Bas Empire.

L’administration des ateliers côtiers a été, en revanche, beaucoup plus difficile à aborder en raison des témoignages sporadiques qui concernent, de plus, uniquement les ateliers impériaux. En procédant de façon chronologique, nous avons tout de même pu distinguer plusieurs charges qui ont connu une évolution certaine entre le Haut Empire et le Bas Empire.

Notes

  1. Cic., Leg., 2.23.59 : “La dépense ayant été réduite à trois coiffes de deuil, le linceul de pourpre et dix joueurs de flûte, la loi supprime encore la lamentation excessive” (extenuato igitur sumptu tribus reciniis et tunicula purpurae et decem tibicinibus tollit etiam lamentationem) ; Napoli 2004, 123.
  2. La pourpre pouvait venir de Tarente ou de Sicile et plus particulièrement de Mozia par exemple.
  3. Plaut., Stich., 363-377.
  4. Supra, p. 57.
  5. Napoli 2004, 126.
  6. Suet., Ner., 32.3.16 : “après avoir interdit l’usage des couleurs améthyste et tyrienne, il aposta quelqu’un pour en vendre quelques onces un jour de marché et fit fermer les boutiques de tous les commerçants” (Et cum interdixisset usum amethystini ac tyrii coloris, submissetque qui nundinarum die pauculas uncias venderet praeclusit cunctos negociatores).
  7. Supra, p. 64.
  8. Herrman 1975, 141-147 ; J. & L. Robert BE, 1976, n° 612 ; catalogue, p. 241.
  9. Napoli 2004, 127.
  10. Herrman 1975, 145.
  11. Napoli 2004, 127.
  12. Purpurae clarissimae non ad usum suum sed ad matronarum, si quae aut possent aut vellent, certe ad vendendum gravissimus exactor fuit.
  13. SB, 9834 ; supra, p. 70.
  14. ita ut Alexandriana purpura hodieque dicatur, quae vulgo Probiana dicitur, idcirco quod Aurelius Probus bafiis praepositus id genus muricis repperisset.
  15. Il en est ainsi au Bas Empire selon Delmaire 1989, 454. C’est ce que montre dans un tout autre domaine, la comparaison entre deux inscriptions du Limes de Tripolitaine (celle de Gsar Duib de 246-247 et celle de Bu Njem de 248) : le responsable de cette frontière – le praepositus limitis Tripolitanae –, était vir egregius et procurator ; ce personnage n’était donc pas un petit préposé de secteur frontalier, mais bien le responsable de toute la frontière de Tripolitaine, (cf. Rebuffat 1978-1979, 129-130).
  16. CIL, III, 536 ; ILS, 1575 : Theoprepen Aug(usti) lib(ertum) proc(uratorem) domini n(ostri) M(arci) Aur(elii) Severi Alexandri Pii Fel(icis) Aug(usti) provinciae Achaiae et Epiri et Thessaliae rat(ionum) purpurarum, proc(uratorem) ab ephemeride, proc(uratorem) a mandatis, proc(uratorem) at prandia Galliana, proc(uratorem) saltus Domtiani, trichlinarcham, praepositum a fib(u)lis, praeposit[um] a crystallinis hominem incomparabilem, [L]ysander, Aug(usti) lib(ertus) officialis. Catalogue, p. 241.
  17. proc(uratorem) provinciae Achaiae et Epiri et Thessaliae rat(ionum) purpurarum.
  18. Boulvert 1974, 132 et 113. Dans la classification de l’auteur, Theoprepès appartient aux procurateurs affranchis de classe B, la seconde dans l’ordre hiérarchique.
  19. Boulvert 1974, 132.
  20. Lamboley 1995, s.v. ratio.
  21. Pflaum 1950, 85.
  22. Cf. commentaire de Lassère 2005, 704-705, pour qui Theoprepès “est parti superviser les comptes des teintureries de pourpre en Orient”.
  23. Napoli 2004, 132-133.
  24. Pflaum 1950, 84.
  25. Boulvert 1974, 151-154 ou Lassère 2005, 1053-1055.
  26. “L’empereur l’admit dans sa maison et l’honora de la charge d’administrateur de la teinture pourpre de Tyr” (ώς καί βασιλέα διὰ του̂το, οί̂όν τι παράδοξον, αύτόν οίκειώσασθαι καὶ τμη̂σαί γε έπιτροπῃ̂ τη̂ς κατὰ Τύρον άλουργου̂ βαφη̂ς).
  27. Delmaire 1989, 7.
  28. Procuratores rei privatae baphii et gynaecii, per quos et privata nostra substantia tenuatur et species in gynaeciis confectae corrumpuntur (…) suffragiis abstineant, per quae memoratas administrationes adipiscuntur, vel, si contra hoc fecerint, gladio feriantur.
  29. Delmaire 1995, 14.
  30. Édit du Maximum, 24.2-24.4.
  31. Expositio Totius Mundi, 31 : Similiter autem Sarepta et Caesarea et Neapolis, quomodo et Lydda purpura alithinam (De même, Sarepta, Césarée et Neapolis, ainsi d’ailleurs que Lydda exportent leur pourpre bon teint).
  32. Delmaire 1989, 12.
  33. Delmaire 1989, 12.
  34. Delmaire 1989, 120-121.
  35. Fucandae atque distrahendae purpurae, vel in serico, vel in lana, quae blatta, vel oxyblatta, atque hyacinthina dicitur, facultatem nullus possit habere privatus. Sin autem aliquis supra dicti muricis vellus vendiderit, fortunarum se suarum et capitis sciat subiturum esse discrimen.
  36. Supra, p. 60.
  37. Pers. 1.32.
  38. Édit du Maximum, 24.2 ; 24.4.
  39. Purpurae nundinas, licet innumeris sint constitutionibus prohibitae, recenti quoque interminatione vetamus.
  40. Supra, p. 62.
  41. Catalogue, p. 221.
  42. Seul le titre a été conservé : In Partibus Orientis, XIII. Insignia viri illustris comitis largitionum : procuratores bafiorum.
  43. Catalogue, p. 241 : l’atelier impérial est mentionné dans une inscription funéraire.
  44. Privatae vel linteae vestis magistri, thesaurorum praepositi vel baphiorum ac textrinorum procuratores ceterique, quibus huiusmodi sollicitudo committitur, non ante ad rem sacri aerarii procurandam permittantur accedere, quam satisdationibus dignis eorum administratio roboretur : scituri nec prosecutorias quidem sacras posthac sibimet postulandas.
  45. Purpurae nundinas, licet innumeris sint constitutionibus prohibitae, recenti quoque interminatione vetamus. Et ideo septimum de scrinio exceptorum, sextum de scrinio canonum, quintum de scrinio tabulariorum, quartum de scrinio vestiarorum ad bapheia Phoenices per certum tempus mitti praecipimus : ut omnis fraus eorum prohibeatur solertia, timentium ne quaesitis longo sudore stipendiis careant, etiam viginti librarum auri condemnatione proposita.
  46. Delmaire 1995, 127 et 134.
  47. incertum quo locante uel cuius usibus apparatum. Ideoque rector prouinciae tunc pater Apollinaris eiusdem nominis ut conscius ductus est aliique congregati sunt ex diuersis ciuitatibus multi, qui atrocium criminum ponderibus urguebantur.
  48. Supra, p. 64 : la pourpre de Sidon était encore produite à cette époque.
  49. Infra, p. 131.
  50. Supra, p. 39.
  51. Napoli 2004, 134.
ISBN html : 978-2-38149-008-3
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Livre
Posté le 16/12/2022
EAN html : 9782381490083
ISBN html : 978-2-38149-008-3
ISBN pdf : 978-2-38149-015-1
ISSN : 2741-1508
8 p.
Code CLIL : 4117 ; 3385
licence CC by SA

Comment citer

Macheboeuf, Christine, “L’administration des ateliers producteurs de pourpre impériaux”, in : Macheboeuf, Christine, Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l’Empire romain, Pessac, Ausonius éditions, collection DAN@ 4, 2022, 109-116 [en ligne] https://una-editions.fr/ladministration-des-ateliers-producteurs-de-pourpre-imperiaux/ [consulté le 13/12/2022].
doi.org/10.46608/DANA4.9782381490083.14
Accès au livre Exploitation et commercialisation de la pourpre dans l'Empire romain
Illustration de couverture • Hexaplex trunculus
(cl. C. Macheboeuf).
Publié le 16/12/2022
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